A propos de l’article de Meyer Schapiro, Muscipola Diaboli : le “réseau figuratif” du rétable de Mérode
p. 47-56
Texte intégral
1Il n’est plus possible d’étudier le rétable de Mérode sans faire référence à l’article de M. Schapiro, Muscipola Diaboli. Tous les spécialistes s’accordent pour reconnaître qu’il y a dégagé le sens théologique précis des souricières fabriquées par Joseph. On oublie plus souvent la deuxième et la troisième partie de l’article, qui n’ont pourtant pas moins d’intérêt, puisque M. Schapiro y propose une explication exhaustive de la présence et de l’activité inhabituelles de Joseph à côté d’une Annonciation. Les contenus implicites qu’il dégage alors suscitent peut-être la réticence des historiens, pour qui seule la découverte d’un texte précis permet d’affirmer un contenu précis.
2Pourtant l’intérêt le plus profond et l’importance de Muscipola Diaboli tiennent précisément à la méthode d’interprétation utilisée par l’auteur ; il n’est pas inutile de la résumer.
3D’abord le « décryptage » exhaustif proposé n’est possible que grâce à l’idée que « les différents niveaux de sens se soutiennent les uns les autres : le monde domestique fournit les objets qui servent de symboles poétiques et théologiques pour la pureté de Marie et pour la présence miraculeuse de Dieu ; la conception socio-religieuse de la famille fournit la figure ascétique de Joseph et son occupation ; la métaphore théologique de la rédemption, la souricière, condense en même temps les symboles du diabolique, de l’érotique et de leur répression ; le piège est à la fois un objet femelle et le moyen de détruire la tentation sexuelle ». L’analyse repose donc sur la faculté que possède un seul « objet figuratif » de condenser différentes pensées. Il faut insister sur le rapport étroit de cette notion avec celle de la condensation dans le travail du rêve, telle que l’a définie Freud : « Quand on compare le contenu du rêve et les pensées du rêve, on s’aperçoit tout d’abord qu’il y a eu là un énorme travail de condensation. Le rêve est bref, pauvre, laconique comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêve »1. C’est que chacun des éléments du contenu du rêve est surdéterminé, comme représenté plusieurs fois dans les pensées du rêve »2. Le résultat de ce « travail du rêve » est complexe : « Des associations d’idées mènent d’un élément du rêve à plusieurs pensées, d’une pensée à plusieurs éléments »3. Le rapprochement avec le travail de condensation opéré sur l’objet figuratif qu’est la souricière me paraît évident et riche.
4Un deuxième principe me semble diriger la troisième partie de l’article de M. Schapiro. L’interprétation psychologique (peut-on dire psychanalytique ?) est faite en deux temps. D’abord l’auteur constitue un réseau d’objets qui, au long du trajet que parcourt notre regard sur l’œuvre, « se groupent dans notre esprit comme symboles du masculin et du féminin », et offrent un sens psychologique cohérent. La vérification se fait alors par recours à un texte et M. Schapiro suggère l’emploi d’un double texte : d’abord, emploi – limité, avec prudence et précision – d’une symbolique générale (de processus de symbolisation est un processus général ») ; ensuite, emploi de « documents tout aussi explicites (que les textes théologiques) qui renvoient à une signification sexuelle (de la souricière »). Ces documents sont fournis par la magie populaire, le folklore, et même les écrits d’Erasme ou d’Alciat ... L’interprétation naît donc de la mise en rapport de textes généraux (fournis par l’imaginaire collectif contemporain du peintre) et d’un « texte » individuel et particulier (le réseau figuratif de l’œuvre) qui « actualise » le texte collectif. On est à nouveau très proche de la méthode employée par Freud pour l’interprétation des rêves, Celui-ci évoque en effet une « symbolique générale » qui m’est pas spéciale au rêve ; on la retrouve dans toute l’imagerie inconsciente, dans toutes les représentations collectives, populaires notamment : dans le folklore, les mythes, les légendes, les dictons, les proverbes, les jeux de mots courants »4. Freud indique que cette symbolique est à faire car « le rêve utilise les symboles tout préparés dans l’inconscient » pour une « figuration déguisée des pensées latentes ». Mais cela n’explique pas tout, car « une motivation individuelle (s’ajoute) à la règle générale »5. L’analyste est amené alors à combiner deux techniques : mous nous appuierons sur les associations d’idées du rêveur, nous suppléerons à ce qui manquera par la connaissance des symboles de l’interprétateur »6.
5Certes, il manque souvent à l’historien d’art l’équivalent du récit du rêveur en personne ; M. Schapiro l’indique nettement7. Mais ce récit n’est-il pas très proche du « réseau figuratif » qui dispose les éléments de l’image sur la surface picturale ? Il instaure des relations de contiguïté, d’éloignement, de similitude, de contraste, de complémentarité, d’opposition ... Bref, il crée une « forme », la « figuration » du sujet dont la fonction signifiante peut, me semble-t-il, être identifiée à celle que joue cette forme donnée au rêve par le récit du rêveur, dont Freud dit, en insistant particulièrement de lui-même : « La forme du rêve ou la forme dans laquelle il est rêvé est employée avec une fréquence étonnante pour représenter son contenu caché »8.
6Ainsi le texte général, la symbolique générale de l’imaginaire collectif sert, dans l’analyse, de principe de vérification ; mais le décryptage précis ne peut s’appuyer que sur la « motivation individuelle » telle qu’elle apparaît dans l’image : le réseau signifiant de la figuration picturale est le point de départ de l’interprétation.
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7C’est à partir de cette idée que je voudrais ajouter quelques remarques de détail à l’article de M. Schapiro, en essayant de définir la nature et la fonction de l’objet que fabrique Joseph, dans le volet droit du retable de Mérode.
8Dans son article de 1945, M. Schapiro ne définit pas cet objet. En 1959 par contre, il s’appuie sur les Heures de Catherine de Clèves, datant des environs de 1440, pour voir dans la planche percée de trous le couvercle d’une boîte à appâts pour poissons. Dans une des miniatures de ce manuscrit, le Christ portant la Croix et descendant vers la terre est associé à un décor marginal présentant un pêcheur et son équipement au bord d’une rivière : « Là, comme dans le retable de Mérode, l’Incarnation est associée à une image marginale dans laquelle apparaissent des instruments de piégeage »9. Cette proposition est intéressante car elle renforce le « réseau » théologique de la souricière en faisant allusion à la métaphore connue de l’hameçon et de l’appât tendu au diable, déjà évoquée en 1945.
9Mais, entre 1945 et 1959, l’article Muscipola Diaboli et le silence de Schapiro sur ce détail avaient suscité une vaste discussion iconographique opposant les hypothèses les plus variées10. Pour ne citer que les « maîtres » les plus célèbres, Panofsky voit dans cette planche un couvercle de chaufferette en s’appuyant sur La Laitière de Vermeer ; Tolnay, après M. Freeman, y reconnaît « ces planches cloutées sur lesquelles le Christ devait marcher en portant la Croix »11. Il faut citer aussi C. I. Minott qui se fonde sur une œuvre postérieure au retable de Mérode pour y reconnaître une planche percée de trous et destinée à recevoir les baguettes des prétendants, lors du mariage de la Vierge12.
10Une telle variété risque de décourager toute recherche supplémentaire ... Pourtant l’objet est important car il permettrait de déterminer exactement l’occupation de Joseph au moment même de l’Annonciation, à un moment donc où sa « relation secrète » à Marie est décisive et où l’aspect humain de leurs rapports reçoit sa consécration divine. La variété des hypothèses prouve déjà, en tout état de cause, la richesse de la condensation opérée sur cet objet, condensation qui, comme le dit L. Marin, « ouvre le champ sémantique de l’interprétation, fait apparaître le caractère polysémique de la figure dans ce champ et, à la limite, rend interminable l’analyse »13. Toutes les interprétations proposées sont donc, à la limite, justifiables. Mais il me semble qu’elles comportent toutes une faiblesse un peu gênante : l’historien est obligé de passer par des œuvres extérieures pour déterminer le sens pris par un objet dans un contexte figuratif donné, alors que le Maître de Flémalle ne proposait au spectateur que ce réseau pour décrypter l’objet. Pour résoudre le problème, peut-être faudrait-il constituer plus minutieusement le réseau figuratif, être attentif à sa mise en place picturale précise. N’y a-t-il pas, dans l’œuvre même, un « objet figuratif » qui permettrait d’interpréter la planche que fabrique Joseph ?
11Or, justement, dans le panneau central de l’Annonciation, cet objet existe ; mais, curieusement, il est le plus souvent omis dans les études sur ce retable. Cette omission, nous le verrons, n’est pas un hasard : elle est due à la présentation même de l’objet qui ne justifie pas logiquement sa présence. Il s’agit du pare-feu placé dans la cheminée, derrière Marie : ce pare-feu est composé d’une double planche de bois dont les trous sont disposés en quinconce, comme ceux que perce Joseph sur le volet droit.
12La présence de ce pare-feu n’est pas sans signification, car le feu condense aussi de multiples pensées possibles. C.I. Minott voit, avec raison, dans le livre d’Esaïe la source de l’iconographie du rétable. Or, comme il est naturel, le feu est ; dans ce livre, le symbole de la punition divine : « Les peuples seront Des fournaises de chaux, Des épines coupées, Qui brûlent dans le feu » (Esaïe, 33) ; seul le juste est protégé du feu divin : « Qui de nous pourra rester auprès d’un feu dévorant ? Qui de nous pourra rester auprès des flammes éternelles ? Celui qui marche dans la justice, Et qui parle selon la droiture ... Celui-là habitera dans des lieux élevés ... De l’eau lui sera assurée » (Esaïe, 33). Le pare-feu est, peut-être, la traduction « intimiste » de la protection accordée au juste, dont l’élection de Marie est exemplaire. Un autre passage d’Esaïe est également intéressant : il décrit le charpentier impie et « abusé » : « Il brûle au feu la moitié de son bois, Avec cette moitié il cuit de la viande, Il s’apprête un rôti, et se rassasie ; il se chauffe aussi, et dit : Ha ! Ha ! Je me chauffe, je vois la flamme ! Et avec le reste il fait un dieu, son idole, il se prosterne devant elle, il l’adore, il l’invoque, Et s’écrie : « Sauve moi ! Car tu es mon dieu ! » (Esaïe, 44). Joseph est comme l’antithèse de ce charpentier impie ; loin de fabriquer une idole, il participe à la venue de Dieu sur terre ; on peut donc penser que, loin de regarder la flamme qui le chauffe, il fabrique un pare-feu destiné à la cacher et à en tamiser la chaleur. Par ce biais, le pare-feu prend un sens théologique intéressant.
13Mais il offre aussi un sens sexualisé peu contestable. Traditionnellement, le feu figure la passion amoureuse et, en particulier, la pulsion amoureuse qui vise à la consommation de l’objet du désir. On peut être plus précis : il semble bien qu’il ait existé tout un courant de pensée « magico-scientifique » qui assimilait la semence masculine et le feu, ou même l’étincelle : « Que l’on allume un énorme monceau de charbon avec la plus faible lumière, une étincelle mourante ..., deux heures après ne formera-t-il pas un brasier tout aussi considérable, que si vous l’eussiez allumé tout d’un coup avec une torche de feu ? Voila l’histoire de la génération : l’homme le plus délicat fournit assez de feu pour la génération, et la rend aussi sûre en s’accouplant que l’homme beaucoup plus fort »14. Cette « démonstration » du Siècle des Lumières compare, dans son effort rationaliste, ce qui auparavant était identifié. J’espère pouvoir un jour montrer avec plus de précision comment, dans la pensée magique, « le germe est une étincelle et l’étincelle un germe »15. Je me contente pour l’instant de suggérer que, dans le retable de Mérode, le pare-feu peut être doué d’un sens sexuel latent : il protège Marie de l’étincelle matérielle et fécondante pour permettre le miracle de la conception surnaturelle, ou, plutôt, il est l’image de cette protection dont Joseph est l’agent.
14On peut confirmer cette hypothèse par un détail intéressant des œuvres de Maître de Flémalle, qui permet de revenir à la notion de réseau figuratif : la présence du pare-feu dans une cheminée n’est pas « automatique ») chez lui, elle est liée à un certain contexte psychologique et figuratif.
15Dans la Madone de l’Ermitage, la Vierge se chauffe la main devant une cheminée allumée, dépourvue de pare-feu. Le retable du Prado propose presque exactement le schéma de la partie droite de l’Annonciation de Mérode ; mais il y a un feu dans la cheminée et pas de pare-feu. Il faut noter aussi qu’il ne s’agit pas d’une Annonciation, ni même de la Vierge Marie, mais de Sainte Barbe : les symboles de la pureté virginale sont facilement transportés de Marie à Sainte Barbe, sauf le pare-feu. Or Sainte Barbe est une « vierge célibataire » ; le pare-feu est donc, peut-être, étroitement associé au contexte humain de la Virginité de Mane, mariée et pourtant chaste.
16Le cas le plus intéressant est celui de la Madone de la National Gallery. C’est une Vierge en train d’allaiter l’Enfant : la relation maternelle est très soulignée, mais le contexte érotique également, dans la mesure où le sein découvert et offert de la Vierge reçoit un accent particulièrement fort. Cette Madone est placée devant une cheminée où brûle un feu. Mais elle est protégée par un pare-feu d’osier dont la figuration est révélatrice : il a la forme d’une énorme auréole qui isole le visage de la Vierge et cache presque entièrement le feu (la minuscule flamme n’est là que pour indiquer la présence effective d’un foyer allumé). C’est un exemple typique du « symbolisme déguisé » dont parle Panofsky. Et, en ce qui nous concerne, c’est un exemple très net de condensation : un même objet figuratif protège du feu et joue le rôle de l’auréole. Cette présence du pare-feu, ainsi que la condensation dont il est l’objet, me paraît liée au contexte érotique de l’image : la figuration du sein de Marie s’accompagne d’une valorisation sexuelle de la flamme (dont il faut alors signaler la présence, même de façon un peu « bizarre ») et, conjointement, elle entraîne la présence d’un pare-feu dont la forme rappelle la Virginité et la féminité inaccessible de Marie.
17Revenons au retable de Mérode : le pare-feu y est également symbolique. La meilleure preuve en est sans doute l’absence de tout foyer dans la cheminée. Le pare-feu n’est donc pas justifié par une raison naturelle, ou « réaliste », et Jacques Daret le supprime quand il copie l’Annonciation du Maître de Flémalle. Mais cette suppression accompagne la disparition d’un certain nombre d’accessoires et leur remplacement par un espace pictural dont le « réseau figuratif » est très différent16. Le pare-feu est inutile dans une cheminée sans feu ; il fait donc17 partie d’un réseau symbolique destiné à figurer la relation entre Marie et l’Eros, entre sa virginité terrestre et la pulsion sexuelle de l’humain. Il faut ajouter qu’il se trouve « du côté de Joseph ». Alors que le mur de gauche s’ouvre sur les donateurs, admis à une contemplation surnaturelle, le pare-feu a peut être pour fonction, à droite, de souligner et de préciser la « clôture » entre Marie et Joseph, dont le regard est détourné du panneau central.
18Revenons maintenant à Joseph. Fabrique-t-il- effectivement un pare-feu ? On peut poser la question dans la mesure où la forme et la taille de sa planche ne correspondent pas exactement à celles du pare-feu. Mais cela ne constitue par une objection importante, car une des caractéristiques fondamentales de la condensation consiste en la « formation composite ». Celle-ci peut être obtenue « de multiples façons. La plus simple est la figuration des qualités d’un objet, accompagnée de la notion qu’elle convient aussi à un autre »18. De toute façon donc, Joseph fabrique un objet étroitement associé, par sa figuration même, au pare-feu qui protège Marie, dans le panneau central du retable. Par ailleurs, ce qui emporte, me semble-t-il, l’adhésion sur ce point, c’est le fait que la présence de saint Joseph à côté d’une Annonciation se rattache, au début du xve siècle, à un thème iconographique particulier. Saint Joseph évoque le moment de la naissance de Jésus, le 25 Décembre, tandis que l’Annonciation se passe au printemps, le 25 Mars ; Giovanni di Paolo peint ainsi saint Joseph se chauffant devant une cheminée dans la partie droite d’une Annoniation19. Le peintre italien représente, de part et d’autre de l’Annonciation proprement dite, le printemps et l’hiver, les deux termes temporels de la gestation miraculeuse.
19Il faut souligner pourtant que le contexte du rétable de Mérode et celui de l’œuvre italienne sont différents. Chez le Maître de Flémalle, loin de se chauffer, saint Joseph fabrique un pare-feu. Si le thème du feu hivernal est donc présent, c’est en quelque sorte dans son absence ou, plutôt, dans une « mise à distance » dont on a vu les significations théologiques qu’elle pouvait revêtir. Ce choix original du Maître de Flémalle doit être interprété et l’on peut, sans doute, se permettre une hypothèse qui a le mérite de vouloir rendre compte avec précision d’une invention très personnelle du peintre.
20Saint Joseph perce des trous dans une planche. Comme l’a noté M. Schapiro et étant donné le contexte humain de cette activité, le fait de percer des trous présente un sens sexuel latent ; on peut dire que cette image et cette action constituent un déplacement et une sublimation d’une pulsion sexuelle qui s’accomplit de façon déguisée.
21En même temps cependant, saint Joseph fabrique un objet assimilable à un pare-feu ; cette précision permet, on l’a vu, de dire qu’il fabrique – dans l’iconographie propre au Maître de Flémalle – un objet destiné à protéger la virginité de Marie, et cet objet acquiert ici le pouvoir de condenser à la fois la répression de la pulsion sexuelle (puisqu’il protège du feu) et son expression sublimée (dans l’acte de percer des trous).
22Le pare-feu et la planche que troue saint Joseph sont donc des symboles étroitement adaptés à la relation intime et personnelle du couple.
23L’avantage de cette explication me paraît double. D’abord elle précise la façon dont le Maître de Flémalle a figuré la relation entre Marie et Joseph. Or, si cette présence ne constitue pas à proprement parler une exception, elle est cependant inhabituelle et le peintre ne l’a introduite que tardivement20, sans doute après une longue méditation où la condensation a eu tout le temps de s’élaborer. Ensuite, elle permet de constituer un réseau figuratif très fort, plus cohérent en tout état de cause que lorsque l’interprétation doit s’appuyer sur des œuvres extérieures, sans établir de rapprochement, au niveau de ce détail important, entre le volet droit et le panneau central du rétable.
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24C’est au sujet de cette cohérence du réseau figuratif que je voudrais poser encore quelques questions, à propos des souricières cette fois.
25Première question : y a-t-il effectivement une paire de souricières dans le volet droit ? Les deux objets habituellement identifiés comme des souricières sont en fait très différents dans leur fabrication : celui qui est à la fenêtre suggère une cordelette souple, tandis que l’objet posé sur l’établi comporte une structure métallique rigide et présente une une forme plus effilée. Certes il peut exister différents types de souricières, mais il serait pourtant curieux que le Maître de Flémalle ait voulu compliquer la lecture de ce panneau en diversifiant la représentation de deux objets identiques ... Or il manque, parmi tout « l’attirail » complaisamment étalé, un outil précis, celui même qui constitue l’attribut le plus fréquent de Joseph : il y a des clous, une hache, une scie, un foret, des tenailles ... Mais il manque le traditionnel rabot. L’objet posé sur l’établi est-il une souricière ou un rabot ? Je penche, quant à moi, pour cette deuxième hypothèse car la présence de menus copeaux de bois – formés par un rabot – me semble, à côté de cet ustensile en partie métallique, servir à assurer son identification et à empêcher de le confondre avec la souricière posée à l’étalage.
26Deuxième question : que fait cette souricière à cet endroit ? Il n’est pas naturel ou vraisemblable, dans une image « réaliste », de voir une souricière sur une fenêtre ou sur un étalage. Dire qu’elle est en vente revient à transformer Joseph en marchand de souricières ... C’est un peu arbitraire et il me paraît plus intéressant d’essayer d’expliquer cette mise en place curieuse en fonction du réseau figuratif général, qui dispose les éléments de l’image à travers la surface picturale, car c’est cette disposition qui assure le parcours du regard et la « lecture » de l’œuvre proposée au spectateur. La souricière prend son sens plein par la place qu’elle occupe dans le réseau de la figuration.
27Ici, la souricière est à la fenêtre, c’est-à-dire à l’articulation de l’extérieur et de l’intérieur. Un panneau de cette fenêtre est fermé (celui de gauche), l’autre est absent ; on peut dire qu’il est remplacé par une souricière qui joue, en partie, son rôle. A l’arrière-plan, les rues sont parcourues par des promeneurs aux habits riches, beaux et colorés, en un mot, « à la mode ». Par là, la ville figure, traditionnellement d’ailleurs, le monde profane de la mode et de la séduction, dont le goût est toujours condamné par les auteurs religieux : ainsi, Esaïe : » En ce jour, le Seigneur ôtera les boucles qui servent d’ornement à leurs pieds, Et les filets et les croissants ; Les pendants d’oreilles, les bracelets et les voiles ; ... les vêtements précieux et les larges tuniques, Les manteaux et les gibecières... » (Esaïe, 3). La condamnation des parures trop luxueuses est, d’ailleurs, un des thèmes favoris des prédicateurs itinérants de l’époque. Ainsi mise en place, la souricière se laisse dire » très précisément : piège tendu au diable, elle est aussi répression de la sexualité, comme l’a dégagé M. Schapiro. On peut ajouter que, de ce point de vue, elle figure, avec précision, la répression de la sexualité profane à l’entrée du « lieu » de Joseph et de Marie, c’est-à-dire à l’entrée d’un lieu sacré, à l’entrée dans le monde religieux. Elle clôture ce lieu et elle le protège contre les démarches de la séduction suggérées à l’arrière-plan. Esaïe a peut être indiqué cette opposition, dans ce texte qui suit immédiatement celui que nous venons de citer et qui associe la condamnation de la mode, l’image du « germe de l’Eternel » et celle de « l’abri » : « En ce temps-là, le germe de l’Eterne1 Aura de la magnificence et de la gloire ... Car tout ce qui est glorieux sera mis à couvert » (Esaïe, 4).
28On dégage mieux par là la cohérence et la complémentarité des deux volets du retable. Comme le souligne Tolnay, le volet gauche figure un jardin intérieur assimilable au « jardin clos » de la Vierge. Or, dans ce volet, la « clôture » entre le lieu sacré et le monde profane est également très accentuée. Le mur est couronné de créneaux et la porte est dominée par une véritable tour de garde munie de machicoulis : le jardin clos est protégé comme une forteresse et les donateurs n’ont dû d’y entrer qu’à leur pureté intérieure. Ce volet illustre sans doute le passage d’Esaïe : « En ce jour, on chantera ce cantique dans le pays de Juda : Nous avons une ville forte ; Il nous donne le salut pour murailles et pour rempart. Ouvrez les portes, Laissez entrer la nation juste et fidèle » (Esaïe, 26). Le mur crénelé et la porte entrouverte – mais gardée par Esaïe ou Ezéchie121 – ont ainsi un rôle de clôture symbolique très forte, et il est probable que, dans le volet droit, le panneau fermé et la souricière, qui « garde » le volet ouvert, jouent le même rôle.
29Le pare-feu et la souricière sont complémentaires : la souricière, piège tendu au diable, est une protection tournée vers le monde extérieur, le pare-feu est une barrière intérieure, entre Joseph et Marie22. Le passage de l’un à l’autre implique une progression et l’ensemble du retable apparaît comme l’articulation d’un certain nombre de « lieux » investis d’une signification précise. Le monde profane est suggéré à l’arrière-plan des deux volets ; la partie principale de ces volets figure un dieu » intermédiaire, occupé par des personnages humains qui participent à l’événement miraculeux sans être cependant au cœur même du mystère ; seul le panneau central est totalement pénétré du divin, à l’image de Marie elle-même. Et ce n’est pas un hasard si la fenêtre qui s’ouvre dans la chambre miraculeuse ne donne plus sur la ville, mais sur un ciel qu’aucune présence profane ne vient souder.
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30Ces remarques limitées n’ont d’intérêt que dans la mesure où j’ai essayé d’appuyer systématiquement le déchiffrement sur l’étude minutieuse du « réseau figuratif ». C’est cette attention méticuleuse au travail du peintre qui me semble permettre, en dernière analyse, de dégager le contenu d’une image particulière. L’analyse proprement historique doit être complétée par l’étude des textes contemporains, mais la découverte du texte ne doit par précéder ou orienter l’interprétation d’un langages irréductible au « discours », d’une figuration dont les procédés signifiants demeurent spécifiquement figuratifs.

Fig. 2.- Maître de Flémalle, Retable de Mérode, volet droit, New-York, Cloisters Museum.

Fig. 3.- Maître de Flémalle, Retable du Prado, volet droit, Madrid, Prado.

Fig. 4.- Maître de Flémalle, Madone à l’Enfant, Londres, National Gallery.

Fig. 5.-J. Daret, Annonciation, Bruxelles, Musée Royal.
Notes de bas de page
1 Freud, L’interprétation des rêves, VI, 1, Paris, 1967, p. 242. Une analyse du rapport entre le travail de l’interprétation des rêves et l’étude des œuvres figuratives est proposée par Louis Marin, Notes sur une médaille et une gravure, éléments d’une étude sémiologique, dans Revue d’Esthétique, Avril 1969, XXII, 2. Il est bon de rappeler que, dans le langage freudien, le « contenu » du rêve est assimilable au récit qu’en fait le rêveur, à son « contenu manifeste » ; les « pensées du rêve » sont les « pensées latentes » (cf. Abrégé de Psychanalyse, Paris, 1967, p. 29). Il faut donc être attentif à l’ambiguïté du terme contenu qui, dans le langage de l’histoire de l’art, renvoie au contenu latent, par opposition au « sujet ». Le contenu de l’œuvre d’art est à rapprocher des pensées du rêve, le contenu du rêve est à rapprocher du sujet de l’œuvre d’art.
2 Freud, L’interprétation des rêves, p. 246.
3 Id., p. 247.
4 Id., p. 301.
5 Id., p. 303
6 Id., ibid.
7 Cela indique toute l’importance du « rêve de Dürer » – analysé dans ce volume par M. Wirth – où l’artiste propose sur une même page le récit du rêve et sa figuration peinte.
8 Freud, op. cit., p. 286.
9 M. Schapiro, A note on the Merode Altarpiece, dans The Art Bulletin, Décembre 1959, XLI, 4.
10 Cf. E. Panofsky, Early Netherlandish Painting, Cambridge (Mass.), 1953, p. 164 ; M. Freeman, The Iconography of the Merode Altarpiece, dans Bulletin of the Metropolitan Museum of Art, 16, 1957, p. 103-139 ; Ch. de Tolnay, L’autel Mérode du Maître de Flémalle, dans Gazette des Beaux-Arts, LIII, février 1959, p. 65 sq. ; I. Zupnik, The Mystery of the Merode Altarpiece, dans Burlington Magazine, 108, 1966, p. 126-132.
11 Op. cit., p. 75. Cette hypothèse me paraît peu satisfaisante. En effet une planche cloutée offrirait un relief saillant, alors que la planche de saint Joseph offre un « relief en creux » ; cette inversion me paraît trop forte pour justifier un rapprochement un peu rapide.
12 C.I. Minott, The theme of the Merode Altarpiece, dans The Art Bulletin, Sept. 1969, LI, 3. Au Musée Comer à Venise, deux panneaux d’un anonyme flamand du xve siècle représentent au recto une Annonciation et, au verso, deux personnages décrits comme « deux saints ». L’identification est fausse. Le premier est sans doute Esaïe et le deuxième est, certainement, saint Joseph car il est, justement, occupé à percer des trous dans une planche de bois. Aucun des historiens ayant étudié le Retable de Mérode ne signale ces deux panneaux. Ils méritent pourtant une mention car ils offrent un autre cas où saint Joseph est figuré en même temps que l’Annonciation et, de plus, saint Joseph y a la même occupation que dans le rétable de Mérode. On peut penser qu’il s’agit d’une reprise du motif du Maître de Flémalle, signe de son succès.
13 L. Marin, op. cit., p. 125.
14 De Malon, Le Conservateur du sang humain, ou la saignée démontrée toujours pernicieuse et souvent mortelle, Paris, 1767, p. 146.
15 G. Bachelard, Psychanalyse du Feu, Paris, 1949-1968, p. 80.
16 Sur ce point, cf. C. Gottlieb, The Brussels Version of the Merode Annunciation, dans The Art Bulletin, XXXIX, 1.
17 J’insiste sur cette articulation logique car elle découle de la méthode proposée par Panofsky pour décrypter le « symbolisme déguisé » des primitifs flamand (cf. Early Netherlandish Painting, p. 140 sq.).
18 Freud, op. cit., p. 279. C’est par ce détour, beaucoup plus que par celui de La Laitière de Vermeer, que l’on pourrait y voir, avec Panofsky, un couvercle de chaufferette, cf. Panofsky, op. cit., p. 75.
19 Annonciation de la National Gallery de Washington ; cf. Ch. de Tolnay, Supplément concernant l’autel Mérode du Maître de Flémalle, dans Gazette des Beaux-Arts, Mars 1960, VI, 55, p. 177-78.
20 L’examen aux rayons X a démontré que la donatrice avait été insérée dans le volet gauche après son achèvement Peut-être devait elle être présentée sur le volet droit à la place de saint Joseph, ce qui aurait donné une disposition plus conforme à la tradition. Cf. Tolnay, L’Autel Mérode ..., p. 67, et Supplément ..., p. 178 ; cf. aussi TH. Rousseau, W. Suhr qui mentionnent les résultats de l’examen dans le Bulletin of the Metropolitan Museum of Art, 1957.
21 Cf. Tolnay, L’Autel Mérode ..., et C.I. Minott, op. cit.
22 Le folklore et les pratiques de la superstition populaire peuvent d’ailleurs donner une autre explication de la place attribuée par le Maître de Flémalle à cette souricière. On est en droit de supposer que ces pratiques ne sont pas spécifiquement nationales et qu’elles constituent, au contraire, un fonds commun de la mentalité magico-religieuse européenne. Or, aux sources évoquées par M. Schapiro, on peut en ajouter une autre, particulièrement précise, du début du xve siècle italien. Dans son sermon De idolatriae cultu, saint Bernardin de Sienne fait un catalogue des pratiques populaires où la magie fait appel au diable, Domino occulto judicio permittente. La liste s’achève par la façon dont les gens simples utilisent les souricières lors des accouchements, pour éviter la naissance d’une fille : « Dum pariant quaedam, expellunt muscipulas, ne pariant foeminamu » (Opera omnia, Florence, 1950, I, p. 116). Ce texte s’applique très bien à l’espoir de Joseph et de Marie : la naissance du Christ. Il contribue Peut être aussi à expliquer la place étrange de la souricière, hors de la maison, sur la fenêtre. Il montre en tout cas combien il serait vain de vouloir donner un sens univoque à cet objet, outil figuratif dont la fonction est précisément de condenser différentes significations possibles.
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