Chapitre IX. L’exécution des programmes
p. 162-179
Texte intégral
1Le texte des leçons professées à l’Ecole normale a été conservé, du moins en très grande partie, par le journal sténographique des séances, dont l’édition originale est rare, mais dont on peut se procurer aisément les réimpressions de 1800 et de 18081. Je regrette que ces cours n’aient pas encore été l’objet d’une étude sérieuse ; Sainte-Beuve en a parcouru quelques-uns, sur lesquels il a laissé des jugements sommaires, auxquels on fera bien de ne pas se fier entièrement : Sicard lui a paru judicieux2 ! Géruzez a étudié de plus près, pour son Histoire de la littérature française pendant la Révolution, ceux de ces cours qui appartenaient à son sujet, et ce sont les moins nombreux ; il en a parlé avec trop d’esprit, sans connaître d’assez près les circonstances et les hommes3. Rien n’a été fait sur les cours de sciences, qui furent la grande nouveauté de l’École normale, et annoncèrent pour l’enseignement public le commencement d’une période nouvelle. Chacun d’eux mériterait qu’un spécialiste l’examinât, nous en dît la valeur, nous apprît les qualités, les défauts, les préoccupations qu’il dénote chez le professeur, la place qu’il doit occuper dans l’histoire de la science. Pour moi qui ne saurais entreprendre une pareille tâche, je me bornerai à traiter quelques questions générales qui me permettent de compléter la description de l’École, et de montrer la suite de ses transformations.
2Nous savons qu’un programme général avait été arrêté par Lakanal et Deleyre, le 24 nivôse, et remis aux élèves ; les prescriptions de ce programme ont-elles été observées ? Chacun des professeurs y avait joint le programme particulier de son enseignement, et en donna lecture avant la première leçon, comme pour renouveler les engagements qu’il prenait ; ces engagements ont-ils été tenus ? Ces divers programmes ne semblaient pas dénoter que les professeurs se fussent soumis à une direction supérieure qui eût tout coordonné et fait de l’École une institution solide, orientée vers un but précis ; ce défaut s’est-il aggravé ou atténué pendant les quatre mois qu’a vécu l’École, et quel a été dans les faits le terme final de l’évolution dont on montré le commencement dans les projets et dans les idées ?
3Les prescriptions formelles de l’arrêté du 24 nivôse étaient, on se le rappelle, de plusieurs sortes. Les premières réglaient l’ordre des leçons ; cet ordre, troublé dès les premiers jours, n’a jamais cessé de l’être, et l’a été de jour en jour davantage. La première cause de trouble était dans l’arrêté même, qui maintenait sur la liste des cours du duodi et du septidi celui de Thouin sur l’agriculture. Thouin, envoyé en Belgique avec Faujas par la commission temporaire des arts, pour y recueillir des objets de sciences et d’arts, avait été autorisé à y continuer sa mission, que la conquête de la Hollande prolongea jusqu’en messidor4. La place de Thouin fut prise par Sicard, qui fit sur l’enseignement des sourds-muets un cours spécial non prévu par le programme. Bernardin de Saint-Pierre se dispensa, comme on le sait déjà, de paraître pendant trois mois. Des causes accidentelles achevèrent de troubler l’ordre établi : dès le 2 pluviôse, les cours vaquèrent pour permettre aux élèves d’assister officiellement5 et en corps à la fête commémorative de la mort du tyran, qui fut célébrée dans le jardin du Palais national. Si l’on relève les dates des séances dans le journal sténographique, on constate aussi qu’il n’y eut pas de cours le 8 et le 17 pluviôse, le 17 et le 18 germinal. La retraite de Garat, après qu’il eut été dénoncé à la Convention, le 19 ventôse, pour sa participation au 51 mai ; celle de Volney fatigué dès les premiers jours de germinal, de Vandermonde épuisé par ses crachements de sang en floréal, furent de nouvelles causes de désorganisation. Pendant le mois de floréal, l’inconvénient des trois leçons de suite avait totalement disparu, et il y eut moins souvent deux leçons qu’une seule par séance. Ajoutons à cela la suppression progressive des débats : on en compte une vingtaine en pluviôse pour deux décades seulement, 15 en ventôse, 10 en germinal et 5 en floréal. Au résumé, à l’exception de Sicard et de Haüy, aucun professeur n’a donné les 24 leçons auxquelles il était tenu par le règlement. L’encombrant Sicard a paru 38 fois, à cause de son cours complémentaire ; mais je crois que plusieurs séances de ce cours eurent lieu à l’institution même des sourds-muets, dans la salle des exercices publics6. Le consciencieux Haüy, en remplaçant par des leçons les débats supprimés, finit par donner 25 séances au lieu de 24. Buache et Mentelle n’en fournirent que 20, Daubenton 18, Lagrange et Laplace 16, Berthollet 14, Monge 12, Vandermonde 11 (au lieu de 18 pour trois mois), Bernardin de Saint-Pierre 9, Garat et La Harpe 7, Volney 67. Ainsi persista, en s’aggravant sans cesse, le désordre de l’organisation.
4Outre les séances ordinaires, le règlement prescrivait tous les quintidis une séance consacrée à l’étude et à la discussion des livres élémentaires, dont les professeurs avaient été chargés par le décret du 1er brumaire. C’était là tout ce qui survivait des premières idées qu’on avait eues sur l’École normale, la seule partie du programme qui eût encore un rapport direct avec la création de l’enseignement primaire : il est donc important de savoir si et comment elle a été exécutée. Autant que j’en puis juger, il y a eu en pluviôse et en ventôse 5 séances de quintidi, consacrées à l’examen des éléments de lecture et d’écriture préparés par Sicard. Celles du 15 et du 25 pluviôse ont été rapportées par la Feuille de la République du 18 pluviôse et celle du 1er ventôse8. Pour le 15, « Sicard, dit le journal, avait été chargé de lire le premier livre élémentaire. C’est une grammaire de sa composition. Elle n’a pas été à l’abri des observations critiques. Volney et Garat, en soumettant à leur collègue les objections qu’ils avaient à faire contre son ouvrage, ont donné aux élèves un modèle de conférence dont quelques-uns ont fort peu profité. » Pour le 25 : « Dans la séance de quintidi, un des professeurs, Sicard, soumettait à l’examen et à une discussion critique le premier livre élémentaire. La conférence a eu lieu entre lui et ses collègues, et quelques hommes de lettres invités à cette séance. La discussion a été vive et lumineuse, et elle a tourné tout entière au profit de l’instruction, puisque le professeur a renoncé à ses idées particulières pour adopter celles qu’on lui proposait avec avantage. » Sur la séance du 5 ventôse, on trouve une allusion d’un élève dans le compte rendu sténographique de celle du 99. On sait par la Décade du 50 qu’à la séance du 15 Delille, étant entré dans la salle, fut salué par des applaudissements répétés10. Enfin, il est probable qu’une dernière séance eut lieu le 25 ventôse, car le 26 un membre du comité d’instruction publique, Lakanal ou Deleyre sans doute, demanda que l’ouvrage sur les éléments de lecture et d’écriture du citoyen Sicard fût imprimé en nombre suffisant pour être distribué aux membres de la Convention, que les planches en fussent conservées jusqu’après le rapport qui en serait fait à la Convention pour en demander l’impression définitive. Daunou et Grégoire furent au préalable chargés d’examiner le manuscrit et d’en faire un premier rapport au comité.
5Il ne s’agissait de rien moins, dans le petit livre présenté par Sicard, que de la réforme de l’alphabet et de l’orthographe. Cette réforme était un souci naturel chez un instituteur de sourds-muets. Pereire l’avait eu ; il avait corrigé l’alphabet manuel des Espagnols et en avait adopté un qui peignait les mots tels qu’ils se prononçaient, chaque signe représentant à la fois le son et l’action de l’organe vocal propre à produire ce son11. Sicard, dont toute la méthode à l’Ecole normale consistait à généraliser les procédés qu’il appliquait à ses élèves d’élite au faubourg Saint-Jacques, avait, à côté de l’ancien alphabet, proposé un alphabet nouveau, propre à empêcher qu’aucun son pût être représenté par deux signes différents, ou qu’un même signe pût représenter deux sons différents. Il jugeait, avec raison d’ailleurs, que si jamais un moment avait été favorable pour remédier aux inconvénients de l’alphabet usuel, c’était celui où l’on voulait, pour la première fois, apprendre à lire et à écrire à tout le monde. Un secours inespéré lui fut apporté par le vieux grammairien de Wailly, élève du département de Paris, qui, gagné par la contagion révolutionnaire, lui remit un projet manuscrit d’orthographe nouvelle, après avoir publiquement dénoncé les absurdités et les difficultés de l’ancienne. Sicard alors n’hésita plus à proscrire radicalement l’alphabet usuel, pour le remplacer par un autre où tout son plein serait représenté par une voyelle particulière : « Nous ferons, s’écriait-il avec son emphase accoutumée, un abatis de toutes les erreurs, de tous les préjugés qui nous avaient occupés, et nous ne rajusterons pas comme les pauvres un vieux mur avec un nouveau, mais nous mettrons la maison à bas, afin de bâtir à nouveaux frais. » Le projet fit grand bruit. Méhée, dans l ‘Ami des citoyens, annonça le 20 pluviôse qu’il allait se faire une révolution dans la langue comme dans le régime, que Sicard avait déclaré une guerre à mort aux préjugés grammaticaux ; il prétendait même que la Convention avait déjà tout approuvé, et que par son ordre on fondait de nouveaux caractères pour les lettres « destinées à partager le domaine envahi par cinq voyelles incapables de gouverner seules ». « Le citoyen Sicard, ajoutait Méhée, était bien fait pour opérer cette révolution, et il faut croire qu’il saura ainsi nous préserver de l’anarchie, dont quelques lettres intrigantes pourraient se servir pour entraver sa marche. » Contrairement à cet espoir, Sicard dut reculer devant les lettres intrigantes. On lui fit assez vite, et aussi, à ce qu’il semble, assez aisément sentir les inconvénients d’une réforme tellement radicale qu’elle aurait en peu de temps rendu illisibles tous les anciens imprimés. Aux réclamations faites dans les séances mêmes de l’École s’en joignirent de publiques. Le principal du collège du Panthéon français, ci-devant Montaigu, Crouzet, élève du département de Paris, publia dans le Journal de Paris une réclamation en vers adressée à Sicard par l’e muet, dont la suppression avait été proposée. Elle eut un si grand succès que les éditeurs du journal sténographique de l’École l’y insérèrent12. Sicard déclara, dans sa leçon du 14 ventôse, que la cause avait été plaidée avec trop de grâce pour ne pas être gagnée auprès de tous ceux « qui étaient encore sensibles aux charmes de la poésie la plus facile et la plus enchanteresse ». Aussi bien il ne céda pas que sur l’e muet : dès qu’il sentit son coup d’éclat manqué, il fit retraite sur toute la ligne. C’est le 25 pluviôse qu’il avait cédé à ses contradicteurs ; la volte-face avait été si complète que, dès le 29 pluviôse, il prêchait la modération, comme s’il n’eût jamais proposé de mettre à bas la maison tout entière ; à l’entendre, il semblait qu’il n’eût jamais cessé d’être raisonnable et conservateur : « J ai déjà dit, répondait-il à un élève, qu’il fallait être extrêmement sobre quand il s’agissait de réformes sur une chose aussi universelle que l’orthographe d’une langue quelconque, et qu’il ne fallait proposer et adopter que les réformes commandées par la nécessité. » C’est là un de ses jolis traits d’aplomb.
6La réforme une fois abandonnée, les séances des quintidis de ventôse furent sans doute consacrées à la rédaction nouvelle du manuscrit dont il fut question au comité d’instruction publique le 26 ventôse. L’affaire avait pris manifestement une importance nationale, puisque la Convention devait prononcer en dernier ressort, et en attendant, c’était le comité qui, suivant l’expression même de Sicard, devenait « législateur en cette matière ». Je dois dire que ni l’un ni l’autre n’eurent le temps de légiférer. Ce ne furent, je ne sais pourquoi, ni Daunou, ni Grégoire, qui reçurent le fameux manuscrit, mais Massieu. Or Massieu fut, sur des dénonciations venues des départements où il avait été en mission, arrêté le 22 thermidor suivant, et le papier de Sicard se trouva du coup sous les scellés. Sicard le réclama au comité de salut public le quatrième jour complémentaire de l’an III13.
7Cet épisode peu connu de l’histoire des tentatives pour la réforme de l’orthographe est l’unique résultat des séances du quintidi à l’École normale de l’an III. Je n’ai trouvé pour germinal et floréal aucune trace de discussions analogues sur un autre livre élémentaire destiné aux écoles primaires. Celte partie du programme n’a donc été exécutée qu’incomplètement, et rien de pratique n’en est sorti.
8Une autre prescription importante de l’arrêté du 24 nivôse était celle qui instituait le journal des séances, imprimé d’après la sténographie. C’était la première fois que la sténographie était officiellement employée ; on en avait pris l’idée sans doute au Lycée des Arts, où elle était enseignée, et dont le professeur, Igouel14, fut le sténographe en chef de l’École. Dès le 16 nivôse, Lakanal et Deleyre avaient fait instituer en principe le journal sténographique par le comité d’instruction publique. L’objet de ce journal était double : il devait d’abord assurer aux élèves la pleine possession de l’enseignement qui leur était donné, et fournir le texte des discussions dans les séances de débats ; d’autre part, envoyé dans les districts, il devait élargir jusqu’aux frontières mêmes de la France l’auditoire des professeurs, tandis qu’envoyé aux représentants de la France à l’étranger, il était destiné à devenir une sorte de réplique officielle et probante aux accusations de barbarie que répandaient contre la République ses ennemis du dedans et du dehors15 : c’était donc une partie extrêmement importante de l’institution ; d’aucuns16 même insinuaient qu’elle était trop importante, que malgré les belles phrases du programme sur l’improvisation, le journal devait en réalité reléguer la parole à la seconde place, rendre les professeurs à peu près inutiles, et rétablir sous une forme nouvelle les cahiers dictés dans les anciens collèges. Or il faut croire que, pendant le premier mois, le journal ne parut ni assez rapidement ni assez régulièrement pour rendre les services qu’on attendait. La méthode d’Igouel qui supprimait les voyelles, rendait la transcription assez difficile et par suite assez longue17. Les professeurs à leur tour demandèrent plusieurs épreuves avant de donner le bon à tirer18 ; il y en eut même qui refirent presque complètement le texte pris par la sténographie : Garat, par exemple, recomposa entièrement les réponses qu’il avait faites à Saint-Martin, dans la séance du 9 ventôse19. Du côté de l’imprimeur enfin, la cherté croissante du papier et de la main-d’œuvre suscita des difficultés d’un autre ordre. La publication marcha donc mal en pluviôse, et, en ventôse20, Lakanal et Deleyre durent prendre pour la régulariser l’arrêté que voici :
Les représentants du peuple Deleyre et Lakanal, réunis aux professeurs de l’Ecole normale, considérant :
1. Qu’il importe à la prospérité de cet établissement d’assurer l’exacte distribution du journal de ses séances ;
2. Qu’il est également de l’intérêt de la justice, de garantir par une organisation régulière et définitive la responsabilité des agents employés à la publication de ce journal ;
Arrêtent :
1. La copie sténographique des leçons et débats de l’École normale sera remise au professeur le lendemain de la séance, avant 9 heures du matin, et ce sous la responsabilité du sténographe.
2. La copie des leçons, revue par le professeur, sera retirée le jour suivant avant 9 heures du matin, à la diligence de l’imprimeur.
3. Si le professeur négligeait de remettre la copie sténographique dans les délais fixés en l’article précédent, l’imprimeur passera outre et la leçon omise sera renvoyée aux numéros suivants.
4. L’épreuve sera fournie au professeur le jour suivant, avant 9 heures du matin. Il ne pourra la garder que jusqu’à midi.
5. La dernière épreuve sera remise au commissaire réviseur le jour susdit, à 5 heures de relevée. Il ne pourra la garder que jusqu’à 5 heures.
6. Si la dernière épreuve était demandée par le professeur, elle lui serait remise, et dans ce cas, elle ne serait pas envoyée au commissaire réviseur.
7 L’infraction, par le fait du professeur ou du commissaire réviseur, de quelques-unes des dispositions énoncées dans les articles précédents, sera pour l’imprimeur une autorisation formelle de passer outre et de renvoyer la leçon arriérée aux numéros suivants.
8. Les professeurs pourront garder trois jours entiers la copie sténographique des débats.
9. Les copies et les épreuves seront toujours délivrées, etc.
10. Les leçons seront distribuées la veille de chaque conférence. Les débats seront distribués au plus tard dans une décade, à compter du jour où ils auront eu lieu dans l’École normale.
11. Les livres élémentaires qui seront lus dans les séances du quintidi, en exécution de l’arrêté du 24 nivôse, ne seront pas imprimés dans le journal sténographique. On se bornera à rappeler succinctement, en tête des observations qui auront été faites dans le cours de la séance, l’article du livre élémentaire qui y aura donné lieu.
12. L’imprimeur cumulera les conférences relatives aux livres élémentaires et les fera distribuer dans la décade qui suivra la dernière de ces conférences.
13. Les observations faites aux séances du quintidi par les savants, les gens de lettres et les artistes invités en exécution de l’arrêté du 24 nivôse, seront remises par le sténographe à l’auteur du livre élémentaire, qui sera invité de les mettre en ordre et de les adresser à l’imprimeur.
14. L’imprimeur est responsable de la distribution du journal aux élèves de l’École normale. Celle à faire aux représentants du peuple, aux professeurs de l’École normale, etc., sera adressée directement à la commission exécutive de l’Instruction publique. Il en sera retiré reçu.
15. L’imprimeur et les sténographes se rendront tous les décadis à l’assemblée des professeurs pour y recevoir et y donner toutes les instructions utiles à l’amélioration du journal.
Paris, le... ventôse, an III de la République une et indivisible.
Pour copie certifiée conforme :
Lakanal21.
9Je doute fort que cette réglementation minutieuse ait été efficace. Germinal et floréal furent des mois si troublés qu’aucun service régulier n’y dut être possible. Ce qui est sûr, c’est que, au moment où l’École fut fermée, les cahiers qui devaient assurer la publication de chaque leçon quatre jours après qu’elle avait été faite étaient à ce point en retard qu’il fallut pour les compléter plusieurs envois successifs dans les districts. J’ai retrouvé dans les archives de Seine-et-Oise22 la trace d’une première expédition le 5 messidor, et d’une seconde dans les premiers jours de fructidor ; et ce ne fut pas tout, puisque, le quatrième jour complémentaire de l’an III, le comité d’instruction publique dut prendre un arrêté pour enjoindre à l’imprimeur de terminer l’impression du journal avant la fin de vendémiaire.
10L’irrégularité de la publication du journal est donc certaine : elle a entraîné nécessairement beaucoup d’erreurs ou d’inexactitudes. On y cherche vainement des passages auxquels font allusion les journaux du temps, et même des passages auxquels renvoient d’autres passages de leçons postérieures ; — l’ordre chronologique de plusieurs leçons a manifestement été interverti, par exemple pour toute la fin du cours de Sicard ; — la dernière leçon de La Harpe, celle qui a clos l’Ecole, serait inconnue si le Courrier universel du 15 prairial ne l’avait pas publiée ; — il n’y a qu’une leçon et demie de Garat ; la fin de la deuxième est annoncée, mais non donnée ; la Feuille de la République parle de leçons du 18 et du 24 ventôse qui ne figurent pas dans les cours imprimés, et le Courrier universel donne quelques détails curieux sur ces leçons non publiées ; — enfin, il n’y a rien du cours de Bernardin de Saint-Pierre.
11Pour Garat, je crois que la raison pour laquelle la plus grande partie de son enseignement fait défaut dans le journal sténographique des séances, c’est qu’il a craint de donner prise à ses ennemis qui l’accusaient d’athéisme. C’était au moins une légende très répandue, et La Harpe ne s’est pas fait faute de la répandre davantage encore, qu’au Lycée Garat avait préconisé le système de l’athéisme comme plus républicain23 ; on voit d’après les débats sténographiés que le même reproche lui fut publiquement adressé à l’École normale : il s’en défendit très énergiquement, mais sans ôter par ses réponses toute prise à l’accusation24, et, au milieu du déchaînement de rancunes qui le menaçait et finit par l’atteindre le 19 ventôse, il jugea sans doute prudent de ne plus laisser imprimer ses leçons. Il est en tout cas singulier que celui qui avait eu l’idée du journal sténographique, et en avait expliqué l’utilité avec tant d’enthousiasme, soit précisément le même qui ait gardé dans ses papiers la copie de son cours, de ce cours auquel il prétendait avoir rêvé depuis plus de vingt ans, de ce cours qui devait servir de règle à tous les autres.
12Quant à Bernardin de Saint-Pierre, pour peu qu’on connaisse l’âpreté de ses sentiments sur la propriété littéraire, on n’est pas du tout surpris qu’aucune de ses leçons n’ait été publiée dans le journal des séances. Il a tout simplement gardé par devers lui la transcription du sténographe. Je n’insisterais pas là-dessus, si lui-même n’avait préparé pour la postérité un joli mensonge, dans l’autobiographie dont j’ai trouvé au Havre un fragment relatif à l’École normale. « La suppression de l’École, y dit-il, rendit inutiles les notes que j’avais préparées pour elle et que j’avais employé plus de six mois à rédiger. Il n’en serait plus question si elles n’avaient été copiées pendant les séances comme celles des autres professeurs. Trois tachygraphes payés par le gouvernement les écrivaient aussi vite qu’on les prononçait ; leurs copies furent vendues, contre le droit naturel de la propriété, à un imprimeur qui les a publiées et vendues à son profit. Cette injustice est si légère auprès de toutes celles que j’ai éprouvées que, si j’en parle ici, c’est pour donner une idée de l’immoralité qui régnait parmi nos gouvernants jusque dans les plus petites choses. » Témoignage admirable de la sincérité avec laquelle ont parlé de la Révolution les gens qui redoutèrent plus tard le reproche d’en avoir profité ! La vérité est que Bernardin de Saint-Pierre a frustré les élèves de l’École normale, et du même coup l’imprimeur Reynier, d’une publication à laquelle ils avaient droit. Les leçons ne figurant pas dans la réimpression de 1 800, cela suffirait à prouver qu’elles n’ont pas figuré dans l’édition originale25 ; une autre preuve absolument irréfutable a été donnée par Bernardin de Saint-Pierre lui-même, dans une annonce qu’il fit insérer au Moniteur du 4 vendémiaire an V, et où il essaya d’engager par souscription la publication des Harmonies de la nature pour servir aux éléments de la morale et aux instituteurs des écoles primaires. L’auteur expliquait dans quelles conditions son livre avait été écrit pour l’École normale, et ne faisait pas l’ombre d’une allusion à une publication antérieure, à propos de laquelle il n’eût pas manqué de jeter feu et flamme. Le professeur de morale de l’École normale ne s’est donc pas contenté de professer seulement un mois sur quatre, il a encore trouvé moyen de dérober son cours à la publication qui devait, d’après le règlement, répandre et perpétuer les leçons de l’Ecole normale, et c’est sans doute à cause de cela qu’on ne vit pas régner parmi les hommes la douce fraternité pour laquelle La Revellière-Lépeaux souhaitait si vivement que le père de Paul et Virginie pût continuer son cours en prairial26.
13Négligence ou calcul des professeurs, embarras de l’imprimeur, désorganisation générale des cours, tout cela a fait que le journal sténographique des séances ne fut pas ce qu’on avait voulu qu’il fût, et ne rendit pas les services qu’il devait. Pas plus que les autres, les prescriptions du règlement qui le concernaient n’ont été observées : il a été incomplet et irrégulier comme les leçons elles-mêmes.
14Mais du moins, et malgré cette désorganisation extérieure, chaque professeur s’est-il conformé au programme particulier qu’il s’était prescrit à lui-même ? Il s’en faut de beaucoup. Établis avant que le décret du 19 nivôse eût, par voie indirecte, limité exactement la durée des cours à quatre mois, l’exécution de ces programmes demandait en général une durée bien plus longue et à vrai dire indéterminée. Les professeurs étaient si complètement acquis à l’idée d’une école de culture supérieure qu’ils n’avaient point mesuré rigoureusement leur temps, comme si, par la force même des choses, l’existence de l’École devait être prolongée tant qu’il leur resterait quelque chose à dire. Et cet état d’esprit persista même après le décret du 19 nivôse, même après l’ouverture de l’École. La façon dont Vandermonde établit son programme dès les premiers jours de ventôse est à cet égard tout à fait caractéristique : il vaut la peine d’être transcrit.
I. Occupons-nous de la nature, de la formation et de la distribution des richesses ; recherchons les principes de la valeur et du prix des objets, ainsi que du rapport entre la valeur des produits bruts et celle des mêmes produits quand ils ont reçu toutes leurs façons ; considérons la population et les suites de son accroissement ; traitons des principes politiques de l’agriculture et du commerce des grains ; examinons enfin succinctement les parties de l’instruction publique qui sont relatives à tous ces objets : car cette instruction est aussi un principe de richesse.
II. De là nous passerons aux considérations sur l’industrie et le commerce, et nous développerons ce que nous aurons été forcés d’en dire auparavant ; nous insisterons particulièrement sur la vogue et la mode, article sur lequel les auteurs paraissent avoir glissé trop légèrement ; nous traiterons du monopole naturel et du monopole légal ; des corporations et des privilèges exclusifs ; des règlements de fabrique et de commerce ; des gratifications et encouragements ; des inventions dans les arts, et particulièrement des machines. Nous nous occuperons enfin du commerce extérieur, et de la balance du commerce.
III. Les contributions publiques fixeront ensuite notre attention ; nous examinerons particulièrement l’impôt territorial, et un autre genre d’impôt qui serait perçu par les marchands en détail.
IV. De là nous serons conduits à traiter du crédit public et des ressources qu’il procure, de la circulation, du taux de l’intérêt et de l’agiotage.
V. Nous nous occuperons enfin de la monnaie, du numéraire et des assignats, des changes étrangers, des banques de différentes natures, des opérations de finances, des dettes nationales et des violations de la foi publique.
15Après quoi Vandermonde ajoutait bonnement : « C’est là que nous bornerons nos recherches ». Or il avait devant lui neuf séances de leçons et neuf séances de débats. Les gens sensés en firent aussitôt la remarque, et beaucoup d’élèves, après avoir applaudi, se dirent avec inquiétude qu’au lieu de trois mois, quatre et même six ne suffiraient pas27. On en aurait pu dire autant de la plupart des autres programmes, dont l’ampleur démesurée n’avait pas choqué tout d’abord au milieu de l’enthousiasme des premiers jours. Même exacts, la plupart des professeurs n’auraient pas eu en quatre mois le temps de parcourir le champ qu’ils avaient eux-mêmes délimité, et nous savons combien la plupart furent inexacts. S’il y a donc quelque chose de surprenant, c’est que trois cours, ceux de Daubenton, de Haüy, de Buache et Men-telle, aient été presque exactement conformes à leur programme, et aient donné en quatre mois à peu près tout ce que ces professeurs avaient promis. Excepté l’optique, dont il n’a rien dit, Haüy a traité avec une exactitude scrupuleuse toutes les questions qu’il avait annoncées, moins parce qu’il avait préparé son programme pour le nombre de leçons qu’il avait à faire, que parce qu’en supprimant un certain nombre de débats il a pu augmenter d’autant le nombre des leçons. Et de même Daubenton : son âge ne lui permettait pas les vives discussions ; aussi, tout en donnant moins de séances qu’il ne devait, il a fait dix-sept leçons au lieu de douze. Sa dernière leçon « sur l’homme » n’a été publiée que dans l’édition de 1800, mais il semble, à en lire la fin, qu’elle ait été prononcée ou qu’elle ait été préparée pour être prononcée le 27 floréal. C’est aussi la même raison qui a permis à Buache et Mentelle de faire un cours complet : ils n’ont donné que vingt séances au lieu de vingt-quatre, mais quatorze leçons au lieu de douze. Il faut ajouter que l’opposition des professeurs de mathématiques soutenus par la Décade28 obligea Mentelle à abréger beaucoup ce qu’il voulait dire sur la géographie mathématique et astronomique29.
16Ces trois cours mis à part, aucun autre n’a été complet, pas même celui de Sicard. Avide avant tout de succès bruyants, Sicard, au lieu de suivre exactement son programme, a poussé des pointes dans différents sens, s’engageant à fond lorsqu’on applaudissait, reculant prudemment et faisant au besoin volte-face lorsqu’il sentait la résistance. Ses premières leçons ont été le commentaire des séances de quintidi dont nous avons déjà vu le résultat. Battu sur la réforme de l’orthographe, il se rejeta sur l’enseignement des sourds-muets, dont il fit un objet de cours au lieu de se borner à l’invoquer comme exemple. Il se lança alors dans une analyse soi-disant philosophique du langage, d’où il fit sortir la proposition d’employer pour tous les enfants les méthodes qui lui réussissaient avec quelques sourds-muets d’élite. Naturellement il rencontra l’objection qu’une pareille identité de procédés était un non-sens, qu’instruire des entendants-parlants comme on faisait les sourds-muets, c’était en réalité embarrasser et retarder leur instruction ; il s’en prit alors à la grammaire proprement dite et annonça solennellement que l’art de construire une période en était l’alpha et l’oméga. Selon lui la première chose à faire était d’apprendre aux enfants à décomposer une période ; comme on avait fini jusqu’à présent par là, c’était par là qu’on commencerait désormais, et il proposait hardiment à l’analyse la période que voici :
Quel est donc cet être qui, plus agile que l’aigle, s’élève dans son vol hardi jusqu’au plus haut des cieux, en mesure la vaste étendue, calcule le mouvement des astres, et semble leur tracer une marche dont il ne leur permet pas de s’écarter ; qui descend ensuite jusque dans le sein de la terre, et, pénétrant dans les immenses arsenaux de la nature, l’observe d’un œil curieux, la surprend dans ses secrets, et, riche de ses collections, retourne dans ses foyers, où, rival audacieux de cette mère génératrice de tout, il compose et décompose à son gré ses chefs-d’œuvre, et lui ravit ou partage avec elle l’admiration de ses semblables ? C’est l’homme.
17Naturellement encore les objections du sens commun se dressèrent devant Sicard ; il changea de nouveau de direction, et puisque le plan qu’il proposait paraissait « trop difficile dans son exécution, à cause de sa vaste étendue, ou à raison de la nécessité d’entrer dans des discussions hérissées de métaphysique », il laissa là la période et passa prosaïquement aux parties du discours, en jurant ses grands dieux que le moment était venu de renoncer aux dissertations métaphysiques. Il termina, probablement le 26 floréal, en s’excusant de n’avoir pu donner, faute de temps, de plus longs développements30. Ainsi, le cours qui a tenu la plus grande place à l’École normale et qui y a apporté le plus d’animation n’a été ni cohérent ni complet, et nous en possédons l’aveu de la bouche du professeur lui-même.
18Nous avons une déclaration analogue de Laplace : il avait promis le tableau de toutes les découvertes importantes faites en mathématiques, et en outre une application à la politique du calcul des probabilités ; dans sa dernière leçon, le 21 floréal, il exprima le regret de n’avoir rien pu dire ni du calcul différentiel et intégral, ni de la mécanique, ni de l’astronomie, ni enfin de la théorie des probabilités. « Le peu de durée de l’École, dit-il, ne me le permet pas. Je me propose d’y suppléer relativement à la mécanique et à l’astronomie par la publication d’un ouvrage dans lequel j’ai présenté, indépendamment de l’analyse, la série des découvertes qui ont été faites jusqu’ici sur le Système du Monde31. »
19De La Harpe, même confession : « C’est là que je suis obligé de borner ce cours dont j’avais d’abord supposé la durée beaucoup plus longue, et dont j’avais en conséquence distribué le plan avec quelque étendue32. » Simple formule d’ailleurs, car il aurait pu continuer longtemps à lire les discours de Démosthène et de Cicéron qui lui fournissaient les commentaires les plus propres à foudroyer les derniers tyrans, les vandales et le sans-culottisme ; il n’en aurait pas rempli davantage un plan dont il s’était contenté d’indiquer vaguement les lignes, et dont il avait feint d’abord que le principal objet était l’éducation oratoire du peuple.
20Pour Volney, il a délibérément lâché pied après avoir traité la première partie de son plan. Ses « fortes leçons » méritent assurément le bien qu’en a dit en passant Sainte-Beuve ; ce n’est rien de moins que l’exposé des principes de critique qui devaient entièrement renouveler les études historiques pendant le xixe siècle, et, malgré les critiques de Fourrier, il n’y a peut-être pas eu de cours plus remarquable à l’École normale ; mais enfin ce n’a été que la moitié de ce que Volney s’était engagé à donner. Il était à Nice33 au moment où on l’avait nommé ; il était revenu en hâte et avait dû préparer ses leçons sans ses livres34 ; il déclara le 3 germinal que deux mois de travail exagéré et précipité l’obligeaient à reprendre haleine, suspendit son cours et ne reparut plus. Il a donné plus tard une édition spéciale de ses leçons de l’École, mais n’y a pas ajouté le tableau sommaire de l’histoire générale, à propos duquel il avait promis d’examiner : 1° à quel degré de civilisation on pouvait estimer que le genre humain en était arrivé ; 2° quelles indications générales résultaient de l’histoire pour le perfectionnement de la civilisation et l’amélioration du sort de l’espèce.
21Quant aux autres professeurs, il est facile de vérifier ce qui manque à l’exécution de leur programme : Monge a peut-être été jusqu’au bout de la géométrie descriptive dans les conférences particulières que n’a pas publiées le journal sténographique ; en tout cas, il n’a jamais abordé les descriptions de machines, qui devaient former toute la seconde partie de son cours. Berthollet non plus n’en est pas venu aux applications pratiques de la chimie, et c’est à peine s’il a donné la moitié de ce qu’il avait promis sur la théorie.
22Garat enfin a, comme nous l’avons déjà vu, été interrompu dans son cours par la dénonciation dont il fut l’objet à la Convention dans la séance du 19 ventôse. Sa conduite en 1792 et 1793 ayant été soumise à l’examen du comité de sûreté générale, il employa les deux mois qui suivirent à rédiger, sous le titre de Mémoires sur la Révolution, l’exposé de sa conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques. Il n’offrit sa démission au comité d’instruction publique que lorsqu’il eut terminé ce mémoire justificatif, le 28 floréal35, mais il avait en réalité cessé ses fonctions à la commission exécutive et à l’École depuis le jour où le comité de sûreté générale avait été saisi de son affaire ; en l’absence du texte de ses dernières leçons on ne peut dire où il en était arrivé à ce moment. Tout ce qu’il importe de constater, c’est que le cours de celui qui avait organisé l’École, le cours qui, d’après lui, aurait dû régler tous les autres, n’a pas été achevé. Je n’oserais l’affirmer, mais il me semble qu’il y a eu dans cette disparition de Garat un triomphe personnel de La Harpe. La Harpe l’avait toujours détesté : il avait poursuivi de sarcasmes d’autant plus durs qu’ils étaient souvent justes ses premiers succès académiques, bien avant la Révolution. La façon dont plus tard il a, dans le Mémorial, parlé de Garat professeur au Lycée, prouve qu’il lui avait gardé rancune de leur succès simultané. Garat, de son côté, après avoir appelé La Harpe à l’École, n’avait pu s’empêcher de le taquiner : il était intervenu dans ses séances de débats36 pour l’embarrasser par une distinction entre l’art oratoire et l’éloquence, mais surtout pour bien montrer aux élèves la différence qu’il y avait entre un simple lecteur comme La Harpe, et un improvisateur comme lui-même ; il l’avait fait attaquer en même temps dans la Décade par Guinguené, qui le blâmait de s’attacher uniquement à l’éloquence quand il était chargé de toute la littérature. C’est précisément après ces taquineries que parurent contre Garat les premières accusations de matérialisme et d’athéisme : elles étaient contenues dans une lettre anonyme, que Garat lut aux élèves de l’École, le 29 pluviôse, en déclarant « qu’il doutait de la bonté des intentions de l’auteur et ne croyait pas que ce fût un élève37 ». Je me suis demandé si par là il ne visait pas son collègue, et j’en ai presque acquis la conviction lorsque j’ai lu dans le discours de clôture de La Harpe l’espèce de cri de triomphe et de haine que voici : « Vous laisserez à l’orgueil en délire qui se nomme si ridiculement philosophie, la prétention absurde, puérile, de régénérer le genre humain ! » Garat avait donné sa démission depuis deux jours : l’ennemi était à bas et La Harpe se démasquait ; il marquait ainsi du reste le dernier terme de l’évolution que nous avons suivie depuis la première rédaction du projet de loi sur l’École normale : aux idées d’hommes d’État des membres de l’ancien comité de salut public, Garat avait substitué ses idées de philosophe, et l’une des dernières paroles du dernier professeur qui se fit entendre à l’École normale condamnait sa philosophie. Non seulement Garat n’avait réussi qu’incomplètement à faire de l’École ce qu’il aurait voulu, mais il n’avait pu mener jusqu’au bout son propre cours, et on le livrait pour finir au mépris des élèves.
23Reste Bernardin de Saint-Pierre. Celui-là avait eu l’adresse de ne pas fournir de programme précis, sous prétexte qu’il n’avait encore rien à dire au commencement de pluviôse et qu’il lui fallait trois mois pour se préparer. L’excuse ne valait pas grand’chose, puisque, chargé du livre élémentaire de morale le 1er brumaire, il en avait fait parvenir le prospectus au comité d’instruction publique dès le 16. Il avait donc eu trois mois pour se préparer, et avait commencé certainement bien avant le 1er pluviôse le travail qui devait convertir ses Harmonies en Éléments de morale. La vérité, c’est qu’à son goût du repos à la campagne se joignait une très vive appréhension d’enseigner à côté de savants qu’il détestait. Aux fleurs dont il les couvrit le 3 pluviôse, il est intéressant d’opposer la correspondance du prote Bailly, qu’il avait chargé, comme on l’a déjà vu, de suivre les leçons de l’École et de lui en rendre compte.
J’ai eu du chagrin, lui écrit Bailly le 1er ventôse, de vous voir affligé de tout ce que peuvent dire vos collègues et de leur manière de se conduire à votre égard. Dédaignez, croyez-moi, les clameurs de l’envie ; méprisez les sarcasmes de la médiocrité orgueilleuse et impuissante, qui cherche inutilement à atténuer des succès qu’elle n’a jamais pu obtenir, et vous ferez justice. La lettre que vous trouverez ci-jointe est le résultat d’une conversation que j’eus il y a deux jours avec le citoyen Grégoire du comité d’instruction publique. Il me demandait de vos nouvelles avec le plus vif empressement, et, je crois, avec un tendre intérêt. Je lui répondis ce que je savais, et j’ajoutai que vous travailliez constamment à votre ouvrage sur la morale. Je dis de plus que l’idée d’être associé à des collègues académiciens dont vous aviez attaqué les corps et les systèmes, vous affligeait, et que vous ne trouviez leur conduite à votre égard ni loyale ni franche. Le citoyen Grégoire répliqua très judicieusement, je crois, que c’est qu’ils craignaient votre supériorité très marquée sur eux tous, et qu’il se doutait bien que vous ne seriez pas de leur avis sur bien des points. II trancha le mot en disant qu’il savait bien que vous n’étiez ni matérialiste ni athée.
24Il est bien évident, d’après cette lettre, que le fond des rapports entre Bernardin de Saint-Pierre et les autres professeurs de l’École normale était une réciproque antipathie, que son absence était critiquée aigrement par ceux-là mêmes qui s’en sentaient la cause, et qu’il ne se décida à paraître que lorsqu’il ne put faire autrement. Au moment où il s’y résigna, la désorganisation progressive des cours, rendant plus rares les leçons des autres professeurs, et lui permettant au contraire de multiplier les siennes à de courts intervalles, fit de lui pour floréal l’homme en vue de l’École et aggrava ainsi l’antithèse foncière entre lui et le reste des professeurs. Athéisme et matérialisme étaient sans doute de bien gros mots, des invectives ecclésiastiques, qui s’en prenaient à la fois à la philosophie des sensations représentée par Garat, et à l’absolue indifférence dont témoignaient des cours comme celui de Volney ou ceux des professeurs de sciences ; d’autre part, Bernardin de Saint-Pierre, qui semble être devenu quelques années après un théophilanthrope38, n’était point un chrétien. Mais Grégoire se rendait très bien compte de la mésintelligence radicale que la religiosité et le sentimentalisme du poète établissaient entre lui et les savants, on pourrait même dire, d’une façon plus générale et plus juste, entre lui et l’esprit scientifique. Bernardin de Saint-Pierre, avec sa foi dans la Providence, semblait à Grégoire un chrétien en puissance, tandis que Laplace, après avoir parlé, comme il le fit dans la première leçon, du commentaire de Newton sur l’apocalypse et des idées de Leibniz sur la représentation de la création par l’arithmétique binaire39, lui semblait un athée en puissance. Ainsi, tandis que La Harpe s’en prit au seul Garat, et seulement dans sa dernière leçon, les neuf leçons tout entières de Bernardin de Saint-Pierre furent comme une contre-partie non seulement de l’enseignement philosophique de Garat, mais encore de tous les cours de sciences exactes, qui avaient été la grande nouveauté et qui sont restés le trait caractéristique de l’École normale. Il n’a point, à vrai dire, enseigné la morale : c’est à peine s’il a cousu tant bien que mal des préceptes pédagogiques à ses descriptions, ou s’il a établi de vagues rapports entre la morale et les harmonies purement extérieures de la nature40. Il n’a donc pas, lui non plus, rempli le programme qui devait être le sien, mais à la précision de ses collègues scientifiques il a opposé son imprécision volontaire de dilettante, à leurs analyses rigoureuses des faits ses descriptions charmantes ou niaises des apparences, à leurs lois ses idées préconçues, à leur indifférence philosophique sa recherche passionnée des causes finales et d’une action providentielle. Dans l’École de la science, il a apporté, sous prétexte de morale, la négation même de la science41.
25L’École normale de l’an III finit sur cette contradiction.
Notes de bas de page
1 La réimpression de 1808 n’a pas été publiée, comme celle de 1800, sous le titre de Séances des Écoles normales, mais sous celui de Cours de sciences et arts par des professeurs célèbres.
2 « L’abbé Sicard, plus positif que Garat, exposa avec suite de judicieuses considérations sur le langage. » (Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, tome I, p. 61-62.)
3 Témoin ce jugement sur Garat. « Il y eut du Cicéron dans Garat, mais il ne parvint jamais à voir clairement où était Catilina » (p. 220). Même avec cette réserve, on ne saurait être plus injuste pour Cicéron.
4 La dernière autorisation de prolonger son séjour dans les pays conquis fut accordée à Thouin par le comité d’instruction publique, le 14 ventôse. Sa dernière tâche fut l’envoi à Paris du cabinet d’histoire naturelle du stathouder. Faujas et lui rendirent compte de leur mission au comité dans la séance du 24 messidor an III.
5 Le soir, le comité d’instruction publique prit un arrêté pour faire imprimer aux frais de la République 3 000 exemplaires des odes composées par Lebrun pour la circonstance ; 50 devaient être distribués aux professeurs et 1 400 aux élèves de l’École normale. (Arch. nat., AF ii*. 32.)
6 « Je vous disais dernièrement à ma leçon publique dans l’institution.... » (Séance du 13 pluviôse, Leçons, I, p. 343.)
7 Ces chiffres ont été établis à l’aide du journal, mais en tenant compte pour Garat et La Harpe des indications complémentaires données par les journaux, et pour Bernardin de Saint-Pierre des notes de sa main en marge du manuscrit des cours.
8 Ces séances figurent aussi dans le deuxième volume des Débats, de la page 92 à la page 127 ; mais la séance du 25 y est placée la première, et celle du 15 est coupée en deux parties, l’une donnée « en continuation - et sans date, la seconde datée par erreur du 24 floréal. En comparant le texte avec le compte rendu de la Feuille de la République, on voit que ce ne peut être que la séance du 15 pluviôse.
9 Débats, I, p. 326.
10 Décade, tome IV, p. 555 :
Au citoyen Delille, sur les applaudissements réitérés dont il a été accueilli aux Écoles normales, le 13 ventôse, l’an III de la République française.
Utque viro Phoebi chorus assurexerit omnis.
Virg, Ecl., 6.
Lorsque chez les Romains, vainqueurs de l’univers,
Le modeste Virgile arrivait au théâtre,
Applaudi, contemplé d’une foule idolâtre,
Il recevait le prix de ses beaux vers.
O toi ! qui de sa lyre as conquis l’héritage,
Jadis son interprète, aujourd’hui son rival*,
Nous t’offrons un tribut égal ;
Et debout devant toi, par notre juste hommage,
A la postérité nous donnons le signal.
Par le citoyen Mahérault,
Élève du département de Paris aux Écoles normales.
* Le traducteur des Géorgiques de Virgile compose maintenant des Géorgiques françaises.
11 Voir De Gérando, Éducation des sourds-muets, tome I, pp. 393-395.
12 Leçons, II, p. 477. Réclamation de l’e muet au citoyen Sicard, professeur aux Écoles normales, contre la proposition qu’il avait faite de substituer un autre signe à cette voyelle, et de supprimer l’n et le t dans les troisièmes personnes des verbes.
Réformateur de l’alphabet,
J’avais conçu quelque espérance,
A titre de sourd et muet,
D’intéresser ta bienveillance.
Mais, quand à la société
Tu rends mes malheureux confrères,
Pourquoi suis-je persécuté
Et proscrit par tes lois sévères ?
Nous sommes trois du même nom,
De sons divers, sous même forme ;
Et voilà, dis-tu, la raison
Qui me soumet à la réforme.
Il est vrai que nous sommes trois,
Et tous trois de même structure ;
Mais exprimant diverses voix,
Nous prenons diverse figure.
Les deux qu’épargnent tes rigueurs
Sont marqués d’un signe interprète ;
Et comme ils sont très grands parleurs,
Ont une langue sur la tête !
Si pourtant à quelqu’un de nous
Il fallait déclarer la guerre,
J’ose m’en rapporter à tous,
Est-ce à moi qu’il faudrait la faire ?
Je marche seul et sans fracas,
Sans attirail et sans coëffure :
Je ne cause aucun embarras
Dans le bel art de l’écriture.
Je chéris la simplicité,
Je suis formé d’un trait unique ;
Et fidèle à l’Égalité,
Je conviens à la République.
Dans mon chemin je suis souvent
Heurté d’une voyelle avide ;
C’est ainsi qu’en proie au méchant
Périt l’être faible et timide.
Mais alors même, en expirant
Sous le froissement qui me presse,
D’un son barbare et déchirant,
Je sers à brider la rudesse.
Dans la poésie où la voix
A l’hémistiche est suspendue,
Je n’en puis soutenir le poids ;
Son repos m’accable et me tue.
Il est vrai ; mais souvent ailleurs
Je rends sa touche plus agile,
Et j’en nuance les couleurs
Sous la main d’un poète habile.
On ne me compte pas, dis-tu,
Dans les vers où je suis finale ;
Ah ! c’est alors que ma vertu
Par d’heureux effets se signale.
Pour peindre un objet étendu,
J’allonge une rime sonore ;
Et quand le vers est entendu,
La syllabe résonne encore.
Je rends le bruit retentissant
Du sein de l’orage qui gronde,
Et que répète en mugissant
L’écho de la terre profonde.
Par le dernier frémissement
Du son qui doucement expire,
Je peins le doux gémissement
De l’eau qui murmure et soupire.
Quoique l’on m’appelle muet,
Je dis beaucoup plus qu’on ne pense ;
Je ressemble au sage discret
Dont on écoute le silence.
A la voix je sers de soutien,
J’arrête le son qui s’envole ;
Tu parais le sentir si bien
Que tu n’as pas détruit mon rôle.
Même tu veux qu’un étranger
Le remplisse quand on me chasse ;
Est-ce la peine de changer
Pour mettre un muet à ma place ?
Si donc tu voulais me laisser,
Par justice et reconnaissance,
J’aurais encore à t’adresser
Un vœu d’une grande importance.
Quand le signe de l’action
A pour sujet plusieurs personnes,
Ta sévère décision
Veut y supprimer deux consonnes.
Ah ! réforme ce jugement ;
Laisse-moi mes deux sentinelles,
Mon unique retranchement
Contre la fureur des voyelles.
Si tu renverses ce rempart,
Tu détruis partout la mesure,
Tu fais tomber de toute part
La poétique architecture.
Dans combien d’immortels écrits,
Tu vas mutiler le génie !
Je ne vois plus que des débris
Dans Phèdre et dans Iphigénie.
Des sourds-muets digne soutien,
Toi leur bienfaiteur, loi leur père,
Daigne aussi, daigne être le mien.
Et traite-moi comme leur frère.
Par le citoyen Crouzet,
élève du département de Paris aux Écoles normales.
Avant la fin des cours, Crouzet fut nommé directeur de l’école connue sous le nom de Société des Jeunes Français, à la place du conventionnel Léonard Bourdon, mis en arrestation à la suite du 12 germinal.
13 C’est probablement ce manuscrit remanié qu’il publia bientôt après, sous le titre de Manuel de l’Enfance.
14 Procès-verbaux du comité d’instruction publique, 8 vendémiaire an IV.
15 L’arrêté du 10 nivôse (art. 2) prescrivait que le journal serait distribué aux membres de la Convention, aux professeurs et aux élèves de l’École normale de Paris, et envoyé aux administrations de district de la République.
16 Sébastien Mercier dans les Annales politiques et littéraires du 7 pluviôse.
17 Voir la Décade du 10 germinal an III.
18 A la séance du 21 ventôse, lorsque eut été rendu l’arrêté dont il sera question tout à l’heure, et qui avait pour but de hâter la publication du journal, Laplace déclara que la célérité de l’impression ne lui permettrait plus de revoir un assez grand nombre d’épreuves, et qu’il serait obligé désormais de donner à la lin de chaque leçon l’errata des fautes les plus essentielles qu’il aurait remarquées dans la leçon précédente (Leçons, III, p. 38).
19 Débats, III, p. 01 (lettre de Saint-Martin).
20 Le texte conservé aux Archives ne donne pas le quantième.
21 Arch. nat., F17. 1139.
22 Voici le modèle de la circulaire imprimée relative à l’envoi du journal sténographique, dont les archives de Seine-et-Oise possèdent un exemplaire :
commission exécutive d’instruction publique.
La Commission exécutive d’instruction publique, aux administrateurs du district de :
Paris le... prairial an 5e de la République une et indivisible.
Citoyens,
La Commission a arrêté de vous faire passer les séances de l’École normale et les livres élémentaires qui doivent être distribués aux élèves de cette école, etc.
Garat.
Ginguené et Noël, adjoints.
(La date imprimée de prairial est raturée et remplacée par celle du 5 messidor.)
23 Voir Ch. Dejob, l’Instruction publique en France et en Italie au xixe siècle, p. 161. M. Dejob renvoie à l’Histoire de mon bonnet rouge, publiée par La Harpe dans le Mémorial en juillet 1797.
24 Voir la séance du 29 pluviôse, Débats, I, p. 200.
25 J’ai déjà dit que je n’avais pu voir que les cinq premiers volumes de cette édition. On pourrait supposer que les leçons de Bernardin de Saint-Pierre ont paru dans le sixième, mais cela n’est pas vraisemblable, puisque l’édition de 1800 est avant tout la reproduction page pour page de celle de 1795, augmentée de leçons données en continuation.
26 Séance de la Convention du 7 floréal.
27 Lettre de Bailly à Bernardin de Saint-Pierre du 4 ventôse : « Le citoyen Vandermonde, nouveau professeur de l’École normale, commença hier son cours d’Économie politique. Ses prolégomènes ont été fort applaudis. Il a tracé un plan très vaste et qui ne sera pas rempli dans quatre mois. Les élèves et les professeurs mêmes commencent à dire que cela ne sera pas rempli dans six. » (Bibl. du Havre, dossier 132.)
28 L’attaque de la Décade dans son numéro du 10 pluviôse (tome IV, p. 551 et suiv.) semble avoir été inspirée par Garat lui-même. On se demandait si un cours de géographie était bien nécessaire, si même il était possible à l’École normale ; on ajoutait qu’en tout cas il n’était admissible qu’à la condition de contribuer comme les autres cours à l’avancement de la science, au redressement des méthodes et à l’application de l’analyse à la géographie, qui pouvait y être soumise aussi bien que les autres sciences.
29 Buache était le professeur en titre : il s’était adjoint Mentelle, auquel il laissait la charge principale, se contentant de paraître dans les séances de débats, où il reprenait en partie les sujets déjà traités par son collègue. Il blâma publiquement Mentelle d’avoir cédé à une cabale, et par manière de protestation fit une excellente leçon sur les vents.
30 Leçons, VI, p. 267.
31 Le livre fut publié l’année suivante chez le même éditeur que le journal sténographique des séances de l’École normale. Biot en inséra une analyse dans la première réédition de ce journal en 1800.
32 Leçon de clôture, publiée par le Courrier universel du 15 prairial.
33 Il avait dû quitter Paris en sa qualité de noble.
34 Le registre des emprunts faits à la bibliothèque du comité d’instruction (Arch. nat., MM. 893) porte d’assez nombreux emprunts de Volney pendant le mois de nivôse : Hérodote, Thucydide, Polybe, Mably, etc.
35 La lettre qu’il adressa au président du comité a été conservée dans la minute du procès-verbal de la séance du 28 floréal :
Citoyen président,
C’est sur la présentation du comité d’instruction publique que la Convention nationale m’a revêtu du titre et des fonctions de commissaire exécutif de l’instruction : c’est au comité à qui je dois ma nomination que je donne aussi ma démission. Je le prie d’accepter en même temps pour tous s e s membres des exemplaires d’un ouvrage où j’expose aux yeux de la Convention et de la nation ma conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques. La consolation la plus douce que j’emporterai dans ma retraite, c’est d’avoir toujours trouvé dans le comité presque autant de défenseurs qu’il a eu de membres.
Salut et fraternité. Garat.
28 floréal 1793 (sic).
Ginguené ne fut nommé, officiellement commissaire de l’instruction publique à la place de Garat que le 2 fructidor.
36 Voir la séance du 19 pluviôse dans le premier volume des Débats, p. 110.
37 Débats, I, p. 200.
38 Grégoire, Histoire des sectes religieuses, tome II, p. 101. On peut rapprocher de l’assertion de Grégoire ce fait que, le 7 floréal, lorsque Daunou proposa à la Convention de terminer définitivement les cours de l’École normale à la fin du mois, La Revellière demanda qu’on accordât encore prairial, afin de prolonger le cours de Bernardin de Saint-Pierre, « où respire cette douce fraternité qui sera le plus grand bienfait de notre Révolution » (Journal de France du 8 floréal).
39 « Leibnitz crut voir dans l’arithmétique binaire l’image de la création. Il imagina que l’unité pouvait représenter Dieu, et zéro, le néant ; et que l’Être suprême avait tiré du néant tous les êtres de cet univers, de même que l’unité avec le zéro exprime tous les nombres dans ce système de numération.
« Cette idée plut tellement à Leibnitz, qu’il en fit part au jésuite Grimaldi, président du tribunal des mathématiques à la Chine, dans l’espérance que cet emblème de la création convertirait au christianisme l’empereur d’alors, qui aimait particulièrement les mathématiques. Ce trait nous rappelle le commentaire de Newton sur l’apocalypse.
« Quand vous voyez les écarts d’aussi grands hommes, écarts qui sont dus aux impressions reçues dans l’enfance, vous sentez combien un système d’éducation libre de préjugés est utile aux progrès de la raison humaine, et qu’il est beau d’être appelés, comme vous l’êtes, à la présenter à vos concitoyens dans toute sa pureté et dégagée des nuages qui l’ont trop souvent obscurcie. » (Leçons, I, pp. 30, 31.)
40 En voici un exemple frappant. Après avoir exposé ce qu’il appelle « les harmonies terrestres de l’eau », il ajoute : « On me demandera peut-être quelle utilité morale résulte de ces harmonies terrestres. J’ai à répondre d’abord que l’intelligence de l’homme ne se forme que sur celle de la nature. Nous n’avons imité nos mortiers qui résistent si peu à l’eau et les assises de nos murs que d’après les glutens et les lits des roches. Le ciment de fer dont on a soudé le grillage du Jardin des Plantes aux pierres qui le supportent ne vaut pas celui que la mer prépare dans son sein par la dissolution du fer. J’en ai l’expérience. Un jour je ramassai sur les rivages de l’île Bourbon pendant un ouragan une pierre que la mer venait d’y jeter ; elle ressemblait exactement à une poire, étant ronde, allongée, ayant une tête enfoncée et une queue saillante. Je rompis à coups de marteau et avec beaucoup de difficulté cet étrange caillou et je vis que ce n’était autre chose qu’un amalgame de graviers et de sable formé par la dissolution d’un vieux clou dont la pointe saillait au dehors. Les flots l’avaient arrondi et poli en le roulant. Les arts utiles peuvent donc profiter des plus petites observations naturelles. Il est donc convenable d’y diriger l’esprit des enfants. » Où sont dans tout cela la morale et ses rapports avec les harmonies terrestres ?
41 Voici un exemple de discussion scientifique de Bernardin de Saint-Pierre à propos des lois de l’attraction établies par Newton : Je lui objecterai (à Newton) la figure de la terre. Si la force centrifuge avait aplati ses pôles, ils seraient couverts par les mers. Si elle avait élevé son équateur, une zone entière de montagnes en ferait le tour. Or c’est tout le contraire. C’est du pôle nord que l’Océan semble descendre comme d’un lieu élevé, et c’est sous l’équateur qu’est le plus grand diamètre des mers. »
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L'École normale de l'an III. Vol. 1, Leçons de mathématiques
Laplace - Lagrange - Monge
Jean Dhombres (dir.)
1992
L'École normale de l'An III. Vol. 2, Leçons d'histoire, de géographie, d'économie politique
Volney - Buache de La Neuville - Mentelle - Vandermonde
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1994
Les Trois Physiciens
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Bernard Cagnac
2009
Pour une histoire de l’École normale supérieure
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1995
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Jean Dhombres et Béatrice Didier (dir.)
2008