Présentation
p. 9-12
Texte intégral
1Ce volume a son origine dans les travaux effectués au cours d’un séminaire d’histoire de l’art qui s’est réuni entre l’année 1969 et l’année 1971 sous les auspices du Centre de sciences humaines de l’École normale supérieure, auxquels sont venus s’ajouter des textes issus des réflexions suscitées par ce séminaire.
2Si nous avons voulu publier des textes déjà connus des spécialistes sur le symbolisme de la Renaissance, ainsi que des études qui sont plus à considérer comme des propositions de recherche ou de méthode que comme des résultats acquis ou définitifs, c’est qu’il nous a semblé que l’on continuait trop souvent de simplifier ou d’obscurcir à plaisir la complexité réelle de ce symbolisme et que la restitution précise des conditions historiques de sa formation et de son utilisation méritait attention.
3Dès 1948, l’article célèbre de Gombrich, ICONES SYMBOLICAE, l’image visuelle dans la pensée néo-platonicienne, soulignait l’importance et l’originalité de la tradition néoplatonicienne concernant la conception philosophique du symbole visuel. La tradition aristotélicienne sur l’image visuelle vise à maintenir dans ce domaine la clarté de la distinction rationnelle entre le signifiant et le signifié ; l’église romaine soutient ce parti car il ne faut pas, à ses yeux, que l’image devienne icône ou idole ; l’image sera donc substitut des mots et, de Grégoire le Grand à Césaire Ripa, aristotélisme et christianisme visent à établir ces barrières qui doivent éviter la confusion entre le symbole et la représentation. Cependant le néo-platonisme et le renouveau qu’il connaît en Italie à la fin du xve siècle et durant tout le xvie siècle entraînent une réévaluation du rôle “représentatif’ du symbole. Les harmonies et les correspondances que le néo-platonisme établit entre les différentes sphères de l’univers permettent en effet de trouver, dans le symbole, un accès à la vision des êtres supracélestes : la “bonne forme” du symbole n’est pas alors seulement celle qui correspond le mieux à la définition du signifié – ce serait le point du vue aristotélicien – ; la “bonne forme”, c’est aussi celle qui représente le mieux l’entité qui vit réellement dans le monde supra-céleste, et dont la vision peut être atteinte grâce à l’ascension le long de l’échelle des êtres qui a lieu dans l’expérience de la “vie contemplative”. Pour le néo-platonisme, le symbole est d’une certaine manière la chose qu’il représente et à laquelle il ressemble.
4Si le néo-platonisme a connu un tel succès dans les cercles humanistes du xvie siècle, c’est, si l’on peut dire, qu’il offrait un certain nombre d’avantages aux “philosophes” de la Renaissance.
5D’abord, il formule philosophiquement une conception de la vision et de la connaissance supérieures qui peut s’accorder au thème chrétien de la vision béatifique et de la révélation de l’Amour Divin. C’est du moins l’intention clairement affirmée par Ficin pour l’ensemble de son entreprise néoplatonicienne, dans le Proemium du De Christiana Religione : il s’agit pour lui de venir à bout “de la rupture et du lamentable divorce de Pallas et de Thémis, id est sapientiae et honestatis” ; et, pour ce faire, il faut recourir, contre les “esprits pervertis” et les “sectes” des aristotéliciens, aux “raisons platoniciennes qui répondent pleinement aux données de la Religion”.
6Le néo-platonisme donne par ailleurs une assise théorique à un sentiment diffus qui parcourt toute la Renaissance : le sentiment que voir, c’est connaître et que représenter de façon ressemblante, c’est démontrer cette connaissance. Or, si la Renaissance procède en effet à une “promotion de l’image’’, il importe toujours de souligner que cette promotion s’est faite plutôt en marge de l’humanisme. Pour celui-ci, l’écrit et le discours demeurent l’instrument principal de la connaissance, de la culture et de leur diffusion. Comme le fait remarquer Gombrich, Ficin parle finalement fort peu de l’art et des artistes contemporains. Cependant, par sa conception du symbole visuel, le néo-platonisme constitue la doctrine la plus capable de comprendre et de justifier le senti- ment que l’on a alors des prestiges et des pouvoirs de l’image.
7Le néo-platonisme revêt enfin une importance particulière dans la Renaissance parce que sa conception du symbole visuel est plus “vivante” que celle de l’aristotélisme ; cela en fait tout naturellement la doctrine de référence pour les arts figuratifs. Ils y trouvent en effet une justification de l’idéal même de leur travail formel et une explication théorique de l’effet de l’image sur le spectateur.
8Quand on sait l’importance qu’ont eue, pour la pensée de la Renaissance, les textes attribués à Hermès Trismégiste, on est moins étonné de constater qu’à la demande de Cosme de Médicis, en 1463, c’est Ficin qui traduit le Corpus Hermeticum, avant même de traduire Platon. Cependant, en ce qui nous concerne, l’ouvrage qui a joué le rôle le plus important, c’est sans doute l’Asclepius, le texte qui décrit la religion des égyptiens et, surtout, les rites et les procédés magiques grâce auxquels ceux-ci réussissaient à transférer les forces actives du cosmos dans leurs statues des dieux. Le Moyen Age connaissait l’Asclepius ; saint Augustin condamnait l’idolâtrie et la magie qu’il contenait ; mais Ficin le réhabilite, précisément, pour en faire, avec le Pimandre – c’est-à-dire le Corpus Hermeticum – une des deux œuvres “divines” d’Hermès Trismégiste (Argumentum à la traduction du Pimandre). L’Asclepius accompagne toujours le Pimandre de Ficin dans les éditions qui en sont données et il connaît donc le même succès et la même diffusion que celui-ci. Or la magie contenue dans l’Asclepius est souvent mise en rapport avec l’effet des œuvres d’art. I1 est frappant par exemple de voir, dans le premier chapitre du Livre II du Trattato de Lomazzo, se mêler l’analyse de l’effet émotif de l’image picturale sur le spectateur, la fabrication des automates, les “très antiques statues de Mercure qui parlaient en Égypte” et le rappel de la croyance répandue selon laquelle des “démons” habitent les images trop “vivantes”.
9Le néo-platonisme de la Renaissance est intimement lié à l’hermétisme et, si Ficin ne parle guère d’œuvres d’art, il décrit longuement, dans le De vita coelitus compuranda, les techniques qui servent à attirer et à capturer les forces astrales pour les introduire dans des images dont l’efficacité est, à ses yeux, certaine. On commence alors à penser qu’il y avait, par exemple, peut-être plus qu’un simple “topos” rhétorique dans cet éloge de la Suinte Cécile de Raphaël rapporté par Vasari :
“Pingant sola alii referantque coloribus ora,
Caeciliae os Raphael atque animum explicuit”
10Lire donc les symboles de la Renaissance comme des allégories ou des emblèmes clairement et rationnellement définis est insuffisant. Ce qui caractérise sans doute le mieux la production de symboles à la Renaissance, c’est, dans la notion de la “bonne forme” du symbole, un mélange inextricable entre l’idée aristotélicienne de la définition correcte du signifié, l’interprétation ésotérique et hermétique du savoir contenu dans l’image symbolique et la croyance diffuse en l’efficacité magique, miraculeuse ou esthétique de la “bonne image”.
11On ne saurait cependant interpréter la question du symbole à la Renaissance d’un point de vue exclusive- ment philosophique ou néoplatonicien. I1 a semblé qu’il importait ici de suggérer d’autres voies d’approche à l’interprétation.
Si l’on quitte le domaine des textes pour envisager les images, le symbole visuel se présente comme un signe figuratif. I1 faut l’analyser en tant que tel et être attentif à ce qui, dans son fonctionnement, est spécifique d’une “pensée figurative”. Pour cette raison, l’article de Meyer Schapiro avait sa place ici. Outre les découvertes iconographiques qu’elle contient, cette étude est en effet exemplaire en ce qu’elle s’approfondit et s’achève par l’analyse des niveaux de sens dont la superposition est autorisée par les condensations propres à tout système de représentation figurative. Qu’il s’agisse d’une allégorie de la Justice ou de Retable de Mérode, l’image symbolique fonctionne grâce à son “réseau figuratif” et le décryptage précis des contenus éventuels de l’image doit passer par la reconstitution méticuleuse de ce réseau. L’analyse – volontairement orientée – du Rêve de Dürer s’offre comme une proposition d’un tel décryptage et d’une telle reconstitution, avec toutes les hypothèses qu’ils requièrent et que l’enquête proprement historique se doit de confirmer ou d’infirmer.
Cette spécificité du domaine figuratif reconnue, il convient de dégager clairement les limites et la portée de la prise de conscience effectivement rationnelle qui pouvait être obscurément impliquée dans l’usage de certaines “formes symboliques” dont le sens a été, depuis, déchiffré. On connaît l’article de Panofsky sur La perspective comme “forme symbolique” ; la perspective “albertienne” y est décryptée comme symbole d’une double mutation : “déthéologisation” du monde extérieur où, pour la première fois, l’infini est réalisé en acte, “objectivation de la subjectivité”, puisque la perspective correspond à une objectivation des schèmes intellectuels humains et à l’affirmation que ces schèmes correspondent à la réalité des choses. I1 n’est pas question de mettre en doute la force de l’analyse menée par Panofsky. I1 s’agit simplement de constater que ce “contenu” de la perspective est figuré au xve siècle mais que les textes où, en dehors de toute référence à la perspective d’ailleurs, ce contenu est articulé conceptuellement ne datent que du dix-septième siècle. Force est de reconnaître que, tant chez Nicolas de Cues que chez Copernic – où l’univers n’est pas infinitum mais immensum –, l’infini reste circulaire ; Girodano Bruno fait le saut, l’infini est chez lui en acte dans le monde, mais c’est un monde vivant, ce n’est pas encore celui d’une matière infiniment étendue.
12Le contenu symbolique de la perspective peut bien être celui qu’a dégagé Panofsky ; au moment de son “invention”, elle reste vécue et utilisée comme une technique de construction figurative, non point comme le signe d’une conception révolutionnaire du rapport de la matière à l’infini. C’est en ce sens précisément qu’aux xve et xve siècles, la perspective est une “forme symbolique” : son contenu n’est pas clair, il n’est même pas formulable, il ne peut qu’être figuré dans l’image ressemblante de l’espace vécu, qui est projeté sur la surface à deux dimensions de “l’espace pictural”, et sa signification vient de son insertion dans le réseau figuratif des œuvres elles-mêmes.
13Ce symbole de la Renaissance qu’est la perspective ne peut être restitué, dans son fonctionnement et son efficacité, que si l’on est attentif :
à ce décalage entre figuration symbolique et articulation conceptuelle dans le langage ;
à la manière dont, à l’époque, le système organisé des concepts donne inévitablement à la perspective un contenu conscient différent de celui que dégagent les historiens du xxe siècle. Sans même parler de l’interprétation moralisée de la perspective par “l’œil moral”, il faut souligner que la perspective, en tant que signe ressemblant du monde extérieur, prend le sens que lui donne le système organisé de compréhension du monde : elle ne peut être que le signe d’un monde mesurable, fini et imparfait par rapport au monde parfait, infini et, par là-même, incommensurable de Dieu.
14Bref, les conditions historiques d’apparition et d’utilisation du symbole figuratif sont essentielles à sa signification, à la fabrication du sens qu’il propose et qu’il permet.
15- Or, pour apprécier la fonction et la signification des symboles à la Renaissance, l’historien ne peut plus ignorer la réévaluation – relativement récente – du rôle joué par la tradition mnémonique, par “l’art de la mémoire” dans la constitution et la diffusion de la culture européenne. I1 semble bien en particulier que la double conception néoplatonicienne et aristotélicienne du symbole visuel et de l’allégorie soit l’héritière, à la Renaissance, de l’ancienne différence entre la conception proprement thomiste des images mnémoniques (similitudines corporales) et les interprétations plus “vivantes”, plus obscures aussi, des imagines agentes, images de mémoire dont l’efficacité tient à leur aspect personnel et frappant. Saint Thomas prenait quelques distance à l’égard des déviations d’Albert le Grand ; mais les grands systèmes mnémoniques du xvie siècle (G. Camillo, G. Bruno) lient mnémonique, hermétisme et magie pour transformer ces imagines agentes en images magiques ou astrales dont le détenteur possède des pouvoirs remarquables. La reconnaissance de cette attitude mentale permet sans doute de mieux comprendre ce qui se passe entre la fin de la Renaissance et l’âge de la Méthode, de mieux saisir ce qui est en jeu alors et qui n’est sans doute autre que les pouvoirs et les fonctions de l’image et de l’imagination.
16Une question se pose alors : ne devrait-on pas tenter de formuler ce qui pourrait être une histoire de l’imagination, en entendant par imagination la production d’images tant mentales que figurées ? Il s’agirait de mettre au jour, d’une part, les conditions, mentales et sociales, dans lesquelles il était possible d’imaginer et, d’autre part, ce que l’on espérait des images inventées par l’imagination.
17Tant que l’imagination est conçue comme une “faculté”, on peut difficilement l’étudier dans son développement historique. Mais cette faculté productrice d’images a successivement été investie de prestiges ou soupçonnée d’erreur ; ce statut n’est pas seulement philosophique, il est aussi moral, politique ou social et il est, lui, susceptible d’être étudié dans son histoire. I1 s’agirait de faire l’histoire de la production des images qui ont joué un rôle spécifique et se sont vu reconnaître un statut particulier dans le développement des sociétés européennes. L’histoire de l’art apparaît, de ce point de vue, comme l’histoire des conditions de fabrication et d’utilisation de ces images.
18Une telle approche du domaine imaginaire permettrait à la fois de ne pas séparer le fait artistique de son contexte socio-historique et de ne pas non plus le laisser s’y dissoudre ; car, le principe de l’histoire de l’imagination étant d’étudier le statut et la fonction spécifiques qui sont reconnus à la production des images par une société donnée, l’originalité de l’imaginaire et du figuratif constitue l’objet même de l’enquête. Histoire de l’art et histoire de l’imagination se trouvent, selon un terme cher à Panofsky, en “situation organique”. La première nourrit d’images la seconde et elle en reçoit une assise théorique qui lui permet d’établir son propre rôle dans le champ des sciences humaines.
19Dans le projet d’une telle histoire, la Renaissance est, une fois de plus, un moment capital ; l’imagination est peut-être alors au sommet de son pouvoir, et la “vie” que l’on prête aux symboles de l’art pourrait bien être une projection de la liberté que peut encore vivre celle qui va devenir la “folle du logis”, la “maîtresse d’erreur et de fausseté”.
20Comme l’écrit Michel Foucault dans Les mots et les choses : “Jusqu’à la fin du seizième siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale ... Au début du dix-septième siècle, ... la similitude n’est plus la forme du savoir, mais plutôt l’occasion de l’erreur, le danger auquel on s’expose quand on n’examine pas le lieu mal éclairé des confusions”. Le symbole se fonde sur une certaine forme de confusion et l’image artistique s’est, longtemps, réclamé d’une certaine ressemblance. .. C’est précisément de ces ressemblances, de cette pensée par association et non par distinction, c’est aussi de la prise de conscience parfois tragique des différences que pourrait traiter la double histoire des images et de l’imagination.
21L’article de Gombrich a été publié en anglais dans le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XI, 1948, p. 163-192. L’article de M. Schapiro a été publié dans l’Art Bulletin, 27, 1945, p. 182-187.
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