Chapitre X. La dissolution de l’École
p. 180-198
Texte intégral
1En décrétant, le 19 nivôse, que les élèves de l’École normale toucheraient à la fin de floréal leur dernière indemnité mensuelle, la Convention avait implicitement décrété que l’École normale ne durerait pas au delà. Pourquoi fallut-il un décret nouveau pour fixer encore une fois la fin des cours au 30 floréal ? Parce que, d’une part, l’idée de maintenir l’École comme une institution permanente survécut au décret du 19 nivôse, et que, d’autre part, la détresse du trésor et surtout celle des élèves firent naître, après le 12 germinal, l’idée de la supprimer sans tarder.
2Le sacrifice consenti par le comité des finances, en accordant aux élèves une somme totale de 1 200 livres pour vivre jusqu’à la fin de floréal et retourner ensuite dans leurs districts, était devenu, dès la fin de nivôse, notoirement insuffisant. En ne tenant compte que des quatre mois de cours, les élèves devaient toucher une moyenne de 10 livres par jour. Or, d’après le tableau de la dépréciation des assignats donné par le Moniteur du 2 vendémiaire an IV, 10 livres en assignats représentaient, dans la dernière décade de nivôse, 2 livres monnaie, et le prix de toutes choses était réglé en conséquence. Cette dépréciation ne cessa de s’aggraver chaque jour, si bien que, dans la dernière décade de floréal, 10 livres en papier n’équivalaient plus qu’à 0 fr. 80 en monnaie. C’est là un des faits qu’il ne faut pas perdre un seul instant de vue si l’on veut juger équitablement l’histoire de l’École normale. D’ailleurs la meilleure preuve que, dès le commencement des cours, les appointements des élèves ne leur suffisaient pas, est dans le décret que la Convention rendit le 4 pluviôse, pour augmenter le traitement de tous les fonctionnaires qui touchaient moins de mille livres par mois. Ce qui paraissait juste alors pour tous les employés de l’État devait le paraître pour les élèves de l’École ; eux-mêmes sans doute le firent observer à Lakanal, car celui-ci, le 0 pluviôse, parut tout à coup à la tribune de la Convention, et, par une motion d’ordre, proposa que le décret du 4 fût expressément appliqué aux élèves de l’École1.
3« Il me semble, dit-il, que vous ne pouvez pas favoriser des commis la plupart non lettrés et abandonner des citoyens qui sont appelés à fonder la République par leurs lumières. » Il demanda en conséquence que les élèves reçussent 320 livres par mois au lieu de 200. Si cette proposition avait été adoptée, ils auraient en réalité, d’après le cours du change jusqu’au 1er prairial, reçu la valeur de 58 livres seulement le 1er ventôse, de 51 le 1er germinal, de 38 le 1er floréal et de 26 le 1er prairial, plus un supplément de 8 livres pour le voyage de retour. Ces chiffres montrent combien étaient justes la demande des élèves et la proposition de Lakanal. Elles furent renvoyées au comité des finances, d’où elles ne revinrent plus. L’urgence était telle, que les élèves, avant de toucher le mois de pluviôse, adressèrent une pétition à la Convention pour lui exposer leur misère et essayer de vaincre la résistance du comité des finances. En voici le texte, conservé par le Journal de Perlet du 1er ventôse :
Au moment où la Convention nationale, attentive à dissiper les ténèbres de l’ignorance, qui menaçaient de plonger le peuple français dans la servitude, fille de la barbarie, nous a appelés auprès d’elle pour puiser dans les leçons des plus grands maîtres de l’art d’enseigner, nous sommes accourus à sa voix de toutes les parties de la République.
Nous ne vous dirons pas que la plupart d’entre nous, pères de famille, avaient fait pour cimenter la conquête de la liberté des sacrifices nombreux, qui, sans rien diminuer de l’énergie de leur zèle, avaient singulièrement altéré leurs ressources. Les vrais républicains ne comptent point avec leur patrie ; nous nous sommes oubliés nous-mêmes, sûrs que la Convention, dont l’œil est ouvert sur tous les membres de la grande famille, ne perdrait pas de vue nos besoins.
Vous avez senti la nécessité d’établir un juste équilibre entre les moyens de subsistance dus aux divers fonctionnaires publics et le renchérissement progressif des objets de première nécessité ; indépendamment des motifs qui ont sollicité de vous cet acte de justice envers tous les fonctionnaires publics, et qui nous sont communs avec eux, il en est d’autres qui parlent spécialement en notre faveur. Le voyage que nous avons été obligés d’entreprendre dans la plus rigoureuse des saisons, a exigé de chacun de nous une dépense plus ou moins considérable. Arrivés à Paris, nous nous sommes trouvés dans la nécessité d’acheter beaucoup de livres ; nos ressources sont épuisées et l’urgence de nos besoins nous force de vous en avertir. Étendez donc sur nous la bienfaisance nationale.
Nous demandons : 1° que la Convention nationale nous accorde pour frais de voyage une indemnité proportionnée à la distance ; 2° que notre indemnité soit augmentée à compter du 1er nivôse.
4Il n’y a pas l’ombre de déclamation dans ce document : c’est le langage de gens qui n’ont que des dettes et dont le prochain salaire sera absorbé par l’arriéré ; le comité des finances ne se laissa pas toucher : sans désigner par une mention spéciale les élèves de l’École, il arrêta, le 17 ventôse, que les principaux de collège, les instituteurs, institutrices, commissaires aux dépôts littéraires et bibliothécaires n’étaient pas compris dans la loi du 4 pluviôse2. Par là tout le personnel de l’instruction publique était exclu d’un seul coup du bénéfice de la loi.
5Cependant la détresse des élèves ne croissait pas seulement par la dépréciation du papier, mais aussi par l’aggravation de la disette. Depuis les premiers jours de ventôse, la quantité de pain allouée aux traiteurs, restaurateurs et marchands de vin avait été diminuée, et les célibataires ou les gens qui vivaient en célibataires, comme les élèves de l’École, se voyaient obligés d’aller aux queues des boulangeries3. Bernardin de Saint-Pierre le dit expressément pour ses élèves dans le fragment autobiographique que j’ai déjà cité : « Beaucoup étaient obligés de se tenir à la queue des foules aux portes des boulangers, pour recevoir à leur tour quelques onces de pain qu’on distribuait par jour aux citoyens. » Encore la ration était-elle souvent insuffisante. Pendant la grande effervescence des premiers jours de germinal, au moment où les élèves envoyaient à la Convention l’adresse par laquelle ils lui offraient de lui faire un rempart de leurs corps (5 germinal), la distribution était d’une demi-livre par personne1. Je ne sais si cette détresse fut cause que, comme l’écrivit Bernardin de Saint-Pierre, « beaucoup d’élèves, au lieu de venir aux leçons, se livrèrent à l’agiotage, partie par stupidité, partie par nécessité » ; mais je ne le crois guère : sur quoi auraient-ils agioté ? agiotage et accaparement étaient synonymes ; qu’est-ce que ces malheureux auraient bien pu accaparer ? Peut-être quelques-uns trouvèrent-ils le moyen de faire venir des vivres de leur pays et d’augmenter leurs ressources en les vendant : le souvenir d’un petit négoce de ce genre s’est conservé dans la famille de l’un d’eux, Le Coq, du district d’Ernée ; mais, le pain manquant, cela ne pouvait mener bien loin. Aussi, même avant la journée du 12 germinal, trouve-t-on la trace du désir qu’avaient nombre d’élèves de quitter Paris. Il y a aux Archives nationales4 une lettre d’un nommé Lagarde, envoyé par le district de Mussidan, par laquelle il demanda au comité, dès le 11 germinal, l’autorisation de rentrer chez lui. Le décret, disait-il, l’avait obligé à arriver à Paris à la fin de frimaire : il y était depuis le 21 de ce mois, et par conséquent les quatre mois de séjour prévus par le décret du 9 brumaire allaient finir pour lui le 30 germinal. Sa femme et ses enfants avaient besoin de lui ; la vie à Paris était chère : il désirait que l’époque de son départ fût fixée tout de suite, afin qu’il pût retenir sa place dans une voiture publique et partir aussitôt après la fin du cours.
6Sous la pression de la misère, il y avait donc des élèves qui souhaitaient qu’on calculât la durée de l’École, non d’après la date du 1e r pluviôse à laquelle elle avait été ouverte, mais d’après celle du 1er nivôse à laquelle elle aurait dû s’ouvrir. L’accroissement de misère qui suivit le 12 germinal ne put que rendre plus nombreux les partisans de cette dissolution prématurée. Le 19, le pain manqua ; il fallut, pour compléter la distribution, donner du biscuit de mer5. Le 26, la distribution fut tardive et insuffisante, et causa des rassemblements dans plusieurs quartiers6. L’École se partagea en deux camps : ceux qui désiraient comme Lagarde que les cours finissent le plus tôt possible, et ceux qui, au contraire et malgré tout, souhaitaient qu’ils fussent continués au moins jusqu’à la fin de prairial. Une chose était sûre : c’était que les Écoles normales de district annoncées par la loi du 9 brumaire ne seraient jamais établies ; le bruit courait déjà parmi les élèves que la commission d’instruction publique avait préparé un arrêté sur ce sujet. L’anxiété en augmentait chez ceux qui avaient quitté une place ou une position officielle pour venir à l’École de Paris, et qui se voyaient déjà abandonnés à eux-mêmes aussitôt qu’elle aurait fermé ses portes. Voici une lettre curieuse écrite dès le 20 germinal par deux élèves de Fontenay-le-Peuple à l’agent national du district7 :
Citoyen,
Nous te communiquons dans cette lettre nos inquiétudes sur notre sort à venir, d’après un arrêté de la commission d’instruction publique, lequel est déjà pris, et va paraître sous peu de jours. En voici le sens :
Au 1er prairial, il sera libre aux élèves de l’École normale de se retirer dans leurs départements respectifs, et de se livrer au genre de travail qui leur plaira. Ceux des élèves de l’École normale qui voudront se consacrer à l’éducation publique dans les écoles centrales resteront à Paris jusqu’au 1er vendémiaire, mais auparavant subiront un examen devant le jury d’instruction qui jugera s’ils sont capables de courir cette nouvelle carrière.
Cet arrêté, déjà connu de la plupart d’entre nous, plaît à quelques-uns et déplaît au plus grand nombre des élèves, auxquels il fait naître les réflexions suivantes :
On nous a déplacés des différents postes que nous occupions, et l’on nous renvoie dans nos départements sans nous dédommager par aucune autre place. Il nous est aujourd’hui impossible de retrouver ce que nous avons perdu. Moi, Poudra, par exemple, je pourrais faire particulièrement cette objection : j’ai quitté ma femme le jour même de ses couches et perdu ma place de secrétaire pour voler aux Écoles normales, et voici ma récompense.
D’autres qui désirent se livrer à l’éducation publique dans les écoles centrales, même avec des talents, craignent l’examen du jury. Y être refusé, c’est une honte, et c’est encore se trouver sans place. Quant à nous deux, nous sommes bien décidés de répondre aux vues du district, qui a sans doute été de trouver un jour en nous des instituteurs. Nous nous présenterons donc au jury, mais nous ne sommes pas sûrs de l’événement.... Nous t’engageons de nous aider de tes conseils dans notre position actuelle, et de nous dire si, au cas de peu de succès dans notre entreprise, nous pourrions encore compter sur le district ou le département et y trouver de l’emploi, afin de nous éviter un voyage inutile, surtout pour un Parisien. Nous t’avouerons franchement que dans cette carrière ou dans une autre, nous désirons l’un et l’autre nous montrer utiles à la chose publique, par préférence dans le département de la Vendée. L’un y a sa famille, l’autre sa femme et son enfant, et y est pour ainsi dire naturalisé. Salut et fraternité. Nous attendons la réponse.
Poupeau, Poudra.
P. S. — Paris est bien tranquille. Les agitateurs ont totalement manqué leur coup.... Le pain y manque encore. Chaque habitant y est réduit, les uns à une demi-livre, les autres à un quarteron de pain et du riz, mais on nous a assuré d’un prompt retour de l’abondance.
7Pour les malheureux élèves de l’École la détresse présente s’aggravait ainsi de la détresse à venir ; on comprend aisément que, s’il fallait renoncer à l’espoir d’une place assurée après la fin des cours de l’École de Paris, un très grand nombre aient souhaité de quitter le plus tôt possible la ville affamée, et se soient effrayés de l’arrêté que préparait la commission pour fixer la clôture au 30 floréal. C’est évidemment l’opinion de cette partie des élèves que Thibault exprima à la Convention, lorsque, le 27 germinal, il se leva pour demander que les cours de l’École finissent le 30 germinal. « Ces cours, dit-il, ne devaient durer que quatre mois : ils sont expirés ; beaucoup d’élèves désirent retourner dans leurs foyers où ils seront plus utiles qu’ici. Je demande que, à compter du 1e r floréal, il leur soit délivré des passeports pour se rendre chez eux8. » C’est le même raisonnement et la même confusion volontaire entre le 1er pluviôse et le 1er nivôse que nous avons déjà vus dans la lettre de Lagarde.
8Toutefois, pour se rendre un compte exact des motifs qui déterminèrent la motion de Thibault, il ne suffit pas de connaître le désir qu’avaient beaucoup d’élèves de quitter Paris le plus tôt possible ; il faut considérer aussi que Thibault était membre du comité des finances, et que le comité des finances venait d’être saisi par le comité d’instruction publique du Rapport sur les bases financières de l’instruction publique, déposé par Lakanal le 21 germinal, avant son départ pour les départements où il devait travailler à l’organisation des écoles primaires et des écoles centrales. Or ce rapport contenait, transformées en propositions fermes, les propositions hypothétiques que nous avons déjà signalées dans l’Aperçu rédigé par les bureaux de la commission exécutive au mois de frimaire précédent. Depuis que les écoles centrales avaient été votées (8 ventôse), l’idée qu’il fallait rendre l’École normale permanente s’était précisée, avait pris définitivement forme. Plus que jamais on avait fait abstraction des difficultés matérielles qui s’opposaient à la réalisation du projet ; on ne pensait plus aux articles de la loi de brumaire qui prescrivaient l’établissement d’écoles normales secondes où se formeraient les instituteurs primaires, et l’on avait conçu un mécanisme analogue à celui par lequel l’École normale actuelle prend des élèves aux lycées pour leur rendre des professeurs. Le jour même où la loi sur les Écoles centrales passait à la Convention, Vandermonde disait aux élèves de l’École normale9 :
Avec le temps, sans doute, on ira dans tous les points de la République trier chaque année les sujets qui auront montré le plus de disposition. Votre mission, citoyens, sera peut-être de les choisir, et de les faire passer aux écoles centrales ; vous pourrez y former vous-mêmes les sujets les plus distingués, de là ils pourront arriver à l’École normale ; et c’est ainsi que la République pourra former graduellement les hommes les plus propres à remplir les fonctions délicates et difficiles.
9Le mois suivant, au moment même où était le plus forte parmi les élèves l’agitation qui suivit le 12 germinal, et où, si l’on en croit la lettre de Poupeau et Poudra, l’abandon des écoles normales secondes était définitivement résolu, les professeurs de l’École normale vinrent apporter au comité d’instruction publique les propositions dont le germe était contenu dans la phrase de Vandermonde. Le 21 germinal, ils lui exposèrent :
Qu’ils pensaient qu’un établissement d’un degré supérieur d’enseignement, à Paris, au milieu des écoles centrales, serait utile et même nécessaire ;
Que cet établissement serait utile pour former les professeurs des écoles centrales ;
Que des changements dans l’organisation des Écoles normales leur paraissaient nécessaires. »
10Le comité arrêta que, dans le cas où les professeurs des Écoles normales penseraient que cet établissement dût être permanent, ils seraient invités à présenter au comité les moyens de le perfectionner, de manière à remplir le vœu de la loi.
11Or, ce jour même, Lakanal lut au comité le rapport financier où la question de savoir si l’École normale devait être permanente était déjà résolue par l’affirmative. Sur un budget total de 25 856 000 livres, 830 400 livres étaient prévues pour l’École normale, que l’on appelait encore par un reste d’habitude les Écoles normales, mais que l’on concevait d’une manière tout à fait conforme à la proposition des professeurs.
12Voici le paragraphe qui la concerne :
écoles normales.
1° Quatorze professeurs avec un traitement de 12 000 livres, ce qui fait 108 000 livres.
2° C’est aux écoles centrales à vivifier l’École normale ; ce sont elles qui doivent principalement lui fournir les moyens de se régénérer sans cesse, et de répandre, par une communication non interrompue, les fruits de ses travaux dans toutes les parties de la République. L’École normale doit être le chef-lieu de l’instruction, la métropole des connaissances humaines en France.
On ne peut donc se dispenser d’envoyer chaque année à l’École normale un certain nombre d’élèves des écoles centrales choisis parmi les jeunes gens sans fortune, qui se seraient distingués par leurs talents. Nous supposons deux élèves au moins par école centrale, ce qui forme en tout 184 ; ils seraient nommés par l’assemblée des professeurs (dans les écoles centrales), et ce choix serait confirmé par l’administration du département. Leur traitement, vu les circonstances actuelles, ne pourrait être moindre de 3 600 livres.

13Avec son imprévoyance ordinaire, Lakanal ne comptait ni les frais d’installation, ni les frais d’entretien, ni les frais de cours. Mais telle quelle, cette prévision de dépense désormais annuelle était nettement un retour offensif du comité d’instruction publique. La proposition de suppression immédiate apportée six jours après par Thibault à la Convention fut sans doute la réponse du comité des finances.
14Dans la discussion que souleva cette proposition, Thibault fit preuve d’une véritable mauvaise foi en prétendant que la plupart des élèves étaient de véritables chanoines, ne paraissant pas à l’école. Il n’y avait pas alors de chanoines dans Paris : l’excuse que pouvaient donner les élèves n’était pas seulement, comme Thibault le pensait, l’exiguïté de l’amphithéâtre, mais la faim, mais le temps perdu à attendre le morceau de pain qui ne suffisait pas toujours à la calmer. « Eh ! quel temps peut-on donner à l’étude quand on n’en trouve pas pour étancher la faim ? La disette nous dévore. » Telles sont les expressions dont se sert Blanchard, élève du district de Broons (Côtes-du-Nord) en écrivant à l’administration du district10. Les propos tenus par Thibault pour soutenir sa motion ont donc eu le caractère le plus net d’hostilité personnelle. C’était la lutte entre l’instruction publique et les finances qui se poursuivait, sans que du côté des finances on fût plus disposé à tenir compte des souffrances réelles des élèves qu’on ne l’avait été déjà en nivôse. Malheureusement les organisateurs de l’École normale avaient tout fait pour qu’en ce moment décisif elle ne trouvât pas de défenseur. Romme, qui n’est pas suspect, fit impitoyablement le procès de toutes les erreurs commises par Lakanal et par Garat :
Je crois, dit-il, que le but de l’École normale est absolument manqué ; les élèves sont composés de deux sortes d’hommes : les premiers sont très éclairés sur certaines parties, et le sont très peu dans d’autres ; les seconds ne le sont dans aucune. Ceux-ci surtout s’attendaient à trouver dans les leçons de leurs professeurs des notions élémentaires ; ils n’y ont trouvé que des notions académiques. L’un des plus grands vices de cet enseignement, c’est que les professeurs supposent à tous leurs élèves des connaissances déjà avancées ; d’un autre côté on a cru que l’attention de ces jeunes gens pourrait être assez soutenue pour suivre dans une même séance plusieurs objets très différents et qui passent très rapidement sous leurs yeux : les professeurs eux-mêmes ne seraient pas capables de cette attention. Cette École peut être très utile pour ceux qui ont déjà des connaissances ; elle est nulle pour ceux qui n’en ont pas. Si l’on eût occupé les hommes distingués qui la dirigent à composer des livres élémentaires, on eût répandu dans la République plus d’instruction qu’on ne l’a fait en établissant l’École. Comment veut-on former de bons instituteurs, mettre de l’uniformité dans l’enseignement, donner à l’instruction publique un caractère bien prononcé de républicanisme, si l’on n’y met pas d’ensemble ? Il fallait d’abord faire composer les livres qui auraient dû servir à l’enseignement, les soumettre à l’examen du comité d’instruction publique, et songer ensuite à former les instituteurs. Comme je ne vois dans l’institution actuelle que le charlatanisme organisé, j’en demande la suppression.
15Le mot de la fin, qui retombait sur Lakanal absent, ne résumait pas bien les griefs énumérés. Sans doute la vanité, le goût de parade de Lakanal étaient pour beaucoup dans le mal ; mais la source principale en était dans la déviation que Garat avait imprimée aux idées premières d’où était sortie l’École. Tout d’abord, en effet, on avait voulu que les livres élémentaires fussent faits, et c’était pour qu’ils fussent faits à l’École qu’on y avait nommé professeurs les hommes qu’on en avait chargés ; la faute capitale avait été de les détourner de ce travail en changeant l’objet réel de l’École, en laissant là les écoles primaires pour ne songer qu’aux écoles centrales ; ç’avait été surtout de ne pas le faire avec franchise, de laisser croire à la Convention, par de faux semblants comme les séances de quintidi, qu’on travaillait dans l’esprit du décret de brumaire. Fourcroy osa dire, en réponse à Romme, que l’École normale avait fait éclore cinq à six livres élémentaires excellents. Ce n’était pas vrai, mais cela retarda le vote sur la proposition de Thibault : elle fut renvoyée au comité d’instruction publique, comme l’avait demandé Daunou. On l’y garda assez longtemps pour empêcher que les cours fussent clos le 30 germinal.
16Le 28 seulement, les professeurs de l’École furent appelés au comité pour discuter le projet de décret qu’on soumettrait à la Convention. Après le discours de Romme on ne pouvait plus songer au maintien ; mais en essayant de donner satisfaction à la principale de ses critiques, on laissa voir qu’on n’abandonnait pas toute espérance de rétablir l’École normale sur une base nouvelle plus nettement définie. Voici le projet de décret que, le 28 germinal, le comité vota après la consultation des professeurs et chargea Daunou de présenter à la Convention :
Art. 1. Les cours de l’École normale, pour cette année, seront terminés le 50 prairial prochain.
Art. 2. Ceux des élèves de l’École normale qui voudront retourner dans leurs districts, avant la fin des cours, seront libres de le faire.
Art. 3. Les leçons des professeurs de cette École seront imprimées à l’Imprimerie nationale des lois, de manière à diriger l’enseignement des écoles centrales.
Art. 4. Les professeurs de l’École normale seront chargés de rédiger et de choisir les livres destinés aux écoles primaires.
Art. 5. Le comité d’instruction publique présentera incessamment un projet de décret pour organiser définitivement à Paris une École normale destinée à former des professeurs pour les écoles centrales.
17Le 2 floréal Daunou soumit au comité quelques amendements proposés par les professeurs et qui furent adoptés. Le procès-verbal ne dit pas en quoi ils consistaient, mais il n’est pas probable qu’ils aient changé le caractère du projet adopté le 28. Comment se fait-il que ce ne soit pas ce projet qui ait été porté par Daunou à la Convention, et que le comité en ait adopté le 6 floréal un autre tout différent, que voici :
Art. 1. Les cours de l’École normale seront terminés le 30 prairial.
Art. 2. Ceux des élèves de l’École normale qui voudront retourner dans leurs districts seront libres de le faire.
Art. 3. Les professeurs de l’École normale seront chargés en outre de rédiger ou d’indiquer les livres destinés aux écoles primaires.
18La raison de ce changement, c’est sans doute que Daunou avait, le 4 floréal, été nommé membre de la commission des lois organiques chargée de préparer la constitution, et que, devenu par là un personnage de première importance, il imposa au comité un changement conforme à ses vues personnelles qui n’avaient pas varié depuis le mois de juin 9311.
19Cependant les élèves, divisés en deux partis, s’agitaient plus vivement que jamais, depuis que Lakanal et quatre de ses collègues avaient quitté Paris pour organiser les écoles primaires et les écoles centrales dans les départements. Leur départ et l’imminence de cette organisation avaient accru le parti de ceux qui désiraient quitter Paris ; à toutes les raisons qu’ils en pouvaient avoir s’ajoutait en effet la nécessité d’être de retour dans les départements pour obtenir les places au moment où elles seraient créées. Mais en même temps, les élèves qui suivaient assidûment les cours et désiraient en entendre la fin, se révoltaient à l’idée d’une suppression immédiate. L’expression de leurs sentiments nous est restée dans une pétition au comité qui fut rédigée le 24 germinal et reçut la signature de plus de deux cent cinquante élèves12 :
En nous appelant ici de tous les points de la République, la Convention nationale n’a pas voulu donner un vain spectacle au peuple. Elle a voulu son instruction et son bonheur. Or son but serait manqué si l’on ne prolongeait la durée de l’École normale, car, vous le savez, la plupart des cours que nous suivons ne sont encore qu’ébauchés ; quelques-uns sont suspendus ; il en est même qui ne sont pas encore commencés (ceux de Bernardin de Saint-Pierre et de Thouin).... Nous ne prétendons pas retenir ici ceux de nos collègues dont la présence est nécessaire à leur famille ; mais nous aimons à croire que le comité prendra dans sa sagesse les moyens de concilier leur vœu avec la conservation d’un établissement qui intéresse les amis des sciences et des arts.
20La pétition ne fut envoyée au comité par l’intermédiaire de Deleyre que le 30 germinal. Ceux qui s’en étaient chargés assuraient, par une lettre jointe à l’envoi, qu’elle aurait recueilli bien plus de signatures si, par amour pour la paix, ils n’avaient pas renoncé à en donner publiquement connaissance dans l’amphithéâtre et ne s’étaient bornés à le faire par une affiche. Cette façon même de procéder indique que les deux camps opposés étaient fort animés l’un contre l’autre.
21Il y avait aussi un camp intermédiaire dont l’opinion est représentée par la lettre suivante que Géruzez, ancien curé de Sacy, élève du district de Reims, adressa à Lakanal et à Deleyre le 29 germinal13 :
Citoyens représentants,
Les Écoles normales s’agitent. Les élèves sont divisés. Les uns pressent leur départ avec instance. Les autres sont prêts à rester jusqu’à la fin du cours.
Il est, ce me semble, un moyen de tout concilier. Les élèves peuvent se distinguer en deux classes très séparées. Chacune a un but et des vues différentes ; chacune a sans doute besoin d’un règlement particulier. Une loi générale sans exception, sans modification, confondrait tout, brouillerait tout.
Les uns ont quitté leur état. Ils ne sont venus ici que sur l’espérance d’un temps limité, déterminé. Il leur tarde de reprendre leurs affaires, leur commerce. L’État ne gagnerait rien à les retenir plus longtemps. Les autres, ayant du goût pour l’étude, étant sans commerce, sans affaires, se destinent à l’éducation. Leur grand but est de se rendre propres à l’instruction. Le séjour de Paris, la prolongation du cours normal ne peut que leur être utile.
C’est un principe extrêmement vrai, et dont on ne s’écarte jamais sans s’en repentir, que la vérité se trouve dans un juste milieu, dans le point difficile à saisir qui se trouve entre les extrémités. Un décret qui permettrait aux uns de se retirer (sauf à eux de remplir le cours normal dans un temps fixé), aux autres de rester pour compléter le plan d’instruction, concilierait, ce me semble, tous les partis et aurait ce caractère de sagesse qui ne déplaît qu’aux esprits faux et passionnés.
Un pareil décret sauverait l’honneur de la Convention, ne retarderait pas les avantages de l’instruction, ferait triompher la philosophie, et déconcerterait le fanatisme. Je ne puis développer ici ces idées, mais il est aisé de sentir que la dissolution de l’École normale compromettrait la Convention, la déshonorerait en quelque sorte aux yeux de la France et de l’Europe, lui ferait reprocher dans ses établissements une instabilité, une incertitude incompatible avec toute bonne législation. Il est certain que l’éducation en souffrirait, qu’elle serait reculée pour bien des années et peut-être pour toujours, que la philosophie, isolée, déconcertée, n’oserait paraître nulle part, et que le fanatisme inquiet, ardent, allant toujours en avant, en profiterait pour jeter des racines plus profondes.
On dit que le plan de l’École normale est manqué. Il peut y avoir des défauts ; mais quel établissement n’en a pas ? mais qui empêche les élèves d’étudier en particulier, de se livrer au genre qui leur est propre ! et quel est celui d’entre nous un peu studieux qui ne l’ait pas fait ? Au reste si, comme je le crois, le grand but des Écoles était de donner une impulsion aux esprits, de les tourner du côté de l’importance de l’éducation, de mettre en honneur les idées utiles et les auteurs qui les ont consignées dans leurs ouvrages, certes ce but n’est pas manqué. Depuis quelques mois, les bons livres disparaissent de chez les libraires et se dispersent dans les mains des élèves de l’École normale. Il n’est pas un élève qui en parlant mal de cette École ne puisse être accusé d’ingratitude à son égard.
Au reste, il est très possible de hâter la fin du cours, de compléter l’instruction en supprimant les conférences, en multipliant les leçons des professeurs. Tout dépend de leur zèle et de leur activité. Qu’ils fassent les livres élémentaires et tout sera bientôt terminé.
Il est un très grand nombre d’élèves qui sont de mon avis, et, en général, ce sont les meilleurs esprits. Ceux-là ne disent rien, ne se plaignent point, travaillent en silence, et l’on ne fait pas attention à leur nombre. Les partisans du départ se plaignent, crient fort, importunent, et deux ou trois importuns font plus de bruit que cent personnes raisonnables et paisibles. Il ne faut pas se laisser ébranler par ces cris et ces plaintes, surtout dans un temps de disette.
Je compte comme tous les élèves de bonne volonté sur la sagesse et les lumières du comité d’instruction publique. Cette réflexion aurait dû supprimer ma lettre. Mais quand on s’intéresse vivement à un objet, il est difficile de garder le silence. Je compte sur votre indulgence pour une lettre écrite avec franchise et rapidité. Je suis avec fraternité,
Votre concitoyen Géruzez,
élève des Écoles normales du district de Reims.
22Ce fut en somme une proposition conforme à celle de Géruzez que Daunou fit adopter le 6 par le comité, et présenta le lendemain à la Convention. Mais déjà l’affaire avait été portée devant elle par les élèves eux-mêmes. Le 5 floréal, un des élèves qui désiraient partir, Delattre, avait été admis à la barre pour demander que, si la suppression n’avait pas lieu incessamment, ceux qui croiraient véritablement inutile leur séjour à Paris pussent dès cet instant retourner dans leurs foyers sans démériter de la patrie14. Le même jour, plusieurs de ses camarades présentèrent une longue adresse imprimée, signée d’une cinquantaine d’élèves, pour protester contre la suppression immédiate15. Au milieu de déclamations on y trouve un certain nombre de raisons justes clairement exposées :
On a dit qu’il y avait peu d’élèves instruits dans l’École normale et qu’ils ne pouvaient remplir le but que vous vous étiez proposé ; avez-vous pu penser dans ces circonstances de rassembler 1 500 hommes consommés dans les sciences ? Certes si vous eussiez compté qu’il en existât en aussi grand nombre, vous ne les eussiez sans doute pas convoqués pour s’instruire, et, les nommant respectivement dans leurs départements, vous leur auriez assigné le poste qu’ils pouvaient occuper avec le plus de succès...
Gardez-vous de tarir la source de l’instruction publique lorsqu’il est peut-être plus urgent que jamais de la répandre ! Ignorez-vous que les prêtres réfractaires parcourent les campagnes ; qu’ils détournent les cultivateurs de la confiance aux assignats, et qu’ils empêchent ces hommes crédules et trop souvent égoïstes de vendre leurs grains et leurs denrées ? Ignorez-vous qu’ils refusent l’absolution à ceux qui ont prêté le serment civique, porté l’habit de garde national et acheté des biens du clergé ?...
Nous vous demandons d’acquitter l’engagement sacré que vous avez contracté avec la France, en face de l’univers, de consolider la liberté et la République par l’instruction. Nous vous demandons de faire continuer les travaux de l’École normale et d’accorder le temps nécessaire pour la confection des livres élémentaires.
23Comme le cours de Bernardin de Saint-Pierre venait de commencer, les pétitionnaires ne manquèrent pas d’en tirer un argument à l’appui de leur demande :
Ne frustrez pas dans leur impatience les mères de famille qui attendent les leçons d’un fidèle observateur de la nature et de la société, pour élever leurs enfants d’une manière digne de la République. Voudriez-vous vous priver de leur reconnaissance ? Et nous, ne nous aurez vous appelés que pour nous faire voir de loin la terre promise !
24La Convention, après avoir entendu la lecture de cette adresse, en décréta la mention honorable, l’insertion au Bulletin, et invita les pétitionnaires aux honneurs de la séance. Elle était donc éclairée déjà sur la question lorsque Daunou lui apporta le projet du comité. Le rapport dont il le fit précéder est un modèle de justesse et d’équité : toutes les raisons favorables ou défavorables à l’École y sont analysées sans parti pris, et semblent conduire d’elles-mêmes à la solution moyenne suggérée par Géruzez16.
25L’École n’a pas pris la direction que la Convention avait cru lui prescrire ; lorsqu’on l’a établie, on a été beaucoup plus frappé d’une image assez confuse de la transmission de l’art d’enseigner, que dirigé par des vues distinctes sur ce mode de transmission.
26« Il eût fallu savoir surtout si, en appelant ici 1 400 citoyens de toutes les parties de la France, on avait pour but de les préparer aux fonctions d’instituteurs primaires, ou à celles de professeurs centraux, ou si l’on voulait enfin seulement les disposer à tenir à leur tour des écoles normales secondaires dans chaque département de la République. »
27Daunou aurait pu ajouter que, si on ne l’avait pas su, c’est qu’on avait volontairement oublié les articles de la loi du 9 brumaire qui prescrivaient positivement l’institution des écoles normales secondaires. Ces écoles, le comité reconnaissait qu’il n’était plus possible de les établir.
28Dans un autre ordre d’idées, Daunou déclarait que beaucoup d’élèves exprimaient le désir de partir, soit pour participer à l’organisation des écoles centrales, soit parce que leurs dépenses à Paris excédaient à la fois leurs ressources particulières et leur indemnité ; enfin les frais que l’École entraînait pour la République n’étaient pas assez compensés par les fruits qu’on en pouvait recueillir.
29Mais, d’autre part, une suppression immédiate n’était pas possible : elle serait d’abord un aveu d’irréflexion de la part de la Convention ; elle ferait en outre disparaître la seule institution d’instruction publique qui représentât pour le moment celles qui n’existaient plus et celles qui n’existaient pas encore ; enfin, à le bien prendre, et quelque imparfaite qu’elle fût, elle avait donné des fruits qu’il serait injuste de méconnaître, notamment les conférences entre élèves ; le seul séjour de Paris avec ses musées, ses théâtres, ses bibliothèques, ses ateliers, ses monuments, ses dépôts des arts et des sciences, avait été un stimulant pour les hommes studieux qui n’avaient point jusqu’alors quitté les départements : « On peut dire qu’ils ont aperçu un horizon plus vaste, éprouvé des sensations plus profondes, conçu des pensées plus fortes et plus étendues, et si de toutes ces causes il n’est pas résulté une direction assez sûre vers un but assez bien fixé, au moins est-il incontestable qu’un grand mouvement salutaire, bien qu’indécis, a été imprimé à l’instruction. » Il était donc juste, il était même sage, pour ne pas rendre encore plus infructueuse la dépense déjà faite, de donner le temps strictement nécessaire pour achever les cours, notamment celui de morale, qui venait à peine de commencer.
30Tel était l’ensemble des raisons exposées par Daunou. Le temps jugé strictement nécessaire était floréal et prairial. L’intervention de Guyomar17 fit supprimer prairial, bien que La Revelliere en eût demandé le maintien. On ajouta alors au décret un quatrième article, qui ne figurait pas dans le projet apporté par Daunou18 :
Art. 4. Les professeurs de l’École normale qui n’auront pas fini leur cours le 30 floréal, donneront le complément de leur cours dans le journal de l’École normale, lequel complément sera distribué gratuitement à tous les élèves.
31Ainsi le décret du 7 floréal donna décidément tort à ceux qui désiraient que les cours durassent cinq mois ; il le donna aussi à ceux qui avaient désiré les borner à trois ; il confirma simplement le décret financier du 19 nivôse qui avait réglé pour quatre mois le traitement des élèves.
32Ce décret fut, comme on le pense, diversement accueilli parmi les élèves. Il provoqua d’abord, malgré la famine, l’éclosion de couplets, sans laquelle il est de tradition que rien ne finisse en France.
33Waré, élève envoyé par le district de Lesparre, chargé auparavant de recueillir dans son département les objets de sciences et d’art, homme grave peut-être, mais gascon sûrement, fit éclater son allégresse dans un pot-pourri en vaudevilles, intitulé la Fugue normale19.
Air : Jupiter, un jour en fureur.
Un jour le Sénat Gallican,
Par une sage prévoyance,
Songeant au bonheur de la France,
Voulut que chacun fût savant :
Pour rendre hommage à la science,
Un Député, dans un rapport,
Nous fit sentir tout le tort (bis)
Que cause l’ignorance. (bis)
Air de la chasse de la garde.
Alors on arrête,
Soudain on décrète
Que l’on fera venir de toutes parts
Gens qui sachent lire,
Compter, bien écrire,
Pour propager les lettres et les arts.
A Paris on vole,
Vers la grande école
Que l’on vient d’ouvrir ;
On voit accourir
L’enfant de Gascogne,
Celui de Bourgogne,
Et tous les talents
Des départements.
Air : Avec les jeux dans le village.
Vous qui demeuriez au village,
Leur dit-on, vous avez appris
Qu’il n’est de vrai bien pour le sage
Que l’étude et qu’elle est sans prix :
S’il est bon de forcer la terre
A nous prodiguer ses présents,
Il est encor plus nécessaire
Qu’elle se peuple de savants (bis).
Air : Vous l’ordonnez, je me ferai connaître
On pourrait vous prier de nous dire
Quels arts par vous ont été cultivés,
Mais sur ce point nous serons réservés.
On vous envoie et cela doit suffire.
Air : N’en demandez pas davantage.
Que chacun soit physicien,
Et qu’il joigne à cet avantage
D’être astronome, historien ;
Qu’il possède le beau langage ;
Qu’il soit orateur
Et littérateur,
Nous n’en voulons pas davantage. (bis)
Qu’il soit émule de Buffon,
Qu’il soit et politique et sage,
Qu’il soit géomètre profond
Et connaisse le labourage :
Avec de l’esprit
Cela nous suffit,
Nous n’en voulons pas davantage (bis).
Air du menuet d’Exaudet.
Entrez donc,
Sans façon,
Dans la classe ;
Vous serez un peu serrés,
Mais vous vous gênerez
Pour avoir de la place :
Le talent
Aisément
S’accommode ;
Ici l’on est bien incertain
Qu’il ne sera pas in-
Commode.
Dans quatre mois de séance,
Les plus grands maîtres de France
Vous diront
Et sauront
Vous apprendre
Comme on doit en général,
Pour faire un cours normal,
S’y prendre.
Air : Va-t’en voir s’ils viennent, Jean.
Voilà ces hommes fameux,
Imbus de science :
Remarquez leur ton, leurs yeux
Et leur contenance.
Voilà ces hommes fameux,
Imbus de science.
La séance va s’ouvrir :
Quelle jouissance !
Que vous aurez de plaisir !
Paix ! faites silence,
La séance va s’ouvrir....
La leçon commence.
Air : Tandis que tout sommeille.
Mais alors qu’il explique,
Chacun des professeurs
Frappe ses auditeurs
D’un pavot narcotique ;
Et sur les bancs,
Ceux-ci tombans,
En vain prêtent l’oreille :
Pendant qu’ils l’entendent parler,
Point ne finissent de bâiller ;
Et ce n’est que pour s’en aller,
Que chacun se réveille.
Air : Daignez m’épargner le reste.
Ah ! dit maint élève tout bas,
En sortant des doctes Écoles,
Non, je n’y résisterais pas
Si ce n’était quelques pistoles
Que l’on nous donne en traitement :
Mais, ô grand Dieu, je vous atteste
Que je recevrais mon argent,
Et me passerais bien du reste. (bis)
Air : O toi qui n’eûs jamais dû naître.
O toi qui n’eûs jamais dû naître,
Admirable établissement,
Quel décret déjà vient paraître
Et le fait rentrer au néant ?
Quoi ! la Patrie
Vous congédie,
Enfans faits par les cours normaux ;
Et sans décence,
Cette sentence
Vous est prononcée en ces mots :
Air : Allez-vous-en, gens de la noce.
Allez-vous-en, gens de l’École,
On ne peut rien faire de vous :
L’entreprise était trop folle :
On ne peut rien faire de vous ;
Allez-vous-en
Très promptement
Reprendre votre premier rôle ;
Allez-vous-en planter vos choux.
34Le citoyen Pleuvyé, élève du district de Montargis, âme tendre, exprima sa satisfaction sur un mode sentimental, dans une romance que publia le Journal de Paris du 9 floréal, et qui dut paraître délicieuse à tous ceux qui avaient hâte de partir :
ROMANCE
Air : l’heure s’avance.
Aux neuf sœurs consacrer mes jours,
De science faire étalage,
Me brouiller avec les amours,
Fuir les charmes d’un bon ménage,
Et courir au faubourg Marceau,
Suivre un cours d’encyclopédie,
Au lieu de méditer Rousseau,
Est-ce là jouir de la vie ?
Toi qui, par un heureux accord,
Unis l’amour à la confiance,
Tendre compagne de mon sort,
Que penses-tu de mon absence ?
Des pleurs obscurcissent tes yeux ;
Tu soupires, ma douce amie,
Et tu dis d’un ton douloureux :
Est-ce là jouir de la vie ?
Et toi qui resserres les nœuds
D’une chaîne douce et légère,
Je ne prends plus part à tes jeux,
Je n’entends plus le nom de père.
En vain, pour calmer ma douleur,
Je me livre à la rêverie ;
Lorsqu’il faut rêver le bonheur,
Est-ce là jouir de la vie ?
Beaux-arts, le prestige est détruit ;
Cédez à l’amour, à sa flamme ;
Si le savoir orne l’esprit,
Le sentiment embrase l’âme.
Pourrais-je hésiter un moment ?
Sur mon cœur presser mon amie,
Dans mes bras serrer mon enfant,
N’est-ce pas jouir de la vie ?
35Ceux que le décret désappointait, répondirent dans le même journal, le 23 floréal, par une autre romance sur le même air :
Ne peut-on quitter son séjour
Pour se livrer à la science,
Sans divorcer avec l’amour
Qu’éteint souvent la jouissance ?
Ah ! d’amour unir les douceurs
Aux bienfaits que verse Uranie,
C’est planter double rang de fleurs
Le long du sentier de la vie.
Craindrais-je que l’heureux accord
De l’amour et de la constance
Dans la compagne de mon sort
Pût s’affaiblir en mon absence ?
Non : l’absence éveille l’amour,
On est plus cher à son amie,
Et c’est au moment du retour
Qu’on jouit le mieux de la vie.
Si je n’ai point à mon réveil
Baisers d’époux, baisers de père,
Je compte au coucher du soleil
Tous ceux que mon travail diffère.
Apprendre à former mon enfant,
Sous les yeux de ma tendre amie,
Est-il plaisir plus consolant ?
N’est-ce pas jouir de la vie ?
Si c’est en brûlant qu’on jouit,
Le génie a aussi sa flamme.
Moi j’ouvre au savoir mon esprit
Comme à l’amour j’ouvre mon âme
Je double ainsi le sentiment ;
Je sais bien chérir mon amie,
Je chanterai l’amour constant :
C’est deux fois jouir de la vie.
F. V. M.
36L’expression de sentiments moins généraux a été conservée dans des lettres d’élèves. Blanchard, du district de Broons, reste jusqu’au 30 floréal, mais se moque de la Convention qui reproche aux élèves, dans les considérants du décret, de n’avoir pas rempli le but qu’elle s’était proposé :
Je veux que le diable m’emporte si je sais quel était le but de la Convention, quand elle nous appela ici pour quatre mois. La tour de Babel du Jardin des Plantes20 va se dissoudre et s’écrouler en quinze jours. Les livres élémentaires ne seront pas faits pour le jour de notre départ21.
37Poudra est consterné : il récrit à l’agent national du district de Fontenay-le-Peuple22 :
Voilà les Écoles supprimées. D’après le décret, nous n’avons aucune mission à remplir, pas même d’indemnité, ni pour le voyage ni pour le retour. Il est fort désagréable, pour des hommes qui ont abandonné leurs femmes et leurs emplois, de se trouver actuellement sans place et d’être exposés à faire encore une route très coûteuse et inutilement.
38Il insiste pour savoir s’il ne pourra pas retrouver à Luçon son poste de secrétaire greffier, ou obtenir toute autre place dans la Vendée ; et l’agent national lui répond23 :
Si vous aspirez à une place dans les écoles centrales, l’arrêté du comité d’instruction publique vous trace la marche à suivre ; il est indispensable que vous subissiez l’examen.... Si vous désirez au contraire entrer dans les écoles primaires, la pénurie de sujets qui se fait sentir dans ce district vous ferait accueillir avec d’autant plus d’empressement que la justice que l’on vous rendrait serait avantageuse au bien public... Quant à la question que le citoyen Poudra me fait particulièrement relativement aux fonctions de secrétaire greffier qu’il remplissait à la municipalité de Luçon, je ne peux m’expliquer d’une manière positive : la municipalité seule peut la décider.
39Cette correspondance fait bien sentir quelle sorte de banqueroute il y avait, aux yeux de beaucoup d’élèves, dans la suppression des écoles normales secondes : le plus grand nombre se trouvaient dans une situation pareille à celle de Poudra ; ils avaient abandonné une place, dépensé leurs économies, souffert du froid puis de la famine, et la Convention manquait à ses engagements envers eux sans leur assurer aucune compensation. Ils ne s’y résignèrent pas. Le 17, une députation conduite par Vieillard-Boismartin se présenta à la barre de la Convention, et demanda le prompt payement de l’indemnité, le remboursement des frais de voyage, et des places dans l’instruction publique24. La pétition fut renvoyée au comité d’instruction publique : celui-ci arrêta le 19 de réintégrer dans leurs fonctions ceux des élèves qui, avant leur nomination, occupaient déjà des places dans l’instruction publique ; il ne pouvait rien pour les autres. Quant à l’indemnité de route, il proposa 5 livres par poste et chargea Deleyre de se concerter à ce sujet avec la section de la trésorerie du comité des finances. Le comité des finances accepta la proposition et la Convention la ratifia le 2325.
40Il y eut bientôt une nouvelle pétition des élèves pour demander qu’on leur accordât 5 livres pour l’aller et 5 livres pour le retour ; ceux qui n’avaient pas de fonctions dans l’instruction publique, et qui, comme Poudra par exemple, ne pouvaient bénéficier de l’arrêté du 19, sollicitent en outre un décret qui les réintégrât dans leurs anciennes fonctions et leur assurât le paiement de leur ancien traitement. C’est là l’insistance de gens au désespoir : on ne la comprend que lorsqu’on sait le surcroît de misère apporté à Paris par le mois de floréal. Si jamais la faim avait empêché de travailler, si jamais les malheureux élèves avaient eu besoin de secours immédiats pour suppléer au manque de pain, c’était bien depuis le décret qui avait fixé la clôture de l’École normale au dernier jour du mois. Il faut le savoir non seulement pour s’expliquer leurs réclamations successives, mais encore pour apprécier justement le courage de ceux qui s’obstinaient à suivre les cours et avaient protesté contre la suppression. Deux jours avant le décret du 7, on avait, dans plusieurs quartiers, invité les citoyens à ménager leurs croûtes et à les porter à leurs sections pour les prisonniers et les malades qui mouraient de faim26. Le 6, les arrivages avaient manqué en partie et la ration avait été réduite27. Le 7, nouvelle réduction : la plus forte ration avait été de deux à trois onces (quatre-vingts à cent vingt grammes) par personne ; beaucoup de gens n’avaient rien eu. « Dans les rues, dans les maisons, de la cave au grenier, écrivait Mercier28, on n’entendait parler que de la faim ; on ne voyait que des fronts pâles et abattus ; les idées étaient familiarisées avec le suicide ; des femmes s’étaient précipitées à la rivière après avoir attaché leurs enfants à leur ceinture. » Tous les jours, dans tous les journaux, on lit les mêmes nouvelles. Le 11 floréal on eut un quarteron de pain, c’était une forte ration29 ; le 19, la ration retomba à deux onces, et pour beaucoup manqua30 ; le 20, elle remonta à trois ou quatre onces31 ; le 21, elle redescendit à deux ; le peuple se bourrait d’œufs rouges à quinze sous pièce ; le pain coûtait chez les traiteurs de douze à quinze francs la livre32, si bien qu’une demi-livre de pain représentait l’indemnité quotidienne d’un élève ; le 23, dit le Courrier républicain, beaucoup de gens quittèrent Paris à cause de la disette ; une morne stupeur pesait sur la ville ; le 25, le louis d’or de vingt-quatre livres en valait quatre cents en assignats33, ce qui faisait qu’en réclamant dix livres par poste au lieu de cinq, les élèves demandaient en réalité à la Convention soixante centimes au lieu de trente.
41Cette fois encore le comité des finances consentit à un sacrifice : il s’entendit dès le 26 avec le comité d’instruction et, le 27, la Convention accorda aux élèves ce qu’ils demandaient, mais en stipulant que ceux qui avaient reçu pour venir des avances de leurs districts seraient tenus de les rembourser. La réintégration dans les fonctions n’était accordée que pour l’instruction publique34.
42Ce fut le dernier acte de la Convention relatif à l’École. Les cours finirent le 30. Ce jour-là on distribua deux onces de pain, tandis que la veille la ration n’avait été que d’une once, et que beaucoup de familles n’avaient rien reçu du tout35 ; le lendemain le tocsin sonnait, la générale battait dans le faubourg Marceau, et l’insurrection du 1er prairial éclatait au cri de ralliement : « Du pain et la constitution de 93 ! » Si l’École normale n’était pas morte des vices de son organisation et de la détresse financière de l’État, elle serait morte de faim. Elle est morte de ces trois causes réunies.
Notes de bas de page
1 Feuille de la République et Annales de la République française du 7 pluviôse.
2 Journal de France du 27 ventôse.
3 Courrier républicain du 9 ventôse.
4 Annales de Mercier du 9 germinal.
5 Annales de Mercier du 20 germinal.
6 Journal de Perlet du 27 germinal.
7 Archives de la Vendée. (Document communiqué par M. Barbeau, archiviste du département.)
8 Le Journal de Perlet (28 germinal) met cet argument dans la bouche de Garran. Coulon.
9 Leçons, II, p. 291.
10 Archives des Côtes-du-Nord. (Document communiqué par M. Tempier, archiviste du département.)
11 Voir chap. i, p. 32.
12 Arch. nat., D xxxviii. 1.
13 Arch. nat., D xxxviii. 1.
14 Procès-verbal de la Convention nationale, LX, p. 82.
15 Paris, de l’imprimerie d’André-Auguste Lottin, p. 12, in-8.
16 Moniteur, réimpr., XXIV, p. 316.
17 Elle n’est pas au Moniteur. Voir le Journal de France du 8 floréal. Voici comme il rapporte les paroles de Guyomar : « Lorsque l’École normale fut établie, la manie des anciens gouvernants régnait encore. On croyait alors qu’on pouvait faire des savants en quatre mois ; on voulait révolutionner jusqu’à la science. Je ne parlerai pas d’économies quand il s’agit de ceux qui doivent faire les livres élémentaires. Mais j’observerai que vouloir des cultivateurs faire des savants, c’est une brillante chimère ; pourvu qu’ils sachent lire, écrire et compter, c’est tout ce qui leur est nécessaire. Je demande que l’école soit fermée le 30 de ce mois et qu’on indemnise ceux qui resteront jusqu’à la fin. »
18 Le Moniteur se trompe en l’insérant dans le projet de décret du comité.
19 La Fugue normale, pot-pourri national, en vaudevilles. (A Paris, chez les marchands de nouveautés, l’an 3e de l’Ère française. — 8 pages 8°.)
20 Allusion à un pamphlet contre l’École normale bien connu : La Tour de Babel au Jardin des Plantes ou Lettre de Mathurin Bonace sur l’École normale. La Harpe, prétendant que ce pamphlet était l’œuvre d’un Jacobin, y avait répondu dans le Journal de Paris, par les invectives ou les sarcasmes appropriés. Toute la partie humoristique du pamphlet est franchement mauvaise ; mais l’avis sérieux que l’auteur y a ajouté est parfaitement sensé et juste ; il reproche en somme aux organisateurs de l’École de s’être jetés à corps perdu dans le vague de leur imagination, et d’avoir reculé l’époque de l’instruction publique par des vues de perfectibilité qui ne font que la rendre inexécutable. Le plus amusant, c’est que Mathurin Bonace invoque à l’appui de ses critiques un passage du programme de Garat, où il voit la démonstration claire et précise que le plan de l’École normale, tel qu’on l’exécute, est au moins téméraire, s’il n’est pas absurde.
21 Lettre du 15 floréal, déjà citée (Archives des Côtes-du-Nord)
22 Lettre du 8 floréal (Archives de la Vendée).
23 Lettre du 15 floréal (Ibid.)
24 Moniteur, réimpr., XXIV, p. 405. Procès-verbal de la Convention nationale, LXI, p. 10.
25 Ibid., p. 94.
26 Portefeuille politique et littéraire du 7 floréal.
27 Journal de Perlet du 7 floréal.
28 Annales du 8 floréal.
29 Annales de Mercier du 12 floréal.
30 Annales de la République française du 20 floréal.
31 Ibid., 21 floréal.
32 Ibid., 22 floréal.
33 Annales de Mercier du 23 floréal.
34 Procès-verbal de la Convention nationale, LXI, p. 115-116.
35 Courrier républicain du 1er prairial.
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L'École normale de l'an III. Vol. 1, Leçons de mathématiques
Laplace - Lagrange - Monge
Jean Dhombres (dir.)
1992
L'École normale de l'An III. Vol. 2, Leçons d'histoire, de géographie, d'économie politique
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1994
Les Trois Physiciens
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Bernard Cagnac
2009
Pour une histoire de l’École normale supérieure
Source d’archives 1794-1993
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2008