Vingt-deuxième leçon
14 floréal/3 mai
p. 438-443
Texte intégral
1Nous n’avons considere jusqu’ici les elements de la parole que comme on considérerait rassemblés dans une vaste enceinte les matériaux avec lesquels un architecte se proposerait de former un édifice1.
2Chacune de nos séances a été employée à nous entretenir d’un de ces éléments, mais sans rapport avec aucun autre.
3Un second travail se présente à nous ; il faut mettre en œuvre ces matériaux divers et nous en servir, non pour représenter les idées éparses de notre esprit, mais nos jugements et nos pensées ; et comme il n’y a ni jugement ni pensée sans liaison de signes, qui en peignent les parties élémentaires, il faut lier aussi entre eux les mots dont nous venons d’étudier la nature ; examiner ce qu’ils sont les uns à l’égard des autres quand on les rapproche, et la valeur individuelle et relative que reçoit chacun d’eux de ce rapprochement.
4Il résultera de cet examen que des formes particulières viennent affecter certains mots, quand on les emploie dans les divers sens qu’ils expriment ; que leur place même dans la proposition n’est pas indifférente et sans conséquence.
5Eh ! que serait autrement, et sans cette valeur relative des mots l’art de la parole ? C’est ici, osons le dire, le chef-d’œuvre de l’esprit humain. C’est vraiment ici que la parole est un art, et peut-être celui qui doit exciter le plus notre reconnaissance et notre juste admiration envers les philosophes qui l’ont porté à un tel degré de perfection.
6Dans la première partie de ce cours de grammaire générale, nous avons vu passer en quelque sorte devant nous tous les éléments qui servent à former la proposition la plus composée. Il ne nous reste dans cette seconde partie qu’à examiner la manière dont s’unissent ces éléments. Cette manière ne peut être la même pour tous : certains n’ont d’autre fonction à remplir que de lier les autres ; la forme de ceux-ci ne peut donc varier : ainsi les conjonctions qui lient les mots ; les prépositions qui en indiquent les rapports ; les adverbes qui les remplacent ; les interjections qui ne se lient à rien ; ces mots doivent donc être invariables dans leurs formes, et nous n’avons donc plus rien à en dire ici.
7Mais si la nature même de certains mots est de ne subir jamais de modifications dans l’expression de la pensée, il en est d’autres qui doivent nécessairement éprouver des changements relatifs, soit au nombre des individus qu’ils indiquent, soit aux rapports avec les actions et avec le temps où se sont opérées ces actions.
8Aussi retrouve-t-on dans toutes les langues ce que nous avons appelé, en son lieu, la conjugaison des verbes ; et dans les langues anciennes seulement, ce que nous appellerons la déclinaison des noms ; et rien sans doute ne nous paraîtra plus juste si nous observons la nature des éléments du discours.
9S’il ne s’agissait que d’un seul individu, on sent bien que le nom employé pour le désigner ne pourrait être le même que celui qui désignerait une multitude ; que le nom doit donc nécessairement varier au gré du nombre des individus, dont il est le signe de rappel.
10Le pronom devra subir le même changement ; il devra en être de même des mots qui leur sont assujettis, tels que l’article, l’adjectif et le participe.
11Le temps se soudivisant en parties différentes, et le verbe étant destiné à peindre ces variétés, devra également subir lui-même des modifications analogues.
12La nature indiquait elle-même ces changements et par conséquent les déclinaisons pour les noms comme la conjugaison pour les verbes. Eh ! quelle richesse ne résulterait-il pas des unes et des autres, pour l’expression de toutes les idées ! Quel charme et pour l’oreille et pour l’esprit de cette possibilité qu’on avait de placer à son gré les mots dans le cadre de la proposition ! Aussi quelle harmonie dans les tableaux de la langue grecque et dans ceux de la latine !
13Nous n’avons pas tout perdu ; il nous en est resté quelques-unes de ces variétés qui rendaient si intéressants chez les anciens les différents tableaux de la pensée. Nous avons conservé comme eux et le genre et le nombre pour la plupart des noms. Nous avons même conservé les cas pour les pronoms.
14Mais les rôles divers que remplit le nom qui tantôt désigne le sujet qui fait l’action, tantôt l’objet qui la reçoit, quelles sont les formes particulières qui viennent les désigner ? Aucune dans les langues modernes. C’était là le triomphe des langues anciennes. En vain déplaçait-on le nom, la dernière syllabe de sa composition marquait son caractère et sa physionomie, il portait en lui-même le signe du rapport qui le liait à un autre mot ; et c’était ces formes différentes qui, terminant les mots et se trouvant à leur déclin, ont donné lieu à ce qu’on appelle leur déclinaison, et leurs cas ; mots extraordinaires quand on les présente aux élèves pour la première fois, sans les accompagner d’une explication qui ôterait à ces mots-là toute leur barbarie ; n’ayant pas leurs correspondants dans nos langues ils les étonnent toujours et doivent les embarrasser. Il faudrait donc leur dire quand on leur a fait connaître, un à un, tous les éléments de la parole, et que les mots dans les langues anciennes prennent des formes analogues aux rôles qu’on leur fait jouer dans le discours, que la dernière syllabe, ou la terminaison, ou la fin, ou la déclinaison de chacun varie au gré de ce rôle ; que le même mot, quand il sert à nommer le sujet actif ou l’objet passif, prend une forme particulière, qu’ainsi dans cet exemple : « Pierre aime Paul », ces deux noms, en latin, ne sont pas terminés comme dans cet autre : « Paul aime Pierre » : « Petrus amat Paulum, Paulus amat Petrum ».
15Que dans les langues modernes, c’est la place qu’on donne aux noms qui fait que l’un indique le sujet ou l’objet ; que dans les langues anciennes la place est absolument indifférente, que la terminaison ou déclinaison fait tout.
16C’est ici, citoyens, qu’il faut rendre aux langues anciennes cet éclatant témoignage qui les venge de la défaveur que l’ignorance et la barbarie avaient essayé de jeter sur elles, que rien dans les langues modernes n’équivaut à la richesse des déclinaisons et des cas de celles-là2. C’est ici qu’on ne peut trop vanter le charme que leur prête cette invention si heureuse qui fut la source de leur harmonie et d’une variété que rien au monde ne pourrait racheter. En effet, que l’on compare une période française à une période latine : quelle monotonie dans l’une ! Chaque membre s’y traîne de la même manière, présente le même ordre dans l’arrangement des mots, les mêmes désinences, ou les mêmes chutes ; c’est l’ordre symétrique de la grammaire qui a tout arrangé. Dans l’autre, les mots appelés successivement par les idées sont venus se placer dans la phrase, comme les idées se sont classées dans l’esprit qui les a conçues, et selon le degré d’intérêt et d’importance que les unes ont obtenu sur les autres.
17Il ne faut pas manquer de faire remarquer combien est absurde le préjugé des ignorants contre l’extrême clarté de la prose grecque ou latine. C’est ce préjugé qui fait tant d’ennemis à ces langues si belles, et malheureusement trop mal et trop peu connues des Français. C’est ce préjugé, l’effet de la mauvaise manière de les enseigner, qui ayant passé des pères aux enfants, persuade à tous que l’utilité de ces langues est trop au-dessous de la difficulté de les apprendre pour qu’il faille s’en donner la peine. Et c’est précisément ce que l’on regarde comme une difficulté extrême qui nous paraît un moyen de plus pour en faciliter la connaissance. Ce sont les cas ou les déclinaisons.
18Quoi de plus facile en effet à remarquer et à saisir dans une proposition quelconque que le sujet actif et l’objet passif, quand la terminaison de l’un n’est pas celle de l’autre ! Quoi de plus facile encore que de distinguer un déterminatif qui exprime la cause d’un effet, quand une autre terminaison particulière vient l’indiquer à l’esprit ! Quelle que soit l’inversion des mots dans une période, quel que soit leur mélange, je dirais presque leur confusion, la terminaison de chacun rend toute méprise impossible.
19Communiquez à vos élèves la connaissance logique d’une proposition, qu’ils sachent en distinguer le sujet et l’attribut, qu’ils sachent également distinguer entre eux les éléments grammaticaux de la phrase, une seule leçon suffira pour leur faire connaître tout l’avantage des cas et de la déclinaison sur l’espèce d’immobilité des mots français. Présentez-leur, à la seconde leçon, une phrase latine, et vous verrez qu’ils en comprendront le sens complet, à la première vue.
20Faites-en l’essai sur la phrase suivante qui commence la troisième lettre du livre 9 de Pline.
Alius alium, ego beatissimum existimo, qui bona mansuraeque famae praesomptione perfruitur, certusque posteritatis cum futura gloria vivit.
21Je suppose qu’un élève a appris les déclinaisons et les conjugaisons de la langue latine ; qu’il connaît, comme je viens de le dire, les éléments logiques de la proposition et les éléments grammaticaux de la phrase. Il voit d’abord, dans cette phrase, ces deux mots, alius, alium ; il sait que le premier est nécessairement sujet actif, ou nominatif d’une phrase, que le second est objet passif, ou régime, ou cas d’un verbe ; et ce verbe, il va le trouver en continuant sa lecture.
22Il trouve, en effet, ces mots-ci :
Ego beatissimum existimo, qui...
23Pour peu que l’élève sache qu’il est plus élégant de supprimer ce qui peut être facilement suppléé, et qu’il connaisse la valeur de ces trois derniers mots, il trouvera que c’est le verbe existimo, auquel le sujet actif alius impose une autre forme, qui est sous-entendue entre ces deux mots : Alius alium, comme s’il y avait : « Alius existimet alium... »
24Il trouvera encore que le mot beatissimum est également sous-entendu : et qu’est-ce qui lui fait découvrir tout cela ? C’est la terminaison de chacun des mots exprimés, l’analogie qu’à la faveur de ces deux cas, il aperçoit entre les deux propositions ; et voici ce qu’il supplée sur-le-champ, de lui-même : « Alius existimet alium beatissimum, ego existimo beatissimum... »
25Le reste de la phrase n’est pas moins facile ; le sujet n’en peut être autre que qui, et ce sujet appelle nécessairement à lui le verbe perfruitur, quoiqu’il en soit séparé par plusieurs autres mots ; mais à son tour ce verbe appelle auprès de lui le mot praesomptione, comme celui-ci appelle près de lui tous les autres : « bonae mansuraeque famae » ; et tout cela est révélé à l’élève par des principes sûrs, aussi anciens que l’art de la parole, c’est la syntaxe qui le lui apprendra.
26Telle est donc, disons-le avec confiance, et ne craignons pas qu’on nous soupçonne d’exagération, telle est la magie des cas3 ; ils sont dans la proposition ce qu’est la clef et ce que sont 5 lignes pour les notes dans le chant. Les mêmes mots ont beau se présenter plusieurs fois, leur cas varie leur signification en multipliant leurs rôles ; comme les mêmes notes indiquent des tons différents, selon leur position.
27Ceux qui se condamnent à ignorer toujours les langues grecque et latine peuvent se former une idée de ces cas en considérant les pronoms français.
28Les Grecs et les Latins avaient dans leurs noms six terminaisons particulières, parce qu’ils avaient :
- Un cas actif pour exprimer le sujet agissant ;
- Un cas passif pour exprimer l’objet recevant ;
- Un cas interjectif ou vocatif pour appeler ;
- Un cas terminatif ou attributif ;
- Un cas en rapport ;
- Un cas causatif ou exprimant la cause et le principe.
29C’est le pronom je qui est notre cas actif. C’est le pronom me qui est notre cas passif. « J’adore l’Éternel », « Éternel me conserve. »
30C’est encore le pronom me qui est notre cas terminatif. « Le ciel m’accordera ce que je lui demande » ; comme si on disait : « accordera à moi. »
31C’est le pronom toi qui est notre cas interjectif ou vocatif, comme c’est tu qui est notre cas actif, on le voit dans cet exemple :
Noble et brillant auteur d’une triste famille,
Toi, dont ma Mère osait se vanter d’être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.
32Ces quatre vers nous offrent les trois cas qui se trouvent dans nos pronoms tu, te, toi ; nous n’en avons pas un de plus : mais notre cas passif, me, te, se, nous, vous est aussi quelquefois cas terminatif, selon le verbe qui le suit, sans pour cela changer de forme.
Tu m’apportes, cruel, le malheur qui te suit.
33Ce vers nous offre à la fois l’exemple des deux cas passif et terminatif.
34Le cas interjectif ou vocatif devient aussi et cas en rapport, et cas causatif, et cas attributif, suivant les mots qui le précèdent ou qui le suivent ; ainsi, il est causatif dans le premier des deux exemples ; il est en rapport dans le second ; il est attributif dans le troisième. « L’ouvrage que tu lis est-il de toi ? », « Est-ce de toi que me vient ce cadeau ? », « Est-ce à toi qu’appartient ce livre ? »
35Le causatif et l’attributif étaient des cas particuliers chez les Grecs et les Latins ; ils ne le sont chez nous qu’à l’aide d’une préposition.
36Toujours est-il certain que les cas dont je viens de parler, ou leurs équivalents, doivent se trouver dans toutes les langues ; car toutes ont pour objet d’exprimer les jugements de notre esprit : or, dans tous nos jugements il y a nécessairement affirmation d’un sujet et d’une qualité. Dans la plupart, la qualité étant active, il y a un objet qui souffre ou reçoit l’action. Voilà déjà deux cas, le cas actif et le cas passif. Dans presque tous, cette action a un terme, voilà le cas terminatif. Le sujet exprimé par le cas actif est quelquefois effet, quelquefois cause d’un autre sujet, voilà un cas de plus pour ce sujet. Il est bien rare qu’un des sujets ou la qualité ne soit pas en rapport avec un autre objet, c’est encore un nouveau cas. Enfin, il arrive qu’on adresse le jugement ou proposition à un individu, et c’est le cas interjectif.
37Tout cela est commun à tous les hommes réunis en société, et par conséquent appartient à toutes les langues : nous ne pouvions donc nous dispenser d’en parler dans un cours de grammaire générale.
38Quant aux noms de ces cas, ils doivent être tous grecs et latins, puisqu’ils nous viennent des langues de ces peuples ; aussi ont-ils une physionomie étrangère, qui leur donne pour les commençants une apparence de difficulté, qu’une explication raisonnable fait bientôt disparaître.
39Le cas que nous avons nommé actif, les Latins l’appelaient nominatif, parce qu’il servait seulement à nommer l’objet, et qu’à proprement parler, ce n’était pas un cas, puisque le mot ne subissait aucun changement ; il peignait l’être comme agissant, et telle est la raison de notre dénomination.
40Le cas que nous appelons passif, les Latins l’appelaient accusatif, parce qu’il servait à présenter l’objet qu’on accusait.
41Le cas attributif était leur datif.
42Le cas en rapport était leur ablatif.
43Le cas interjectif était leur vocatif.
44Le cas causatif était leur génitif.
45Ils nommaient ainsi ce dernier, non parce que ce cas servait à la génération et à la formation des autres comme n’ont cessé de le répéter les faiseurs des grammaires latines ; mais parce que ce cas servait à faire connaître le sujet générateur, cause ou principe, comme dans cet exemple : Ciceronis filius, le fils de Cicéron.
46Voici le tableau des cas des Latins et des Grecs, avec les noms que nous leur donnons. Nominatif : cas actif ; génitif : cas causatif ; datif : cas attributif ; accusatif : cas passif ; vocatif : cas interjectif ; ablatif : cas en rapport.
47Au moyen de ces cas, les Grecs et les Latins comme nous l’avons dit, présentaient les mots qui formaient la phrase dans l’ordre même que les idées qu’ils signifiaient étaient dans leur esprit, et ils ne craignaient pas les équivoques qui ne manqueraient pas de résulter d’un pareil ordre, dans la langue française ; la seule vue de la terminaison de chacun fixait l’esprit sur son emploi.
48Nous donnerons à cet article des déclinaisons tout le développement nécessaire et qu’on pourrait désirer de trouver ici, quand nous traiterons de la langue latine. Je dirai seulement ici que l’usage du génitif, s’il avait lieu dans notre langue, et si on ne le remplaçait par la préposition de, qui y remplit deux emplois différents, serait infiniment commode pour l’instruction des sourds-muets ; car comment leur faire entendre les deux phrases suivantes : « L’éclat du Soleil efface celui des étoiles », « C’est du Soleil que la Lune reçoit sa lumière » ?
49Il faut leur faire entendre que dans la première phrase la préposition de exprime l’idée de détermination ; et dans la seconde, l’idée de relation ou de rapport. Le Soleil au cas génitif, ou au cas ablatif, ferait tout entendre.
50J’ajouterai encore en finissant qu’il faut bien se garder de croire, avec la multitude, que les cas dans les langues soient jamais dépendants des prépositions, et que par conséquent ils en soient jamais le régime. Les prépositions, comme je l’ai dit ailleurs, indiquent des rapports, mais n’en expriment pas ; elles avertissent que les deux mots entre lesquels on les place sont en rapport ; elles suppléent, dans nos langues modernes, les cas des noms des langues anciennes.
51Ici s’offre le verbe avec toutes ses variétés. Nous avons parlé en son lieu de sa conjugaison, de ses temps, de ses modes, de ses personnes et de ses nombres. On a dû remarquer combien cet élément de la parole a été enrichi de formes diverses, pour se prêter avec tant de facilité à tous les besoins de l’esprit ; et c’est une terminaison commune, née du seul et véritable verbe, unie à toutes les qualités actives, qui est la source de cette fécondité si étonnante et si avantageuse.
52Trois personnes agissent ou successivement ou à la fois ; l’une des trois, ou même les trois ensemble racontent leur action, ou l’action des deux autres ou l’action d’une seule ; aussitôt autant de formes données à la terminaison déterminent non seulement le nombre, mais la qualité des acteurs, mais le temps précis où l’action s’est faite, se fait, ou se fera. Et tous les peuples, comme s’ils avaient fait ensemble les mêmes conventions, ont les mêmes richesses, la même variété, la même précision dans ces formes si merveilleuses.
53C’est ici une sorte de déclinaison des espèces de cas donnés à un mot dont la destination est de peindre l’existence, et les temps divers de l’existence.
54Que de formes diverses doivent donc naître de tous ces temps, de toutes ces personnes ! Que d’inflexions, puisque nous comptons vingt temps dans le seul mode indicatif, et que chaque temps nous donne six personnes ! Voilà déjà cent vingt inflexions différentes dans un seul mode, et nous comptons au moins six modes.
55Quel tableau doit donc présenter à l’esprit le verbe ainsi développé !
56De même qu’il y a plus d’une déclinaison pour les noms, dans les langues qui ont des cas, il y a aussi plusieurs conjugaisons pour les verbes : chaque langue en a plus ou moins ; une langue philosophique n’en aurait qu’une seule.
57La pluralité des conjugaisons distingue chaque langue particulière, suivant le génie de chaque peuple.
58Mais ce qui est commun à toutes les langues, c’est d’avoir des verbes actifs, des verbes passifs et des verbes qui ne sont ni l’un ni l’autre, et que pour cela on appelle neutres.
59Il est vrai que ces trois sortes de verbes n’ont pas, dans chaque langue, les mêmes éléments. Dans la grecque et dans la latine, le passif, formé du mot radical qui forme également l’actif, est tellement fondu et uni avec sa terminaison, qui est un élément commun à tous les passifs, qu’il ne forme qu’un seul et même mot avec elle, dans tous les temps simples ; comme amor, legor, doceor, amabar, legebar, docear, etc.
60Au lieu que dans les langues modernes, le verbe passif est toujours formé non seulement de deux éléments, mais encore de deux mots très distincts, qui sont le verbe être et une qualité passive, qui ressemble à ce que nous avons appelé ailleurs supin ou participe ; en voici des exemples, pour le français : « Je suis aimé », « Je suis enseigné » ; « J’étais aimé », « J’étais enseigné. » Pour l’italien : « Io sono amato », « lo ero amato » ; « lo sono insegnato », « lo ero insignato ». Pour l’anglais : « I am loved », « I am taught ».
61Le verbe neutre ressemble en tout au verbe actif ; il a les mêmes formes, et ne diffère de celui-ci que parce qu’il exclut tout objet d’action. C’est une sorte de verbe d’état et de situation inactive, comme dans ces exemples : « Je dors », « J’arrive », « Je deviens vieux », « Je repose. »
62Ou si ce verbe renferme une action et l’exprime, c’est une action qui ne sort pas hors du sujet qui l’a produite, et qui ne se porte sur aucun objet étranger.
63Exemple
64« Je murmure. »
65On remarque encore dans toutes les langues, comme nous l’avons dit dans une de nos précédentes leçons, des verbes dont l’action revient et se réfléchit sur le sujet qui l’a produit ; et on les appelle, pour cela, verbes réfléchis : ils se conjuguent comme les actifs ; il y en a qu’on appelle aussi réciproques.
66Les réfléchis désignent l’état d’un sujet, qui est lui-même l’objet de son action.
67Les réciproques désignent l’état d’un sujet qui éprouve de la part de celui sur qui il agit la même action qu’il lui fait éprouver.
68Exemples pour les verbes réfléchis
69« Je me repens. »
70« Je me combats moi-même. »
71« Je m’abandonne à vous. »
72« Je me frappe. »
73« Je me punis. »
74Exemples pour les verbes réciproques
75« Tous les hommes doivent s’entre-aimer, et s’entre-aider. »
76Il y aura donc dans toutes les langues quatre sortes de formes dans les verbes, puisqu’il y a quatre sortes de verbes.
77La forme énonciative dormir
78La forme active finir
79La forme passive être fini
80La forme réfléchie se punir
81Il y aurait une cinquième forme, puisqu’il y a une cinquième sorte de verbes, qui est le verbe réciproque ; mais ce verbe est purement actif dans sa racine, et par conséquent rentre dans la classe des actifs ; il n’en diffère que par la préposition initiale qui est le signe de la réciprocité. Dans la grammaire particulière de la langue française, je dirai quels sont les verbes auxiliaires avec lesquels se conjuguent les temps composés de ces quatre sortes de verbes.
Notes de bas de page
1 Ce rapport de la théorie des matériaux à celle de leur mise en œuvre, que Sicard compare aussi au rapport de l’analyse anatomique à l’étude du corps vivant (cf. supra, note 54), est celui de la morphologie à la syntaxe ou de ce que la Grammaire de Beauzée et l’article « Grammaire » de l’Encyclopédie distinguent comme la lexicologie et la syntaxe. Et c’est sur ce plan que se répondent les deux parties des Éléments de Sicard. En en équilibrant le poids respectif, il est tout à fait homme de son siècle, qui a développé la syntaxe bien au-delà de ce que lui réservait la Grammaire de Port-Royal. Il lui accorde même une importance plus grande que dans la Grammaire de Condillac. Non qu’il se montre plus grammairien et moins philosophe que ce dernier, mais du fait de la spécificité de sa pédagogie, dont la théorie des chiffres est le résultat le plus remarquable et sera de nature à bouleverser jusqu’au plan beauzéen.
2 C’est là, on le voit bien, le principal argument de Sicard en faveur du latin (cf. supra, notes 73 et 92).
3 Il est clair que c’est plutôt à une sorte de système des cas profonds au sens de nos contemporains que pense Sicard qu’aux meilleurs moyens de décrire la syntaxe de régime et d’accord des langues usuelles. Et à ces cas auxquels il donne d’abord des noms originaux avant de retrouver ceux du latin, il mène directement son élève, et dès le niveau de la morphologie, par sa théorie des chiffres. Il anticipait ainsi la conception morpho-syntaxique et se trouvait justifié à bouleverser la disposition classique, soit en introduisant, dans son Cours d’instruction, les chiffres bien avant la syntaxe proprement dite, soit en consacrant dans ses Éléments, sur la suggestion de ses élèves de l’an III, un chapitre spécial à l’analyse numérale, entre la syntaxe générale et la syntaxe des langues particulières.
On lit dans le premier ouvrage, au chapitre x intitulé « Théorie des chiffres, indicateurs des élémens de la proposition », à la page 143 : « C’est cette théorie qui assigne à chaque mot sa valeur relative dans la proposition [...]. C’est la théorie des chiffres qui fait toujours marcher la logique à côté de la grammaire, en faisant considérer, moins les mots que les choses, moins les parties constitutives de la phrase que les éléments de la proposition ; moins le nom que le sujet ; moins l’adjectif que l’attribut ; moins le régime du verbe que le complément de la proposition, moins la préposition et son régime, qu’une proposition secondaire dans la dépendance d’une proposition principale. » C’est cet avantage qui avait frappé les deux anciens élèves de l’École, une fois devenus professeurs aux Écoles centrales, et dont nous avons cité la lettre (cf. supra, note 17) à propos du problème de Molyneux. Ils demandèrent la publication de cette théorie dans le volume des Débats, et suggérèrent un chapitre spécial pour la seconde édition de la Grammaire : « Vos chiffres expliquent tout, sans avoir besoin, comme les dénominations grammaticales, d’être expliqués eux-mêmes [...]. La théorie des chiffres serait une sorte d’introduction à la syntaxe. Ce serait, si vous permettez cette expression, une sorte d’analyse numérale, qui préparerait les élèves à l’analyse logique et à l’analyse grammaticale dont vous nous avez donné, dans votre cours, l’exemple et la leçon. » Le Journal publia au tome XII des Débats, à partir de la page 183, la réponse de Sicard et le chapitre en question, en acceptant ce nouveau titre (p. 185-216), ainsi que, avec d’autres lettres de demande, le reste du manuscrit auquel l’auteur avait depuis travaillé (p. 216-523). L’abbé l’insèrera effectivement dans les éditions suivantes de ses Éléments (qui, si l’on en croit la 3e édition, en 1808, avaient déjà bénéficié de deux tirages à 2 500 exemplaires) à la place intermédiaire qu’avaient suggérée les élèves, entre les deux premiers chapitres sur la syntaxe et sur les compléments de la proposition, et le chapitre de syntaxe particulière des mots. L’auteur s’explique au début du tome II sur ces changements, qu’il présente dans la lettre à La Décade (brumaire an X, t. XXXI) que nous avons citée plus haut (cf. supra, note 27).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'École normale de l'an III. Vol. 1, Leçons de mathématiques
Laplace - Lagrange - Monge
Jean Dhombres (dir.)
1992
L'École normale de l'An III. Vol. 2, Leçons d'histoire, de géographie, d'économie politique
Volney - Buache de La Neuville - Mentelle - Vandermonde
Daniel Nordman (dir.)
1994
Les Trois Physiciens
Henri Abraham, Eugène Bloch, Georges Bruhat, fondateurs du Laboratoire de physique de l’École normale supérieure
Bernard Cagnac
2009
Pour une histoire de l’École normale supérieure
Source d’archives 1794-1993
Pascale Hummel (dir.)
1995
L’École normale de l’an III. Vol. 3, Leçons de physique, de chimie, d’histoire naturelle
Haüy - Berthollet - Daubenton
Étienne Guyon (dir.)
2006
L’École normale de l’an III. Vol. 4, Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, littérature, morale
Garat - Sicard - La Harpe - Bernardin de Saint-Pierre
Jean Dhombres et Béatrice Didier (dir.)
2008