L’institution des agrégés préparateurs
p. 454-457
Texte intégral
1On sait que l’enseignement secondaire fut le but unique et premier de notre École. L’agrégation, qui est aujourd’hui un de ses triomphes et qui tient d’elle le niveau auquel elle s’est élevée, l’agrégation même ne fut longtemps accessible aux élèves sortants qu’après trois années de stage. Il fallut attendre jusqu’en 1857 pour voir rapporter cette mesure. Les réformes introduites vers cette époque firent entrer l’École dans une voie nouvelle qui est celle où elle marche si sûrement aujourd’hui. Faut-il rappeler que la force même des choses assura le succès de ces réformes, rendues nécessaires par le mouvement scientifique et par les besoins nouveaux qu’il créait au haut enseignement ?
2Les sciences, en se développant, ont en effet accentué une division entre la théorie abstraite et ses applications ; le domaine de la science pure et celui de l’art se sont séparés. Non pas assurément que les liens philosophiques qui les unissent aient été rompus, et que la science dite appliquée ait cessé d’être autre chose que l’application de la science ; mais chacun de ces deux domaines s’est trop développé pour pouvoir être embrassé par un même enseignement. Alors que plusieurs institutions florissantes avaient pour objet bien défini les multiples formes de l’art de l’ingénieur, le besoin se faisait sentir d’un centre spécial de théorie pure.
3Le passé de l’École normale, les illustrations qu’elle avait produites, le dévouement et les talents qu’on y rencontrait, et enfin le nombre restreint de ses élèves, qui était une garantie tant au point de vue de leur choix qu’au point de vue de l’action plus efficace de leurs maîtres sur eux, tous ces avantages la désignaient pour le rôle qui lui fut dévolu. De plus autorisés diront avec quelle sûreté et l’on peut ajouter avec quel tact et quelle modestie elle a su tenir son rôle jusqu’à ce jour.
4Elle n’avait pas attendu d’ailleurs les réformes officielles pour se livrer au courant qui l’entraînait vers la science ; d’elle étaient sortis Beudant, Pouillet. Delafosse, Galois, Billet, Hébert, Daguin, Desains, Puiseux, Briot, Jamin, Bouquet, Debray et tant d’autres, sans compter les vivants, à la tête desquels marche M. Pasteur. Ces savants éminents trouvèrent sans doute à l’Ecole les principes solides sur lesquels ils édifièrent leur carrière scientifique ; mais au prix de quels efforts ! C’était, m’a-t-on raconté, l’époque des manipulations et des expériences faites à la dérobée, au préjudice des heures de sortie. Combien tout cela est changé aujourd’hui ! Le zèle n’est pas moins grand, mais il se manifeste à l’aise, avec l’aide et les encouragements de l’administration.
5En 1858, M. Pasteur obtint que les cinq places de préparateurs existantes seraient dorénavant réservées à des élèves sortis agrégés. Ces places avaient été jusque-là tenues par des fonctionnaires non agrégés, étrangers à l’École. La nouvelle mesure, en prolongeant de un an ou deux le séjour à l’École des agrégés les plus studieux, assurait à l’Enseignement supérieur un recrutement sûr et régulier de jeunes docteurs et affirmait en même temps d’une manière officielle les tendances scientifiques. Ce n’était sans doute qu’une reconnaissance un peu tardive de tendances déjà anciennes, et cependant c’était beaucoup, si l’on songe aux fluctuations et aux difficultés passées. Désormais l’institution était acquise à la science ; en y entrant, un élève studieux pouvait y affirmer ses goûts scientifiques, avec l’espérance de pouvoir les entretenir et les développer ouvertement, sans froisser aucune règle.
6La sympathie et la sollicitude dont sont entourés les jeunes travailleurs, et dont, pour ma part, j’ai gardé un profond sentiment de gratitude pour mes anciens maîtres, nous laissent ignorer les difficultés qui nous ont été épargnées et que d’autres ont pu connaître. Quel sort privilégié, après ces trois années de serre chaude occupées à poursuivre les deux licences et la terrible agrégation, de s’appartenir enfin soi-même, d’avoir le loisir de reclasser ses idées, sans le souci matériel d’une classe et ses responsabilités ! On en a fini avec les examens, j’entends avec les examens à programmes, dont il avait fallu subir toutes les matières, d’un intérêt bien inégal. Grâce pourtant à ces examens et à la violence qu’ils auront faite aux goûts personnels, le champ du savoir se sera élargi, des horizons ignorés auront apparu, et l’on choisira en meilleure connaissance de cause la question qui, pendant plusieurs mois, sera l’objet de toutes les préoccupations, le sujet de la thèse de doctorat.
7Le choix de ce sujet est le premier soin du préparateur. La science est si vaste et si variée qu’il peut sembler tout d’abord que ce choix n’offre par lui-même aucune difficulté. Ce qui le rend difficile au jeune chercheur, c’est peut-être moins son inexpérience sur certaines questions déterminées, que l’ignorance où il est de lui-même, de ce qu’il peut faire, des recherches qui conviennent le mieux à la tournure de son esprit. Celui-ci, trop timide, hésitera longtemps, trouvant toutes les questions trop difficiles pour lui ; cet autre, trop hardi, cherchera chaque mois un nouveau problème insoluble. Les conseils des anciens maîtres peuvent aider à sortir de ce péril où l’on risque de sombrer dans le découragement, mais c’est dans la conscience de ses goûts et de ses moyens que l’on doit surtout puiser son inspiration. La liberté du choix du sujet de ses recherches est en effet la première condition d’un bon début ; y renoncer, c’est se priver de la plus grande satisfaction intellectuelle que l’on puisse éprouver au sortir du joug des programmes.
8Ainsi partagé entre son service et ses propres études, l’agrégé préparateur conserve les habitudes de travail qu’il avait à l’École et qui l’avaient du reste désigné au choix de ses maîtres. Mais il possède en plus et à un degré absolu ce bien inestimable à tout âge, la liberté.
9Il a la faculté d’habiter l’École et d’y prendre ses repas, moyennant un léger prélèvement sur son traitement.
10A la table des préparateurs, placée dans le réfectoire des élèves, s’assoient deux ou trois membres de l’administration, et parfois quelque maître de conférences de sciences que le souci de son laboratoire et de ses expériences retient à l’École à l’heure des repas. Les normaliens d’il y a quinze ans se souviennent tous d’y avoir vu Sainte-Claire Deville. Il arrivait, son tablier d’expériences à la taille, en hâte, arraché à ses cornues ; souvent, rappelé trop vivement par elles, il se sauvait en emportant ses vivres dans des assiettes empilées ; s’il était de loisir, il aimait s’arrêter près des tables des élèves et les égayait d’un mot. Plus d’un de ces mots est resté.
11Après leur repas de midi, les préparateurs se retrouvent, pour apprêter et prendre le café, dans une pièce qui leur est réservée et où leur intimité s’épanouit plus à l’aise. Quel lecteur ne s’attend ici à ce que je vante la gaîté de ces séances de café, la bonne et franche camaraderie qui y règne ? A quel âge rirait-on si ce n’est à vingt ans ? Et cependant ces lignes trouveront peut-être un lecteur prévenu, croyant de bonne foi que tout normalien laisse à la porte de l’École le rire naturel et gai et le bon esprit gaulois. Qu’il vienne au café des préparateurs. Il verra qu’on y parle comme tout le monde, sans dictionnaire à la main, ni de l’Académie, ni autre ; il verra que les sujets dont on rit sont risibles pour tout le monde et n’excitent aucunement une gaîté de convention. Il verra surtout quels liens d’affection peut créer le travail en commun, l’échange des pensées, la communion d’intelligences jeunes et vives, passionnées pour les problèmes de la science, combien sont saines, robustes et réconfortantes, au milieu de tant d’amitiés banales, ces amitiés de jeunesse nées au contact des esprits et fondées sur l’estime réciproque.
12Nous le sentîmes bien lorsque notre Thuillier fut mourir là-bas à Alexandrie, où l’avait appelé son dévouement à la science. Nous l’aimions tous pour sa gaîté douce et simple et pour sa bonté. Je le vis pour la dernière fois le soir même qui précéda son départ ; il était grave, et sous sa réserve habituelle perçait quelque émotion. Il connaissait très bien le mal horrible auquel il s’exposait, et en parlant ne se dissimulait pas le danger. La plaque qui, à l’École, rappelle sa mort héroïque pour la Science fait pendant à celle qui rappelle Lemoine mort en 1870 pour la Patrie. Heureux : ceux dont la mort laisse un exemple aussi glorieux !
13Quelque temps après la guerre, un jeune préparateur apportait au milieu de ses collègues sa croix de la Légion d’honneur. Enfermé à Belfort avec la compagnie où il s’était engagé, il avait répondu à son capitaine qui voulait l’éloigner de la tranchée pour en faire son secrétaire : « Je ne suis pas venu ici pour écrire ». Au retour il retrouva sa plume et par une thèse mathématique très élevée se fraya brillamment un chemin dans l’Enseignement supérieur.
14Ce que deviennent les préparateurs au sortir de l’École, il faut le demander à nos Annales scientifiques et à tous les journaux savants, français ou étrangers ; il faut le demander à nos Universités renaissantes qu’ils ont peuplées et régénérées. Car aujourd’hui l’École normale est partout : dans l’Enseignement secondaire et notamment dans les classes préparatoires aux Écoles, où elle s’efforce de tirer le meilleur parti possible de programmes souvent modifiés et pas toujours conformes aux vœux de la science, dans l’Enseignement supérieur, d’où elle a chassé la routine et les vieilles méthodes, pour y faire régner une science plus jeune et plus active.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'École normale de l'an III. Vol. 1, Leçons de mathématiques
Laplace - Lagrange - Monge
Jean Dhombres (dir.)
1992
L'École normale de l'An III. Vol. 2, Leçons d'histoire, de géographie, d'économie politique
Volney - Buache de La Neuville - Mentelle - Vandermonde
Daniel Nordman (dir.)
1994
Les Trois Physiciens
Henri Abraham, Eugène Bloch, Georges Bruhat, fondateurs du Laboratoire de physique de l’École normale supérieure
Bernard Cagnac
2009
Pour une histoire de l’École normale supérieure
Source d’archives 1794-1993
Pascale Hummel (dir.)
1995
L’École normale de l’an III. Vol. 3, Leçons de physique, de chimie, d’histoire naturelle
Haüy - Berthollet - Daubenton
Étienne Guyon (dir.)
2006
L’École normale de l’an III. Vol. 4, Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, littérature, morale
Garat - Sicard - La Harpe - Bernardin de Saint-Pierre
Jean Dhombres et Béatrice Didier (dir.)
2008