Ars memoriae et symboles visuels : la critique de l’imagination et la fin de la Renaissance
p. 57-76
Texte intégral
1Frances Yates a raison. A part les spécialistes, peu de gens savent que les Grecs ont inventé, entre autres arts, un art de la mémoire1. Moins de gens encore, sans doute, distinguent l’importance que cet art a eue dans la constitution de la culture européenne et dans la mise au point de certaines de ses formes les plus élaborées, jusqu’au début du xviiie siècle.
2Si l’art de la mémoire a été ainsi oublié, ce n’est pas sans raisons.
3D’abord, l’art de la mémoire est un art secret ; sans parier des formes magiques ou occultes qu’il a pu prendre au Moyen Age ou à la Renaissance, c’est de toute façon un art, τέχνη une qui reste, à part les exposés théoriques ou pédagogiques qui en sont faits, un art intérieur : ses inventions ne se donnent pas à voir dans la mesure même où elles ne servent qu’à permettre le souvenir de ce dont on parle, de ce que l’on montre. A l’origine, l’art de la mémoire est en effet lié à la rhétorique : pour se rappeler ses discours, l’orateur antique imaginait des bâtiments, des architectures dans lesquelles s’articulaient des « lieux de mémoire » – loci latins, τόποι grecs – ; dans ces loci, il disposait, selon un ordre déterminé, des images auxquelles étaient liées des idées – res – ou des mots – verba. Pour prononcer le discours ainsi mémorisé, l’orateur n’avait plus qu’à parcourir son bâtiment mnémonique : il trouvait « chaque chose à sa place », il reconstituait par ce parcours la succession de ses arguments. La Mémoire était une des cinq parties de la Rhétorique, l’outil et l’expression de la connaissance2.
4Malgré sa complexité, malgré sa nature secrète, l’art de la mémoire s’est pourtant adapté à l’évolution de la culture européenne depuis son « invention » par Simonide de Céos3 jusqu’à la fin de la Renaissance. Il a même, au prix de métamorphoses successives, gardé une place centrale dans la constitution de cette culture ; c’est que, jusqu’au xviie siècle, la culture occidentale avait trouvé un instrument privilégié dans cette « mémoire artificielle » qui secondait la « mémoire naturelle ». De l’Antiquité à la Renaissance, Mnémosyne est la Mère des Muses, c’est-à-dire de tout le savoir. Mais l’invention de l’imprimerie lui porte un coup qui sera, finalement, fatal. La multiplication et la diffusion des exemplaires imprimés rend beaucoup moins urgente la nécessité d’avoir une mémoire bien exercée : la librairie de Montaigne lui tient déjà lieu de mémoire. Ce qui était un « art » de la connaissance n’est plus qu’une mnémotechnique, amusante souvent, utile parfois, essentielle jamais.
5Le texte qui suit voudrait, sur certains points, étudier, du point de vue de la mémoire, la réorientation de la culture européenne au cours de ce que l’on a appelé la « fin de la Renaissance ». Car, si l’art mnémonique survit quelque temps à l’invention de l’imprimerie – en devenant un outil de la révélation hermétique –, il ne survit pas au succès de la Méthode.
6Si l’on réussit en effet à dégager les raisons pour lesquelles une culture a rejeté ce qui était encore pour Giordano Bruno ou Tommaso Campanella l’instrument privilégié d’une révélation supérieure, et pour lesquelles elle n’y voit plus, avec Descartes, que « fécondes sottises »4, on peut espérer mieux cerner certaines de ces implications et mieux saisir la signification sociale et imaginaire de ce moment – peu définissable – où la Renaissance s’achève en Age de la Raison. Car, au xve et au xvie siècles et depuis longtemps, l’art de la mémoire n’était plus seulement l’affaire de l’orateur : il concernait l’écrivain, le peintre, le philosophe, l’homme politique même et le croyant. C’est volontairement que les pages qui suivent abordent un nombre de thèmes presque trop élevé. Il s’agit d’abord de montrer que l’art de la mémoire, sujet « marginal », est effectivement un sujet central ; en outre, plus que des résultats définitifs, je propose des constatations partielles, ponctuelles, reliées par des hypothèses à prendre comme un programme de travail et d’enquêtes, qui restent à effectuer.
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7L’analyse des Dialogues Italiens de Giordano Bruno du point de vue de la mémoire est particulièrement suggestive : on y voit comment les schémas mnémoniques structurent une œuvre littéraire5. Déjà la Divine Comédie était apparue comme un système de loci mnémoniques garnis d’images et parcourus selon un ordre déterminé, destiné à rappeler ce qui constitue l’essentiel de la pensée morale du Moyen Age : les châtiments de l’Enfer et les récompenses du Paradis6. Avec les Dialogues Italiens et en particulier la Cena delle ceneri, Bruno produit une œuvre littéraire dont la composition est également héritée des principes et des règles de l’art de la mémoire. La découverte est intéressante car elle fait apparaître le fonctionnement même de l’imagination littéraire de Bruno et, à travers lui sans doute, de créateurs dont les outils intellectuels et les structures mentales nous sont profondément étrangers. Le travail de Miss Yates doit être continué et, pour ce faire, les matériaux sont riches.
8Un exemple suffit : en 1564 paraissent à Padoue Le Pitture d’A. F. Doni (1513-1574)7. Il s’agit d’un recueil de descriptions de peintures imaginaires, situées dans une villa tout aussi imaginaire et dédiées « aux illustrissimes Académiciens Ethérés », membres d’une académie padouane réelle. L’ouvrage nous plonge en plein dans la réalité des recherches qui se faisaient dans les académies du Nord de l’Italie dans la seconde moitié du Cinquecento. Le Pitture constituent en effet un exemple typique d’ekphrasis, de ces descriptions littéraires, d’œuvres figuratives réelles ou imaginaires, très en vogue à l’époque et dont le rôle n’est pas à négliger, tant en ce qui concerne le thème de la concurrence entre les capacités descriptives de la peinture et de la littérature que la mise au point du vocabulaire et de la pensée esthétiques classiques8. Mais ce traité dépasse le cadre strict de la « littérature d’art », car Doni abandonne souvent sa fiction et son thème pour se laisser ailer à des divagations philosophiques ou morales9 : tout est instabilité et vanité, l’homme est misérable, il est l’esclave du Temps, le jouet des passions et seule la mort est pour lui certitude. La démoralisation débouche sur l’instabilité mentale, qui rejoint l’instabilité ressentie dans le monde : seuls refuges, la bouffonnerie, l’ironie et le rire10. Tout cela fait des Pitture un exemple typique de la pensée « maniériste » sur l’homme et le monde.
9Ce qui m’intéresse davantage ici, c’est la façon dont la composition et l’imagination littéraires des Pitture sont orientées par les principes de l’art de la mémoire.
10Doni n’a pas pris la peine de décrire les pièces dans lesquelles sont censées de trouver ses douze « peintures ». Avant même d’en arriver là, il a plus ou moins renoncé à la fiction de sa villa construite en haut d’une « montagnette » circulaire11. Mais il commence son traité en décrivant avec précision l’escalier qu’il faut emprunter pour accéder aux pièces principales de cette villa imaginaire12 et pouvoir en contempler le « théâtre »13 :
« La montée est un escalier de 42 marches, taillées dans une pierre dure et vive. Quatre personnes peuvent y avancer commodément de front, à bonne distance l’une de l’autre. De chaque côté, de forts et gros pilastres soutiennent la voûte en berceau décorée de compartiments hexagonaux et circulaires : à trois marches de l’escalier correspondent trois compartiments ; par exemple, au-dessus des trois premiers degrés, le compartiment hexagonal est réservé à la peinture du Jugement, et de chaque côté les compartiments circulaires contiennent la Prudence et la Bonté »14.
11L’ascension continue avec la Diligence (entourée du couple Oisiveté-Paresse), la Vigilance (Sommeil-Bacchus), la Persévérance (Instabilité-Légèreté), la Stabilité (Justice-Paix), la Tempérance (Fortune-Infortune), la Vérité (Malice-Iniquité). On est alors parvenu à la moitié de l’escalier. « Un palier, fermé d’une petite loggia, s’ouvre à droite et à gauche » sur le paysage.
« La partie supérieure de la loggia est une tribune circulaire où sont peintes des Vertus aux mains pleines de richesses : elles attendent pour les récompenser ceux qui arrivent à ces degrés élevés, toutes prêtes à répandre leurs largesses sur ceux qui, pour leur paix et leur gloire, les ont méritées. Puis elles leur désignent l’autre volée de l’escalier »15.
12La montée reprend alors avec l’Honneur (Envie-Honnêteté), la Noblesse (Courtoisie-Générosité), le Rang (Richesse-Pauvreté), le Temps (Bonne et Mauvaise Renommées), le Pouvoir (avec deux Amours), la Gloire (Jour-Nuit).
« C’est ici que finit l’escalier ; on arrive enfin à la porte de la maison, dont le chambranle est de marbre. Sur le fronton, un tondo en bas-relief, entouré d’une guirlande où alternent feuillages, fruits, fleurs et miroirs, montre une jeune femme, la Considération, qui tient devant elle une cartouche sur laquelle on peut voir un emblème fait d’un cadran solaire et d’un sablier, et ces mots gravés : SUMUS. Ainsi est démontré qu’à toutes les heures, sur tous les degrés de l’escalier, il faut considérer clairement les choses ».
13On peut ne voir dans cette description qu’un morceau de bravour, une ekphrasis des allégories peintes dans un escalier imaginaire certes, mais dont les équivalents réels sont nombreux à l’époque. Pourtant celui qui, à la suite de Miss Yates, s’est familiarisé avec les techniques de l’art de la mémoire peut être beaucoup plus précis ; Doni a, selon les plus anciennes règles de l’Ad Herennium, imaginé un locus mnémonique régulièrement construit, dans lequel sont disposées, selon un ordre calculé et associatif, des images auxquelles sont attachées des notions qu’il faut se rappeler. Les termes mêmes qu’emploie Doni pour décrire la Noblesse sont explicites :
« Des honneurs, l’homme vertueux monte vers la Noblesse et quand il y est parvenu, il faut qu’il se souvienne que la Courtoisie et la Générosité doivent être les deux prunelles de ses yeux ».
14Nous parcourons effectivement un « bâtiment mnémonique » rempli d’images de mémoire. Ces images sont elles aussi conçues selon les règles des imagines agentes de la tradition : frappantes et inhabituelles, belles ou répugnantes, couronnées ou vêtues de pourpre, enlaidies ou défigurées, etc...16. Doni crée dans Le Pitture de remarquables imagines agentes :
« Nous représenterons la Noblesse comme une femme vêtue d’une toge, une étoile sur la tête et un sceptre à la main... La Courtoisie sera une femme couronnée comme une reine, distribuant des colliers, des pièces de monnaies et des joyaux ; la Générosité sera représentée assise sur un aigle ».
« L’Envie est une vieille rongée pour la vermine, mordue par les serpents, elle se sustente de leurs vomissures et boit dans une coupe pleine d’un poisson brûlant ».
15Pour cette « image » de l’Envie, Doni s’est certainement inspiré de la description d’Ovide, comme le recommandait le traité de mémoire publié par Publicius à Venise en 1482 et 148517.
16L’imagination de Doni travaille bel et bien selon les principes séculaires de l’art de la mémoire. Il faut ajouter que, dans son ensemble, l’allégorie de l’escalier s’inspire de la même tradition : ce cortège de Vertus et de Vices, de châtiments et de récompenses, semble suivre directement la scolastique, qui conseille d’« imprimer sur la mémoire les images des vertus et des vices, rendues vivantes et frappantes selon les règles classiques et conçues comme des « signes mnémoniques » qui doivent nous aider à gagner le Ciel et éviter l’Enfer »18. L’intention de Doni semble donc bien rester très proche de l’utilisation morale de l’art qui faisait de la mémoire une partie de la vertu de Prudence19.
17Tout n’est pourtant pas si clair.
18Le magnifique progrès moral de « d’homme vertueux » et la réalité des récompenses qu’il reçoit au sommet de son ascension sont en effet totalement contredits par la description systématiquement pessimiste et dérisoire de la condition humaine proposée par les douze « peintures » suivantes, et qui culmine dans la Peinture de la Réforme ou dans celle de L’Homme qui, dans une forte clausule, dénonce les illusions de toute gloire (la Gloire était la récompense suprême de l’escalier) :
« Ainsi va le monde, mené par la main d’hommes mortels qui ne produisent que des œuvres mortelles, jusqu’au moment où l’oubli qui les a précédés rejoindra l’oubli qui les suivra. Ainsi retourne au néant qui fut d’abord néant avant même d’exister, ainsi disparaît l’homme mortel, sans nom, sans renommée, sans souvenir, sans mémoire, sans aucun signe de souvenance ».
19Comme le dirait Miss Yates, ce à quoi nous assistons est « tout à fait curieux » : voici un auteur qui commence par construire un splendide bâtiment mnémonique à intention moralisatrice pour dire ensuite l’impossibilité de toute mémoire durable, pour dépeindre la vanité de tous les efforts humains et l’inéluctable misère de la créature. Certes, Doni est un maniériste qui aime à jouer avec tout ; mais il y a sans doute plus. Doni, me semble-t-il, se livre en fait à un détournement : il détourne l’art de la mémoire de ses intentions les plus hautes et, subrepticement, il le tourne lui-même en dérision ; par ce moyen, il dresse le constat, typiquement maniériste, de l’échec et de l’effondrement de certaines aspirations de la Renaissance, en s’attaquant à ce qui passait alors, pour certains, comme l’une des clefs privilégiées permettant d’atteindre une révélation et une vérité supérieures.
20Car, avant même les systèmes ambitieux de Giordano Bruno, le Théâtre de Camillo visait, par le biais de la mémorisation, à atteindre la contemplation de la Vérité, de l’Un mystique caché derrière les apparences20. Et, d’une manière générale, l’ésotérisme comme l’hermétisme, courants majeurs de la Renaissance, donnent à la mémoire un rôle privilégié pour l’accession à une connaissance supérieure. Doni tourne en dérision ces aspirations. Il se livre bien également à un détournement et à une subversion des valeurs quand il fait de la Prudence, vertu cardinale qui justifiait aux yeux de la scolastique l’utilisation des images dans la mémoire21, la source des plus grandes misères de l’homme :
« Dès que notre âme est paisible, l’Intellect nous remet en mémoire les tourments passés, comme s’il ne suffisait pas de les avoir déjà soufferts ; quant aux tourments présents, il nous en fait ouvertement la lecture dans le livre des heures, et il a soin de dessiner pour nous les tourments futurs en se fondant sur l’expérience ».
21Deux constatations s’imposent ici.
22La connaissance des principes de l’art de la mémoire permet de faire apparaître les dimensions selon lesquelles travaille l’imagination littéraire d’un écrivain maniériste, apparemment dilettante ; elle permet également de voir comment cet écrivain se situe par rapport aux outils qu’il emploie. Bref, l’histoire de l’art de la mémoire permet d’étudier les conditions de production et les significations d’une œuvre littéraire du xvie siècle.
23Doni écrit en fait, dans Le Pitture, un traité d’allégories. Il l’indique clairement une fois22 et il le suggère plusieurs fois, en renonçant, après la description de l’escalier, à la fiction d’une villa « réelle » et en utilisant les formules des manuels d’allégories à destination des peintres23.. Son livre constitue bien un exercice d’ekphrasis et il entre bien dans la catégorie des traités d’allégories, des recueils d’emblèmes, des Iconologies.
24Or la théorie classique de l’allégorie s’est définie à la fin du xvie siècle. Le fait de constater qu’en 1564, Doni recourt aux techniques de l’art de la mémoire pour proposer « des façons nouvelles de figurer des allégories conçues de façon originale » permet peut-être de formuler quelques hypothèses sur les conditions dans lesquelles s’est élaborée cette théorie classique.
25L’art de la mémoire peut, en effet, être considéré comme un art allégorique intérieur, en particulier sous sa forme médiévale, quand les images de mémoire sont recommandées dans la mesure où elles servent à se représenter et à se rappeler les Vertus et les Vices24. Or, dès l’origine de la scolastique, on voit se manifester deux tendances légèrement divergentes dans le cadre de l’art de la mémoire. Saint Thomas prône la clarté rationnelle et logique dans l’élaboration et la conception des images ; il s’oppose très nettement aux possibles déviations magiques ou talismaniques qui font, par exemple, tout le prestige obscur de l’Ars Notoria25. Albert-le-Grand est, lui, beaucoup moins clair ; il considère presque la mémoire avec une crainte superstitieuse ; certaines imagines agentes bien connues (comme celle du bélier de l’Ad Herennium) acquièrent dans son imagination un vie et une force inquiétantes, et Part de la mémoire confine chez lui souvent à la magie26. L’anecdote étrange rapportée par Lomazzo au livre II de son Trattato est peut être l’écho de cette divergence : saint Thomas aurait brisé une effigie animée d’Albert-le-Grand, car il y voyait une œuvre du démon tandis qu’il ne s’agissait que d’un produit de l’art27.
26Ces deux directions continuent d’être marquées dans la suite. Jusqu’à la fin du xve siècle, l’art de la mémoire est essentiellement d’inspiration dominicaine et le thomisme correctement entendu crée une « mnémo-technique pure » qui aboutit, par exemple avec l’image mnémonique de la Grammatica de Romberch, à des allégories complexes mais toujours clairement et rationnellement définies28. Lentement cependant, l’art de la mémoire d’inspiration dominicaine connaît la décadence : il se réduit de plus en plus à des jeux de mémoire, subtils mais vains, condamnés par les humanistes qui n’y voient qu’une conséquence parmi d’autres de la sclérose de la scolastique29. Mais l’art de la mémoire et le rôle des images mnémoniques restent quand même au premier plan de la culture européenne du xvie siècle car, au moment où la scolastique dominicaine le réduit à un passe-temps amusant, le néoplatonisme et l’hermétisme lui confèrent un rôle essentiel dans leur démarche vers la connaissance30.
27Or, dans la mnémonique d’inspiration néoplatonicienne et hermétique du xvie siècle, l’image de mémoire prend souvent une forme talismanique ou magique et elle se trouve investie de pouvoirs étranges à nos yeux. Dans cette tradition néoplatonicienne, l’imagination animée magiquement est le moyen d’entrer en contact avec les forces astrales et magiques du cosmos, de les connaître et de s’en approprier partiellement les pouvoirs. L’imagination néoplatonicienne produit alors des allégories qui, dans leur « bonne forme », sont beaucoup plus que des représentations : elles sont en partie l’entité qu’elles représentent et elles en possèdent les pouvoirs. Le néoplatonisme trouvait d’ailleurs ainsi une explication satisfaisante à un phénomène qui le passionne : le pouvoir émotif qui se dégage des œuvres d’art31. Dans l’expérience du spectateur, les allégories réussies sont effectivement des images actives et efficaces, des imagines agentes.
28La pensée scolastique, et plus particulièrement thomiste, donnait au contraire à l’imagination une place définie, rationnellement délimitée, dans le processus de la connaissance et dans la mise au point des images mnémoniques. L’élaboration d’une « psychologie des facultés » – qui détermine les rapports entre les différentes facultés de l’âme dans l’accession à la connaissance – est une des caractéristiques des traités d’Ars memorativa d’inspiration dominicaine32. Il est frappant de constater que, dans Le Pitture, Doni esquisse, lui aussi, selon la tradition scolastique, une « psychologie des facultés » qui lui permet d’affirmer que la bonne allégorie est celle qui, grâce à une bonne utilisation de l’imagination, réunit dans une même image des objets qui se rapportent à une même notion : c’est une synthèse rationnelle et logique des associations d’idées produites par l’imagination à propos d’un concept. Doni analyse ensuite l’allégorie de la Religion peinte par Vasari ; tout cela indique bien que les mécanismes de la tradition mnémonique sont présents dans la réflexion esthétique sur l’allégorie33.
29Il semblerait donc que la définition dite « aristotélicienne » de l’allégorie suivrait les principes proprement thomistes de l’ars memoriae, selon lesquels la « bonne forme » de l’image mnémonique – similitudo corporalis – tiendrait à l’adéquation entre l’image et le concept représenté.
30Ainsi, au début du xviie siècle, Cesare Ripa, dans le Proemio de sa célèbre Iconologia, reprend la tradition aristotélicienne de l’image allégorique et il le fait avec une rigueur et une précision renouvelées. La théorie de la personnification allégorique reprend la théorie aristotélicienne de la définition – « Questa sorte d’Imagini si riduce facilmente alla similitudine della definitione... ». Or la présence latente de la tradition mnémonique dans le texte de Ripa me paraît incontestable ; sans parler du fait que la règle « la plus sûre et la plus universelle » pour faire des Images symboliques n’est autre que « l’imitatione delle memorie... intagliate per industria de’ Latini & Greci... », c’est sans doute en fonction de l’ars memoriae que l’on saisit le mieux la portée des phrases où, par exemple, Ripa critique l’image de la Disperatione parce qu’elle donne plus un exemple qu’une définition : « ... alcuni moderni, i quali rappresentano gl’effetti contingenti, per mostrare l’essentiali qualità, come fanno, dipingendo per la Disperatione uno che s’appica per la gola... simile cose di poco ingegno e dipoca lode... ». Ripa semble bien parler ici d’une image de la Disperatione correspondant au principe des imagines agentes ; sa propre conception vise, au contraire, à la similitudine tirée des cose materiali. Quand il propose sa propre image de la Disperatione, il s’inspire sans doute de la théorie rationnelle de la similitudo corporalis formulée par saint Thomas d’Aquin à propos des images de mémoire :
« DISPERATIONE. Donna vestita di berrettino, Che tiri al bianco, nella sinistra mano tenga un ramo di cipresso, con un pugnale dentro al petto, ouero uncoltello ; Stara in atto quasidi cadere, & in terra vi Sara un compasso rotto.
Il color berrettino significa disperatione. Il ramo del cipresso ne dimostra, che si come il detto albero tagliato non risorge, O de’virgulti, cosi l’huomo datosi in preda alla disperatione, estingue in se ogni seme di virtù, & di operationi gegne, & illustri. Il compasso rotto, il quale è per terra, mostra la ragione nel disperato essere venuta meno, nè haver più l’uso retto, & giusto, & percio si rappresenta col coltello nei petto »34.
31L’allégorie efficace du néoplatonisme pourrait bien dès lors descendre au contraire de la tradition mnémonique des imagines agentes, repensées à partir de l’interprétation magique et hermétique de la « bonne forme ». Le rôle de Ficin, traducteur de l’Asclepius, est évidemment capital ici ; il s’occupe peu de la mémoire, mais il s’intéresse fort à l’astrologie et aux images talismaniques des étoiles qui permettent d’en capter les forces cosmiques. Or, depuis l’Antiquité, le zodiaque était utilisé comme « ordre de lieux » par l’art de la mémoire. La synthèse sera facilement réalisée : L’Idea del Tempio della Pittura de Lomazzo par exemple s’inspire, jusque dans son titre, de l’œuvre de Giulio Camillo et atteste le rapport entre la tradition mnémonique et la pensée esthétique.
32Il vaudrait ainsi la peine d’étudier, du point de vue des images de mémoire, les manuels d’allégories à l’usage des peintres qui paraissent dans le dernier quart du xvie siècle. Le Immagini colla sposizione degli Dei degli Antichi de Vincenzo Cartari constituent par exemple un ouvrage tout à fait révélateur. Seznec en a nettement dégagé l’importance et l’influence, mais il les juge sévèrement, tant scientifiquement qu’esthétiquement : leur bizarrerie serait due, selon lui, aux « difficultés auxquelles s’est heurté l’artiste pour imposer à des allégories savantes et compliquées le rythme, l’unité, la vivante harmonie de l’œuvre d’art »35. Ce jugement est inspiré par une conception certainement trop étroite de la « Renaissance », selon laquelle celle-ci aurait essentiellement pour intention d’inventer une beauté « idéale », all’antica, bien différente des bizarreries médiévales. Mais Seznec néglige précisément ici toute la continuité, qu’il souligne par ailleurs, entre la floraison allégorique du Cinquecento et la tradition médiévale des images didactiques et morales. On pourrait sans doute montrer que la bizarrerie des illustrations gravées par Zaltieri pour l’édition de 1571 dédiée au Cardinal d’Este se rattache à la tradition des imagines agentes ; le dieu Typhon, par exemple, est tout à fait horrible, frappant et inhabituel, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une image mnémonique, mais d’une image dont l’invention figurative a été rendue possible, par rapport au texte qui l’accompagne, grâce aux habitudes et aux principes de l’ars memoriae. L’image de Jupiter est plus nette encore : l’accumulation de détails étranges et inattendus, destinés à rappeler différentes parties de la divinité, n’est pas inventée par Cartari ; elle suit les Noces de Martianus Capella. Or celui-ci constitue un maillon essentiel dans la tradition mnémonique et il nous intéresse ici dans la mesure où il définit l’utilité des images de mémoire tout comme Ficin définit la fonction des hiéroglyphes : saisir les mots et les choses vite et fermement36.
33Or l’importance prise dans les Immagini par les divinités de basse époque et par les dieux orientaux rattache l’ouvrage à cette autre tradition essentielle de la Renaissance, celle des hiéroglyphes et des emblèmes. On sait l’intérêt porté par Ficin et le cercle néoplatonicien de Florence aux Hieroglyphica d’Horus Apollo : leur bizarrerie même était l’expression d’un mystère supérieur que l’on pouvait d’autant mieux comprendre et se rappeler que l’image était plus frappante ; Ficin cite l’image « égyptienne » du Temps rapportée par Horus – un serpent ailé qui se mord la queue ; Cartari en fait l’attribut de Saturne... Ce n’est certainement pas sans raison que le néoplatonicien Lomazzo, dans le tome III de son Trattato, recommande aux artistes la lecture des Immagini de Cartari, ou qu’Annibal Caro les utilise pour le programme qu’il fixe à Zuccari en vue des fresques de Caprarola.
34Le jugement sévère de Seznec à l’égard du travail de Zaltieri n’est finalement pas sans rappeler celui que porte Ripa sur l’image de la Disperatione... Le point de vue est différent, puisque Ripa critique une allégorie qui s’attache au contingent pour représenter l’essentiel et Seznec des images qui accumulent trop de détails destinés à rappeler trop de particularités. Mais, dans les deux cas, ce qui est regretté, c’est l’absence d’une rationalisation plus poussée et plus cohérente de l’image ; ce qui est souhaité, c’est une certaine normalisation de l’invention figurative.
35L’évaluation des pouvoirs de l’imagination serait au cœur de la divergence et, dans cette hypothèse, le succès de l’allégorie « thomiste » au xviie siècle correspondrait à un choix fondamental sur le rôle et la valeur que l’on peut attribuer à l’imagination37. Ce succès est d’ailleurs parallèle à la décadence définitive de l’art de la mémoire en tant qu’il faisait de l’imagination l’outil essentiel de la révélation de l’ordre du cosmos. Le seul art de la mémoire qui se maintient à partir du xviie siècle se résoud en une mnémotechnique rationnelle, d’importance secondaire et qui ne croit plus que l’élaboration d’images mnémoniques soit un moyen de percer les secrets de l’univers.
36Il n’est en fait pas surprenant d’être amené à penser que l’art de la mémoire a joué un rôle important dans la création artistique de son temps. Il constituait un véritable entraînement de l’imagination visuelle, tant chez le créateur que chez le public pour lequel ce créateur peignait et dont il dépendait souvent, surtout quand il s’agissait de religieux entraînés à l’école de la scolastique.
37Dans son livre Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, Michael Baxandall s’attache à déterminer quelles étaient les habitudes sociales et les structures mentales qui, communes au peintre et au spectateur, orientaient pour une large part les formes élaborées par la peinture. Il est amené ainsi à citer un manuel d’exercices spirituels à l’usage des jeunes filles, le Zardino de Oration, publié à Venise en 1494 :
« Le mieux à faire pour imprimer sur votre esprit l’histoire de la Passion et pour en mémoriser chaque action plus facilement, c’est de fixer dans votre esprit les lieux et les gens : une ville par exemple, qui sera la ville de Jérusalem, en prenant dans cette intention une ville que vous connaissez bien. Dans cette ville, trouvez les palais principaux dans lesquels tous les épisodes de la Passion auraient pris place par exemple, un palais avec la salle à manger où le Christ eut la Dernière Cène avec ses disciples, etc...
Vous devez ensuite vous figurer dans votre esprit des personnes, des personnes que vous connaissez bien, pour vous représenter les personnes impliquées dans la Passion...
Quand vous avez fait tout cela, en y mettant toute votre imagination, retirez-vous dans votre chambre. Seule, solitaire, chassant toute pensée extérieure de votre esprit, commencez à penser au début de la Passion... Vous déplaçant lentement d’épisode en épisode, méditez sur chacun, en vous arrêtant sur chaque étape, à chaque pas de l’histoire... »38.
38M. Baxandall tire des conséquences intéressantes de ce texte ; il en tire en particulier l’idée que le spectateur du xve siècle avait à sa disposition des représentations intérieures des scènes religieuses d’une telle précision que la fonction des images picturales s’en trouvait en partie déterminée, car « le peintre ne pouvait pas rivaliser avec la particularisation de la représentation privée » ; il se contentait de fournir « un support solide, concret, où les personnages étaient disposés de façon très suggestive et dans le détail duquel le spectateur dévot pouvait projeter ses inventions personnelles »39.
39Il est cependant curieux que Michael Baxandall n’ait pas remarqué que les termes employés par le Zardino de Oration, que les techniques qu’il propose pour visualiser la Passion et méditer sur sa signification reprennent, avec une précision remarquable, les termes et les techniques de l’art de la mémoire40. Si, donc, le spectateur cultivé du Quattrocento possède effectivement une imagination visuelle développée et si cette imagination « privée » oriente les formes de la peinture, il faut ajouter que les images intérieures de ce spectateur sont formées selon les règles de l’art mnémonique. Cette constatation n’est pas sans intérêt, car elle permet sans doute de préciser la « fonction religieuse de la peinture religieuse »41.
40On a, à ce sujet, privilégié l’instruction de Grégoire le Grand à l’évêque de Marseille, Serenus, et on a trop facilement accepté l’idée que, pour le Moyen Age, l’art était la « Bible des illettrés »42. On a tendance à oublier que l’image restait suspecte car l’idôlatrie était toujours proche. Or l’Église a toujours été attentive à l’éviter et elle maintient que l’écrit et la parole sont le véritable outil de l’enseignement. La fonction de la peinture et des images est en fait précisément délimitée ; le Capitulare de imaginibus des Libri Carolini pose la question d’une manière particulièrement claire : « Les peintres sont en mesure de rappeler d’une certaine manière à la mémoire la représentation des événements ; mais les questions qui sont seulement ressenties par les sens et qui s’expriment par des mots peuvent être comprises et démontrées dans leurs relations non pas tant par des peintres que par des écrivains » ; les images sont à conserver et à honorer ornamenti et memoriae causa43.
41La fonction de l’image est donc plus de rappeler la vérité de l’Église que de l’enseigner. L’enseignement des vérités est réservé au prédicateur ; il est le garant de la foi et son action peut même paraître plus importante de ce point de vue que la célébration du mystère de la messe44. Les fresques et les retables ont d’ailleurs, encore au Quattrocento, une allure quelque peu répétitive dans le choix de leurs thèmes : la plupart des sujets représentés – quand il y a « sujet » et istoria – se rattachent à l’histoire de la Passion ou à la vie du Saint protecteur de la cité, ou de l’ordre religieux qui a commandé l’œuvre ; le fidèle identifie immédiatement la scène parce qu’il a été éduqué par le prédicateur. Une Annonciation, une Crucifixion, une Résurrection n’apprennent rien par elles-mêmes, à proprement parler, pas plus qu’un retable contenant une Vierge à l’Enfant entourée de Saints qui ne sont engagés dans aucune action particulière.
42Point n’est d’ailleurs besoin de forcer les hypothèses : les textes sont là. Parlant par exemple, à la fin du xve siècle, de la fonction religieuse de la peinture, le dominicain Fra Michele da Carcano cite d’abord Grégoire le Grand, indique ensuite l’efficacité émotive des images et il précise enfin : « Les images ont été introduites parce que beaucoup de gens ne peuvent pas retenir dans leurs mémoires ce qu’ils entendent, tandis qu’ils se rappellent s’ils voient des images »45. On sait l’opposition de saint Bernardin de Sienne aux images religieuses et les conflits que la dévotion au Nom écrit de Jésus a entraînés46 ; mais, dans ses Prediche Volgari, le Siennois lui-même utilise, à plusieurs reprises, les peintures religieuses comme support démonstratif de son discours :
« Avete voi veduta quella Annunziata Che è al duomo, e l’altare di santo Sano, allato a la sagrestia ? Per certo, quello mi pare il più bell’atto, il più reverente e ’l più vergognoso Che vedesse mai più in Annunziata. Vedi ch’ella non mira l’Angiolo ; anco sta con un atto quasi pauroso. Ella sapeva bene ch ’elli era Angiolo : che bisognava ch ’ella si turbasse ? Che ârebbe fatto se fusse stato un uomo ! Pigliane esemplo, fanciulla, di quello Che tu debbi fare tu... »47.
43Une fois expliquée, l’image sert à se rappeler la leçon du prédicateur. Saint Bernardin est encore plus explicite parfois :
« Non vedi tu il Crocifisso ? – Si. – Perché fu fatto ? Perché tu ti ricordi come esso fu morto per te »48.
44Miss Yates fait l’hypothèse que les fresques du Bon et du Mauvais Gouvernement peintes par Ambrogio Lorenzetti au Palais Public de Sienne ont été élaborées en fonction des principes de l’art de la mémoire ; il est particulièrement frappant de voir saint Bernardin les utiliser conformément à ces principes. Le contexte moral à mémoriser est différent – religieux et non plus politique –, mais l’utilisation de l’image est la même :
« Voi l’avete dipènta di sopra nel vostro Palazo, Che a veder la Pace dipènta è una allegrezza. E cosi è une scurità a vedere dipènta la Guerra dall’altro lato. Hai a memoria quando Idio fece la guerra colle criature del mondo, quello che egli fece ? »49.
45Cette attitude n’est en fait pas surprenante ; elle s’accorde bien avec la fonction de l’image dans la pensée religieuse de l’époque, et il n’est sans doute par excessif de dire que, d’une certaine manière, la peinture religieuse, jusqu’au Quattrocento, est plus un art mnémonique qu’un art didactique.
46Certes, on le sait, le xve siècle est celui où s’élaborent les principes et les techniques de la « peinture d’histoire ». L’istoria est la « grandissima opera » du peintre et le récit s’organise figurativement par une compositio de ses parties à travers un espace que la perspective sert à construire pour mieux dégager les possibilités d’un parcours, visuel et narratif. Cependant l’habitude prise ensuite de « lire » les peintures narratives élaborées postérieurement selon les critères – devenus cohérents – de l’Ut Picturu Poesis a certainement obnubilé très vite la façon dont fonctionnait réellement l’image picturale au xve siècle. Ce n’est que progressivement que la théorie et la pratique « humanistes » ont fait partiellement de la peinture l’équivalent d’un discours que l’on pouvait parcourir selon une « lecture littéraire ».
47A y regarder de près, la peinture du Quattrocento porte encore clairement la trace des pratiques antérieures. Le retable, par exemple, haut lieu avec la fresque de l’invention figurative, n’est-t-il pas lui-même, avec son système de cellules picturales coordonnées, un immense bâtiment à fonction glorificatrice et mnémonique, une structure architecturale qui coordonne différents loci figuratifs dans lesquels sont disposées des imagines et que l’on doit parcourir selon un certain ordre pour comprendre la leçon, l’intentio spirituelle qui autorise un tel système d’images placé au-dessus de l’autel ? L’idée paraît d’autant plus juste que, pour l’Église, la fonction de l’image est, on l’a vu, dans une large mesure mnémonique. L’image sert d’exemplum ; il faut prendre le terme en fonction du vocabulaire des prédicateurs : l’exemplum constitue, dans le corps du sermon, l’anecdote, l’histoire qui, plus imagée, permet à l’auditeur de fixer et de retenir le contenu moral, spirituel ou théologique. C’est aussi la fonction de l’image dans l’église.
48La question ne peut pas être abordée dans le cadre de cette étude. Une remarque simplement : la prédelle se constitue progressivement comme l’emplacement privilégié des « scènes historiques » à l’intérieur du système différencié du retable ; mais on ne peut pas pour autant affirmer que la prédelle est le registre affecté à la « peinture d’histoire » dans le retable du Quattrocento. Car, outre que ce n’est pas toujours le cas, la mutation est longue et, durant le siècle, les panneaux narratifs de prédelle demeurent souvent des loci schématiques, garnis d’images, plus que des représentations d’« endroits » où se dérouleraient des scènes et une véritable action. A cause de son échec même, une expérience ferraraise me paraît très frappante de ce point de vue. Dans la pala Griffoni, Cossa et Ercole de’ Roberti proposent une version originale de la prédelle ; elle est unifiée et elle coordonne globalement différentes scènes « anecdoctiques ». L’innovation est importante et elle semble bien, à première vue, s’insérer dans le processus d’unification de l’espace pictural du Quattrocento, processus où l’unification est la marque d’une « historicisation » de plus en plus systématiquement recherchée. Mais cette proposition demeure pratiquement sans lendemain ; ce n’est sans doute pas sans raison. Le format, l’organisation figurative et certains détails de ces panneaux historiés permettent en effet d’y reconnaître une tentative pour adapter au retable la technique des storie, historiques ou mythologiques, bien établie dans les panneaux de cassone et dont il faudrait sans doute apprécier plus justement l’importance dans l’élaboration de la « peinture d’histoire » au Quattrocento. Mais la fonction et la « lecture » du cassone ne sont pas celles de la tavola d’altare et de sa prédelle ; l’unification de l’espace pictural gêne presque ici le parcours clairement articulé des loci et l’identification des storie. Le fait est, en tout cas, que les propositions de Cossa et d’Ercole restent sans réponse : la prédelle demeure, dans la majorité des cas, un ensemble de cellules coordonnées et successives, avant de disparaître dans le système, radicalement différent, du « tableau d’autel ».
49En négligeant trop la fonction mnémonique de l’image artistique du Quattrocento, on risque aussi de ne pas comprendre l’utilisation et la configuration des architectures peintes ; on risque en effet de n’y voir que le décor de la scène alors qu’elles constituent en fait un élément essentiel du « lieu mnémonique » et qu’elles sont elles-mêmes figuration et images complémentaires de l’image principale. Il est d’ailleurs frappant à ce sujet de voir comment Coluccio Salutati parie des peintures et des sculptures religieuses :
« Qui (Caecilius Balbus) quam et nos ipsi de memoriis pictis vel sculptis sanctorum martyrorumque nostrorum in fidei nostre rectitudine faciamus »50.
50On peut formuler une hypothèse : la peinture d’histoire se développe sans doute à partir de la diversification des notions à mémoriser et, en particulier, à partir des nuances introduites dans le registre des sentiments humains qui se manifestent face à l’action principale qui est, elle, digne de mémoire. C’est bien ce qui semble impliqué, en tout cas, dans la distinction faite par Leonardo Bruni en 1424, à propos des storie des portes du Baptistère de Florence :
« Illustri chiamo quelle, Che possono ben pascer l’occhio con varietà di disegno, significanti quelle, che abbino importanza degna di memoria »51.
51Une œuvre célèbre illustre d’ailleurs de façon exemplaire la mutation en train de s’accomplir. Il faut la regarder d’un peu plus près.
52Dans le tableau intitulé Minerve libérant la Vertu, Mantegna représente les Vices chassés par l’intervention de la déesse antique ; dans le contexte littéraire et figuratif de l’œuvre, celle-ci représente la Prudence, aidée de la Force – située dans un nuage, avec la Justice et la Tempérance. Un des vices figurés mérite particulièrement l’attention : il s’agit de l’être humain à tête de singe, avec un sein viril et un sein féminin, qui s’en va en regardant Minerve. Cette figure tient, enroulé sur le bras gauche, un phylactère avec l’inscription IMMORTALE ODIUM/FRAUS ET MALITIAE et elle porte, en bandoulière, toute une série de sacoches avec d’autres inscriptions MALA, PEIORA, PESSIMA, SEMINA, SUSPICIO... Comment ne pas reconnaître dans cette représentation, particulièrement inhabituelle, frappante et horrible, une image élaborée selon les principes des imagines agentes ? Elle illustre même la règle selon laquelle il est bon de disposer des écrits sur les images mnémoniques pour mémoriser plus facilement les différentes parties de la notion que l’on veut se rappeler52.
53Des différentes imagines agentes inventées par Mantegna dans ce tableau, c’est à travers celle-ci que l’on voit le plus clairement l’ars memoriae aboutir à une invention figurative ; mais le principe est le même pour l’OTIUM, l’INERTIA, I’INGRATITUDO, l’IGNORANCIA et l’AVARICA.
54Il importe ici d’être précis. Il ne s’agit pas de dire que Minerve libérant la Vertu est une immense image de mémoire – ni même un « récit mnémonique » –, mais de constater que Mantegna utilise les principes de l’ars memoriae pour élaborer l’image des Vices. Il n’y a d’ailleurs pas de lutte à proprement parler entre la Prudence – Minerve et les Vices qui entourent la Vénus terrestre53 ; la pointe de la lance brisée de Minerve indique ce qui constitue, par ce fait même, la « leçon morale » du tableau : OTIA SI TOLLAS, PERIERE CWIDINIS ARCUS. On peut supposer que, si l’image de l’ODIUM IMMORTALE, FRAUS ET MALITIAE, située au centre du lieu figuratif et au premier plan, est l’image la plus élaborée, c’est précisément parce que la notion de haine est celle qui s’oppose le plus fortement à celle de l’amour spirituel, celle peut-être qui illustre le mieux les méfaits d’un amour seulement sensuel : c’est sur elle qu’il faut le plus méditer. Le contexte moral de l’image, avec son cortège de Vices mis en fuite par la Prudence, explique d’ailleurs en partie le recours à l’ars memoriae, puisque c’est dans ce même contexte que son utilisation est la plus courante à l’époque et que la Mémoire est une des parties de la Prudence dans la tradition scolastique.
55Ce n’est pas tout. Ces remarques permettent sans doute de situer plus exactement le « modernisme » de Mantegna entre 1497 et 1500. Minerve libérant la Vertu se présente presque en effet comme un tableau où les personnages vertueux all’antica chassent du lieu figuratif les imagines agentes de la tradition médiévale. Mais, et c’est cela qu’il faut souligner ici, tout en participant à l’invention d’un langage figuratif nouveau, Mantegna n’hésite pas à recourir à un principe plus traditionnel : son imagination personnelle et son invenzione continuent, dans un contexte moral précis, de recourir à un système connu et efficace de figuration, celui de l’ars memoriae. Or cette découverte, tirée du travail de Miss Yates, précise considérablement – sur un cas particulier – l’idée générale selon laquelle Moyen Age et Renaissance n’ont pas constitué deux pôles adverses.
56Chez Mantegna, l’invention figurative recourt à une technique plus complexe que celle choisie par le Pérugin pour le Combat entre la Chasteté et l’Amour. Ce dernier tableau illustre le programme de Paride da Ceresara et, ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il fonctionne « picturalement » d’une manière plus « littéraire » que l’œuvre de Mantegna : le fondamento principale donné par l’humaniste est clairement exposé dans la frise du premier plan avec, pour toute inscription, le nom des déesses clairement écrit et rationnellement disposé all’antica ; le reste de l’image est fait d’ornamenti que l’on peut négliger pour la compréhension de l’œuvre. Dans le cas de Mantegna au contraire, aucun détail ne peut être négligé sans compromettre la lecture de l’ensemble54. On peut considérer qu’une telle peinture fonctionne alors comme un langage spécifiquement figuratif, dans la mesure où le peintre utilise les moyens propres qu’a l’image de fabriquer un sens. Cela rapproche également la conception picturale de Mantegna, dans le Studiolo, d’une des idées fondamentales de l’ars memoriae : utiliser les images à cause de leurs pouvoirs spécifiques. Le moine augustin A. Biglia, traducteur d’Aristote, donne une formulation très nette de cette conception, qui lie étroitement image, mémoire et efficacité du visuel pour frapper l’esprit grâce à la manière particulière dont il crée des signes et du sens : « Il convient d’accueillir ces images dans la mesure où elles suscitent en nous, de quelque manière, le souvenir ou la connaissance de Dieu... De même en effet que, pour toute connaissance dérivée des sens, les yeux tiennent la première place, de même sont plus directs et plus efficaces pour frapper l’esprit les objets qui, par le mode de signification qui leur est propre, touchent la vue »55. Ce qui distingue ainsi une image du Quattrocento, ce pourrait être, mêlé à l’idée naissante d’une peinture narrative – et, donc, littéraire –, le fait que l’on continue de reconnaître à l’image des pouvoirs spécifiques. Et ce qu’il importe de souligner ici, c’est que l’idée d’utiliser ces pouvoirs était rendue possible grâce aux schémas de l’ars memoriae, qui fournissaient un système moral, cohèrent et efficace d’invention figurative.
57L’image de I’IMMORTALE ODIUM amène par ailleurs à poser un autre type de question : dans une peinture du Quattrocento, quel rapport entretiennent l’image principale et l’inscription qui la complète, titulus et superscriptiones ? Bon nombre servent à expliquer l’image, à permettre l’identification du personnage ou des lieux. Mais on ne peut les réduire toutes à ce role56. La majorité des fidèles était, précisément, illettrée et une inscription ne pouvait guère lui servir à comprendre l’image. De plus ces inscriptions, ces textes parfois fort longs qui s’étalent de plus en plus dans les livres que tiennent les saints personnages du Quattrocento, sont fréquemment illisibles, soit parce que la petite taille des lettres empêche la lecture à une certaine distance, soit même souvent parce que l’écriture est indéchiffrable. La fonction explicative ne peut donc par rendre compte de toutes les superscriptiones.
58Ne serait-ce pas à partir de la pratique des « inscriptions mnémoniques » que l’on pourrait comprendre le rôle des superscriptiones ? Si le titulus sert effectivement, de son côté, à identifier le personnage ou le lieu, la superscriptio a, semble-t-il, un rôle différent ; elle fait partie intégrante de l’image, elle est donnée plus à voir qu’à lire. Quand le texte en est lisible, sa présence visuelle dans l’image sert alors d’« inscription mnémonique » pour le fidèle qui, à la vue des mots et sans forcément les lire, peut se rappeler l’explication et l’enseignement qui lui ont été donnés par le prédicateur. Car l’image ne pouvait pas être considérée pour son seul prestige : sa valeur tenait aux intentiones qu’elle contenait et qu’il fallait se rappeler. Quand le texte est volontairement et ostensiblement illisible, l’écrit sert alors d’image mnémonique subsidiaire ; et que peut-elle rappeler si ce n’est, précisément, une écriture mystérieuse, l’Écriture elle-même qui n’est autre que « l’image du Verbe », à la transmission duquel le « saint au livre » – en tant que type iconographique – doit sa sainteté ?
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59Il est d’autre points sur lesquels l’art de la mémoire donne des clartés nouvelles. Mais il est temps de faire une constatation et de formuler une hypothèse.
60La constatation, c’est la variété des questions dont l’art de la mémoire permet une approche renouvelée. Cela tient sans doute à la nature même de cet art. L’art de la mémoire a constitué un élément de continuité dans la culture européenne, de l’Antiquité jusqu’à la fin de la Renaissance. Conçu comme partie de la rhétorique dans le monde antique, comme partie de la Vertu cardinale de Prudence dans l’Europe du Moyen Age, il survit momentanément au coup fatal qu’aurait pu lui porter l’invention de l’imprimerie en devenant un des outils principaux des recherches hermétiques du xvie siècle. Pourtant, comme le constate Miss Yates dans sa dernière page, l’art de la mémoire est « un cas évident de sujet marginal », qui n’a jamais été étudié vraiment parce qu’il « n’appartient clairement à aucune discipline normale » et qu’il n’était, donc, « l’affaire de personne ». Le livre de Miss Yates montre bel et bien que « l’histoire de l’organisation de la mémoire touche des points vitaux de l’histoire de la religion et de la morale, de la philosophie et de la psychologie, de l’art et de la littérature, de la méthode scientifique »57. Ce sujet « marginal » se révèle, à l’analyse, le lieu de recoupement et de rencontre de disciplines séparées, un sujet « central ».
61On peut maintenant faire une hypothèse. Si l’art de la mémoire a été si curieusement négligé pendant si longtemps, ne serait-ce pas parce que ce dont traite, en dernière analyse, son histoire, est un objet traditionnellement considéré comme une « faculté » échappant à l’histoire, échappant donc aux méthodes et aux techniques de l’approche historique ? Ce dont s’occupe en effet sans cesse l’art de la mémoire, depuis l’Antiquité jusqu’au xviie siècle, c’est l’imagination.
« Constat igitur artificiosa memoria ex locis et imaginibus »58.
62Dès l’origine l’art de la mémoire invente des images qu’il dispose dans des lieux qu’il faut visualiser. La manière dont il envisage et dont il utilise l’imagination est riche d’implications.
63Pour la philosophie aristotélicienne, toute connaissance dérive des sens et, entre la sensibilité et l’intellect, l’imagination et les images qu’elle forme sont une condition nécessaire à toute connaissance59. L’importance qu’a l’art de la mémoire dans la culture européenne d’inspiration aristotélicienne puis thomiste témoigne du statut philosophique qui est alors reconnu à l’imagination en tant que « faculté de l’âme ».
64Mais il y a plus. L’art de la mémoire se distingue par l’attention particulière qu’il porte aux mécanismes de l’imagination individuelle et à leur mise en œuvre efficace. L’art de la mémoire constitue en effet une véritable technique de la pensée par association d’idées, ou d’idées et d’images. Toute la tradition mnémonique suit le principe aristotélicien selon lequel, pour pouvoir se rappeler facilement quelque chose, il faut l’avoir préalablement associé à « quelque chose de semblable, ou de contraire, ou d’étroitement lié »60 ; en partant de ce « quelque chose », on trouvera ce que l’on recherche. Ce principe aboutit, dans le Théâtre de la Mémoire de Giulio Camillo par exemple, à la constitution d’un système, d’une véritable encyclopédie du savoir dans laquelle, pour paraphraser les termes de Freud dans L’interprétation des rêves, une même image mène à plusieurs pensées et une même pensée à plusieurs images : surdétermination des images résultant d’une condensation61. De fait, pour le lecteur moderne, les principes les plus anciens et les plus durables de l’art mnémonique évoquent une exploitation ordonnée et rationnelle de certains procédés de la pensée figurative, tels que les a déchiffrés Freud. Dans le De insomnis d’ailleurs, Aristote compare déjà l’art de la mémoire et les rêves62. C’est que l’art de la mémoire ne fait pas seulement appel à l’activité phantasmatique de l’imagination en général ; il insiste sur le fait que chaque individu doit forger ses propres images de mémoire, en choisissant dans ses propres souvenirs – et dans la solitude de sa propre nuit63 – celles qui le frappent et lui conviennent le mieux64. Si l’on ajoute que les traités mnémoniques font référence à la force des impressions visuelles de l’enfance65, on est amené à constater que l’art de la mémoire se fonde en grande partie sur une étude des mécanismes individuels des associations d’idées, sur une conscience aiguë de leur efficacité et de leur profondeur phantasmatique.
65L’art de la mémoire implique à la fois une reconnaissance théorique du statut philosophique – ou moral – de l’imagination et une attention aux mécanismes subjectifs de l’affect. Par la dualité même de ce point de vue, l’art de la mémoire pourrait servir à poser les principes d’une histoire de l’imagination66.
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66« Je n’ai rien à dire sur Newton », déclare Miss Yates, car Newton n’a rien dit sur l’art de la mémoire67. Mais il est, parfois, des silences aussi révélateurs que de longs discours...
67Montaigne ne parle jamais de l’art de la mémoire. Il le connaissait pourtant certainement. Non seulement en effet il connaissait bien Quintilien et Cicéron, mais certains passages des Essais constituent, par leur terminologie et par le mode de pensée qu’ils impliquent, des références tacites à l’art de la mémoire. Le refus de la différence traditionnelle entre la mémoire pour les « choses » (res) et la mémoire pour les « mots » (verba) soustend la critique de l’éloquence68, l’alliance d’une image et d’une notion apparaît comme une des démarches caractéristiques de la mémoire69 et Montaigne fait également une allusion voilée – pour la critiquer – à la pratique mnémonique la mieux établie, celle de la promenade dans un bâtiment de mémoire selon un parcours établi :
« Cecy que je sens en la mémoire, je le sens en plusieurs autres parties. Je fuis le commandement, l’obligation et la contrainte... Un homme qui pense ailleurs ne faudra point, à un pousse près, de refaire toujours un mesme nombre et mesure de pas au lieu où il se promène ; mais, s’il y est avec attention de les mesurer et conter, il trouvera que ce qu’il faisait par nature et par hazard, il ne le faira pas si exactement par dessein »70.
68Il reconnaît enfin clairement l’efficacité avec laquelle les lieux agissent sur la mémoire :
« Est-ce par nature ou par erreur de fantasie que la veuë des places, que nous savons avoir été hantées et habitées par personnes desquelles la mémoire est en recommandation, nous esmeut aucunement plus qu’ouïr le récit de leurs faicts ou lire leurs écrits ? Tanta vis admonitionis inest in locis... »71.
69On peut même se demander s’il ne lui arrivait pas de pratiquer l’art de la mémoire ; il en applique en tout cas les préceptes dans l’une des rares allégories des Essais, l’image de la Vertu proposée par le pédagogue à son élève :
« (La Vertu) n’est pas, comme dit l’eschole, plantée à la teste d’un mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d’où elle voit bien sous soy toutes choses ; mais si peut on y arriver, qui en sçait I’addresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et dous fleurantes, plaisamment et d’une pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour n’avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumfante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d’aigreur, de desplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compaignes, ils sont allez, selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher, à l’escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gens »72.
70Montaigne s’inspire manifestement ici des principes qui dirigent la formation des imagines agentes ; il oppose sa propre image mnémonique de la Vertu à celle de « l’eschole » et le contexte pédagogique confirme qu’il s’agit bien d’une image de mémoire destinée à rappeler, grâce aux images secondaires, les parties de la Vertu telles qu’il les définit.
71Pourquoi alors ne parle-t-il jamais de l’art de la mémoire ? Son silence est d’autant plus remarquable qu’il disposait du lieu idéal pour exposer son point de vue à ce sujet : l’Essai XXVI du Livre I, De l’institution des enfants73.
72Le programme pédagogique de Montaigne commence justement d’ailleurs par une critique violente du savoir encyclopédique qui se fonde sur la seule mémoire ; toutes ses formules à ce sujet sont bien connues : elles sont la base de son programme pédagogique humaniste, qui vise à former le jugement plus qu’à accumuler les connaissances74. Il s’attaque au savoir scolastique et il le rappelle en évoquant un dominicain de Pise qui, bien qu’« honneste homme », estime que « toute vérité, c’est la conformité à la doctrine d’Aristote »75.
73On sait tout cela ; ce que l’on remarque moins, c’est qu’au moment où il aborde la question de l’éloquence, il revient encore sur sa critique de la mémoire et qu’il la mène selon les concepts mêmes de l’art de la mémoire conçu comme partie de la rhétorique, selon la distinction traditionnelle entre mémoire pour les choses et pour les mots – « Que notre disciple soit bien pourveu de choses, les parolles ne suivront que trop » – et, outre Cicéron, il cite à l’appui de sa thèse Sénèque le Rhéteur, maître connu pour ses exploits de mémoire76.
74La critique est donc implicite. S’il ne la fait jamais explicitement, c’est que l’art ne le mérite sans doute même plus. Les humanistes, dans l’ensemble, ne l’apprécient guère et c’est une technique devenue d’autant plus secondaire à leurs yeux qu’ils ne comprennent plus la mémoire dans les parties de la rhétorique77.
75Cependant cela même n’est peut-être pas sans intérêt pour ce qui nous occupe ici : l’histoire de l’imagination et du statut qui lui est reconnu. L’art de la mémoire constitue en effet une technique élaborée qui reconnaît l’importance de l’imagination et la met au service de la mémoire, donc de la connaissance. En dégageant les raisons du mépris dans lequel le tient la pédagogie humaniste, on pourra peut-être préciser l’attitude qu’implique cette pédagagie à l’égard de l’imagination.
76Or Montaigne offre ici un témoignage d’une rare préciion78. Car, s’il néglige ou méprise même la mémoire dans sa pédagogie, il lui donne paradoxalement ailleurs une importance capitale, en employant des termes qui sont ceux-là même de ses adeptes les plus fervents :
« C’est un outil de merveilleux service que la memoire, et sans lequel le jugement faict bien à peine son office »79.
77Puisqu’il déplore en même temps d’en être totalement dépourvus80, il pourrait très bien proposer une réforme de l’art sclérosé à partir d’une utilisation Personnelle de l’imagination ; il le pourrait d’autant mieux que c’est là un des principes fondamentaux de l’arts81 et que, s’il manque de mémoire, il se reconnaît au contraire une imagination « hardie »82. Une réforme de l’art fondée sur l’utilisation personnelle de l’imagination aurait précisément pu permettre cette assimilation du savoir que recherche son programme pédagogique.
78Mais, et nous sommes là au cœur de la question, Montaigne se défie de l’imagination :
« Je suis de ceux qui sentent très grand effort de l’imagination. Chacun en est heurté, mais aucuns en sont renversez. Son impression me perse. Et mont art est de lui eschapper, non pas de lui résister »83.
79L’imagination devient chez lui « la source principale des maux qui pressent (l’homme) : péché, maladie, irresolution, trouble, desespoir »84.
80Et, finalement, Montaigne se défie de la mémoire elle-même. D’abord parce que – thème bien connu des Essais – elle remplace et empêche la vraie science85 ensuite et surtout parce qu’en dernière analyse, elle lui apparaît, dans son utilité pratique la plus générale, comme l’outil privilégié du mensonge bien plus que comme l’outil de la connaissance86. D’ailleurs, dans le projet même des Essais, Montaigne se fait une règle d’oublier ce qu’il a écrits87, et cela par souci de vérité :
« Tant y a que je me contredits biens à l’adventure, mais la vérité, comme disoit Demades, je ne la contredis point »88.
81Mais de quelle vérité et de quel mensonge s’agit-il au juste ? Il faut le préciser pour apprécier toute l’importance et toute la signification historique de la position que prend Montaigne à l’égard de la mémoire et de l’imagination.
82Il est révélateur de voir qu’après avoir cité l’éloge de la mémoire par Cicéron – « Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime contint »89 –, Montaigne ne reconnaît sa propre ignorance et son propre défaut de mémoire qu’à propos des « arts » et de la « pratique de la vie » ; c’est dire qu’il ne se reconnaît ni oublieux ni ignorant en philosophie.
83C’est que sa vérité est une vérité particulière ; elle implique une rupture avec tous les systèmes « présomptueux », qu’a pu inventer l’orgueil humain90 ; il sent sa vérité à l’intérieur de lui-même, fondée sur l’expérience : c’est celle de l’écoulement de l’être, de l’instabilité universelle, de l’impossibilité pour l’homme de réussir à comprendre la réalité de la nature au moyen de ses schémas intellectuels91. Il y a une bonne part d’« antihumanisme » dans cette mise en doute qui culmine dans la défiance à l’égard du langage même, outil de la communication et instrument de la gloire posthume, qui constituait pour l’humanisme le véhicule privilégié de la culture92. A part Dieu, une seule certitude, la mort93et une seule tâche pour l’homme : « sçavoir jouyr loiallement de son estre »94. L’homme n’est plus le « miracle » qu’il était pour Hermès Trismégiste ou Pic de la Mirandole : la seule créature de l’univers à pouvoir gravir l’échelle de l’être. La dernière addition aux Essais est sans appel : après quelques anecdotes sur le ridicule des fantaisies orgueilleuses de l’imagination, Montaigne conclut :
« Si, avons-nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis que sus nostre cul »95.
84Tout ce qui ne correspond pas à cette réalité et ne cherche pas à s’y adapter est ou illusion due à la force de l’imagination ou mensonge volontaire.
85Et que prétend la mémoire, si ce n’est empêcher l’oubli et donc nier l’écoulement du temps ? Elle n’est donc pas seulement un outil du mensonge, elle est mensonge en elle-même, ou illusion, par rapport à la vérité de l’être et de son écoulement96.
86Montaigne livre ici un témoignage précis sur la mentalité d’un homme vivant ce que l’on a pris coutume d’appeler « la fin de la Renaissance ».
87Car il continue de vivre dans un monde où les ressemblances imaginaires et les correspondances d’ordre souvent magiques gardent leur prestige et leur présence. Certes, il doute fort de la réalité des enchantements et de la sorcellerie97, mais il apprécie, comme toute la Renaissance, les rariora et les bizarreries de la nature98 ; il ridiculise la chiromancie, mais il la connaît très bien99 ; il critique l’usage des talismans, mais il n’hésite pas à en faire une utilisation très efficace pour un ami100. Et, surtout, quand il parle de la présence du divin dans la nature, le monde reste toujours le livre dans lequel Dieu parle aux hommes au moyen de signes, d’images et de statues :
« Aussi n’est-il pas croyable que toute cette machine n’ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu’il n’y ait quelque image és choses du monde raportant aucunement à l’ouvrier qui les a basties et formées... Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentoit à nostre creance. Le ciel, la terre, les elemens, nostre corps et nostre ame, toutes choses y conspirent... Elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre. Car le monde est un temple tressainct, dedans lequel l’homme est introduit pour y contempler les statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faict sensibles : le Soleil, les estoilles, les eaux et la terre, pour nous représenter les intelligibles »101
88Montaigne reprend ici les termes de Raymond de Sebond, mais le passage n’en est pas moins capital. Car l’homme y est, devant le monde, comme le spectateur introduit dans le Théâtre de la Mémoire de Giulio Camillo102 ; la description du « temple tressainct » rappelle les néoplatoniciens, elle évoque Bruno et, avec une précision plus grande encore, Campanella :
« II mondo è il libro dove il Senno Eterno
Scrisse i propri concetti, e vivo tempio
Dove, pingendo i gesti e ’l proprio esempio,
Di statue vive orno l’imo e ’l superno »103.
89Le rapprochement opéré par Campanella entre le monde-temple et le monde-livre de Dieu est éclairant. Car l’idée que le monde est un livre où Dieu a laissé des traces visibles et sensibles de sa présence est une tradition médiévale ; elle continue de traverser la Renaissance et la pensée mathématique du xviie siècle se marque en particulier par une transformation de ce symbole du « livre de la nature ». Galilée continue d’utiliser une terminologie ésotérique et de lire ce « livre » à l’aide de « triangles, cercles et autres figures géométriques, sans lesquels on tourne en vain dans un obscur labyrinthe » ; mais il ne cherche plus à remonter du signe au sens sacré. Ces signes du livre de la nature s’identifient pour lui aux instruments mathématiques de la connaissance humaine ; il se fixe pour tâche d’étudier des rapports quantitatifs là où une lecture hermétique visait à la contemplation de l’Un originel104.
90Il apparaît que Montaigne se situe à une articulation essentielle de cette histoire.
91Le monde où il vit, le monde qu’il vit est toujours, on l’a vu, un monde peuplé et hanté d’êtres « imaginaires » et « fantastiques », c’est-à-dire, si l’on pense aux catégories de l’époque, d’êtres dont la réalité est reconnue, rendue possible par l’existence de correspondances et d’associations entre les différents degrés de l’Être lui-même et d’un univers où « tout est dans tout »105. Mais, s’il continue, quand il paraphrase Raymond de Sebond, d’employer des termes qu’apprécieraient les « hermétiques », Montaigne ne peut pas faire de lui-même la lecture que font Campanella et Bruno de ce « livre de la nature ». Et, s’il ne le peut pas, c’est précisément parce qu’il déprécie trop l’« humaine phantasie » ; Hermès Trismégiste n’est plus pour lui qu’un insensé, l’homme microcosme une absurdité risible, les différentes écoles métaphysiques les « grossières et puériles ravasseries » de ceux « qui traittent les choses plus hautes et plus avant, s’abysmans en leur curiosité et presomption »106. Cette mise en doute des « philosophies de l’imagination » revient à affirmer l’échec des plus grandes tentatives métaphysiques de la Renaissance : l’Apologie de Raymond de Sebond s’inscrit en faux contre l’École d’Athènes107.
92Cependant ce doute porté sur l’imagination est aussi comme le mur qui enferme Montaigne. Car il ne peut pas non plus lire ce livre comme Galilée et il ne peut concevoir le discours scientifique des autres que sous la forme d’hypothèses interchangeables, fruits distrayants mais vains encore de l’« humaine phantasie » qui cherche à ordonner un monde qui lui échappe108.
93Montaigne aboutit, d’une certaine manière, à une impasse. La seule vérité qu’il puisse atteindre est autarcique :
« Moy, je regarde dedans moy : je n’ay affaire qu’a moy, je me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste »109.
94La révocation en doute des sciences et des philosophies débouche sur le seul souhait d’ignorance. Le mouvement initial de la pensée pourrait évoquer celui des Méditations Métaphysiques ; mais le doute mène Descartes à la certitude de la pensée, de Dieu et, à partir de là, à la reconstitution du savoir sur la base assurée de la méthode. Le ton de Montaigne est très différent :
« Ce n’est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c’est par authorité et par commandement estranger... C’est par l’entremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir... Apportons y seulement du nostre l’obeissance et la subjection »110.
95Il faut faire ici le point. L’hermétisme et l’occultisme sont, au début du xviie siècle, aussi « actuels », aussi « modernes » que la recherche de la méthode à l’aide des principes mathématiques. L’attestent les références de Descartes à Schenkel et à Lulle111, l’atteste aussi la pratique par Bacon de l’art de la mémoire, l’atteste le développement de la Rose-Croix et l’évolution de la Franc-Maçonnerie112 ; et Giordano Bruno annonce effectivement, sur le plan magique et hermétique, la recherche de la méthode que le xviie siècle mène à bien sur un plan scientifique113.
96Cette continuité implique cependant une rupture en profondeur, une réorientation des intérêts et des démarches, un choix décisif, bien marqués par l’interrogation brutale et ironique de Galilée à Diodati114.
97En ce qui nous concerne, ce choix se marque par une décision capitale à l’égard de l’imagination. Pour l’hermétisme, l’imagination était l’instrument principal de la connaissance : Bruno veut atteindre une révélation et une connaissance supérieures grâce à une « alchimie de l’imagination »115. Dans la démarche rationnelle du xviie siècle, l’imagination n’est plus que « cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté »116. Les ressemblances et les correspondances qu’elle trouvait dans les apparences multiples pour accéder à la vision de l’Être unique ne sont plus que « l’occasion de l’erreur »117. Sa puissance est toujours reconnue, mais on veut désormais la contrôler en spécialisant son rôle. La représentation formelle ne peut plus en effet passer pour la démonstration d’une connaissance positive du monde118 ; face à la multiplicité de l’apparence, la méthode du xviie siècle procède désormais par distinction, différenciation et classification.
98La continuité entre le xvi et le xviie siècles se marque donc par beaucoup plus qu’une simple « rationalisation » des démarches ; car cette rationalisation emporte avec elle une conséquence décisive : l’imagination ne peut plus être l’échelle qui permettait d’accéder à la Vérité. Elle n’est pas exclue de l’outillage de la connaissance, mais son rôle est désormais celui de l’hypothèse : « Elle vaut davantage en vue de ce qu’elle peut produire que par la vérité qu’elle peut contenir »119.
99On commence à penser que si l’art de la mémoire a été « oublié » après le xviie siècle, ce n’est pas pour rien. Dire qu’il ne correspondait plus à la mentalité est exact, mais point suffisant. Cette distance même a du sens. Car l’art de la mémoire était arrivé à faire de l’image et de l’imagination les instruments de la vérité, et l’attitude qui est prise à son égard constitue effectivement « une pierre de touche d’attitudes philosophiques »120. Bien plus que pour Copernic, Bruno est peut-être mort pour l’imagination.
100F. Yates se demande si les secrets qu’il voulait transmettre dans ses arts mnémoniques occultes n’étaient pas, en dernière analyse, le secret même de la Renaissance : augmenter la puissance créatrice de l’imagination121. Le « secret de la Renaissance » pourrait tenir plus précisément – si « secret de la Renaissance » il y a ou il peut y avoir122 – au fait qu’en elle se mêlaient étroitement la pensée par différenciation et classification – c’est-à-dire la pensée scientifique au sens moderne – et la pensée par associations et correspondance – qui constitue la démarche de l’imagination.
101Le xvie siècle se livre à une véritable « description systématique » de la nature qui vise à dresser un inventaire des objets naturels et humains du monde visible. En 1543, coïncidence fortuite mais significative, paraissent la Fabrica hurnani corporis de Vésale, le Neues Kraüterbuch de Fuchs et le De revolutionibus orbiurn coelestium de Copernic ; en 1544, la Cosmographie de Münster ; en 1545, la Bibliotheca Universalis de Gesner, etc...123. On connaît cet effort ; ce qu’il importe toujours de souligner, c’est que la science de l’époque n’est pas seulement concrète, elle est visuelle. Les sciences abstraites comme les mathématiques déclinent tandis que les sciences descriptives connaissent un essor considérable, confirmé par le développement de l’illustration scientifique. Cela tient à une tendance profonde de la Renaissance : rapprocher image et concept, imagination et raison. Nombre de manifestations théoriques, scientifiques ou artistiques de la Renaissance s’expliquent par ce rapprochement, qui pose que l’imagination ouvre une voie vers la vérité et que l’image est démonstration de la connaissance. Exemple typique : la foi dans les hiéroglyphes, qui voilent moins les mystères qu’ils ne les « traduisent », en substituant au « discours multiple... la forme simple et stable »124, en, 1556, la Hieroglyphica de Pierio Valeriano en dresse, à la manière des sommes scientifiques, un inventaire accumulatif qui est comme un dictionnaire du « langage des symboles » que la Renaissance adopte et applique partout125.
102Cette « promotion de l’image » s’est faite plutôt en dehors de l’humanisme, pour lequel le langage et le discours sont les outils essentiels du savoir. Et ce n’est pas un hasard si c’est justement à propos de la réforme du langage que l’application de la méthode va déclencher, au xviie siècle, des conflits particulièrement révélateurs.
103Si le Thresor de la langue francoyse de J. Nicot (1606) vise à stabiliser et fixer l’emploi du vocabulaire national, sa pratique n’est pas encore ségrégative ; c’est, à la manière du xvie siècle, un inventaire accumulatif des termes français s’achevant par une « table particulière de toutes les dictions »126. C’est à Malherbe que revient, comme on le sait, le rôle premier dans l’épuration systématique de la langue. Cependant le succès ne s’est pas fait d’un coup, quoi qu’ait voulu en dire Boileau pour des raisons partisanes127 ; et c’est précisément la « fille d’alliance » de Montaigne, Mademoiselle de Gournay, qui, en 1626, est la première à s’élever contre les « docteurs en l’art de parler » dans un ouvrage dont le titre nous fait encore parcourir les méandres de la pensée du xvie siècle : L’Ombre de la Damoiselle de Gournay, Œuvre composé de meslanges128.
104Il y a, au xviie siècle, des gens pour lutter en faveur du « meslange » et du « langage des poètes ». Outre Théophile de Viau, outre Saint-Amand et Régnier, il faudrait sans doute préciser le rôle d’un Antoine Oudin qui publie, en 1640, les Curiositez françoises129 et reçoit, en 1651, la charge d’enseigner l’italien à Louis XIV, au moment où Dupleix, conseiller du roy en ses Conseils d’Estat et Privé, donne sa Liberté de la langue françoise dans sa pureté et s’élève contre « les repreneurs et correcteurs de mots », contre Vaugelas qui veut
« géhenner les esprits... au lieu de les laisser dans la liberté de s’exprimer pourvu que ce soit sans barbarisme, sans impropriété et sans solécisme »130.
105Et, en 1649, Ménage publiait une satire, Le Parnasse alarmé ou la Requête des Dictionnaires, qui critique l’entreprise des Académiciens et leur demande de ne rien faire « en la langue », car toute langue vivante est perpétuellement mobile, c’est vanité que vouloir la fixer.
106Ménage n’entrera jamais à l’Académie.
107Car, si le choix opéré par le xviie siècle est un choix philosophique visant à l’expression claire d’idées définies131, c’est aussi, incontestablement, un choix de société et un choix politique.
108En 1693, François de Callières, diplomate, pub lie un ouvrage dont le titre même indique les implications sociales du « bon usage » : Du bon et du mauvais usage dans les manières de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises, et en quoy elles sont différentes de celles de la Cour. L’épuration du vocabulaire entreprise par Malherbe aboutit à l’établissement d’une différenciation sociale, qui n’est autre que celle de la « distinction » linguistique132. François de Callières corrige en fait les excès où s’était porté l’Hôtel de Rambouillet, mais les implications sociales de ce « bon usage » restent les mêmes : le Grand Dictionnaire des Précieuses s’appelle aussi La Clef de la langue des Ruelles, où n’est pas admis qui veut133. Et, en 1685, Furetière est exclu de l’Académie pour avoir terminé son Dictionnaire Universel avant les Académiciens : privilège oblige...
109La signification de tout cela est assez claire. Vers 1650, l’État n’a pas encore établi sa position théorique et son contrôle politique sur l’emploi de la langue, mais la chose est faite dans les années 80. Le règne pratique de l’Académie va se doubler du règne grammatical de la Raison, qui décide progressivement du bon emploi, contre l’usage encore reconnu par Vaugelas134.
110La critique du langage des Précieuses apparaît alors sous un jour nouveau. Dans ses excès mêmes, la langue précieuse constitue en effet une pratique du langage qui maintient l’alliance du concept et de l’image « asseyez-vous » devient, sobrement, « prenez figure » ou, avec plus d’invention, « Contentez, s’il vous plaît, l’envie que ce siège a de vous embrasser »135. Le Grand Dictionnaire des Précieuses ne se présente pas comme une suite de définitions clairement ordonnées, mais comme une suite de formules ou d’images à employer dans la communication entre personnes. La fréquence des images allégoriques, mythologiques ou astrologiques, fait de ce dictionnaire comme un ultime recueil de secrets, une dernière « clef », où peuvent encore survivre, sous une forme abâtardie, certaines des « entités » les plus chères au xvie siècle : dans La Clef de la langue des Ruelles, les Astres n’abdiquent pas, ils demeurent toujours les Pères de la fortune et des inclinations136.
111On est, ici, moins loin qu’il n’y paraît des questions abordées à l’origine. Le Voyage au Puys de Tendre ne constituerait-il pas, lui aussi, un souvenir des « parcours mnémoniques » ? N’est-il pas fait d’une succession de lieux habités de notions qu’il faut visiter selon une progression ordonnée pour atteindre la fin souhaitée ? N’aurait-on pas là un exemple remarquable d’une invention, mi-littéraire, mi-figurée, élaborée selon des principes bien connus ?
112Il ne s’agit pas de prétendre que l’ars memoriae est l’objet d’un débat essentiel au long du xviie siècle. Ce qui importe, c’est de saisir la cohérence et la portée de la réorganisation qui s’opère dans la culture européenne du siècle. De fait, si la mise en ordre linguistique rejoint la mise en ordre artistique, c’est que le thème même de l’image est pensé en termes de rhétorique et de langue. Il faut y insister pour dégager la nature de la logique nouvelle qui s’installe.
113On a vu comment C. Ripa proposait de former les images allégoriques alla similitudine della definitione. Il indique au peintre deux types de « ressemblances » ; celle qu’il préfère consiste en « l’égale proportion que deux choses ont entre elles par rapport à une troisième, différente de ces deux premières » ; on peut en accepter une deuxième, inférieure mais recevable, qui existe « quand deux choses distinctes entretiennent un rapport avec une troisième, différentes de celles-ci ». Ces formules sont importantes : elles marquent l’influence prépondérante des concepts « rhétoriques », c’est-à-dire linguistiques, sur la formation des images. La première similitudine est d’ordre métaphorique – la colonne est une image métaphorique de la Force car elle est, dans l’architecture, l’élément « portant », tout comme l’homme fort « supporte » l’adversité – ; la seconde similitudine est d’ordre métonymique : le lion peut servir à former une image de la magnanimité car cette vertu, chez lui, « in gran parte si scuopre »137. Par contre, exprimer la Beauté par une image « che sia soverchiamente bella & proportionata » n’est pas une bonne pratique : cela revient à énoncer une tautologie – dichiarare idem per idem, overo più tosto una cosa incognita con un’altra meno conosciuta. Pour Ripa, la Beauté est fuori della comprensione de’ predicabili ; il la représente donc co’l capo fra le nuvole, & con altre convenienti particolarità.
114A force de classification et de clarification, la logique est sauve. Mais l’image et les images ?
115Leur fonction a profondément changé. Bien sûr, le xviie siècle est un siècle où l’image triomphe, avec ses trompe-l’œil : elle est un outil de « persuasion » privilégié. C’est toujours Ripa qui déclare que l’image du peintre persuade molte volte per mezzo dell’occhio, comme celle de l’orateur per mezzo delle parole muove la voluntà138. Mais ces images sont désormais insérées dans un système méthodique qui leur donne un rôle et une place ; et ceux-ci sont, il faut le reconnaître, inférieurs par rapport à ceux du Logos : c’est encore Ripa qui range la peinture per sè stessa du côté des arts plus « faciles »139.
116Ce sont quelques pages de Malebranche qui font peut-être le mieux saisir l’importance de ce qui se passe et l’intérêt du « statut » qui est reconnu à l’art, apparemment secondaire, de la mémoire. On connaît bien la formule de l’auteur de la Recherche de la Vérité sur l’imagination, « folle du logis » ; mais on a moins souvent pensé à étudier ce qu’il pensait de l’ars memoriae. Or il est frappant de le voir, parlant de la « liaison mutuelle des traces », rationaliser les procédés de l’association et des imagines agentes :
« Si un homme... se trouve dans quelque cérémonie publique, s’il en remarque toutes les circonstances, et toutes les principales personnes qui y assistent, le temps, le lieu du jour et toutes les autres particularités, il suffira qu’il se souvienne du lieu, ou même d’une autre circonstance moins remarquable de la cérémonie, pour se représenter toutes les autres. C’est pour cela que quand nous ne nous souvenons pas du nom principal d’une chose, nous le désignons suffisamment en nous servant d’un nom qui signifie quelques circonstance de cette chose... Et ne pouvant trouver le nom propre d’une personne,... on le peut marquer par ce visage picoté de vérole, ce grand homme bien fait, ce petit bossu, selon les inclinations qu’on a pour lui »140.
117Mémoire pour les choses, mémoire pour les mots : la démarche fait évidemment allusion aux techniques de l’art de la mémoire. Il faut noter cependant qu’ici l’image ou la description ne remédient pas au manque de mémoire, elles ne font que le pallier. Selon la tradition la plus ancienne, Malebranche rattache cette sorte de mémoire, de « liaison mutuelle des traces », à la Rhétorique, mais aussi à la Morale et à « toutes les sciences » ; il eût été d’ailleurs fort surprenant que, dans sa Recherche de la Vérité, Malebranche n’évoquât pas un « art », une « méthode » même, dont peu de temps auparavant certains avaient fait la technique essentielle de l’accès au savoir. Mais la mémoire, désormais, s’explique mécaniquement – par « l’identité du temps auquel (les traces) ont été imprimées dans le cerveau » – et, loin d’être mystérieure, elle est assimilable aux « habitudes corporelles qui nous sont communes avec les bêtes », et donc, pour Malebranche, à l’imagination.
118Une conclusion apparaît : mémoire, art de la mémoire et imagination sont étroitement liés dans la critique de Malebranche. Le déclin de l’art de la mémoire est l’indice du discrédit philosophique porté sur l’imagination.
119Et d’ailleurs, à nouveau, point n’est besoin de forcer les témoignages. En trois phrases, Condillac, dont la position est si originale et si forte dans le xviiie siècle français, affirme précisément que son entreprise de clarification critique doit commencer par faire ce qui n’a jamais été fait : établir nettement la distinction entre imagination et mémoire :
« Il est important de bien distinguer le point qui sépare l’imagination de la mémoire. Chacun en jugera par lui-même, lorsqu’il verra quel jour cette différence, qui est peut-être trop simple pour paroître essentielle, va répandre sur toute la génération des opérations de l’âme. Jusqu’ici ce que les philosophes ont dit à cette occasion, est si confus, qu’on peut souvent appliquer à la mémoire ce qu’ils disent de l’imagination, et à l’imagination ce qu’ils disent de la mémoire »141.
120Cette constatation de Concillac et le sentiment qu’il a de faire un travail neuf et nécessaire sont, pour nous, d’une importance capitale : ce qui est établi par ce texte, c’est le lien étroit qui existait entre mémoire et imagination dans la pensée européenne, jusqu’au xviiie siècle.
121Pour établir une « histoire de l’imagination », la mémoire pourrait bien être une voie d’approche privilégiée, je veux dire que l’étude du prestige, de la décadence et des résurgences marginales de l’ars memoriue et de ses images pourrait constituer l’outil clairement défini d’un projet qui risquerait fort de rester, sans cela, utopique.
122Et, après la Renaissance, le xviie siècle a également toutes chances de constituer une articulation essentielle.
123L’image – image mnémonique ou image artistique – se voit toujours reconnaître une efficacité particulière. Mais, mise en place capitale, celle-ci doit être pratique. Dans cette vaste réorganisation de la culture, l’image et l’imagination perdent leur faculté d’être l’instrument de la connaissance. Elles sont mises au service de la rhétorique, de l’enquête scientifique et, souvent, du pouvoir.
124Car, vers 1680, « la décision était prise. Le xviie siècle n’avait voulu retenir en ce qui était conforme à ses besoins... Tout ce qui avait donné son accent original au xvie siècle, à travers la crise et la démesure de la Renaissance, fut repoussé, renié, oublié. Ce n’est pas seulement pour l’histoire poétique que s’instaura la doctrine du Enfin Malherbe vint »142. L’ordre s’installe dans la pensée et dans la société. On ne veut plus que le monde soit une « branloire pérenne », et, par souci d’une rationnalité et d’une efficacité plus grandes, s’instaure la Raison. Classifiant et différenciant, elle enferme la langue et les images dans l’analyse de leurs mécanismes ; elle fait de l’imagination « la folle du logis » et elle interne le fou dans l’hôpital. L’imagination reste reconnue – « Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? » demande Agnès –, mais c’est un hôte dangereux que l’on ferme à double tour, que l’on maîtrise, que l’on éduque et que l’on fait servir à d’autres fins et selon d’autres voies que les siennes propres.
125Il se pourrait bien, après le moment ambigu et interminable de la « fin de la Renaissance », que l’imagination ait été amenée à suivre, dans son histoire, des chemins parallèles à ceux qu’empruntaient la folie, je veux dire que sa condition ait été celle d’une aliénation, dont il faudrait alors chercher les traces dans les théories philosophiques de la connaissance et de l’esthétique, dans les décisions politiques et économiques touchant les « Beaux-Arts » et, finalement, dans les œuvres mêmes et les comportements sociaux de ces fabriquants d’images, les « artistes »143.

Fig. 6.- Cartari/Zaltieri, Typhon, Immagini..., p. 400.

Fig. 7.-Cartari/Zaltieri, Saturne, Immagini..., p. 28.

Fig. 8.- Mantegna : Minerve libérant la Vertu, Paris, Louvre.

Fig. 9. - Mantegna : Minerve libérant la Vertu, détail, Paris, Louvre.
Notes de bas de page
1 F. Yates, L’art de la Mémoire, Paris, 1975, p. 8.
2 Ces points sont clairement exposés par F. Yates, op. cit., p. 18-38, à partir des trois « sources latines » : l’Ad Herennium, Cicéron (De Oratore, De inventione) et Quintilien.
3 Cf. F. Yates, op. cit., p. 39 sq.
4 Descartes, Cogitationes privatae : « Perlegens Lamberti Schenkelii lucrosas nugas (lib. De arte memoriae) cogitav facile me omnia quae detexi imaginatione complecti : quod fit per reductionem rerum ad causas ; quae omnes cum ad unam tandem reducantur, patet nulla opus esse memoria ad scientias omnes », Descartes, Œuvres, Paris, 1966, I, p. 70. La suite du texte est étudiée par Yates, op. cit., p. 400-403.
5 Yates, op. cit., p. 331-343.
6 Ibid., p. 108-109.
7 La personnalité de Doni est attachante mais eiie a été peu étudiée. Parmi les quelques textes que l’on peut citer l’introduction de S. Bongi, ancienne mais toujours valable, à la réédition d’I. Marmi (1863) ; pour un catalogue des œuvre éditées par Doni, C. Ricottini, Doni scrittore e stampatore, Florence, 1960.
8 Sur ce sujet, cf. Svetlana Alpers, Les descriptions chez Vasari, dans Journal of the Warburg and..., XXIII, 1960, p. 190-215 ; M. Baxandall, Guarino, Pisanello and Chrysoloras, ibid., XXVIII, 1965, p. 189sq. et Giotto and the Orators, Oxford, 1971. Cf. Doni, Le Pitture, Dédicace : «... L’écriture a la faculté de construire en un clin d’œil n’importe quel grand édifice et de dépeindre instantanément ce qu’elle raconte et ce qu’elle décrit » ; et dans la lettre dédicace de la peinture de l Fortune : « Votre Excellence... saura juger si j’ai bien su colorer, ombrer, donner relief et vie à cette figure : car le poète est un peintre qui parie, et le peintre un poète qui tient le pinceau ».
9 Liste des « peintures », et donc des thèmes abordés par Doni : la Fortune, le Temps, la Magnanimité, la Chasteté, la Religion, la République, la Réforme, la Colère, l’Amour, le Sommeil et le Rêve, l’Homme, la Mort.
10 Ces thèmes sont connus dès le xve siècle (cf. Le Mommus d’Alberti) ; ils sont repris par Erasme, constituent un thème important de l’humanisme et culminent d’une certaine manière chez Montaigne. Cf. L’Umanesimo e « la follia », dans Fenomenologia dell’arte e della religione, 2, Rome, 197 1.
11 Cette disposition n’est pas sans rappeler – ou plutôt annoncer – celle de la Città del Sole de Campanella, autre lieu utopique et mnémonique analysé par Yates, p. 320-321.
12 Quand il manquait de lieux « réels », l’art de la mémoire recommande l’utilisation de lieux « fictifs », ficta loca (cf. Yates, p. 20, 35, etc...). La « villa » de Doni est précisément un dieu fictif », prétendument imaginé à Arqua, petite cité toute imprégnée du souvenir de Pétrarque. Or Pétrarque était, au xvie siècle, considéré comme un maître dans l’art de la mémoire, au même titre que saint Thomas d’Aquin (Cf. Yates, p. 115 sq.) et Le Pitture portent également comme titre II Petrarca.
13 Le terme de « théâtre » est, au xvie siècle, plutôt réservé aux galeries de sculpture. Or la « villa » de Doni ne contient que des peintures. Il pourrait plus commodément parler de « musée », terme habituellement employé dans ce cas. L’emploi du mot « théâtre » fait sans doute référence au très fameux Théâtre de la Mémoire construit par Giulio Camillo à Venise vers 1532-1534 (Cf. Yates, p. 144-187). Cf. également La Villa, guide de B. Taegio publié à Milan en 1559, qui parle de la villa de Pomponio Cotta en faisant référence au Théâtre de Camillo : « Parmi les merveilleuses peintures (pitture) qui s’y trouvent, on peut voir l’édifice profond et incomparable du merveilleux Théâtre du très excellent Carnillo » (cité par Yates, p. 149).
14 J’utilise ici la traduction qu’a réalisée Mme F. Roche lors d’un séminaire tenu sous la direction de M. A. Chastel à l’École Pratique des Hautes Études. Je la remercie vivement de m’avoir autorisé à publier des extraits d’un texte dont la parution est toujours attendue.
15 Ce palier sert manifestement d’articulation entre la liste des vertus et la liste des récompenses qui attendent l’homme vertueux. Mais cette « loggia » obéit aussi à la règle mnémonique selon laquelle les lieux de mémoire doivent être bien éclairés, ni trop – « parce que les images scientilleront et ébouiront » – ni trop peu – « car les ombres obscurcissent les images » (Ad Herennium, cité par Yates, p. 19-20).
16 Pour les règles sur les imagines agentes, images humaines particulièrement efficaces parce qu’elles frappent fortement l’émotivité, cf. Yates, p. 21-22. Stir le rapport entre les imagines agentes et la théorie de l’allégorie, voir plus loin.
17 J. Publicius, Oratoriae artis epitome, cité par Yates, p. 124.
18 Cf. Yates, p. 72-73.
19 Sur l’esquisse par Doni d’une « psychologie des facultés », élément typique des traités mnémoniques d’inspiration dominicaine, voir plus loin, note 33. Il faut noter aussi « l’arbre » sur les cinq lettres du mot MORTE qui conclut l’ouvrage. Il s’agit d’un jeu d’imprese fort à la mode. Mais il est frappant de voir G. Camillo et Ficin cités par Doni à ce propos ; Doni ne présente son propre « arbre » que comme l’une des 17 combinaisons possibles à partir de ces cinq lettres ; il ne veut pas « être ennuyeux dans une matière qui plaît à peu de gens ». Les « arbres » et les « roues » permettant la combinaison de lettres étaient la base de la mnémonique lulliste. Ils sont devenus un jeu de société vite lassant. Il faudra toute la foi exceptionnelle d’un Giordano Bruno pour en faire l’outil même de la révélation hermétique.
20 Cf. Yates, p. 144-174
21 Id., p. 72 sq.
22 Lettre dédicace de la peinture de la Réforme à Giorgio Battista Negro de Gênes : «... mon livre de peintures où l’on voit des façons nouvelles de figurer des allégories, conçues de façon originale ».
23 Par exemple, pour introduire l’Honneur : « Onore si dipinge... ».
24 Yates, p. 72. Certes il faut distinguer les images de mémoire, qui restent intérieures et invisibles, et les peintures, qui obéissent à des déterminations d’un autre ordre. Les passages sont néanmoins fréquents, comme le démontr fort bien Yates à propos d’A. Lorenzetti ou de Giotto, entre autres (op. cit., p. 95-118).
25 Yates, p. 220.
26 Id., p. 220-221. Comme l’indique Yates, on n’a pratiquement pas étudié l’interprétation d’Albert-le-Grand par la Renaissance. Dans son ouvrage sur Le Thomisme et la pensée italienne de la Renaissance (Montréal, 1967), P. O. Kristeller n’aborde malheureusement par la question.
27 Trattato dell’arte della pittura, II, 1 ; pour des anecdotes analogues, cf. H. Corneille-Agrippa, De occulta philosophia, II, 1, Paris, 1968, p. 5-9.
28 Cf. Yates, p. 134-136.
29 Id., p. 140-143.
30 Id., p. 144 sq.
31 Sur tous ces points, voir en particulier E. H. Gombrich, ICONES SYMBOLICAE, The Visual Image in Neo-Platonic Thought, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XI, 1948, p. 163-192, et dans ce volume. Voir aussi la version augmentée de cette étude, dans Symbolic Images, Londres, 1972, p. 123 sq.
32 Yates, p. 79-80.
33 « Peinture » de la Religion : « La Religion a été maintes fois figurée et peinte, nous ferons donc nous aussi en son honneur un dessin. Mais tout d’abord sachez qu’il me faut vous parler en introduction de trois points, qui sont les sens, l’imagination et la raison ». L’ironie est d’ailleurs présente dans la « psychologie des facultés » esquissée par Doni.
34 C. Ripa, Iconologia, Rome, 1603, p. 106. Je cite le texte italien car une traduction est en cours d’élaboration. A propo de Ripa, cf. en particulier E. Mandowsky, Ricerche intorno all’Iconologia di Cesare Ripa, dans La Bibliofilia, 1939, XLI. Le premier programme iconographique et allégorique rédigé par un humaniste indique d’ailleurs le même état d’esprit aristotélicien ; c’est celui que Guarino adresse à Leonello d’Este en 1447 à propos de la décoration du studio de Belfiore par un cycle représentant les neuf Muses. Le terme de Muse est, d’abord défini logiquement et étymologiquement ; Guarino établit ensuite l’image allégorique à partir de la correcte définition de la Muse représentée – « Euterpe tibiarum repertrix chorago musica gestanti instrumenta gestum docentis ostendat » ; vultus hilaris adsit in primis, ut origo vocabuli ostendata. L’allégorie est beaucoup plus une similitudo corporalis qu’une imago agens. Cette attitude est à mettre en rapport avec le fait que Guarino, grand admirateur de Pisanello, estime cependant, comme l’a noté M. Baxandali, que la peinture montre seulement les apparences, non les qualités morales. C’est l’ekphrasis, c’est-à-dire la transcription littéraire d’une œuvre figurative, qui, en substituant à l’ordre du visuel l’ordre du discours, donne à l’image sa dignité complète en en dégageant les sens, les intentiones auraient dit les scolastiques ; cf. Baxandall, Giotto and the Orators, p. 88. Le prestige et les pouvoirs de l’image et de l’imagination sont bel et bien en cause dans les choix qui sont faits à propos de l’allégorie ; on retrouvera cette question plus loin, cf. note 139.
35 J. Seznec, La survivance des Dieux antiques, Londres, 1940, p. 220. A propos de Cartari, ibid., p. 196 sq. A propos de L’Idea del Tempio..., voir en particulier R. Klein, « Les sept gouverneurs de l’art » selon Lomazzo, dans La forme et l’intelligible, Paris, 1970, p. 174-192.
36 A propos de ce thème chez Ficin, cf. en particulier E. Gombrich, Icones Symbolicae..., notes 23 à 27 ; sur Martianus Capella, voir F. Yates, L’art de la mémoire, p. 62-64 ; sur le rapport entre Cartari et Capella, cf. Seznec, op. cit., p. 203 sq.
37 Cf. l’interprétation par Bruno de la pensée aristotélicienne. Il transforme l’idée selon laquelle « l’âme ne pense jamais sans une image mentale » (De anima, 427b) pour affirmer la primauté de l’imagination dans la constitution de la connaissance (cf. Yates, p. 276-78). Sur la conception de l’imagination dans le néoplatonisme et l’aristotélisme, cf. R. Klein, L’Imagination comme vêtement de l’âme chez Marsile Ficin et Giordano Bruno, dans La Forme et l’Intelligible, p. 65-88.
38 Cf. M. Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, Oxford, 1972, p. 46.
39 Id., p. 47.
40 Cf. en particulier, le choix de personnes ou de lieux bien, connus du sujet qui mémorise ; c’est une des plus anciennes règles de l’art de la mémoire (Yates, p. 23). Cf. aussi le conseil de travailler dans la solitude (Yates, p. 191, le parcours pas à pas de la « ville de mémoire », etc..
41 C’est la question que se pose M. Baxandail, op. cit., p. 40.
42 Grégoire le Grand, Epistulae, XI, 13, PAT. LAT., LXXVII, col. 1128 : « Aliud est enim picturam adorare, aliud per picturae historiam quid sit adorandum addiscere. Nam quod legentibus scriptura, hoc idiotis praestat pictura cernentibus, quia in ipsa etiam ignorantes vident quid sequi debeant, in ipsa legunt qui litteras nesciunt. Unde et praecipue gentibus pro lectione pictura est ».
43 Libri Carolini, Capitulare de imaginibus, PAT. LAT. LXXXXVIII, col. 963 ; texte français donné par Bologna, Les origines de la peinture italienne, Paris, 1963. Cf. aussi, Capitulare, II, 22, col. 1 086 : « Quod non bonam habeant memoriam qui ut non obliviscantur sanctorum vel certe ipsius Domini, idcirco imagines erigunt » ; cf. aussi un passage qui met en rapport l’utilisation « mnémonique » des images et l’enseignement de la prédication (col. 1 006) : « Et doctoris gentium praedicationi admoniti, qui nos viam regiam tenere instituit, imagines in ornamentis ecclesiarum et memoria reru gestarum habentes, et solum Deum adorantes... ».
44 Cf. saint Bernardin de Sienne, Prediche Volgari, Rome, 1936, III, p. 81 : « E se di queste due cose tu non potessi fare altro che l’una, o udire la messa o udire la predica, tu debbi piuttosto lassare la messa che la predica ; imperâ ché la ragione ci è espressa, Che non è tanto pericolo dell’anima tua a non udire la messa, quanto è a non udire la predica... Tu avaresti la fede della Messa solo per la predicazione... Tutte le cose che tu sai, vengono dalla parola udita dall’ orecchia tua... ».
45 Fra Michele da Carcano, Sermones quadragesimales fratris Michaelis de Mediolano de decem preceptis, Venise, 1492, p. 49r. ; cité par Baxandall, op. cit., p. 41. M. Baxandall ne donne malheureusement pas d’exemples où le prédicateur par les des images religieuses contemporaines.
46 Le meilleur compte-rendu de cette polémique est celui d’E. de Longpré, Saint Bernardin de Sienne et le Nom de Jésus, dans Archivum francescanum historicum, XXVIIIXXX, 1936-37 ; cf. aussi mon étude Iconographie et évolution spirituelle, la tablette de saint Bernardin de Sienne, dans Revue d’Histoire de la Spiritualité, 50, 1974, p. 433 sq ; je me réserve de revenir sur ce débat dans un travail plus approfondi sur l’iconographie de saint Bernardin au Quattrocento et ce qu’elle implique sur l’imaginaire religieux de ce siècle.
47 Prediche Volgari, XXX, p. 673. Il est curieux que C. G. Couiton, pense n’avoir rencontré aucune référence au « symbolisme pictural » dans les sermons « populaires » de saint Bernardin (Art and the Reformation, Oxford, 1928, p. 317).
48 Prediche Volgari, XXXII, p. 713-714. Il s’agit certainement du Crucifix que le saint tenait à la main lors de certaines prédications, comme l’atteste le panneau de Sano di Pietro représentant une prédication sur la place de Saint-François (Sienne, Cathédrale) :
49 Prediche Volgari, XLII, p. 991. Les sermons de saint Bernardin contiennent un certain nombre d’autres références à la peinture. Les questions soulevées par ces références et les informations parfois riches qu’elles apportent méritent une étude particulière ; j’espère la mener à bien du point de vue plus spécifique de l’histoire de l’art.
50 C. Salutati, De fato et fortuna, cité par M. Baxandall, Giotto and the Orators, p. 6 1.
51 Cité par Baxandall, op. cit., p. 19
52 Cf. Yates, op. cit., p. 134-35.
53 Pour l’iconographie et les sources littéraires de cette peinture, cf. en particulier, E. Verheyen, The Paintings in the Studiolo of Isabelle d’Este, New-York, 1971, p. 30 sq.
54 Cf. E. Verheyen, op. cit., p. 36-37.
55 « Has imagines eo pacto suscipi oportet, quatenus... Dei nostri recordationem aut notitiam quocunque modo efficiunt... Sic enim contingit, quemadmodum in omni sensuum notitia oculi principes sunt, ita res ilkas quae significatione sua visum afficiunt, planiores fortioresque ad excitandum animum ess », A. Biglia, Liber de institutis, discipulis et doctrina fratris Bernardini Ordinis Minorum, dans Analecta Bollandiana, LIII, 1935, p. 318.
56 Le texte de saint Paulin de Nola – « Quae super exprimitur titulis, ut littera monstret Quod manus explicuit. », cité par Didron, Iconographie chrétienne, Paris, 1843, p. 6-7 – se situe dans un contexte trop particulier pour avoir une portée générale. Le Capitulare de imaginibus est plus intéressant et plus précis : « Cum ergo depictam pulchram feminam puerum in ulnis tenere cernimus, si superscriptio necdum facta sit, aut quondam facta casu quodam demolita, qua industria discernere valemus, utrum Sara sit Isaac tenens, aut Rebecca Jacob ferens, aut Betsabee Salomonem jactans, aut Elizabeth Joannem bajulans, aut quaelibet mulier parvulum suum tenens ? », PAT. LAT., LXXXXVIII, col. 1229-1230. L’idée est claire, mais cette fonction explicative ne peut guère rendre compte de la répétition des formules du type AVE MARIA GRATIA PLENA : point n’était besoin de cet écrit pour reconnaître une Annonciation dans l’image d’un Ange portant un lys et venant à la rencontre d’une jeune femme surprise, heureuse ou soumise. On peut de même penser que, pour identifier saint Jean-Baptiste, l’aspect sauvage, la peau de mouton et la longue croix étaient plus efficaces une fois expliqués – que le phylactère portant l’inscription habituelle mais souvent peu lisible ECCE AGNUS DEI QUI TOLLIT PECCATA MUNDI. En tout état de cause, le Capitulare de imaginibus date du ixe siècle ; la situation a sur ce point précis, considérablement changé au xve siècle ; je pense avoir l’occasion de revenir sur ce point délicat dans une étude plus approfondie à propos de ce que les polémiques bernardiniennes peuvent apprendre sur les conceptions de l’image au Quattrocento.
57 Yates, p. 417.
58 Ad Herennium, cité par Yates, p. 18.
59 J’emploie ici le terme générique d’imagination pour les deux termes de phantasia et d’imaginatio. En ce qui nous concerne, la distinction aristotélicienne est importante dans la mesure où elle sert à définir et à délimiter la fonction de l’imaginatio. En séparant imaginario et phantasia pour faire de cette seule dernière un processus intellectuel, l’aristotélisme évite l’unité que recherche et qu’affirme Bruno pour établir la primauté de l’imagination dans le processus de la connaissance (cf. Yates, p. 276-278). Sur la tradition aristotélicienne de l’imagination et les confusions dans l’emploi des termes, cf. R. Klein, L’imagination comme vêtement de l’âme chez Marsile Ficin et G. Bruno, dans la Forme et l’intelligible, Paris, 1970, p. 65-88.
60 Yates, p. 46.
61 Cf. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, 1967, p. 246- 47. Dans le Théâtre de Giulio Camillo, le travail de « condensation » sur les images est tout à fait remarquable. L’image « générique » de chaque degré du Théâtre change de sens selon la « série planétaire » et, inversement, dans une même « série planétaire », une même image subsidiaire change de sens selon le degré où elle se rencontre. Par cette double circulation verticale et horizontale, « chaque image change de signification tout en conservant, son thème de base ; c’est une caractéristique soigneusement élaborée du système, figuratif du Théâtre » (Yates, p. 157), qui, ajoutons-le, ne fait que systématiser le principe de la condensation contenu dans les images de mémoire dès l’Ad Herennium (cf. Yates, p. 23).
62 Cf. Aristote, De insomnis, 458b, qui parle des rêves où le rêveur à l’impression « de disposer les objets devant (lui) en accord avec (son) système de mémoire » ; cité par Yates, p. 43. Un autre trait caractéristique commun à l’art de la mémoire et au « travail du rêve » est le travail sur les mots « traités comme des choses » à partir de leurs sonorités (Freud, op. cit. ; p. 257 sq., et Yates, p. 26 – Domitius Reges rappelle, par ressemblance sonore, domum itionem reges – et p. 30, où le travail de la « mémoire pour les mots » est un travail visuel).
63 L’insistance sur l’élaboration des images de mémoire pendant la nuit est un trait frappant de la tradition mnémonique.
64 La pédagogie mnémonique fait appel à l’invention personnelle de l’étudiant qui doit forger ses propres imagines agentes, et, pour cette raison, les traités d’Ars memorativa sont en général pauvres en exemples d’images de mémoire, cf. Yates, p. 22-23.
65 Cf. Ad Herennium, cité par Yates, p. 21
66 Surtout quand on constate que la réflexion sur l’art de la mémoireselie à la notion de mélancolie (cf. Yates, p. 81 sq. et 177) qui pose avec précision la question du comportement social des « imaginatifs » et du statut social de l’imagination. Sur la mélancolie et la mémoire, cf. Klibansky, Panofsky et Saxl, Saturn and Melancholy, Londres, 1964, p. 69 et 331.
67 Yates, p. 410.
68 Essais, I, 26, De l’institution des enfants.
69 II, 12 : Apologie de Raymond de Sebond. Montaigne fait une critique de la pensée platonicienne selon laquelle toute science est souvenir ; la mémoire n’apprend que le « mensonge et le vice », elle ne peut donc pas posséder une vraie science : « cette image et conception n’ayant jamais logé en elle ».
70 II. 17. De la praesumption. Sur la promenade dans les « bâtiments mnémoniques », cf. Yates, p. 15, 19, etc. Montaigne avait déjà employé cette image dans le contexte de l’éducation des enfants (I, 26) : « Comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie... ne nous lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné... ».
71 III, 9, De la vanité. Le contexte n’est pas exactement celui de l’art de la mémoire ; mais l’art est rappelé par la comparaison bien établie entre l’efficacité des écrits et des images ou des lieux pour la mémoire. Le passage atteste, pour le moins, une structure de pensée qui doit beaucoup à la tradition mnémonique. Cf. aussi l’image traditionnelle des « magasins de la mémoire » : « Le magasin de la mémoire est volontiers plus fourny de matiere que n’est ceiuy de l’invention » (I, 9, De menteurs).
72 I, 26.
73 L’éducation de la mémoire est une base traditionnelle de la pédagogie. C’est dans ses programmes de réforme pédagogique que Ramus critique l’art de la mémoire fondé sur des images pour lui substituer l’étude par cœur de l’« ordre dialectique », cf. Scholae in liberales artes, Scholae rhetoricae, XIX, analysé par Yates, p. 252 sq. P. Rossi (Clavis Universalis, Milan, 1960, p. 3-4) a donc raison de dire que c’est sur le terrain de l’éducation que Montaigne porte son attaque contre l’apprentissage « par cœur ». Mais il demeure que Montaigne ne parle jamais explicitement de Vars proprement dit. Et ce silence me semble mériter une tentative d’explication.
74 Dans l’essai précédent, Du pédantisme, Montaigne avait déjà développé le thème que « nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement, la conscience vuide » et que le savoir dû à la mémoire sert « à cettes seule fin d’en faire parade ». On retrouve ici sans doute ici l’influence de Quintilien qui, dans le passage consacré à l’art de la mémoire, ne voyait que vanité et vantardise dans les exploits mnémoniques de Métrodore de Scepsis, tant admirés de Cicéron (Institution Oratoire, XI, ii, 22, cf. Yates, p. 35-36).
75 Il s’agit de Girolamo Borro que Montaigne rencontre à Pise en 1581, comme le rapporte le Journal de Voyage.
76 « Cum res animum occupavere, verba ambiunt », Controverses, III, proemium. Sur les exploits mnémoniques de Sénèque le Rhéteur, cf. Controverses, I, praef., cité par Yates, p. 28.
77 Sur cette innovation, cf. Yates, p. 250. Sur la refonte de la pédagogie par l’humanisme, cf. E. Garin, L’éducation de l’homme moderne, Paris, 1957. On peut noter ici que Rabelais, pourtant favorable au savoir encyclopédique, tourne en dérision les exploits de mémoire, en particulier celui (bien établi) qui consistait à réciter par cœur à l’envers ce que l’on avait appris : « Puis luy leugt De modis signifieandi... et y fut plus de dix-huyt ans et unze moys. Et le sceut si bien que, au coupelaud, il le rendait par cueur à revers, et prouvait sus ses doigts à sa mère que de modis significandi non erat scientia » (Gargantua, chap. 14, ikuvres Complètes, Paris, 1973, p. 81-82). Rabelais revient par ailleurs deux fois sur Lulle pour le tourner en ridicule, dans le catalogue des livres de la Bibliothèque de Saint-Victor (« R. Lullius, De batisfolagiis principium) et pour dénoncer l’inutilité de son art : « Laisse-moy l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, comme abuz et vanitez » (Pantagruel, chap. 7 et 8, ikuvres complètes, p. 242 et 247).
78 On ne peut certes par réduire au seul Montaigne la diversité de « l’humanisme ». Mais les « protestants » ont, de leur côté également un certain mépris à l’égard de l’imagination, cf. Yates, p. 254-55.
79 II, 17, De la praesumption. Cf., ibid., « C’est le receptacle et I’estuy de la science que la mémoire » ; cf. I, 9, Des menteurs, « Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse » ; sur fa probable ironie de Montaigne ici, voir plus loin.
80 II, 17 : « Elle me manque du tout... et, y regardant de près je crains que ce défaut, s’il est parfaict, perde toutes les functions de l’ame ». Cf. III, 9, De la vanité : « Ma mémoire s’empire cruellement tous les jours... L’estre tenu et obligé me fourvoie, et le despendre d’un si foible instrument qu’est ma mémoire ».
81 Cf. Le principe des traités mnémoniques qui veulent, par souci d’efficacité, que chaque étudiant forge lui-même ses images de mémoire, Yates, p. 22-23.
82 I, 26, De l’institution des enfants : « Ce que je voyois, je le voyois bien et, soubs cette complexion lourde, nourrissois des imaginations hardies ».
83 I, 21, De la force de l’imagination.
84 II, 12, Apologie... C’est la conclusion d’une critique implicite de l’Oratio de Pic de la Mirandole.
85 Cf. III, 8, De l’art de conférer : « J’ayme et honore le sçavoir autant que ceux qui l’ont... Mais en ceux là... qui se raportent de leur entendement à leur memoire, sub aliena umbra latentes,... je le hay, si je l’ose due, un peu plus que la bestise ». C’est un thème connu de Montaigne.
86 L’essai Des menteurs s’ouvre par une description du manque de mémoire dont souffre Montaigne. Ce début peut paraître étrange après le titre de l’essai, mais il s’explique vite : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d’estre menteur ». Cf. II, 17, De la praesumption, où Montaigne procède de la même manière et parle de mémoire après avoir dénoncé la pratique généralisée du mensonge.
87 II, 17, De la praesumption : « Et suis si excellent en l’oubliance, que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste ».
88 III, 2, Du repentir. C’est le principe qui inspire les additions de Montaigne ; il ajoute mais ne corrige pas (III, 9), car corriger serait mentir par rapport à ce qu’il était.
89 II, 17, De la praesumption ; Cicéron, Académiques, II. 7.
90 C’est le thème de l’Apologie de Raymond de Sebond.
91 Cette mise en doute universelle de la stabilité et de la durée des valeurs ou des choses culmine peut-être dans le remarquable passage où Montaigne souligne l’instabilité de la langue même à laquelle il confie les Essais : « j’escris mon livre à peu d’hommes et à peu d’années. Si ç’eust est, une matiere de durée, il l’eust fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivy le nostre jusques à cette heure, qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, d’icy à cinquante ans ? » (III, 9, De la vanité). Le xviie siècle viendra là aussi fixer cette mouvance et donner u outil plus sûr et plus stable à la pensée.
92 Cf. A. Chastel-R. Klein, L’âge de l’humanisme, Paris, 1963, p. 81. sq.
93 Cf. III, 13, De l’expérience, « La mort se mesle et confond partout à nostre vie... ».
94 Ibid.
95 Ibid. ; à rapprocher de II, 12, Apologie... : « La plus calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de cette mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures... » ; la référence à l’Oratio de Pic est implicite. Cf. d’ailleurs l’« oratio » paradoxal du « Dieu de Delphes » à la fin de III, 9, De la vanité : « Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chaque chose s’estudie le premiere et a, selon son besoin, des limites à ses travaux et desirs. Il n’en est une seule si vuide et necessisteuse que toy, qui embrasses l’univers ; tu es le scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction, et, après tout, le badin de la farce ». On sait tout l’usage que fera Pascal pour ses propres fins de formules comme : « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie ; au lieu de se tranformer en anges, ils se transforment en bestes... » (III, 13, De I’expérience).
96 Cf. III, 13 : « Le declin praeoccupe son heure et s’ingere au cours de nostre avancement mesme. J’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq et de trente cinq ans ; je les compare avec celuy d’asteure : combien de fois ce n’est plus moy ! ». C’est un thème fondamental de Montaigne, cf. III, 2, Du repentir.
97 Cf. I, 21, De la force de l’imagination : « Il est vray semblable que le principal credit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination... » ; sur la sorcellerie, cf. III, 11, Des boyteux, passim.
98 Cf., entre autres, II, 12, Apologie... : « Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine ; où ils sont tous androgynes ;... où ils n’ont qu’un œil au front, et la teste plus semblable à celle d’un chien qu’a la nostre... ». Sur le goût des rariora et des monstres au xvie siècle, cf. en particulier, Chastel-Klein, op. cit., p. 94, et J. Baltrusaitis, Réveils et prodiges, Paris, 1960.
99 Cf. II, 12, Apologie... : « Le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celui de Venus au pouce, et da Mercure au petit doigt ;... quand la mensale coupe le tubercle de l’enseigneur, c’est signe de cruauté ; quand elle faut soubs le mitoyen et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale soubs mesme endroit, c’est signe d’une mort miserable... ».
100 Cf. I, 21, De la force de l’imagination : « J’avoye de fortune en mes coffres certaine petite pièces d’or platte, où estoient gravées quelques figures celestes, contre le coup de soleil et oster la douleur de teste... » ; la suite de l’anecdote est divertissante. Si Montaigne n’est pas dupe des talismans, il n’en fait pas moins un usage selon toutes les règles de l’incantation...
101 II, 12, Apologie...
102 Cf. Giulio Camillo, Opere, Venise, 1560, I, p. 66 : « ma per dur... ordine all’ordine, facciamo gli studiosi come spettatori... », cité par E. Garin, La nuova scienza e il simbolo del rlibrou, dans La cultura filosofica del Rinascimento italiano, Florence, 196 1, p. 45 2.
103 T. Campanella, Tutte le opere, I, Milan, 1954, p. 18, cité par Garin, op. cit. Sur les rapports entre la pensée de Campanella et celle de Bruno, cf. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, chap. XX.
104 Cf. Garin, op. cit., p. 451-465. Sur les deux lectures possibles du « livre de la nature » dans la pensée brunienne, cf. Yates, L’art de la mémoire, p. 289-292.
105 Cf. G. Bruno, De umbris idearum, analysé par Yates, op. cit., p. 243. P. Rossi, op. cit., p. 51, rappelle d’ailleurs qu’à travers R. de Sebond, c’est une cosmologie presque lullienne qui exerce son influence sur Montaigne ; l’idée d’une unité hiérarchisée du cosmos et d’une possibilité pour l’homme de gravir ou de descendre les degrés de l’être reste actuelle pour lui. Mais il faut souligner qu’elle est devenue problématique.
106 II, 12, Apologie... Cf. aussi son hostilité à l’égard des « secrets » : « ils font profession de ne presenter pas tousjours leur avis en visage descouvert et apparent ; ils l’ont caché tantost sous des umbrages fabuleux de la Poésie, tantost soubs quelque autre masque... » (Ibid.).
107 Cf. l’hostilité de Montaigne à l’égard du langage architectural, qui comptait tant dans la pensée de la Renaissance : « Je ne me puis garder, quand j’oy nos architectes s’enfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches, d’ouvrage Corinthien et Dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d’Apolidon ; et, par effect, je trouve que ce sont les chetives pieces de la porte de ma cuisine » (I, 51, De la vanité des paroles) ; cf. la critique de la rhétorique architecturale dans I, 26. Montaigne rejette là un des points fondamentaux de la pensée artistique de la Renaissance. Son attitude est à rapprocher de celle d’un G. B. Bellucci par exemple qui, au nom des nécessités pratiques, rejette comme inutiles les finesses et le vocabulaire même de l’architecte en lui préférant la sobriété efficace de l’ingénieur : « Le fortezze non ricercono Architetti non havendo bisogno nè di cornise né di architravi né fogliami nè intagli perchè il canon manda tutto questo in fumo ma vuol haver buoni fianchi... » (Nuova inventione di fabricar fortezze, di varie forme, Venise, 1598 ; cf. F. Paolo Fiore, La città progressive e il suo disegno, dans La Città comme Forma Simbolica, Rome, 1973, p. 227). Le texte de Bellucci et les analyses de F. Paolo Fiore indiquent bien comment la pression des réalités politiques et économiques a joué un rôle déterminant dan cette crise des idéaux architecturaux de la Renaissance.
108 Cf. son allusion à Copernic dans l’Apologie... ; cf. l’inutilité qu’il ressent devant la réforme du calendrier par Grégoire XIII en 1582.
109 II, 17, De la praesumption. Cf. l’« oratio » du Dieu de Delphes : « Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous... ». La modestie de Montaigne est souvent feinte, tout comme son désordre. Car c’est précisément cette conscience de l’instabilité de l’être au monde qui fonde son écriture et garantit sa « vérité » : Montaigne change le projet même du discours philosophique, non pas regarder hors de soi mais en soi, non plus peindre l’être mais le passage, « à sauts et à gambades ». C’est le seul être réel et le seul discours vraisemblable possible.
110 II, 12, Apologie... Montaigne est dans l’orthodoxie la plus juste.
111 Cf. Yates, p. 400-403
112 Id., p. 397-400 et 415-417.
113 Id., p. 328sq.
114 « Perché doviamo noi... cominciar la nostra investigazione dalla parola piuttosto Che dalle opere di Dio ? è forse men nobile et eccellente l’operare Che il parlare ? », Lettre à Diodati du 15 Janvier 1633, citée par Garin, op. cit., p. 455 ; cf. E. Cassirer, The Individual and the Cosmos in the Renaissance Philosophy, New-York, 1963, p. 55. Voir aussi, sur la valeur éthique de la technique architecturale come modo esemplare del fare, G. C. Argan, Borromini e Bemini, dans Studi sul Borromini, Atti del Convegno..., Rome, 1967, I, p. 307sq.
115 Cf. Yates, p. 241 et 255.
116 Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, p. 362-363.
117 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, 1966, p. 65.
118 Cf. les analyses de G. C. Argan sur la fonction de l’image baroque dans L’Europe des capitales, Lausanne, 1964, passim.
119 G. C. Argan, op. cit., p. 24. Argan a remarquablement mis en lumière la façon dont l’imagination artistique est, à xvie siècle, une « faculté nettement distincte de celle qui produit concepts et notions et même de cette faculté mixte, intellective et imaginative, qui, pendant la Renaissance, forgeait à valeur égale et souvent de manière unitaire des formes sensibles et des concepts abstraits » (op. cit., p. 14). La question de l’invention artistique se pose dès lors en termes d’efficacité sociale et morale.
120 La formule est de F. Yates, p. 306. Il est tout à fait frappant de voir Vico, dans la Scienza Nuova, assimiler la mémoire et l’imagination créatrice, dans les passages où, précisément, il définit la fonction des images et des allégories dans des termes directement inspirés de la tradition mnémonique ; cf. P. Rossi, La costruzione delle immagini nei trattati di Memoria Artifleiale del Rinascimento, dans Umanesimo e Simbolismo, Atti del IV Convegno internazionale di studi umanistici, Padoue, 1958, p. 161-163.
121 Cf. Yates, p. 394.
122 Il s’agit évidemment d’un « concept » peu historique. Sa seule légitimité tient peut-être d’une part à la vogue des « secrets » au xvie siècle et, d’autre part, au fait que tout un aspect de la Renaissance a été très rapidement méprisé par suite d’une incompréhension de ses intentions profondes. Cf. E. Panofsky, Galileo as a critic of art, La Haye, 1954 ; cf. aussi la brutale rupture entre Lomazzo et Bellori telle qu’elle s’exprime dans L’Idea del pittore, dello scultore e del’architteto, où Bellori condamne violemment ceux qui peignent d’après une ufantastica idea, appoggiata alla pratica non all’imitazionem, (cf. E. Panofsky, Idea, a concept in art theory, Columbia, 1968, p. 105-107). De Galilée à Bellori, c’est la notion péjorativ de maniérisme qui prend corps.
123 Cf. Chastel-Klein, op. cit., p. 94. Le titre complet de Gesner indique bien ce souci de totalisation du savoir : Bibliotheca Universalis, seu Catalogus omnium scriptoru locupletissimus in tribus linguis, latina, graeca et hebraica ; Gesner publia également, en 1555, le Historiae avium liber. Sur la différence entre les catalogues et dictionnaires du xvie siècle et ceux du xviie siècle, voir plus loin, notes 126 et suivantes.
124 M. Ficin, Commentaire de Plotin, Ennéades, V, 8, 6, cité par Chastel-Klein, op. cit., p. 80-81.
125 Cf. Chastel-Klein, ibid., et Dorival, Philippe de Champaign et les Hiéroglyphiques de Pierius, dans Revue de l’Art, 1971, XI, p. 31-42.
126 Titre complet : Thresor de la langue francoyse, tant ancienne que moderne, Auquel entre autres choses sont les mots propres de Marine, Venerie & Faulconnerie, cy devant ramassez par Aimar de Ranconnet... Reveu et augmenté en ceste derniere impression de plus de la moitié par Jean Nicot, vivant conseiller du Roy... Avec une grammaire francoyse et Latine, & le recueil des vieux proverbes de la France. Ensemble le Nomenclator de Iunius, mits par ordre alphabetic, & creu d’une table particulière de toutes les dictions. Cet amalgame impressionnant est typiquement « Renaissance ». La page de titre porte l’enseigne de l’éditeur, D Douceur, « Au Mercure Arresté » ; faut-il y voir une allusion au Mercure égyptien (assimilé à Theuth) qui, selon la tradition cicéronienne connue, avait donné aux Égyptiens « les lois et les lettres » (De Natura Deorum, III, 22( cf. Yates, Giordano. Bruno and the Hermetic Tradition, chap. I) ? Peut-être pas, car Mercure est aussi, plus directement, le Dieu des échanges et de la communication. On le retrouve au frontispice des Remarques sur la langue francoyse de Vaugelas (Paris, 1647). L’inscription qui entoure l’emblème de D. Douceur – CONSTANS QUI VAGANS ANTE – s’applique bien, en tout cas, au destin du français au xviie siècle. Mais le dictionnaire de Nicot ne comble pas encore le souhait de Montaigne (cf. note 91) ; il s’agit plus d’un amalgame quelque peu brouillon, dont la nouveauté tient à ce qu’il est en partie un dictionnaire français-français, tandis que les dictionnaires du xvie étaient fiançais-latin.
127 Cf. Le titre révélateur de l’ouvrage de Louis Alemand, paru en 1688 : Nouvelles Observations, ou guerre civile des françois sur la langue.
128 Paris, 1626. Le titre est « expliqué » par une formule tout aussi obscure et révélatrice : L’homme est l’ombre d’un songe, et son œuvre est son ombre. Toute référence trop précise à Bruno et au De umbris idearum – paru cependant à Paris en 1582 – serait peut-être forcée ; cf. pourtant la connaissance de l’occultisme à Paris à la fin du xvie siècle (Yates, p. 223-224) et l’atmosphère des Académies en France au début du xviie siècle : Yates, French Academies of the Sixteenth Century, Londres, 1947, en particulier p. 296 sq. Un climat existe en tout cas, où certains veulent résister à la clarté trop froide de la raison.
129 Curiositez françoises, pour supplement aux dictionnaires, ou Recueil de plusieurs belles proprietez, avec une infinité de Proverbes & Quolibets, pour l’explication de toutes sortes de Livres. L’ouvrage d’Oudin aurait été à sa place dans « cabinet » de « curiosités » du xve siècle...
130 Scipion Dupleix, Liberté de la langue françoise..., Préface, p. 11.
131 Cf. le titre du dictionnaire de Richelet, paru à Genève en 1680 du fait du privilège de l’Académie : Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs remarques sur la langue françoise : ses Expressions Propres, Figurées et Burlesques, la Prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Noms, le Regime des Verbes... il ne s’agit plus d’un recueil de « curiosités », mais d’un classement analytique et raisonné.
132 Il faudrait analyser les implications sociales des termes logiques « distinguer », « distingué », « distinction ». Les modes de pensée et les comportements sociaux se nouent dans le vocabulaire.
133 Le Grand Dictionnaire, paru en 1660, est l’œuvre d’Antoine Baudeau, sieur de Somaize, défenseur des Précieuses contre Molière.
134 Cf. 1677, le Traité de la Paresse d’A. de Courtin qui y’oppose à Vaugelas ; 1687, les Notes de Thomas Corneille sur les Remarques de Vaugelas et, finalement, le classement par racines adopté par le Dictionnaire de l’académie (1694), qui préfère la clarté de la démonstration rationnelle à l’inconvénient qui résulte de ce mode de classement pour l’utilisation pratique de l’ouvrage.
135 Grand Dictionnaire des Précieuses, p. 2 et 3.
136 Id., ibid.
137 C. Ripa, Proemio de l’Iconologia ; la première similitudine est de celles qui « consistono nell’egual proportione, che hanno due cose distinte frà se stesse ad una sola diversa da ambedue, prendendo quella che è meno ; come, se, per similitudine di Fortezza si dipinge la Colonna, perche ne gl’edificii sostiene tutti i sassi & tutto l’edijïcio, Che la stà sopra, senza muoversi, o vacillare, dicendo che tale à la fortezza nell’huomo, per sostenere la gravezza di tutti i fastidii, & di tutte le difficoltà, chegli vengono addosso... » ; la seconde similitudine « è quando due cose distinte covengono in una sola differente da esse ; come, se, per notare magnanimità, prendessimo il Leone, nel quale essa in gran parte si scuopre ; il qual modo è meno lodevole, ma pili usato per la maggior facilità della inventione, & della dichiaratione ».
138 Id., ibid.
139 Le passage est particulièrement subtil et révélateur : « Et la definitione scritta se bene si fa di pocae parole, & di poche parole par che debbia esser questa in pittura ad imitatione di quella ; non è pero male l’osservatione di molte cose proposte, accioche o dalle molte si possano eleggere le poche, che fanno più a proposito, o tutte insieme facciano una compositione, che sia più simile alla descrittione, che adoprano gli Oratori & i Poeti, che alla propria definitione de Dialettici. II che forse tanto più convenientemente vien fatto quanto nel resto per sè stessa la Pittura più si confà con queste arti più facili & più dilettevoli, che con quella più occulta, & più difficile ». L’attitude quelque peu condescendante de l’aristotélisme de Ripa à l’égard de la peinture « per se stessa » n’est pas sans rappeler celle de Guarino, pour qui la peinture n’atteignait sa pleine dignité qu’à travers le discours de l’ekphrasis que le Poète tient sur elle ; cf. plus haut, n. 34.
140 Malebranche, Recherche de la Vérité, II, 1ère partie, chap. 5. La position de Bacon allait dans le même sens : réformer un art de la mémoire que l’on connaît bien et dont on reconnaît l’efficacité. Mais l’image – ministratio ad memoriam – était réservée par lui aux tricheurs : joueurs de cartes, magiciens et occultistes mêlés. La méthode scientifique recourt à une topique et à des tabulae, rationalisation presque « ramiste » des procédés mnémoniques connus ; sur Bacon et l’art de la mémoire, cf. en particulier, P. Rossi, Francesco Bacone, dalla magia alla scienza, Bari, 1957,480-494.
141 Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, I, 2, 2, dans Quvres Philosophiques, Paris, 1947, I, p. 15. Il serait intéressant de montrer comment les pages de Concillac sur les procédés de la mémorisation constituent une rationalisation complémentaire des travaux de Malebranche et de Locke et comment, par suite de cette filiation, la référence à l’art mnémonique proprement dit y est moins nettement perceptible. L’Essai sur l’origine... est d’autant plus important que l’on y trouve également une définition nouvelle – héritée de Vico et de Warburthon – du hiéroglyphe, transcription figurée du « langage d’action ». Or, dans cette définition, Condillac relie de nouveau imagination, image et mémoire, cf. id., II, 1, 1-14.
142 A. Chastel, La Crise de la Renaissance, Genève, 1968, p. 208.
143 Argan a remarquablement noté comment cette aliénaton – relative_ se dessine dès le xviie siècle : le prestige de l’artiste « a incontestablement diminué par rapport au siècle précédent… ; mais en revanche, il jouit d’une autonomie professionnelle bien supérieure. Il est devenu un bourgeois qui a une profession, comme un médecin ou un avocat…On y recourt chaque fois qu’un déploiement d’images est prévu… », dans L’Europe des Capitales, Genève, 1964, p. 24.
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