Quatorzième leçon
7 germinal/27 mars
p. 355-358
Texte intégral
1Le citoyen dubois, du département de Paris, m’a écrit qu’aujourd’hui il me ferait quelques observations au sujet des idées abstraites ; il a la parole : s’il n’est pas ici, et que quelque autre veuille me faire quelques questions et me demander quelques éclaircissements, il a aussi la parole.
2Nous allons appliquer et mettre en pratique la théorie de l’autre jour.
3Il s’agit de faire comprendre au sourd-muet les idées abstraites. Voici les procédés que j’emploie. Je fais apporter son portrait ; je lui fais voir qu’on peut penser à lui ou lorsqu’on le touche, ou lorsqu’on regarde son portrait, ou lorsque l’ayant regardé, on ne voit plus ni son corps, ni son portrait, et que cependant on se souvient qu’on l’a vu ; qu’il y a par conséquent trois manières de regarder, si je puis parler ainsi : le regard du tact, le regard de l’œil corporel, et le regard de l’oeil intellectuel, de l’œil de l’esprit. Cela établit trois corps, en quelque sorte, sur lesquels je vais lui faire les premières questions.
4Je vais lui demander combien de sortes de corps il a ; à mesure que je l’interrogerai, j’appliquerai le signe à chacun des mots, pour que vous puissiez juger du rapport du signe et de l’objet.
5— Combien de sortes de corps as-tu ?
6Je dois avant de le laisser répondre, vous expliquer comment le signe que je fais pour le mot sorte a été trouvé.
7Sorte signifie une multitude d’êtres qui ont des propriétés essentielles parfaitement semblables, et qu’on ne peut distinguer que par des accidents légers ; et comme j’ai aussi le mot espèce à dicter par signes, qu’espèce et sorte ne sont pas le même mot, j’établis aussi que ce n’est pas la même chose. J’applique le mot espèce aux êtres, et le mot sorte aux choses, quoiqu’il soit vrai que, dans l’usage de ces deux mots, l’un soit souvent mis à la place de l’autre.
8J’ai ordinairement plusieurs objets ; je classe ces objets de manière que chaque classification renferme des objets parfaitement semblables ; je les arrange tous dans une portion d’un grand cercle ; j’arrange dans une autre portion une autre multitude d’objets ; enfin, je remplis le cercle entier de classifications diverses. Le cercle est le genre, et chaque classification est une espèce, ou une sorte, suivant qu’il s’agit d’êtres ou de choses. Le signe de sorte se fait donc, comme vous le voyez, en traçant ou en figurant un cercle, puis en le divisant par tranches, qui est une sorte.
9Quand je vous donnerai des leçons de signes, j’irai plus lentement.
10Quant au mot corps, je me demande : « Qu’est-ce qu’un corps ? » C’est ce qui a longueur, largeur et profondeur ; j’insinue ce que c’est que long, large et profond en montrant une ligne pour la longueur, un espace pour la largeur, enfin une épaisseur traversée pour la profondeur.
11Ensuite je fais voir que le corps humain n’est pas seulement ce que nous appelons corps, que c’est encore un corps d’homme, ou humain ; mais, comme il ne me faut que le mot corps, je fais le signe de longueur, largeur et profondeur. Je reviens à ma première question.
12— Combien de corps as-tu ?
13— Je n’en ai qu’un seul.
14À présent je vais lui demander s’il n’a pas un autre corps. Son portrait est ordinairement dans ma chambre, et c’est là son second corps.
15— Un corps de toi n’est-il pas dans ma chambre ?
16— Non.
17— Un corps de toi n’est-il pas sur une toile ?
18— Oui.
19Vous voyez qu’après cette réponse, l’élève corrige la première, en effaçant ces mots : « Je n’en ai qu’un seul » ; et il substitue ces mots-ci : « J’en ai deux. » A présent, voici une autre demande :
20— Quand je ne touche pas ton corps qui est devant moi, et quand je ne regarde pas ton corps qui est sur la toile, puis-je voir ton corps d’une autre manière ?
21— Oui : mon corps est dans ton esprit.
22— (Ici l’élève corrige la réponse précédente).
23Vous voyez qu’il efface la réponse qu’il avait déjà faite à cette question, et qu’il met à la place : « J’en ai trois. »
24Voilà où nous en voulions venir ; nous voici entrés dans le champ des idées abstraites, car c’est du troisième corps que nous allons parler.
25— Comment s’appelle le voir du premier corps ?
26— Il s’appelle toucher.
27— Comment s’appelle le second ?
28— Il s’appelle image ou figure.
29Il a cru que je lui demandais comment s’appelle le second corps. Il n’est pas entré dans mon idée, et n’a pas entendu ma demande, parce qu’il y a une ellipse qui l’a trompé ; je vais donc lui faire la même demande, sans ellipse.
30— Comment s’appelle le second voir ?
31— Il s’appelle voir, sans pouvoir toucher.
32— Comment s’appelle le troisième voir ?
33— Le troisième voir s’appelle idéer.
34Ce terme idéer n’est pas français, comme je l’ai fait remarquer dans une de nos précédentes séances, mais il est de son invention ; et j’ai cru devoir le lui laisser, parce que c’est un bon terme, et qu’il faudrait en enrichir notre langue.
35Je vais lui demander encore :
36— Quelle différence y a-t-il entre le premier voir et les autres voir ?
37Voici sa réponse que je vais lire pour ceux qui ne sont pas à portée de la lire eux-mêmes.
38— Le troisième voir est le voir de l’esprit.
39Le second, c’est voir, avec les yeux, l’image d’un objet faite avec de la craie, avec des couleurs, sur du papier, sur de la toile, sur d’autres choses, etc.
40Le premier voir, c’est le voir réal, le voir vrai, le voir propre, le voir sans idée et sans image.
41Il va lui-même faire le tableau dont je vous ai parlé ; quant au mot réal, il y a été conduit par l’analogie ; car de réel on fait réalité. Il ne faut jamais oublier que le sourd-muet est un étranger.
42Le citoyen Wailly fait une observation bien juste ; c’est que comme le sourd-muet ne peut être conduit qu’à force d’art, il ne peut apprendre une loi grammaticale que par l’analogie : or les analogies le trompent souvent, à cause des irrégularités qui se rencontrent fréquemment dans notre langue.
43Debrun. N’avez-vous pas dit aux sourds-muets qu’il y avait quelques anomalies dans notre manière de nous exprimer ; et quand ils en rencontrent dans notre langue, ne les regardent-ils pas comme des fautes, ne les avertissez-vous pas de ces irrégularités ?Sicard. Cela arrive le plus rarement possible ; quand ils trouvent des irrégularités dans la langue, ils appellent cela des mots menteurs. Il va faire le tableau que je vous ai annoncé1 :

44Ce tableau-là est si simple, citoyens, que vous ne l’aurez pas vu une fois sans le savoir aussi bien que moi, et vous apprendrez en même temps les signes.
45Un éleve. Vous appelez une idée abstraite celle des objets qui ne tombent pas sous les sens ; cependant, citoyen, votre élève, en prenant l’idée de ces corps, a dû considérer ces objets ; par conséquent, il n’a pu avoir l’idée que vous appelez abstraite que par les objets. Il n’y a pas d’idée qui ne soit donnée par les sensations, et toutes les idées sont l’image des objets corporels ; par conséquent il n’a pu avoir l’idée que vous appelez abstraite que par l’objet : il n’a donc pas l’idée d’un objet qui n’existe pas.
46Sicard. Je pourrais dire au citoyen que je n’ai pas donné ainsi cette définition des idées abstraites ; mais comme des réponses négatives ne sont pas des réponses, je crois devoir ajouter ceci : c’est que j’appelle idées abstraites toutes les conceptions de l’entendement, toutes les opérations de notre esprit sur les objets que nous avons ou vus ou touchés ; car il n’y a pas d’idées qui ne nous soient venues par le sens, et par conséquent à l’occasion des objets extérieurs.
47Maintenant, citoyens, voici ce que c’est que ce tableau, vous y observez d’abord trois sous-divisions qui forment chacune un tableau différent ; il y a donc, selon moi, trois sortes d’hommes dans l’homme : l’homme organique, ou l’homme des sens, ou l’homme physique ; l’homme intellectuel, ou l’homme de l’esprit ; l’homme moral, ou l’homme du cœur, ou de la volonté.
48Pour faire entendre à mes élèves cette sous-division de l’homme intellectuel et moral, voici comment j’ai fait ; j’ai pris mes bases dans l’homme organique, et j’ai dit : « Toutes les opérations de l’œil ou du regard, ont pour élément la simple vue ; la simple vue, en se composant, nous donne toutes les opérations de l’œil. » Ainsi, quand j’ouvre les yeux, je vois sans pouvoir m’en empêcher ; si je les ferme à l’instant, je n’ai pas encore regardé ; mais si, après avoir vu, je fixe un peu, si j’arrête l’œil sur l’objet que je viens de voir, alors ma vue se compose ; elle n’est plus simple, et elle donne pour résultat le regard ; ainsi le regarder est le voir deux fois.
49Quand ensuite je ne me contente pas de regarder, et que je vois une troisième fois, si je puis parler ainsi, alors il y a de la fixité dans mon œil, dans mon regard, et je viens à la troisième opération de l’œil, qui se compose de la première opération, produite ou faite trois fois, comme vous le voyez. Voir nous donne voir ; mais voir et voir nous donnent regarder. Voir, voir, voir, cette espèce d’addition nous donne fixer ; voir, voir, voir et voir nous donnent considérer. Je vais expliquer cela tout à l’heure : et cinq fois voir, ou voir plusieurs fois, nous donne examiner. Que fait-on réellement quand on examine ? On prend un objet que l’on regarde de tous les côtés, de tous les sens, dans tous les côtés et dans tous les sens, on ne laisse aucun côté sans le voir ; ainsi de la multiplicité des voir, ou du voir, fait ou produit, autant de fois qu’il le faut, sur toutes les parties de l’objet, résulte l’examen, comme vous le savez.
50Le considérer vient du mot latin sidus, côté ; ainsi, siderare, qui n’a pas été conservé, mais qui existe dans le composé, signifierait voir tous les côtés d’un objet qui frappe la vue : observer tous les côtés, toutes les parties d’un objet, c’est l’examiner. On examine bien quand on considère bien, quand on fixe bien ; on considère bien, on fixe bien, quand on regarde beaucoup ; on regarde bien quand on voit bien : voir, regarder, fixer, considérer, examiner, cela forme non une famille de mots, dont le premier soit matériellement le primitif des autres, mais une véritable famille d’idées ; il en sera (et à présent vous l’entendez facilement), il en sera de même du second tableau. Si un objet quelconque frappe un de mes sens, comme l’œil du corps s’ouvre quand la lumière vient le frapper, l’œil de l’esprit s’ouvre aussi et reçoit, par cette impression, l’image de cet objet.
51Si nous idéons, nous avons une image ; ainsi lors même que j’ai les yeux fermés, et que l’on passe sous mon nez une rose, je n’ai pas besoin qu’on me dise : « C’est une rose » ; l’objet est dans mon esprit, je le vois. Lorsque j’ouvre l’œil, je vois tous les objets qui m’ont frappé ; il en est de même de l’esprit ; ainsi voir, quand il est fait avec intention, nous donne le regard, et lorsque l’idéer est voulu et qu’il se fait avec intention, il nous donne le penser : ainsi, j’ai donc eu raison de dire qu’aussitôt que j’ai conçu une idée, je la pense ; et la pensée est à l’esprit ce que le regard est à l’œil, etc.
52L’idée simple devient donc successivement pensée, réflexion, méditation, comparaison, jugement, etc. à mesure qu’elle est plus ou moins prononcée, plus ou moins combinée. Le vouloir simple, le vouloir qu’il faut me permettre d’appeler élémentaire, qui serait non voulu, si le non vouloir n’était pas une idée contradictoire ; ce vouloir-là, qui est par rapport au cœur ce que l’idée est à l’esprit, ce que la vue est à l’œil, devient le désir aussitôt qu’il est plus voulu : ainsi, j’ai en moi-même la faculté de vouloir, qui n’est pas exercée ; mais aussitôt que se présente à la nature de mon être un objet qui me convient, je ne puis me défendre de le vouloir : si donc j’appuie un peu sur cette volonté, elle devient un désir prononcé, et alors c’est le vouloir deux fois, comme le regarder est le voir deux fois ; de même si j’appuie davantage, si mon regard se fixe sur un objet qui convient à ma nature, la fixité du cœur nous donne pour résultat l’aimer, qui est le repos de l’âme. Ainsi, l’amour est pour le cœur ce que le réfléchir et le méditer sont par rapport à l’esprit, et ce que la fixité est par rapport à l’œil ; vous sentez que toute la chaîne des passions naît de là. Voilà les trois hommes bien distincts dont je vous ai parlé ; je vais finir par là, et Massieu va vous en donner les signes.
Notes de bas de page
1 Ce tableau est à peu près identique (à une interversion près entre réfléchir et méditer) au tableau n° 1 présenté à la Convention avec une Explication du tableau analytique des premières opérations de l’âme, par analogie avec celles de l’organe de la vue, par Sicard. Un second tableau avait été fourni et expliqué : il présentait la comparaison analysée par degrés jusqu’au voir élémentaire, qui inversement mène par échelons à regarder, fixer, considérer, pénétrer, examiner et enfin comparer (cf. également le Cours, chap. xxi).
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