Introduction
p. 162-205
Texte intégral

Portrait de Roch-Ambroise Sicard
Cliché Ilona Pabst, Freie Universitāt, Belin
1De l’idéal, ou même du programme, de l’École normale de l’an III à la réalité de l’enseignement qui fut donné à l’amphithéâtre du Muséum, et à la textualité retouchée des leçons sténographiées dont nous éditons ici le texte revu par les maîtres dès la première édition, l’écart est grand. Si grand qu’il a frappé les premiers acteurs de cette entreprise, pourtant vivant un temps de révolutions, et que, le moment venu d’en faire l’histoire, moment qui vint très vite lors du nécessaire bilan politique qui prélude à la fermeture et l’accompagne quelques mois après l’ouverture enthousiaste, les premiers analystes, tel Daunou durant les dernières heures de la Convention, aussi bien que les historiens contemporains de la création de l’école de Jules Ferry, tels les contributeurs au Livre du centenaire1, seront unanimes à voir en cet écart moins la marque ordinaire des œuvres humaines engagées dans les contradictions de l’histoire ou de la vie, qu’un des traits qui marquent le mieux l’originalité, la singularité radicale de cette expérience demeurée sans lendemain, sinon certes sans postérité. Et dont ce n’était justement pas la moindre des singularités que de se donner comme un cours normal et de n’avoir en réalité fait école qu’indirectement, notamment à travers la vie des Écoles centrales, d’une manière assez étrangère à son orientation première.
2Or, de cet écart entre ce qui était attendu et ce qui fut en réalité offert, le cours de Sicard est peut-être, avec celui de Garat et pour des raisons symétriques, le plus emblématique en ce qu’ici l’écart porte d’abord et directement sur la définition même de la discipline enseignée, l’art de la parole.
3Deux choses au moins, pour le dire d’entrée de jeu, frappent le lecteur et même, en une moindre mesure peut-être, les premiers auditeurs. D’une part, le professeur d’art de la parole n’est pas grammairien de métier, il exerce la fonction d’instituteur des muets ; il est impliqué dans les projets révolutionnaires d’institution des sourds-muets avant de l’être dans le projet de Garat pour l’École normale. D’autre part, loin de retirer de cette origine pragmatique l’allure d’une pédagogie, d’une grammaire appliquée, la discipline enseignée par Sicard étonne d’emblée : elle est immédiatement revendiquée comme spéculative, au point que, définie comme discipline indissociable de la métaphysique de l’esprit, elle est très souvent bien près d’en occuper la place et de remplir en fait le programme d’analyse de l’entendement qu’avait promis Garat.
4Le cours d’art de la parole est-il un cours de grammaire ou un cours d’instruction des muets, un cours de grammaire ou un cours d’analyse de l’entendement ? Ces deux questions trouvent une solution unique dans l’ambiguïté de l’art de la parole. Ambiguïté que les circonstances, la personnalité du professeur et l’originalité de son œuvre de pédagogue spéculatif des muets permettent d’exprimer de cette façon plus singulière que « normale », si l’on s’intéresse uniquement à l’histoire des institutions. Mais cette ambiguïté révèle l’une des ambiguïtés théoriques les plus profondes, sinon la plus profonde, de ce que les hommes de la fin du xviiie siècle français nommaient la grammaire générale, lorsqu’ils l’entendaient en un sens philosophique, hérité d’abord de Port-Royal, à qui revient la définition de la grammaire comme art de parler, puis de Condillac, en qui les professeurs de l’an III voyaient un maître de l’analyse des idées par les signes, allant, tel Garat, jusqu’à faire de cette analyse une science.
5Notre introduction visera à éclairer cette ambiguïté et, d’abord, à la présenter telle qu’elle se dégage en premier lieu des circonstances qui ont présidé au choix de Sicard, puis de la réalité du cours d’art de la parole délivré par un émule de l’abbé de l’Épée, et enfin du rôle qu’occupe le cours dans son œuvre de grammairien et théoricien des signes. Elle proposera par là même un éclairage sur la place de la grammaire philosophique dans l’histoire des sciences du langage et de l’esprit, où pourrait résider l’une des leçons conceptuelles de ce cours qu’il est aujourd’hui toujours possible de méditer, leçon qui aurait surpris le maître, sans doute. Mais ne faut-il pas tenter de l’établir, en deçà des effets trop visibles d’une rhétorique exaltée et aujourd’hui bien caduque, et d’un enthousiasme programmatique autant que versatile, si l’on veut rendre justice – justice inattendue, mais justice due et que l’on a peut-être, une fois l’enthousiasme retombé, trop rapidement refusée – à l’« encombrant Sicard2 ».
Le cours de Sicard et Vidée de l’École normale de l’an III. Grammaire ou analyse des idées ?
6Encombrant, certes, le cours de Sicard le fut si l’on juge par le nombre des séances, le volume des pages de cours et de débats, et la prolixité du verbe. J. Dhombres ne serait pas le seul à sourire de l’adaptation du titre au contenu d’un art de la parole enseigné par un rhéteur, presque un faiseur3, et des voix discordantes ont troublé dès les premiers débats l’exaltation massive produite sur l’auditoire du Muséum par l’instituteur d’art de la parole. Les jugements portés par la postérité furent, dans l’ensemble, plutôt sévères. Il faut attendre le renouveau d’intérêt pour l’histoire de la grammaire classique avec l’arrivée de la linguistique générale pour qu’au xxe siècle un Michel Foucault cite l’abbé Sicard avec intérêt ; mais au titre de sa grammaire, sans l’articuler au cours, et, surtout, en le mobilisant, aux côtés d’autres documents d’archives, comme pièce probante d’un partage, ou point d’inflexion, qui placerait Sicard aux côtés d’Harris, introducteurs d’un primat de la syntaxe, à distance des grammaires raisonnées des parties du discours. Partage lui-même solidaire de la thèse de Foucault sur la grammaire classique, et qu’il est possible, sinon nécessaire, de discuter autant que la thèse générale4.
7Il semble bien, dans le cas du grammairien général Sicard, que la portée, le sens et jusqu’au contenu le plus littéral de sa grammaire soient impossibles à apprécier indépendamment de sa pratique d’instituteur des muets. C’est là l’intérêt des cours de l’an III que de fournir cette articulation qui semble s’être conceptuellement construite en même temps que mise en pratique très précisément à cette époque de la vie de l’abbé. Il est de ce point de vue significatif que la sévérité des jugements portés sur le cours de Sicard est directement fonction de l’inattention à cette articulation, qui va, dans le cas de Dupuy ou de Fayet, jusqu’à une incompréhension propre à nourrir le soupçon d’incohérence masquée sous des effets oratoires, d’irresponsabilité manifestée par la désinvolture des revirements imposés au programme, croit-on, par la demande du public5. Si l’on veut saisir la véritable unité du point de vue sicardien – et nous croyons qu’elle est réelle, sinon totalement cohérente, ni, surtout capable de maîtriser entièrement les choix théoriques qui sont les siens –, il faut à l’inverse jouer le jeu de son double langage et de sa double fonction,
8Jouer ce jeu, c’est d’abord comprendre les raisons du choix, par la Convention, du successeur de l’abbé de l’Épée à la tête de l’institution de Paris au faubourg Saint-Jacques, pour enseigner l’art de la parole au Muséum. Choix motivé certes en partie par les circonstances : l’élève vedette de Sicard, le citoyen Massieu, était entré au Comité d’instruction publique6 où il faisait valoir les travaux et les résultats de son maître. Choix éclairé par le caractère de l’abbé, qui semble avoir allié à une réelle vocation d’instruction des muets l’ambition bien légitime de la faire connaître pour mieux la servir et la sinuosité politique, peut-être un peu moins légitime, propre à occuper le devant des institutions d’instruction publique, de l’institution de Bordeaux à celle de Paris, de l’École normale jusqu’à l’Institut, dans une période aussi tourmentée que celle des dernières années de l’Ancien Régime, de la Révolution, de l’Empire et enfin de la Restauration7. Mais ce choix fut aussi dicté plus significativement, semble-t-il, par une logique profonde, dont participe également non pas simplement le choix de Garat pour le cours d’analyse de l’entendement, mais l’idée même d’École normale dont ce dernier avait su se faire l’avocat auprès de la Convention, en présentant comme indissociables du principe de l’instruction publique dans une république issue de la Révolution l’acquisition des connaissances et celle de l’art de les enseigner, art lui-même commandé par la métaphysique de l’analyse des idées. À une pédagogie active, digne de citoyens que l’on devait former à la liberté d’agir et de penser par eux-mêmes, répondait tout naturellement une métaphysique analytique et génétique, délivrée du poids de l’inné comme du préjugé, et d’autant plus propre à mettre le citoyen en possession de son fonds d’idées qu’elle les lui aurait fait entièrement reconstruire. Cette recréation, régénération de l’entendement humain, qui accompagnait l’idéal de « créer un nouveau peuple8 », devait attirer à Garat de sérieuses difficultés au moment de la mettre en œuvre et de prolonger à ses risques et à son compte le travail des « créateurs de la science et de l’art que je dois professer au milieu de vous9 », à savoir Bacon, Locke, Charles Bonnet et Condillac. Or on pourrait avancer l’idée qu’indépendamment des différences, sur lesquelles nous reviendrons, entre les convictions philosophiques profondes, et par conséquent entre les conditions faites à Sicard, qui, d’après Dupuy, était favori10, et celles faites à Garat, d’abord adulé lui aussi mais contraint à se retirer après une dénonciation à la Convention pour athéisme11, le cours d’art de la parole a fini par prendre la place laissée bien vide par celui d’analyse de l’entendement parce qu’ils avaient en réalité le même objet. Mais s’il est vite apparu que l’analyse prônée par Garat demeurait sans prise sur la pratique des savants instruisant les futurs maîtres de mathématiques ou de sciences naturelles, et que lui-même avait du mal à exhiber le contenu théorique que l’analyse devait reconstituer méthodiquement, l’instituteur des muets bénéficiait, lui, de l’avantage considérable d’avoir une méthode véritablement pratique à enseigner, la pédagogie des muets. En l’enseignant par le biais des signes méthodiques, c’est-à-dire d’une pédagogie raisonnée, il pouvait prêcher directement d’exemple en montrant comment la métaphysique analytique des idées et des sensations permet non seulement de remettre le sourd-muet de naissance en possession des ressources du langage que peut posséder l’enfant muni de tous ses sens, mais de le transformer en un homme qui aurait directement engendré ses idées sans subir les contraintes du préjugé et de l’autorité, en raisonnant les opérations qu’il est capable d’exécuter sur le contenu de ses sensations et de ses besoins. Loin d’être un accessoire, le « cours complémentaire12 » dont parle Dupuy était lié organiquement à la métaphysique requise par la grammaire sicardienne, qui n’était autre que celle exaltée par Garat comme au fondement de toutes les sciences. Et loin d’être une curiosité, l’exhibition des talents de Massieu et des élèves vedettes de l’institution de Paris se voulait la preuve pratique la plus claire et la plus édifiante, mais introuvable au sein du cours de Garat, de ce qui était au pouvoir de cette métaphysique qu’il vantait en matière de « recréation de l’entendement humain ».
9Les circonstances du choix de Sicard nous éclairent à ce sujet doublement : par la convergence des projets de la Convention et de son Comité d’instruction publique en matière de législation sur l’instruction des muets avec le projet d’École normale et son rôle moteur dans la législation sur l’instruction publique ; par le rôle que joue, dans les deux cas, une même philosophie des signes et des idées qui se trouvera répartie dans le contenu théorique des cours d’analyse de l’entendement et d’art de la parole. Cette philosophie se trouve partagée non par le choix des idées par l’un et des signes par l’autre (les deux objets, qui tendent à se confondre, sont communs aux deux cours), mais entre l’exposé d’un programme en quête d’applications qui ne vinrent pas, chez Garat, et la présentation d’exercices qui finirent par absorber la théorie, chez Sicard. Partage qui n’était toutefois pas visible dans les projets de la Convention thermidorienne, et qu’il devait revenir à l’expérience de l’École de l’an III de mettre en pleine lumière, signifiant par là du même coup la très illusoire différence de la théorie des idées et de celle des signes, roulant à l’intérieur du cercle de la grammaire générale raisonnée, oscillant par définition entre le statut de science de l’esprit ou d’art d’en exprimer et gouverner les opérations.
10« Pourquoi une nouvelle grammaire au moment où ces sortes d’ouvrages se sont multipliées à l’infini ? », écrit l’abbé Sicard aux premiers mots d’avertissement des Éléments de grammaire générale appliquée à la langue française13, qu’il rédigera après la fermeture de l’École. Pourquoi, pourrait-on dire avec autant et plus de raison, aller choisir pour enseigner la grammaire à l’École normale – et dès lors que cette École se propose de faire appel à des savants réputés dans l’Europe entière – un instituteur des muets, certes réputé comme l’avait été l’Épée dans l’Europe, mais qui n’est pas un grammairien, alors que le siècle a fourni de si illustres exemples ? Pourquoi un collègue de l’Épée plutôt que de Beauzée ou Dumarsais ? D’abord, sans doute, parce que le nom de Sicard s’était déjà imposé lors des travaux de la Convention et de ses comités pour la réforme de l’instruction des muets ; et plus précisément parce qu’il s’était imposé pour les mêmes raisons qui expliquent le succès du projet de Garat pour l’École normale.
11La question de l’instruction des muets occupe une place très importante dans les débats de la Convention et de ses comités. Elle occupe à elle seule trois colonnes de l’« Index » de l’édition Guillaume14. Les rapports de Massieu, de Maignet et de Jouënne, peut-être inspirés par Sicard lui-même, qui se recommande à la Convention, par lettre, et qui organise une visite de l’Institution par les membres des comités, font apparaître clairement qu’en la matière l’abbé Sicard avait non seulement du métier, mais une réputation européenne. Venu à Paris recueillir en 1789 la succession de l’abbé de l’Épée, il avait fait connaître cette même année – dans deux mémoires écrits pour appuyer sa candidature à la succession15 – l’originalité de la méthode qu’il appliquait jusque-là dans l’institution de Bordeaux. Nommé à Paris, et laissant l’institution de Bordeaux à Saint-Sernin, il était, à 47 ans, lorsque éclate la Révolution, déjà fort d’une expérience reconnue et il lui importait que l’Institution trouve sa place dans les nouveaux projets de loi sur l’instruction publique. Il fut finalement décidé par la Convention adoptant sans changement le projet lu par Jouënne en nivôse de l’an III, de créer deux institutions républicaines d’instruction des muets, l’une à Bordeaux, sous la direction de Saint-Sernin, l’autre à Paris, rétablie dans les locaux du séminaire Saint-Magloire, au faubourg Saint-Jacques, sous la direction de l’abbé Sicard.
12Ce qui nous intéresse ici, c’est la convergence de ce succès avec celui de Garat. Succès, en effet, qui n’était pas assuré d’emblée, tout comme a longtemps piétiné la législation sur l’instruction publique en général. Succès qui semble en grande partie dû, comme dans le cas de l’École normale, à une idéologie de type condillacien qui a semblé, comme celle de Garat dans le projet présenté par Lakanal, permettre de sortir des impasses théoriques où s’était jusque-là enferré le débat. Nous avons tenté ailleurs16 d’analyser les raisons de l’écart, qu’avait montré Dupuy, entre l’idée de l’École et sa réalité, en en assignant quelques raisons, relativement neutres par rapport aux grandes oppositions ou contradictions plus directement politiques qui ont caractérisé les travaux des assemblées révolutionnaires jusqu’au vote final de la loi organique par la Convention thermidorienne. D’une part, le projet d’une École normale qui construirait l’édifice par le faîte permettait de sortir de la contradiction, qui traversait tous les partis, entre la nécessité d’organiser l’instruction publique et le danger de reconstituer une corporation enseignante. Construire par le faîte, c’est commencer par organiser la formation des maîtres avant celle des premiers degrés de l’instruction. « C’est ici », dira Lakanal dans le Rapport sur l’établissement des Écoles normales lu le 3 brumaire de l’an III devant la Convention, rapport rédigé par Garat, « qu’il faut admirer le génie de la Convention nationale. La France n’avait point encore les écoles où les enfants de six ans doivent apprendre à lire et à écrire, et vous avez décrété l’établissement des écoles normales, des écoles du degré le plus élevé de l’instruction publique.17 » L’idée conventionnelle apparue au printemps de l’an II était, on le sait, de calquer la formation des maîtres sur celle des instructeurs de l’École des armes, et c’est dans le contexte caractéristique de la réaction thermidorienne à la période jacobine que Lakanal la présente comme une idée neuve en l’an III :
[...] l’ignorance a pu croire qu’en intervertissant l’ordre essentiel et naturel des choses, vous avez commencé ce grand édifice par le faîte ; et, je ne crains pas de le dire, c’est à cette idée, qui paraît si extraordinaire, qui s’est présentée si tard, que vous serez redevables du seul moyen avec lequel vous pouviez organiser, sur tous les points de la République, des écoles où présidera partout également cet esprit de raison et de vérité dont vous voulez faire l’esprit universel de la France18.
13Mais ce qui était bien neuf, et qui a pu paraître apporter à la majorité décidée à voter la loi organique une idée de génie pour débloquer la situation, c’était le renfort inespéré que l’idéologie condillacienne de Garat avait su apporter à la crédibilité du transfert au modèle d’École normale du modèle de l’École des armes. Elle permettait en effet d’autre part de sortir du « cercle vicieux et fatal » évoqué dans le Rapport, et qui tenait à ce que l’on ne disposait pas d’un nombre même modique, deux ou trois cents hommes, pour enseigner dans les nouvelles écoles, et que, puisqu’« il faut donc les former ; [...] il semble que, pour les former, il faudrait déjà les avoir19 ». S’il a semblé possible de briser le cercle, et de former aussi rapidement qu’à la fabrication de poudre et de salpêtre les futurs instructeurs, « un très grand nombre d’instituteurs capables d’être les exécuteurs d’un plan qui a pour but la régénération de l’entendement humain dans une république de vingt-cinq millions d’hommes que la démocratie rend tous égaux20 », c’est précisément parce que Garat avait su jouer de la confusion de la métaphysique condillacienne comme science des idées ou analyse de l’entendement avec une pédagogie d’apprentissage des méthodes d’enseignement. Cette régénération de l’entendement humain était mise au compte de l’art inauguré par Bacon et n’ayant, de lui-même jusqu’à l’auteur du rapport en passant par Locke et ses disciples, connu qu’une suite de progrès dans la direction de l’esprit humain :
Bacon, Locke et leurs disciples, en approfondissant sa nature, ont trouvé tous ses moyens de direction ; un nouveau jour s’est répandu sur les sciences qui ont adopté cette méthode si sage et si féconde en miracles, cette analyse, qui compte tous les pas qu’elle fait, mais qui n’en fait jamais un ni en arrière ni de côté21.
14Devenue « l’organe universel de toutes les connaissances humaines et le langage de tous les professeurs22 », l’analyse est « cette méthode, qui seule peut opérer ce que demandaient Bacon et Locke, qui seule peut recréer l’entendement humain23 ». C’est donc une mission pédagogique qui est confiée à l’École. « Dans ces écoles, ce n’est donc pas les sciences qu’on enseignera » – et voilà qui devait répondre à l’objection d’avoir commencé la maison par le toit, même si la discussion rapportée au Moniteur montre qu’elle est littéralement reprise par Lefiot24 -, « mais l’art de les enseigner ; au sortir de ces écoles, les disciples ne devront pas être seulement des hommes instruits, mais des hommes capables d’instruire25 ». L’Arrêté des représentants du peuple, daté du 24 nivôse an III, reproduit en tête de l’édition des séances des Écoles normales recueillies par des sténographes, soulignera cette idée :
Dans les autres écoles on enseigne seulement les branches diverses des connaissances humaines : dans les Écoles normales, on professera principalement l’art de les enseigner ; on exposera les connaissances les plus utiles dans chaque genre, et on insistera sur la méthode de les exposer. C’est là ce qui distinguera essentiellement les Écoles normales ; c’est là ce qui remplira le nom qu’on leur a donné26.
15C’est bien l’exposition de cette méthode miracle qui forme le « Programme » du cours de Garat. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas de souligner la distorsion par là apportée à l’idée initiale de la Convention, ni les raisons que pouvait avoir Garat pour proposer, et les députés pour accepter, « sous le prétexte et l’apparence d’École normale », comme l’écrit Dupuy, une « école philosophique » qui dominerait tous les niveaux de l’enseignement et des connaissances27, c’est d’éclairer, plus que ne le fait Dupuy, qui n’y touche qu’en passant et comme à une curiosité, le rôle de l’idéologie condillacienne en la matière. « Il serait », dit Dupuy, parlant de Garat se persuadant lui-même et son auditoire de ce qu’ils avaient envie de croire28, « le Condillac de ce nouveau cours d’études ». Et ce qui nous intéresse plus précisément encore, c’est que cette idéologie était associée très tôt dans les débats révolutionnaires avec la pédagogie des muets. « Le plus curieux, écrit Dupuy, c’est que l’utopie de Garat, qui s’éloignait si manifestement de l’enseignement primaire, lui ait été à son origine étroitement associée29. » Le plan Sieyès-Daunou avait suggéré cette application de l’analyse à l’enseignement primaire. On trouve dans l’Essai sur l’instruction publique, publié par Daunou en 1793, une définition de l’éducation intellectuelle comme pédagogie active orientée par ce condillacisme :
L’éducation intellectuelle a été conçue jusqu’ici beaucoup plus comme la tradition des connaissances, que comme la culture des facultés par lesquelles on connaît. C’est, à mon avis, une grande erreur ; car il s’agit bien moins de communiquer aux enfants des opinions plus ou moins saines, des notions plus ou moins étendues, que de les guider avec sagesse dans l’exercice de leur raison, et de leur donner, si j’ose parler ainsi, de bonnes habitudes intellectuelles30.
16Une pédagogie analytique s’en déduisait, imitant la nature : « C’est la nature qui conduit l’esprit humain, depuis la simple sensation jusqu’aux conceptions les plus complexes et les plus actives31. » Cette décomposition analytique de l’esprit humain fournissait deux types de connaissances, physiques et morales, portant sur les objets des sens ou de réflexion. À la première classe appartiennent l’histoire des faits naturels, la décomposition des corps, les mathématiques, la physique, la médecine et les arts mécaniques ; à la seconde, l’histoire des faits moraux, le droit naturel, la morale, l’art social et les beaux-arts, et nous retiendrons « l’analyse des sensations, des idées et des signes », ici présentée comme discipline unique32. C’est ce tableau analytique et génétique qui commande les projets d’institutions, et il est prévu que « dans l’étude de l’art d’enseigner, on s’attacherait surtout à l’analyse des sensations, des idées et des signes ; et chaque établissement de ce sixième genre aurait pour dépendance une école des sourds-muets33 », association réitérée entre école de l’art d’enseigner et école de muets au titre III du projet de loi accompagnant cet Essai34.
17C’est très exactement ici que se joue l’articulation du choix de Sicard et du projet de Garat pour l’École. Avant d’être appelé à l’École, Sicard avait été remarqué, puis reconnu par la Convention au titre de l’instruction publique des sourds-muets. Or, c’est très précisément au titre de cette idéologie de recréation de l’entendement humain reconduit à la marche d’une nature assimilée à la raison, qu’il avait assuré sa position. Il n’est donc pas interdit de penser que le débat sur les muets et la présence de Massieu au Comité d’instruction publique avaient préparé le terrain que vient occuper le projet de Garat pour l’École, comme, à l’inverse, et par l’effet de la même logique, « l’encombrant Sicard » finira par occuper seul le terrain de l’« analyse de l’entendement » qu’avait balisé le programme de Garat. C’est ce que nous allons tenter de montrer.
Grammaire et instruction des muets. Unité ou dualité du cours d’art de la parole ?
18Si, s’agissant du cours de Sicard, les deux questions « grammaire ou analyse des idées ? », « grammaire ou instruction des muets ? » trouvent une réponse unique, c’est dans la mesure où c’est d’abord un grammairien philosophe, un grammairien analyste, qu’a voulu la Convention, et dans la mesure où cette analyse a pu sembler toute trouvée dans la pédagogie des muets. Le comprendre, c’est du même coup répondre à la question de l’unité du cours de l’an III : Sicard a-t-il professé un ou deux enseignements ? A-t-il progressivement sacrifié l’un à l’autre ? Sa pédagogie est-elle au contraire unifiée ? Mais le comprendre, c’est, d’abord, éclairer cette convergence entre le choix de Sicard pour l’École et sa reconnaissance comme instituteur des muets.
19Que les deux choses aient été liées, non seulement, en principe et en projet comme nous venons de le lire dans le texte de Daunou, mais sur le nom même de Sicard et le projet précis de Garat, cela ne fait aucun doute, à lire le texte du Rapport de Jouënne, lu à la Convention en nivôse de l’an III35. La séance du 16 nivôse est rapportée dans le Moniteur. Une députation de sourds-muets admis à la barre sollicite l’audition du rapporteur, « tout prêt depuis un mois36 ». La discussion sur les Écoles normales s’était ouverte en brumaire avec le rapport de Garat, et la liste des professeurs et des livres élémentaires qu’ils étaient chargés de rédiger pour les Écoles primaires fut arrêtée le même mois. Sicard était donc nommé depuis le 19 brumaire à l’École normale, et chargé depuis le 1er du même mois de l’ouvrage élémentaire « lecture et écriture ». C’est dans ce contexte que Jouënne présenta son Rapport et projet de décret sur l’organisation définitive des établissements d’instruction publique des muets. Le texte décidait le maintien des deux établissements de Bordeaux et Paris établis par les précédents décrets, l’affectation définitive du « local occupé ci-devant par le séminaire Magloire, situé faubourg Saint-Jacques, où se trouvent actuellement les sourds-muets37 », et réglait les questions financières. C’est en ce dernier sens surtout que l’organisation était, comme le dit le titre, « définitive », mettant un terme aux navettes avec le Comité de finances. Mais en un autre sens aussi, mettant un terme à une autre opposition, entre le Comité de secours et le Comité d’instruction quant au contenu et à la finalité de l’instruction publique des muets, qui rappelle les oppositions sur l’organisation de l’enseignement primaire. Le Rapport de Jouënne lie bien, et en les termes les plus clairs, les deux projets :
Citoyens, ce n’est pas au moment où la plus belle institution qu’on ait jamais connue va donner à tous les instituteurs de la République, pour leur apprendre le grand art de l’enseignement, les premiers professeurs de l’univers [...] qu’une institution que toutes les contrées du monde vous envient trouvera des adversaires parmi les restaurateurs de tant de biens38.
20Si l’institution fait l’admiration de nos voisins, c’est, bien sûr, pour Jouënne en raison de la réputation de l’abbé Sicard :
Sicard enfin, que la Convention nationale n’a pas eu besoin qu’on lui indiquât pour le placer au nombre des savants appelés à l’institution normale qui doit régénérer sur le sol français les sciences et les arts39.
21Guillaume a commenté cette allusion à une nomination précoce de Sicard. Rédigé, selon lui, sous l’inspiration évidente de ce dernier, le rapport de Jouënne entendait attirer l’attention sur le cas de La Harpe, qui n’avait pas été appelé dans la première liste de professeurs de l’École normale, et dont la nomination attendra le 19 nivôse. Quelques lignes plus bas, en effet, évoquant les premiers professeurs de l’univers, le rapporteur ajoute ces mots : « parmi lesquels nous regrettons de ne pas voir La Harpe40 ». C’est par une lettre datée du 15 nivôse, la veille du jour de lecture de ce rapport, que Garat avait alerté Lakanal sur la nécessité d’avoir un cours de littérature. La nomination de La Harpe suivit de peu41. Qu’il faille mettre cet épisode au compte d’une solidarité réelle de Sicard et La Harpe ou de l’adresse de l’abbé à se faire des amis en volant au secours de la victoire importe peu. Cela donne en revanche une indication de plus quant au lien étroit entre les deux projets d’instruction.
22Mais, surtout, le Rapport de Jouënne ne laisse aucun doute quant aux titres de l’instituteur des muets à recueillir les suffrages de la Convention : c’est un philosophe, un métaphysicien, un analyste, qu’il décrit dans des termes qui sont ceux-là mêmes du rapport de Garat sur l’art de recréer l’entendement humain. Il demande à la Convention de se montrer plus juste que la Constituante42 à l’égard « du successeur du célèbre l’Epée, dépositaire unique de cette précieuse méthode, qui nous donne l’espérance de voir se réaliser un jour le projet d’une langue universelle, à laquelle plusieurs savants travaillent journellement, et dont l’exécution est peut-être réservée à celui qui seul a su donner à l’homme de la nature, en échange d’une grammaire pauvre et réduite à très peu d’éléments, la grammaire philosophique de l’homme civilisé43 ». C’est parce qu’il instruit « l’homme de la nature », périphrase dont Sicard use pour désigner le sourd-muet, et sur laquelle il s’expliquera lors des débats de l’an III, que l’abbé offre les garanties d’une grammaire philosophique qui permet d’espérer, par la mise en œuvre de la méthode génétique, ce succès de l’analyse, généralisable à tout art d’enseigner, que promettait Garat :
Vos comités ont assisté plus d’une fois aux leçons qui se donnent dans cette intéressante institution ; ils vous en ont toutes les fois raconté les merveilles. Ils vous ont dit que cet art précieux de l’analyse, auquel sont dus tous les succès de cette école, devrait être celui de tous les instituteurs44.
23C’est en effet, comme nous l’annoncions d’emblée, par la mise en œuvre de l’art de l’analyse, entendons d’une pédagogie raisonnée, et raisonnée conformément aux principes d’une métaphysique d’inspiration condillacienne, que l’abbé Sicard intéresse la Convention avant même d’être sollicité pour l’École normale. Or il est significatif que sa candidature ne s’est pas imposée sans discussion, et que l’on retrouve à ce sujet les mêmes lignes de partage que lors du vote du projet de Garat. Jouënne évoque sans la développer la principale opposition rencontrée par la méthode sicardienne lorsqu’il écrit, enchaînant après la phrase que nous venons de citer :
[...] et on en a conclu que les instituteurs, oubliant que leurs élèves étaient moins destinés à être des savants que des ouvriers, se bornaient à n’en faire que des philosophes, et les âmes les plus sensibles n’ont pu se garantir de quelque préjugé défavorable contre cette méthode. On l’a aussitôt soupçonnée d’être plutôt une fondation de luxe qu’un établissement utile réclamé par l’humanité pour le soulagement de l’infortune45.
24Offrir de la philosophie, non un métier, et une philosophie qui paraît un luxe, c’est bien l’objection que l’on rencontre, comme on va voir, lors des débats qui mettent aux prises différents membres des Comité de secours et Comité d’instruction, rapportant à la Convention entre nivôse et ventôse de l’an II. Or elle fut élevée, lors de la brève discussion du projet de Garat, en des termes très voisins par les conventionnels, ou durant les dernières semaines des Jacobins avant leur fermeture le 21 brumaire ; ainsi, Guillaume rapporte dans son introduction au tome V la réaction de Collot d’Herbois le 3 brumaire, jour même de la lecture par Lakanal, au projet de Garat :
[...] il dit que ce projet « laissait peu de choses à désirer » ; mais il critiqua le discours dû à la plume de Garat, en disant « qu’il faudrait employer moins d’érudition lorsqu’on fait des rapports qui intéressent si fortement le peuple et qui doivent être mis sous ses yeux »46.
25Sans doute y avait-il de profondes raisons stratégiques au vote de la majorité thermidorienne, qui passa presque sans débat cette fois à l’ordre du jour, et fit taire au nom d’urgences politiques la lucidité devant l’incapacité probable d’un projet aussi vague à lever des contradictions que la période jacobine avait plus clairement laissé s’exprimer. « La Convention a été trompée, s’est laissé tromper, si l’on veut, par Lakanal et par Garat », écrit Dupuy qui commente ces raisons en des termes assez proches du bilan dressé par Guillaume47. Mais il est vrai aussi, et c’est ce qui nous retiendra, que Sicard avait pu exhiber une pédagogie, et des résultats effectifs, lors des débats de l’an II, qui ont pu préparer le terrain en faveur de cette « métaphysique ». Et Jouënne lui fera très précisément jouer le rôle du nécessaire, et non du superflu, dans l’instruction des muets. Rappelant plusieurs oppositions précédemment élevées, dont l’intention était de faire admettre « qu’il fallait », dans le cas des secours publics aux muets, « se contenter de leur apprendre à lire, à écrire, et les droits de l’homme », il retournait très exactement l’objection suivante, à la faveur de la comparaison avec l’École normale :
Les comités ne viennent pas vous faire aujourd’hui une demande plus étendue : ils vous proposent seulement de ne pas verser vos secours isolément et individuellement sur des infortunés, qu’il faut nécessairement réunir pour adoucir leur infortune et la faire cesser en quelque sorte.
26Ici Jouënne combat l’objection de Raffron sur laquelle nous reviendrons et en laquelle on retrouve comme à propos des Écoles normales la crainte de voir se reconstituer des corporations enseignantes, et puisque ici la situation vient d’être débloquée, « ils ne veulent d’autre science pour eux que celle que vous ont indiquée ceux qui ont craint qu’on ne voulût en faire des savants. Les comités ne vous demandent enfin pour les sourds-muets que ce que vous avez jugé ne pouvoir plus longtemps refuser aux autres Français : la lecture, l’écriture, les droits de l’homme, et un métier » ; c’était bien le programme minimal des écoles dont l’École normale devait former les instituteurs, et c’est bien du reste la lecture et l’écriture qui avaient été confiées à Sicard :
[...] mais cette éducation, toute bornée qu’on la suppose, et qu’elle est en effet ; cette autre éducation qui précède celle-là, et que reçoivent sans frais, et par la seule communication, les autres hommes, les sourds-muets ne peuvent la recevoir qu’à l’aide de la métaphysique la plus approfondie48.
27La métaphysique baconienne, lockienne ou condillacienne qui avait semblé aux politiques qui avaient voté le projet de Garat, au mieux, un accessoire rhétorique, au pire, une faconde de charlatan, se trouvait transformée en pièce maîtresse de la pédagogie. Si Jouënne pouvait sembler tirer avantage du vote sur l’École normale, son projet d’organisation définitive était prêt de longue date, et depuis qu’avait été dépassée l’opposition à la méthode de Sicard, les retards étaient venus essentiellement du nécessaire arbitrage du Comité de finances, et de la résistance aux corporations. Or, sur ce dernier point, ce qu’il nous faut maintenant comprendre, c’est que le déblocage obtenu par le principe d’une formation rapide imitée de l’École des armes avait été préparé par les projets sur les muets tout autant ou plus qu’il ne servit à hâter leur exécution, et que le rôle de la « métaphysique » y avait été décisif.
28C’est en effet dès le printemps 1793 que Massieu, l’élève modèle de Sicard, que le rapport de Jouënne proposera comme répétiteur à l’Institution des muets de Paris, présente en tant que député de l’Oise un Rapport et projet de décret sur l’établissement d’une école de sourds-muets en la ville de Bordeaux, présentés au nom des Comités d’instruction publique, des finances, et d’aliénation des domaines nationaux à la Convention nationale, Garat étant alors ministre de l’Intérieur. Ce rapport fait suite à la requête de Saint-Sernin, successeur de Sicard à Bordeaux, adressée le 17 mars à la Convention pour l’obtention d’un état fixe pour son école. Le dossier, déposé aux archives du Comité d’instruction publique, contient une lettre de Garat datée du 31 mars au président de la Convention. L’Assemblée votera le 12 mai le projet déposé par Massieu. Ce dernier allait dans son Rapport au-delà du projet de décret réglementaire pour l’école de Bordeaux. Il évoquait la nécessité de former huit ou dix établissements de ce type pour couvrir « toute l’étendue de la République » et, surtout, le besoin de formation d’instituteurs héritiers des méthodes de l’Épée : « Il n’est pas moins essentiel, et beaucoup de membres de cette assemblée en sentent d’avance la nécessité, de prendre les mesures actuelles pour que les instituteurs actuels, héritiers et dépositaires de la méthode du premier [il s’agit de l’Épée], puissent la propager en formant un nombre suffisant d’hommes capables de les remplacer ou de leur succéder dans tous les établissements de ce genre49. » C’est alors qu’une note attirait l’attention sur Sicard :
Le citoyen Sicard, qui a beaucoup perfectionné l’art d’enseigner aux sourds-muets non seulement le mécanisme du langage écrit, mais encore les notions les plus abstraites de la métaphysique des langues, s’occupe en ce moment de rassembler en un corps d’ouvrage tout ce qui compose son excellente méthode ; il donnera aussi au public le dictionnaire des signes que les sourds et muets emploient pour converser ensemble, avec l’explication mécanique et les motifs raisonnés de ces signes50.
29L’idée fait son chemin, et l’on voit le citoyen Périer, professeur de rhétorique au collège de Périgueux, adresser une pétition (déposée sans date mais recommandée par une lettre de Sicard du 12 août 1793) auprès de la Convention, en vue de prolonger de deux mois un séjour à Paris pour continuer auprès de Sicard sa formation de maître51. Il est intéressant que la requête lie la « formation permanente » d’un professeur aux procédés de Sicard, en évoquant le projet d’une « institution normale », et qu’elle en montre l’intérêt pour l’apprentissage de la lecture52. C’est très tôt que la méthode de Sicard semble l’avoir qualifié pour la pédagogie des éléments de la lecture et de l’écriture dans les écoles primaires.
30Mais avant de se trouver appelé au rôle de formateur de maîtres à l’École normale, Sicard avait d’abord été proposé à la direction d’une École centrale, sorte d’École normale réservée aux instructeurs des muets. C’est dans ce cadre des débats de l’hiver de l’an II qu’a pu se rôder l’idée de Garat d’une formation accélérée des maîtres directement inspirée par une métaphysique. C’est avec le rapport de Maignet, député du Puy-de-Dôme, que l’idée de Massieu se transforme en idée d’École centrale. Aux deux établissements déjà existants Maignet propose, au nom du Comité des secours, d’en ajouter quatre autres, à Rennes, Clermont-Ferrand, Grenoble et Nancy. Il fallait donc former des instituteurs :
Il ne faut pas se dissimuler que ce défaut d’instituteurs ne permettra pas, de quelque temps, d’ouvrir tous les établissements que vous allez décréter [...]. Il faudra donc un centre commun, où se réuniront ceux qui se destineront à une profession aussi honorable. Cette école centrale formera une espèce de noviciat, non plus du genre de ceux qu’inventèrent la superstition et l’inutilité, mais de l’espèce de ceux que créèrent l’humanité et le désir d’apprendre à se rendre utile à ses semblables53.
31Le rapporteur proposait sa création « à côté d’un de nos établissements » : puisque la science à acquérir se compose « de principes et de jeux scéniques », il faut que le futur maître ait sur place de quoi « faire l’essai de ce qu’il vient d’apprendre, il faut qu’il acquière tout à la fois et les principes et l’usage de pratiquer54 ». Le directeur de cette école aurait vocation à l’inspection de l’ensemble des établissements répartis sur le territoire national. Le rapport suggérait donc son établissement à Paris, sous l’autorité de l’établissement de Sicard, qu’il proposait de transférer dans les locaux du faubourg Saint-Jacques, ce qui fut ordonné par décret du 25 pluviôse.
32Il y avait dans les propositions du Comité des secours de quoi inquiéter les opposants à l’idée de reconstituer des corporations enseignantes. Avant d’examiner la réception de ce projet, et son rejet final, il faut souligner que, s’il rôde l’organisation des Écoles normales avant même leur présentation par Garat, et non pas seulement celles réservées aux muets, il ne traite séparément des muets qu’en raison de leur état éventuel d’indigence, et de leur droit aux secours publics. Mais il présente déjà la méthode de l’abbé comme généralisable aux Écoles normales ordinaires. En effet, le Rapport mentionne une visite du Comité à l’institution des muets (encore située près de l’Arsenal), et il présente en annexe un Compte rendu à la Convention nationale de ce qui s’est passé à l’établissement des sourds-muets, dans la séance tenue en présence des membres du Comité de secours publics : présenté au nom de ce comité, pour servir de suite au rapport de Maignet sur les sourds-muets55. Il s’agissait d’une visite surprise, dont l’effet enthousiasme les commissaires au point qu’ils demandent au citoyen Massieu de transcrire par tableaux une partie de la séance. Ces tableaux, dressés par Massieu et Périer, et commentés par Sicard et Périer56, seront littéralement réutilisés dans le cours de Sicard en l’an III57 :
Vous admirerez, sans doute, comme nous [écrit le compte rendu auquel ils sont joints], l’heureux moyen de faire passer dans l’âme du sourd-muet les idées les plus abstraites et les plus métaphysiques, et vous désirerez, ainsi que nous, que tous ceux qui se destinent à l’intéressante fonction de former des hommes viennent apprendre, de celui que la nature a condamné à ne jamais parler, l’art d’énoncer ses pensées avec la rigoureuse justesse de la saine logique et de la plus parfaite grammaire58.
33Le lien, déjà apparu avec Périer, entre enseignement de la grammaire et instruction des muets, est donc réaffirmé. Et c’est parce que cette « logique » qui sous-tend la grammaire est garantie par une métaphysique que cette pédagogie peut avoir valeur exemplaire et générale :
Ainsi, en fondant une école centrale pour l’instruction des maîtres qui se consacrent à l’instruction des sourds-muets, la Convention ne borne pas son bienfait à cette classe infortunée ; elle offre à tous les instituteurs les seuls moyens d’acquérir de grandes lumières dans l’art si difficile de l’enseignement : témoins des efforts qu’il faut faire et des procédés toujours nouveaux qu’il faut imaginer pour faire passer dans l’esprit des élèves les grands principes de raison universelle et la métaphysique du langage, ils se convaincront que l’art analytique, qui exige tant de justesse dans l’esprit, est le seul moyen pour faire parvenir au perfectionnement de la raison et à la conquête de toutes les connaissances humaines59.
34C’est l’aspect actif de la pédagogie qui a séduit le rapporteur : il répond exactement au vœu de Daunou, de solliciter la raison et non la mémoire :
Les sourds-muets ne savent rien par cœur, et ils répondent sur tout ; c’est que leur instituteur n’est que leur égal et jamais leur maître, qu’ils ne pensent et ne parlent jamais d’après lui, mais bien d’après eux ; c’est enfin qu’on ne leur apprend aucune science, mais qu’ils les refont toutes60.
35L’idéologie de l’an III, celle du programme de Garat, est donc bien en place. Le professeur d’analyse de l’entendement avouait naïvement en conclusion d’une première leçon consacrée à l’histoire de l’analyse plutôt qu’à en exposer une version nouvelle, une longue familiarité avec ces ouvrages : « il y a vingt ans que je les médite », mais aussi une nécessité d’improviser : « mais je n’ai pas encore écrit une seule page ; c’est au milieu de vous que je vais faire l’ouvrage que je dois faire pour vous. Nous allons le faire ensemble61. » N’avait-il pas pu puiser cet optimisme dans les espoirs que donnait la méthode exaltée par Maignet, dont la conservation assurerait aux députés d’« avoir bien mérité de l’humanité entière », puisqu’elle « peut être étendue à toutes les parties, à tous les genres d’instruction62 » ?
36C’est en effet au Comité d’instruction publique que Sicard s’adresse personnellement, par lettre du 6 pluviôse, pour l’inviter également à une visite de son école. Cette lettre, très proche en ses termes de la pétition de Périer, lie très clairement le projet d’École centrale des muets, qu’elle appuie, et celui d’école de formation des maîtres en général. Présenté par le Comité de secours, ce plan le dépasse : « Ce plan est trop important, il peut influer trop utilement sur l’instruction publique en général pour qu’il ne soit pas soumis à votre comité63. » Il s’agit avec ce projet non seulement de faire œuvre de « consolation » mais d’« enrichir la République de vrais instituteurs, et leur fournir des procédés lumineux et certains pour parcourir avec succès la carrière si difficile de l’enseignement. L’École centrale surtout pourra devenir l’école de tous les maîtres64. » L’ambition est claire. Si, en définitive, le projet ne passa pas, et si les comités se trouvèrent divisés sur cette question, que la Convention renvoya jusqu’au rapport de Jouënne, la division ne portait pas tant sur l’intérêt de la méthode, qui se trouvera reconnue pleinement par le rapport de Jouënne, que sur les incidences politiques et financières de l’organisation. Mais tout se passa comme si le vide de la législation sur les muets avait renforcé les chances de satisfaire au pédagogisme préconisé pour tous les genres d’instruction par les amis de l’abbé Sicard.
37Seul en effet le texte des Observations présentées à la Convention par Raffron témoigne d’une franche opposition, non seulement au projet de décret Maignet, mais à la méthode de Sicard. Pour l’orateur on dépasse le but que l’on s’est proposé en transformant un devoir d’assistance et de secours en l’ambitieuse vanité d’une victoire sur la nature, qui permet de faire « des savants de ceux à qui elle avait rendu très difficiles les moyens de communiquer leurs pensées65 ». On le sent bien hostile à l’idée d’étendre ces institutions aux non nécessiteux et d’enlever à leurs familles, où l’aisance peut être assurée, des enfants nés muets pour les placer « dans des maisons communes, qui (je vous en demande pardon) ressemblent beaucoup à des couvents66 ». Mais c’est un problème général et qui a divisé les partis révolutionnaires, que celui de la responsabilité privée ou nationale en matière d’éducation. Et c’est sur ce point surtout que portera, précisément, le rapport favorable au projet, celui de Roger-Ducos. Ce dernier montrera en termes vigoureux qu’abandonner les muets nés dans le besoin aux seuls travaux manuels, d’une part, procède d’un déni de justice, de l’autre, suppose bien gratuitement que les familles pauvres puissent trouver le temps et les moyens d’instruire elles-mêmes, fût-ce de façon minimale, comme le préconisait Raffron, les enfants disgraciés, alors même que la chose leur est impossible pour l’instruction des enfants nés sans infirmité, qui est précisément à l’ordre du jour des travaux de la Convention nationale. Mais les vues de Roger-Ducos et du Comité de secours ne seront pas suivies par le Comité d’instruction, qui s’exprimera par l’organe de Thibaudeau, l’un des commissaires désignés pour la visite de l’école de Sicard. À ce stade du débat, ce qui gêne Thibaudeau et gênera la majorité thermidorienne, c’est le danger de corporation enseignante :
L’organisation de l’École centrale présentait encore une de ces idées académiques que vous avez tant de fois proscrites : c’était une espèce de centre auquel devaient aboutir toutes les autres écoles de la République, et duquel des inspecteurs devaient sortir pour la parcourir67.
38Sur ce point, il pouvait s’entendre avec Raffron. En revanche, en ce qui concerne le bien-fondé de la méthode de Sicard, et tout particulièrement l’idée d’un fondement métaphysique pour cette pédagogie, et plus précisément encore l’idée d’un fondement de type condillacien, il semble bien que Raffron se soit trouvé tout à fait isolé, l’opinion des membres du Comité de secours et du Comité d’instruction, divisée sur la question de l’organisation, se trouvant ici accordée. Ce qui permettra l’arbitrage des finances aidant le vote du rapport Jouënne.
39Le débat était demeuré en effet contradictoire en ventôse de l’an II. Le procès-verbal de la Convention indique, en date du 11 ventôse :
L’ordre du jour appelait la discussion sur les établissements publics relatifs aux sourds-muets. Les Comités des secours et d’instruction publique ayant été divisés d’avis sur cette matière, les rapporteurs de ces deux comités présentent successivement leurs projets de décrets. La Convention nationale décrète l’impression des deux rapports et l’ajournement de la discussion68.
40Le rapport de Roger-Ducos, au nom du Comité de secours, et celui de Thibaudeau, au nom du Comité d’instruction, se trouvaient divisés sur « une question principale », comme le dit Thibaudeau, « celle de savoir si on se bornerait, quant à présent, à maintenir les deux écoles existantes à Paris et à Bordeaux. Le Comité des secours pense qu’il fallait en créer quatre nouvelles69 » : il s’agissait de Rennes, Clermont-Ferrand, Grenoble et Nancy. En en défendant la création, Roger-Ducos, député des Landes, faisait remarquer que même en augmentant les moyens des deux seuls établissements existants, si l’on s’y bornait, les muets « d’une partie du Nord et du Midi seraient les seuls qui en profiteraient » ; tandis qu’il proposait un quadrillage de l’ensemble des départements, seul à même selon lui d’éviter les frais et inconvénients d’acheminement de l’ensemble des muets sur deux lieux et l’impossibilité plus radicale de traiter le nombre présumé d’au moins quatre mille élèves70. « Votre Comité d’instruction publique, poursuivait Thibaudeau, croit que les deux établissements actuels suffiront, au moyen de quelques dispositions particulières71. » On voit que les deux projets étaient d’accord pour abandonner l’idée d’École centrale ; Roger-Ducos admettait que son Comité avait compris le renvoi du projet Maignet :
[...] il a pressenti, que vous aviez dû l’improuver, dit-il à la Convention, parce qu’on y avait réuni plusieurs articles réglementaires, créé trop de fonctionnaires, proposé de trop forts traitements, et enfin incliné à reproduire ces corporations scolastiques que vous avez anéanties ; il a rectifié ces quatre causes de réjection présumées du premier projet72.
41Mais il est un autre point, celui même qui nous intéresse directement ici, sur lequel les rapporteurs, et plus largement les comités73, étaient d’accord : la contribution de l’instruction des muets à la réorganisation de l’instruction publique en général. C’est ce qui ressort de l’intervention de Thibaudeau lors de la séance du 9 pluviôse, orientée très différemment de celle de Jeanbon Saint-André que nous évoquons en note : « Thibaudeau demande le renvoi du projet aux Comités d’instruction publique et des finances, pour être rapporté avec le projet d’organisation générale de l’instruction publique, avec lequel il pense que cette loi a une analogie naturelle74. » C’est sur ce point qu’il centre son rapport, qui refuse d’emblée de traiter la question sous le seul aspect des secours : « s’il ne s’agissait de traiter cet objet que sous le rapport des secours, il n’y aurait point de difficulté75 ». Les muets ont les mêmes droits aux secours publics que les autres citoyens nécessiteux. « Mais il s’agit d’instruction, d’écoles et d’enseignement à donner aux sourds-muets76. » Cette fois c’est un besoin de tous et une dette de la société envers ses membres, il est inutile de faire appel à la pitié ou à la justice :
[...] l’instruction est la dette de la société et le besoin de tous les hommes. Le bénéfice de ce principe est pour les sourds-muets comme pour les autres citoyens [...]. Ainsi, je ne pense pas que, lorsqu’il existe dans une société des moyens de réparer les torts de la nature envers des êtres qu’elle a pour ainsi dire mutilés, il se trouve un seul homme qui s’oppose aux progrès d’une méthode qui aurait pour objet de rendre les sourds-muets utiles à eux-mêmes et à la société, de perfectionner leurs facultés morales et de les rendre citoyens77.
42Pas un seul homme, c’était beaucoup dire. Raffron n’avait-il pas dit, et souligné : « Chercher la perfection dans ce genre, ce serait courir après une chimère. Ils sont nés muets, ils mourront muets. Ainsi le veut la nature78 » ? C’est bien contre sa conception minimaliste du rétablissement du muet dans l’état d’homme en société, instruit de ses droits et devoirs et muni d’un métier, mais non savant, que s’élève le rapport de Roger-Ducos. Mais c’est surtout contre son irresponsabilité dans l’abandon de l’instruction aux familles et contre son scepticisme quant à la méthode de l’Épée, puis de Sicard. Sur ces deux points, Roger-Ducos s’accorde avec Thibaudeau :
43Le texte a son pendant exact chez Thibaudeau : « Il ne s’agit pas de le rendre savant, mais de perfectionner sa raison et son intelligence, de lui apprendre à comparer les objets, à en tirer des résultats, à connaître la nature des êtres et les lois de la République80. » Et cette réponse à l’objection de dispositions luxueuses plutôt que nécessaires, visant sans l’avoir convaincu le Comité de finances, s’appuie chez Roger-Ducos très exactement sur le même appel que chez Thibaudeau aux principes républicains d’égalité devant l’instruction commune. Roger-Ducos cite l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme : « L’instruction est le besoin de tous : la société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens », et l’article 122 de la Constitution : « La constitution garantit à tous les Français une instruction commune81. » Ce sont les termes mêmes que Thibaudeau reprend sans guillemets. Or ce droit universel à une instruction commune se fonde en particulier sur l’idéal de perfectibilité, tel que l’avait exalté Condorcet, dont la Convention thermidorienne décrétera l’impression de l’ouvrage posthume, l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. Et cet idéal est solidaire d’une métaphysique de l’esprit humain que les deux rapporteurs adoptent, d’une part, et reconnaissent, d’autre part, chez le successeur de l’Épée.
44Chez Roger-Ducos le trait est plus vague : il se borne à contrer Raffron sur l’idée que les muets ont déjà leur langue, langue de signes, qui serait la première langue des hommes. Il demande que l’on mette les muets en possession du langage que les hommes parlent en société, au lieu de les cantonner à un langage qui ne serait qu’à eux et les rapprocherait des animaux. Mais on voit aux éloges qu’il fait de Massieu et à la référence qu’il établit au premier des tableaux analytiques annexés au rapport Maignet, qu’il croit la méthode de Sicard propre à offrir ce « perfectionnement moral82 ». Ne va-t-il pas jusqu’à utiliser sans même y prendre garde le néologisme que Sicard était conscient d’introduire dans ledit tableau analytique, « idéer » :
Or, quand on considérera que, par le genre d’éducation que l’on confère au sourd-muet, on parvient à lui faire tout comprendre, à le faire idéer avec justesse, à communiquer sa pensée, soit par le geste, soit par l’écriture, certes on conviendra que les bienfaits de la nation ne seront pas perdus : on ira plus loin, on conviendra que tout homme qui a acquis la faculté de penser, de méditer, peut devenir aussi savant qu’un autre83.
45Chez Thibaudeau, l’allégeance sicardienne est bien plus appuyée. On a vu en effet que son rapport vise à homogénéiser les différents types d’instruction, et porte sur la bonne méthode d’enseignement plutôt que sur la meilleure efficacité des secours. Il présente donc successivement la méthode de l’Épée et les progrès que lui a apportés celle de Sicard :
L’abbé de l’Epée, inventeur de l’art d’instruire les sourds-muets, a été précédé sans doute par quelques philosophes de divers pays qui avaient essayé, mais sans grand succès, de rendre à eux-mêmes et à la société cette portion d’individus que la nature semblait en avoir séparés84.
46On voit qu’il s’agit d’emblée de faire appel à une méthode philosophique, celle des signes méthodiques, qui avait séduit Condillac. Thibaudeau semble ignorer délibérément qu’il existait d’autres pratiques pédagogiques, que nous verrons rétablies dans le rapport que Gérando donnera en 1827. C’est la métaphysique appliquée qui l’intéresse : « Lui seul trouva l’art de donner une sorte de corps aux idées abstraites85. » Mais cette métaphysique s’arrête au seuil de la grammaire, dont la reproduction par les élèves de l’Épée n’est que mécanique. C’est avec l’abbé Sicard que la méthode des signes raisonnés maîtrise également la syntaxe. Et Thibaudeau reproduit cette originalité, que Sicard ne manquait jamais de mettre très fermement en exergue, en particulier depuis ses mémoires de 1789, au moment de briguer la succession. Avec l’Épée,
[...] les sourds-muets, dressés parfaitement à un simple mécanisme, écrivaient, sous la dictée des signes, des pages entières au gré des spectateurs ; mais ils n’étaient que copistes ; ils lisaient des yeux ce qu’on écrivait, comme des écoliers de cinquième lisaient Cicéron et Tacite ; ils connaissaient même la valeur des mots, comme ces écoliers entendraient les mots de Cicéron, si on les leur traduisait, mais ils ne connaissaient aucune règle de langage ; ils ne comprenaient aucune phrase, ils n’en faisaient jamais d’eux-mêmes86.
47Et c’est au contraire parce qu’il est parvenu à raisonner la syntaxe, et à la faire reconstruire par le sourd-muet, que Sicard soustrait sa pratique aux reproches élevés par Raffron à l’encontre de l’Épée et du « parler, talent ridiculement artificiel » de sourds à qui l’on apprend à répondre la messe. Il évite également le reproche fait par Raffron d’oublier que les muets avaient, avant l’instruction, une langue à eux, et que « ce sont les sourds-muets qui ont été leurs premiers grammairiens87 ». Comme nous allons le voir, la spécificité de la méthode raisonnée consiste en son effort pour transmettre les règles de grammaire des langues parlées dans le langage, supposé naturel, du muet, « homme de la nature », par la naturalité de ses signes, non par l’absence de signes. C’est exactement ce qui n’est achevé qu’avec Sicard. Lorsque l’Épée essaye « d’assujettir aussi à des signes physiques les règles de notre grammaire », il transmet un mécanisme car « il n’étudia pas assez la grammaire des signes qui leur étaient propres88 ». Aussi n’est-ce qu’avec « la théorie de Sicard, réduite en pratique », que « les élèves comprennent non seulement les mots de notre langue, mais [ils] rendent leurs idées dans cette langue ; [ils] décomposent les périodes les plus compliquées, répondent à toutes les questions qu’on leur fait par écrit, comme nous répondons à toutes celles qu’on nous fait de vive voix89 ».
48La méthode d’instruction des muets à l’aide des signes raisonnés, perfectionnée par l’abbé Sicard, cumulait donc bien le double avantage d’être une pédagogie active de « recréation de l’entendement » dont Garat voulait faire croire le modèle généralisable à tous les genres d’enseignement, et de mettre en œuvre une analyse de l’entendement assez neuve pour « recréer », en la reconduisant à sa rationalité naturelle, l’ensemble de la grammaire et non pas seulement le lexique des mots abstraits. Le premier point permet de comprendre que l’encombrant Sicard ait littéralement fini par occuper tout le terrain de l’analyse de l’entendement. Et cela au nom d’une première unité de son cours. Le second point met en lumière une liaison plus organique encore entre la pratique de l’élève de l’Épée et celle du professeur de grammaire. Il éclaire une seconde, et profonde, unité du cours. C’est vers ce second point qu’il faut maintenant nous tourner. Mais il convient d’abord d’apprécier le sens des jugements portés ici par les contemporains comme par la postérité, et qui suggèrent assez massivement l’hypothèse d’une hétérogénéité plutôt que d’une unité réelle.
Les leçons d’art de la parole et la personnalité de Roch-Ambroise Sicard
49S’il est maintenant bien clair que le choix de Sicard avait été motivé par l’originalité de sa pédagogie en matière d’« art de la parole », par l’appui qu’elle offrait à l’idéologie de Garat autant et plus que par l’illustration qu’elle saurait en offrir, et par un appui qui deviendrait vite encombrant en occupant tout le terrain des applications, il reste à comprendre pourquoi et dans quelle mesure le métaphysicien de la langue de la nature avait été cru capable d’enseigner la grammaire, dans quelle mesure le raisonneur des signes des muets pouvait enseigner la grammaire du français, dans quelle mesure enfin le cours de l’an III possédait une véritable unité de contenu.
50Si les cours de mathématiques professent une science qui semble faire très peu de cas de la pédagogie analytique universelle, et si à l’inverse il y a, hormis l’histoire des méthodes analytiques, bien peu de contenu métaphysique théorique dans le cours de Garat, le cours de l’abbé Sicard semble avoir, dans les limites qui sont celles de la grammaire philosophique, tenu le pari, qui faisait tout le programme de l’École, de ne sacrifier ni l’enseignement de la méthode à celui des contenus d’enseignement, ni ceux-ci à la méthode. À la question que formulera, au moment de décréter la fermeture, le rapport de Daunou, « celle de savoir jusqu’à quel point l’art d’enseigner une science est en effet séparable de l’enseignement immédiat de cette science elle-même90 », l’expérience du cours de l’abbé Sicard donne une réponse peut-être moins accablante que celle que doit tirer Daunou sur un plan plus général, lorsqu’il constate que l’objet de l’institution normale n’avait pas été précisé, laissant dans l’ombre « si, en appelant ici quatorze cents citoyens de toutes les parties de la France, on avait pour but de les préparer aux fonctions d’instituteurs primaires, ou à celles de professeurs centraux, ou si l’on voulait enfin seulement les disposer à tenir à leur tour des écoles normales secondaires dans chaque département91 ». Ambiguïté qui, on le sait, était pourtant essentielle au déblocage de la situation, lui-même nécessaire au vote d’une loi organique qui devait en fin de compte sacrifier l’instruction primaire. Mais lorsque l’orateur constate, une fois faite l’expérience de l’an III : « il faut le dire, lorsqu’on a formé cet établissement, on était beaucoup plus frappé d’une image assez confuse de la transmission de l’art d’enseigner, que dirigé par des vues distinctes sur le mode de cette transmission92 », et lorsqu’il explique que la défaveur actuelle est à la mesure de l’enthousiasme d’abord suscité par la célébrité des professeurs, il semble qu’il aurait pu faire exception pour le cas de Sicard, célèbre, oui, mais non comme grammairien, et maîtrisant très exactement le mode de transmission de son art d’enseigner. Si cette pédagogie ne s’exerçait pas à vide, était-elle celle d’une discipline théorique, voire scientifique ? l’ a-t-il une unité de contenu du cours d’art de la parole ?
51Ce cours, rappelons-le, a été confié très tôt à l’abbé Sicard, dont le nom figure parmi la première liste de nominations à l’École, et également dans celle des auteurs de manuels élémentaires. Certes, le Comité d’instruction publique avait été remanié après thermidor de l’an II. Dupuy a résumé les changements, qu’on trouve décrits en détail dans l’introduction du tome V de Guillaume : Bouquier sort, Massieu entre, Lakanal préside. Certes, c’est Massieu qui préside en vendémiaire de l’an III, et c’est Garat qui est nommé, dès le premier remaniement thermidorien, commissaire de l’instruction publique avec Ginguené et Clément de Ris. Mais les amitiés politiques de l’abbé Sicard ne sont pas seules en cause. Ce dernier figure sur la liste des professeurs arrêtée par le Comité au lendemain de la discussion à la Convention du projet de Garat le 9 brumaire, en compagnie de Lagrange, Bernardin de Saint-Pierre, Daubenton, Buache, Volney, Charles Bonnet, Haüy, Hallé, Thouin, Monge, Berthollet et Garat.
52« Ces noms, observe Guillaume, étaient pour la plupart ceux des personnes que le Comité avait désignées le 1er brumaire pour la composition des livres élémentaires93. » La création de l’École normale était en effet solidaire de l’organisation de l’instruction primaire, pour laquelle on finit par se contenter, comme dans le cas des muets, d’une commande de manuels élémentaires. Le projet Lakanal précisait en effet les matières d’enseignement que le texte de prairial avait seulement énumérées. L’article 1 précisait l’objectif de l’École : « apprendre [...] l’art d’enseigner », l’article 7 précisait la nécessité d’apprendre l’art d’enseigner la morale et les vertus républicaines, et l’article 8 précisait la mission des instituteurs de l’École dans l’art d’enseigner les disciplines théoriques :
Ils leur apprendront à appliquer à l’enseignement de la lecture, de l’écriture, des premiers éléments du calcul, de la géométrie pratique, de l’histoire, et de la grammaire française, les méthodes tracées dans les livres élémentaires adoptés par la Convention nationale et publiés par ses ordres94.
53Lors de la discussion du projet Lakanal-Garat, certains s’étaient émus de ce que les manuels élémentaires n’étaient toujours pas disponibles. Dupuy et Guillaume ont étudié les différents atermoiements en la matière, pour conclure en définitive à un échec95. La procédure du concours n’ayant pas donné satisfaction, le Comité avait pris le parti de désigner directement les savants chargés de rédiger ces ouvrages élémentaires. Il fallut s’y reprendre à plusieurs fois, tous les membres pressentis n’ayant pas pu donner leur accord, et, au total, même au sein des savants ayant accepté ce travail, très peu fournirent en définitive un manuel. Le cas de l’abbé Sicard semble, en revanche, avoir été tout à fait clair, et sa pratique en accord avec l’esprit des législateurs.
54Il apparaît dès la première liste pour un manuel de « lecture et écriture » sur la liste arrêtée le 1er brumaire de l’an III. Il n’en allait pas de même pour bien d’autres, et en particulier Garat, qui devait donner primitivement des « éléments d’histoire », puis, sur la liste modifiée quinze jours plus tard, des « éléments de l’histoire des peuples libres ». On sait que Garat, qui ne donna en réalité aucun volume d’éléments, n’avait pas été initialement prévu pour enseigner l’analyse de l’entendement, mais l’histoire. C’est, dans la liste présentée par le Comité le 11 brumaire, et présentée par Lakanal à la Convention le 19 brumaire, le naturaliste Charles Bonnet qui était désigné pour l’analyse de l’entendement96. Il était mort en juin 1793, et le Moniteur du 14 juin 1793 avait annoncé sa mort, mais Garat et Lakanal l’ignoraient :
Quand un officieux [écrit Guillaume] mieux renseigné que Lakanal, lui eût révélé l’inadvertance qu’il avait commise en faisant décréter solennellement que le défunt Ch. Bonnet professerait à l’École normale, il fallut remanier la liste : on décida que ce serait Garat, à défaut de Ch. Bonnet, qui enseignerait l’analyse de l’entendement, et que Volney enseignerait l’histoire, dont Garat avait été primitivement chargé97.
55C’est l’une des raisons de l’embarras de Garat mis en demeure d’improviser, on l’a vu, et retardant le moment d’enseigner l’analyse de l’entendement en consacrant une longue leçon à l’histoire de cet art et de cette science saisie chez ses grands maîtres, et en particulier Charles Bonnet. Et c’est bien aussi pourquoi Sicard a pu trouver libre tout l’espace d’un enseignement de métaphysique de la parole, nécessaire à son enseignement grammatical. Était-il pourtant distingué par les membres du Comité, par le jury d’examen des manuels et par la Convention comme un savant, si l’on entend en l’occurrence un grammairien ? La chose est, ici déjà, très ambiguë.
56Si l’on consulte, en réalité, la liste des manuels, Sicard est prévu pour la lecture et l’écriture, mais il y a un grammairien pour des éléments de grammaire, Pougens, qui, selon Guillaume, était, avec Mentelle, Haüy, Garat et Sicard, de ceux qui annoncèrent leur acceptation en réponse à la notification du Comité. Au fait qu’il ne soit pas passé de la liste des auteurs à celle des professeurs. Guillaume donne une explication : il était aveugle98. Et, de fait, on retrouvera Pougens dans le nouvel Institut, où il siègera dans la classe de littérature et beaux-arts, au titre des langues anciennes, tandis que Sicard siège en grammaire. Mais ce dernier point ne doit pas être majoré lorsque l’on sait les combinaisons, politiques et personnelles, qui ont abouti à la constitution du premier tiers électeur pour le nouvel Institut, réunissant au titre de la grammaire Garat et Sicard99. C’est bien en tant qu’auteur d’un manuel d’apprentissage de la lecture et de l’écriture que l’abbé Sicard a, d’abord, été distingué, non en tant qu’auteur d’un manuel de grammaire. C’est ce manuel qu’annonçait le premier rapport fait sur l’instruction des muets, celui de Massieu. C’est dans le cadre d’une pétition pour détachement auprès de l’institution de Sicard, dont il se disait l’élève, que Périer, que nous retrouvons à l’initiative des tableaux analytiques présentés aux membres du Comité, faisait valoir une méthode, à savoir son invention de l’apprentissage de la lecture100. Dans la mesure où il s’agissait de remplacer auprès des enfants les vices de l’« appellation », « les fatigues et les dégoûts de cette routine aveugle et vraiment bizarre » par une méthode raisonnée, nous pouvons supposer qu’il s’agissait, dans ces leçons déjà en partie rédigées et soumises au Comité, d’une méthode proche de la méthode globale préconisée par Sicard. Et, surtout, on commence à comprendre ici que, à ce niveau des tout premiers éléments de lecture et écriture, pour peu que l’on érige en principe le rejet de la routine et les méthodes actives, la pédagogie des enfants sourds-muets ait pu sembler propre à être appliquée à l’enfant qui sait parler, mais qui ne sait ni lire ni écrire sa langue. C’est bien l’existence d’un tel manuel qui, dans le rapport de Thibaudeau, avait permis d’y voir un substitut à l’implantation d’une École centrale :
Il est un moyen plus simple et plus efficace de remplir le même but [celui de l’École centrale proposée par Maignet et soutenue par Roger-Ducos]. Sicard travaille à un ouvrage qui contiendra la théorie et la méthode de son enseignement ; il va initier la société entière dans un art qu’une sorte de charlatanisme avait aussi, dans le principe, entouré de mystères ; et il assure que sa théorie est d’une si grande évidence, qu’il ne faudra, pour la comprendre et la réduire en pratique, qu’une intelligence commune101.
57Enfin, c’est cette convergence entre les besoins d’instruction primaire, donc élémentaire, pour les enfants parlants comme pour les muets, que soulignait le rapport de Jouënne : la lecture, l’écriture, les droits de l’homme et un métier102. Proposant l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, Sicard pouvait répondre à l’esprit de la loi ; le faisant au nom d’une métaphysique, il apparaissait comme le champion d’une éducation active et non magistrale, ou routinière, ce qui répondait à l’idéologie de Garat et satisfaisait les libéraux opposés aux corporations enseignantes ; enfin et surtout cette métaphysique, rendue nécessaire dans le cas des muets pour suppléer au défaut d’éducation que les enfants non muets de naissance « reçoivent sans frais, et par la seule communication103 », s’exerçait dans une pédagogie publique, dès lors que réduite en manuel, et retournait l’objection de charlatanisme que ne manquait pas de susciter l’exaltation de Garat104. En somme, Sicard était peut-être le seul à offrir ces éléments, que l’on avait fini par se résigner à n’avoir encore qu’en projet au moment d’ouvrir l’École normale, à les avoir déjà prêts et, surtout, propres à fournir, comme le demandait l’idéologie génétique, de véritables éléments, et non des abrégés. La distinction vient sous la plume de Lakanal, dans son rapport sur l’instruction primaire. S’il jouait, par nécessité politique, le jeu de l’optimisme, en dépit de l’insuccès des différents concours ouverts en la matière :
Quoi qu’il en soit, la nation ne sera pas longtemps frustrée du grand bienfait des livres élémentaires ; le Comité a pris toutes les mesures pour en assurer la prompte publication : il a interrogé le génie ; sa réponse sera prompte et digne de vous et de lui [...]105
58il avait assigné la cause de l’incapacité des ouvrages jusque-là reçus à répondre aux vues des députés :
Les citoyens qui ont travaillé pour ce concours ont généralement confondu deux objets très-différents, des élémentaires avec des abrégés. Resserrer, condenser un long ouvrage, c’est l’abréger ; présenter les premiers germes et en quelque sorte la matrice d’une science, c’est l’élémenter ; il est facile de faire un abrégé de Mezeray, tandis qu’il faudrait un Condillac pour faire des éléments de l’histoire. Ainsi, l’abrégé, c’est précisément l’opposé de l’élémentaire106.
59Et n’était-ce pas le nécessaire détour par les débuts de l’« homme de la nature » qui mettait justement l’abbé Sicard en mesure de présenter ces premiers germes ?
60Pourtant, il serait bien imprudent de s’en tenir là. D’une part, en effet, même à s’en tenir à l’enseignement des éléments de lecture et d’écriture qu’il propose, le cours de l’abbé Sicard a fait l’objet de critiques sévères. D’autre part, le cours comporte un enseignement de grammaire, et c’est bien l’originalité de la méthode raisonnée de Sicard par rapport à celle de l’Épée que d’avoir voulu intégrer la syntaxe. Comment s’articulent ces deux sens de l’élémentaire dans le cours ? Peut-on, à tenter de leur assigner précisément une articulation, parvenir à laver le cours d’art de la parole de la réputation qui lui fut faite d’avoir juxtaposé deux enseignements en un quant au fond, et fait preuve de plus d’opportunisme et de démagogie que de magistralité quant à la manière ? Il nous faut pour cela préciser davantage la place du cours d’art de la parole dans la vie et l’œuvre du « professeur célèbre » choisi par la Convention.
61De Roch-Ambroise Cucurron, dit Sicard, on sait à vrai dire assez peu de choses. Et les documents qui nous permettent de cerner son image telle qu’offerte de son vivant aux contemporains présentent les traits d’ambivalence ou de duplicité, d’ambiguïté ou de contradiction, dont il est difficile de dire ce qui en eux relève du caractère et de la conduite de l’intéressé ou du contexte historique, d’une période elle-même habitée de tensions et de bouleversements, parfois violents, propres plus que d’autres peut-être à favoriser la dissimulation ou l’opportunisme des individus. Quant au jugement de la postérité, il fut très vite assez sévère pour avoir plongé le professeur d’art de la parole dans une obscurité qui contraste singulièrement avec l’enthousiasme, voire l’exaltation de son public de l’an III.
62Dans la vie de l’abbé Sicard (1742-1822), l’expérience de l’an III occupe une position médiane au simple plan chronologique, mais décisive pour son orientation vers la grammaire, ou pour l’articulation conceptuelle de sa pratique d’instituteur des muets avec une œuvre de grammaire générale appliquée au français. C’est ce que marquent les jugements portés sur le cours par des auteurs comme Paul Dupuy dans le Centenaire, ou, malgré une orientation d’ensemble toute différente quant au bilan de la Révolution, par Joseph Fayet au xxe siècle :
Quant au grammairien Sicard il se garde bien d’enseigner la grammaire ! Pour lui, sa chaire est l’occasion d’intéresser ses temporaires élèves à l’institution de sourds-muets qu’il a créée [...]. Ce serait un bon exemple de pédagogie active si la grammaire y trouvait son compte ; c’est surtout de la philanthropie en action107.
63Le « grammairien Sicard » n’était justement pas véritablement consacré comme grammairien en l’an III, et c’est l’École qui va lui fournir l’occasion de rédiger ses Éléments de grammaire générale appliquée à la langue française. Mais il a enseigné la grammaire à l’École, et non pas simplement l’art d’instruire les muets. Faut-il alors accepter le verdict de Dupuy, moins expéditif, mais tout aussi aveugle à un lien réel entre les deux facettes de la pédagogie de Sicard ? Constatant que très peu des cours de l’an III furent conformes au programme annoncé, l’auteur estime en effet que même le cours de Sicard n’a pas été complet :
Avide avant tout de succès bruyants, Sicard, au lieu de suivre exactement son programme, a poussé des pointes dans différents sens, s’engageant à fond lorsqu’on applaudissait, reculant prudemment et faisant au besoin volte-face lorsqu’il sentait la résistance108.
64Cette présentation du cours comme une succession de stratégies de séduction incapables de se fixer à un contenu cohérent et complet (« Ainsi le cours qui a tenu la plus grande place à l’École normale et qui y a apporté le plus d’animation n’a été ni cohérent ni complet, et nous en possédons l’aveu de la bouche du professeur lui-même109 »), est récurrente à travers l’ensemble de l’analyse de Dupuy, qui inaugure son chapitre consacré à la présentation de l’exécution des programmes par une mise en garde contre la présentation de Sainte-Beuve, coupable d’avoir trouvé Sicard « judicieux110 ». Pour lui, face au « mathématicien exquis de simplicité et de gaucherie, qui zézaye et ne dit rien à la foule », le grand Lagrange, Sicard est « le faiseur qui la séduit, reste toujours en scène et remporte le gros succès111 ». Cette appréciation bien négative porte, on le voit, sur l’homme avant de porter sur le contenu. Peut-on, dans un premier temps, avant d’en venir à la question de fond, souscrire à ce jugement et voir en l’abbé un politique, un faiseur, ou même un de ces exaltés du pédagogisme, dont notre époque n’est pas moins pourvue que celle de l’an III, au lieu d’un professeur exerçant le beau métier d’instituteur de la République ? C’est ce qui nous paraît trop vite dit.
65Habile en ses entreprises, et suffisamment sinueux pour s’adapter à tous les pouvoirs qui ont gouverné l’enseignement en France pendant la période particulièrement troublée qui s’étend de sa naissance en 1742 à sa mort en 1822, l’abbé Sicard a pu passer pour un intrigant, homme sans principes à qui tout serait bon pour faire carrière. Picavet, qui lui a consacré quelques pages de son livre sur les Idéologues, au titre de L’Idéologie spiritualiste et chrétienne112, admet que « sa carrière philosophique est bien plus accidentée et bien plus difficile à définir » que celle d’un doctrinaire, comme Portalis, Laromiguière et Lakanal, mais surtout que celle d’une victime, comme Portalis, de la déportation des royalistes après le 18 fructidor. En effet, c’est peut-être aux Idéologues qu’il dut d’être radié de la liste des émigrés : la Décade annonce son retour en l’an VIII, et sa réélection en l’an IX à l’Institut, et rend compte de ses ouvrages ou signale leur publication. Et c’est à Lakanal qu’il doit d’avoir échappé après Thermidor au sort qui l’attendait pour avoir apposé une dédicace compromettante sur un des livres trouvés chez Couthon113. Picavet, pourtant, à qui l’on doit l’une des très rares, peut-être la seule, appréciation élogieuse du cours (« Le cours est remarquable et indique un ami des Idéologues114 ») et dont les pages sont sensibles à la complexité intellectuelle de l’abbé, n’hésite justement pas à la lier à ce qu’il qualifie comme « sa duplicité ordinaire ». Le mot vient à propos d’une lettre à Ginguené, à qui il demandait la référence de sa critique du Génie du christianisme, en des termes qui pouvaient, en 1811, une fois consommée la rupture de Bonaparte avec les Idéologues, laisser croire à son correspondant qu’il partageait ses vues alors qu’il en était très loin. « Aussi quand Sicard écrivait en 1811 à Ginguené [écrit Picavet], en lui rappelant les marques de bienveillance et d’amitié qu’il lui avait données dans les temps les plus difficiles de la Révolution, Ginguené mettait en face : “Il me les a bien rendues depuis, ce prêtre torticolis.”115 »
66Et sans doute cela juge-t-il un homme, et un caractère, que de risquer d’être compromis avec les partisans de la Terreur, puis de devoir sa carrière républicaine aux Idéologues, de continuer de leur marquer une sympathie qui permet d’échapper aux effets de ses positions royalistes sous le Directoire, de louer ensuite le pouvoir impérial et de durer enfin sous la Restauration. C’est cette versatilité opportuniste qui vaut à l’abbé Sicard, on le voit presque à chaque page, l’antipathie de Dupuy. Il ne manque pas d’épingler, lorsqu’il commente les deux traits les plus marquants du climat qui règne dans les cours de l’an III, et des incidents qui s’y rattachent, la sensiblerie et la politique, leur conjonction paroxystique chez le professeur d’art de la parole. Thermidorienne, antijacobine, l’École est en même temps passionnément républicaine, antimonarchiste : Sicard ne manque pas de faire allégeance en ce sens en glissant, comme dit Dupuy, la politique dans des exemples de grammaire ; et sous l’Empire, c’est encore dans les exemples de grammaire générale que vient, là où on ne l’attendrait pas, l’éloge de Napoléon116. L’auditoire a, d’autre part, les nerfs sensibles : Sicard sait mieux qu’aucun autre faire appel aux émotions faciles, soit qu’il exhibe son élève Massieu, et raconte, le 6 pluviôse, qu’apprenant la nouvelle de sa nomination comme répétiteur avec 1 200 livres de traitement, « l’intéressant jeune homme avait levé les yeux vers le ciel et dit à son bienfaiteur dans le langage des signes : “Enfin je pourrai donc donner du pain à ma mère !”117 », soit qu’il joue sur l’appel aux bons sentiments, aux évocations du sein maternel, des joies familiales les plus pures, pour justifier des étymologies plus bien-pensantes que fondées.
67Il nous semble que c’est cette antipathie pour la personne de Sicard qui motive en grande partie la sévérité du jugement de Dupuy sur le contenu du cours, où il ne voit qu’enchaînement de virages, sinon même de dérapages, dictés par les circonstances :
Ses premières leçons ont été le commentaire des séances de quintidi [...]. Battu sur la réforme de l’orthographe [objet des séances du quintidi], il se rejeta sur l’enseignement des sourds-muets, dont il fit un objet de cours au lieu de se borner à l’invoquer comme exemple.
68Nous avons vu que Dupuy parle même à ce propos d’un « cours complémentaire », qui aurait pu avoir été transporté dans les locaux de l’Institution : « Il se lança alors dans une analyse soi-disant philosophique du langage, d’où il fit sortir la proposition d’employer pour tous les enfants les méthodes qui lui réussissaient avec quelques sourds-muets d’élite. » Or cette proposition, et la philosophie qui la sous-tend, représentaient bien le fond de la pédagogie sicardienne, et les rapports lus à la Convention l’avaient montré. C’est pour ne pas l’avoir analysée que Dupuy n’y voit ici qu’un accident de parcours. Il prend alors le parti de « l’objection qu’une pareille identité de procédés était un non-sens » et poursuit ainsi : « Il s’en prit alors à la grammaire proprement dite et annonça solennellement que l’art de construire une période en était l’alpha et l’omega. » Il a beau jeu d’épingler la longueur de la période proposée qui compte plus de huit lignes, alors même que Sicard recommande de commencer, non de finir, avec de jeunes enfants, par l’analyse de la période. Rencontrant ici encore « les objections du sens commun », Sicard aurait, selon Dupuy, changé de nouveau de direction, délaissant la période et les discussions métaphysiques pour passer plus prosaïquement aux parties du discours, et finir par un aveu de n’avoir pas pu développer, faute de temps, toute la matière qu’il comptait enseigner. Et, sans doute, ce survol n’est pas totalement infidèle. Mais c’est parce qu’il est, semble-t-il, de parti pris, qu’il se dispense de chercher une cohérence conceptuelle qui, une fois trouvée – et, quoi qu’on en pense, elle nous semble réelle -, permet de restituer une composition interne, et non entièrement dictée par la demande du public, tout autant que de faire justice de l’idée qu’il y aurait eu deux cours et non pas un.
69Avant de suggérer cette lecture plus généreuse, dont nous croyons en particulier qu’elle est imposée par l’articulation du cours à l’ensemble de l’œuvre, qui n’a pas intéressé Dupuy, il reste à s’attarder encore un peu sur l’homme, et à nuancer la présentation négative d’un caractère que l’on est ensuite très naturellement tenté de projeter sur l’exercice de son magistère, une fois mal prévenu à son égard.
70Ondoyant, prolixe et sans génie véritable, peut-être Sicard partageait-il ce trait avec Gérando, dont il est proche, au plan personnel comme au plan politique. Et c’est peut-être une envergure intellectuelle ou spéculative limitée qui explique, autant qu’une duplicité du caractère, une même aisance que chez Gérando – et qu’avait jugée Sainte-Beuve – à s’adapter. Peut-être aussi faudrait-il en chercher les raisons dans le maintien des certitudes spirituelles et des solidarités profondes d’un homme d’Église derrière l’utilisation désabusée des principes temporels qui déchiraient les partis. Une fois que l’on aura dit qu’entre le ci-devant prêtre et un Garat accusé d’athéisme et de matérialisme, comme le seront Cabanis, et les Idéologues étiquetés comme « sensualistes », il existait une évidente différence de sensibilité politique et religieuse, on aura compris que la même métaphysique de la régénération de l’entendement professée en l’an III par les professeurs d’analyse de l’entendement et d’art de la parole se soit attirée la haine de La Harpe, l’hostilité de Saint-Martin, et la dénonciation contraignant le premier à se retirer, alors qu’elle faisait du second le favori du public. On n’aura en revanche pas éclairé cette adhésion commune à ladite métaphysique. On n’aura pas non plus pu conclure d’une certaine mollesse conceptuelle, qui n’était pas moins évidente chez Garat et Gérando, à la duplicité et au cynisme, qui ne furent pas imputés à ces derniers. Il est en revanche intéressant de se livrer à quelques-uns des rapprochements piquants dont Guillaume a le secret, et qui permettent d’apprécier la duplicité de l’époque, et des « amis » de l’abbé Sicard à son égard. Nous en indiquerons deux exemples – propres à motiver la vigilance du jugement -, tirés des mémoires de Thibaudeau et de Lakanal, et caractéristiques de la manière dont les anciens thermidoriens ont réécrit leur histoire après la Restauration. Le rapport de Thibaudeau n’était, on s’en souvient, pas favorable au projet d’École centrale des muets, mais il contenait une analyse détaillée et surtout une présentation de l’originalité de la méthode de l’abbé Sicard. « Il est assez piquant, écrit Guillaume, de transcrire, à la suite de ce rapport si élogieux pour Sicard, la page que Thibaudeau a consacrée dans ses Mémoires à l’instituteur des sourds-muets118 » Le rapprochement est édifiant. Retranscrivons cette page, qui a pu fournir l’une des sources de la réputation de l’abbé au xixe siècle : « L’École des sourds-muets était dirigée par l’abbé Sicard, originaire de Bordeaux : au fond, ennemi de la Révolution, mais, courtisan adroit, il savait se plier aux circonstances. » Voici pour la duplicité. Suit immédiatement l’accusation de faiseur : « On lui reprochait aussi d’être très intéressé, un peu charlatan, de briller d’un éclat emprunté au génie modeste de l’abbé de l’Épée, son prédécesseur et son maître. » Voilà qui tranchait, en effet, du tout au tout avec le rapport de Thibaudeau. Suit le récit, au reste tronqué, des périls courus par l’abbé : « Il ne dut son salut qu’à plusieurs membres du Comité, qui ne le trouvaient pas bien dangereux comme personnage politique, et surtout à l’impossibilité où l’on croyait être alors de le remplacer. » Considération dont Thibaudeau s’étonne qu’elle l’ait emporté sur la raison d’État de ce temps-là, « à laquelle on avait sacrifié des hommes aussi précieux et des établissements non moins utiles ». « Mais, ajoute-t-il, celui des sourds et muets était populaire et en faveur [...] », parce qu’il émouvait en faveur de la justice rendue à des malheureux. Ici encore, on est bien loin du rapport qui exaltait la méthode d’instruction, et balayait d’un revers de main le problème des secours.
71La duplicité de Lakanal est tout aussi instructive. Son opportunisme aussi. Guillaume a montré que lorsqu’il publia en 1838 un Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal, ce dernier réimprima le rapport qu’il avait lu en brumaire de l’an III et dont il avait, dans une notice autobiographique publiée sous le Consulat, précisé que l’auteur était Garat, en omettant cette fois d’indiquer qu’il n’était pas l’auteur, et en introduisant un certain nombre de variantes, qui visent toutes à expurger le texte de Garat des références hostiles à la royauté d’une part, favorables à la philosophie de Bacon et de Locke de l’autre119. Or, dans cet Exposé, Lakanal avait, comme l’écrit encore Guillaume, « raconté de la façon la plus extraordinaire [...] les circonstances relatives à la nomination du premier tiers de l’Institut national ; à sa désignation, par ce tiers électeur, comme membre de la seconde classe de l’Institut120 », et en général à la mise en place en nivôse de l’an IV de ce nouvel Institut. Récit assez extraordinaire en effet en ce qui concerne son ami Sicard, dont il reproduit une lettre, écrite peu après l’entrée en fonction du premier tiers électeur, dont Sicard était membre. L’abbé l’assurait que son élection serait bientôt acquise, La Revellière Lepeaux, seul rival sérieux, ne l’ayant emporté sur lui que de deux voix au bout de trois tours de scrutin. Lakanal tenait dans ce texte à présenter ce témoignage comme émanant d’une personnalité indépendante : « on n’ignore pas combien nos opinions différaient sur la Révolution ». Et l’abbé s’offrait à l’élire et à le faire élire dans les termes les plus nets :
Ceux qui vous l’ont préféré [le président du Directoire, La Revellière] reviendront à vous, que toutes les voix auraient dû porter. On se rappellera sans doute, et je rappellerai à ceux qui pourraient l’avoir oublié, tout ce que vous doivent les sciences et les arts, et ceux qui les cultivent ; le véritable fondateur de l’École normale, l’ami, le consolateur des gens de lettres [...]
72Il terminait en assurant « un de [s]es plus chers amis » qu’il serait sous deux ou trois jours « [s]on précieux confrère121 ». Échange tactique de bons services. Soit, et l’abbé Sicard avait sûrement du goût pour le pouvoir et les honneurs. Mais ce qui ne manque pas d’aplomb, ici, c’est le procédé de Lakanal, qui avait préparé, au nom du Comité d’instruction, une liste pour ce tiers électeur, qu’il suffit de comparer avec celle que décréta le Directoire pour voir qu’elle en diffère sur la moitié des noms. En particulier ce n’étaient pas Sicard et Garat, mais Domergue et Wailly qui avaient été proposés pour la grammaire... Lakanal était bien placé pour le savoir. « Il est assez piquant de constater que l’abbé Sicard ne figurait pas sur la liste de Lakanal, et que c’est au Directoire qu’il dut de devenir membre du tiers-électeur, tout royaliste notoire qu’il fût », écrit Guillaume, qui conclut : « Il est probable que Sicard, s’il avait connu ce détail, n’aurait pas écrit à Lakanal la lettre publiée par celui-ci, où il lui témoigne une si emphatique reconnaissance122. » On peut aussi conclure que le plus politique des deux n’est peut-être pas le professeur d’art de la parole.
73S’il fut, donc, desservi par ceux mêmes qui après Thermidor l’avaient appuyé, l’abbé ne fut sans doute pas mieux servi par la brochure que Ferdinand Berthier, sourd-muet, doyen honoraire des professeurs de l’Institution nationale des sourds-muets de Paris, lui consacre en 1873 sous le titre L’Abbé Sicard, célèbre instituteur des sourds-muets, successeur immédiat de l’abbé de l’Épée. Précis historique sur sa vie, ses travaux et ses succès, suivi de détails biographiques sur ses élèves sourds-muets les plus remarquables, Jean Massieu et Laurent Clerc, et d’un appendice contenant des lettres de l’abbé Sicard au baron de Gérando, son ami et son confrère à l’Institut. L’ouvrage de ce grand notable des institutions d’assistance est plus hagiographique qu’historique, et il intéresse surtout par les curiosités qu’il livre sur les vies de Massieu et de Clerc et par les indications sur la réception de Sicard au xixe siècle. Mais il est très avare d’analyses de la théorie de l’auteur, qu’il ne présente pas comme un grammairien, en renvoyant au jugement de Gérando, que nous évoquons en dernière partie de cette introduction.
74En revanche, l’ouvrage est idéologiquement très marqué, Berthier tenant à relever « les graves erreurs échappées à l’auteur du cours d’instruction123 », et dont la Théorie des signes se démarquera : il s’agit de la question, que l’on voit déjà débattue à l’École, de savoir si le muet est ou non une machine, s’il a ou non une âme avant d’avoir le langage. Sicard aurait, selon Berthier, répudié un sensualisme qui lui aurait échappé dans le premier ouvrage pour un spiritualisme plus conforme au portrait de Sicard avant l’an III qui nous est fait dans les six premiers chapitres du livre. On y apprend que l’abbé n’a cessé d’affronter, dès son arrivée à Paris et les premières heures de la Révolution, des dangers, des arrestations, des dénonciations « en raison de ses principes religieux ». Cette chronique est instructive pour le lecteur des républicains thermidoriens qui, on l’a vu, n’en laissent rien paraître ; mais qui pourtant, puisque l’abbé s’est défendu face aux Assemblées, devaient bien savoir à qui ils avaient affaire. En particulier Lakanal, ancien doctrinaire lui aussi, et que nous avons vu se démarquer en 1838 des vues de Sicard sur la Révolution. Mais très instructif est également, et à l’inverse, le choix de Berthier de passer très rapidement sur la période où l’abbé « est nommé à divers emplois importants », qui est la période où le pouvoir était aux Idéologues, et Sicard en coquetterie avec eux. Berthier passe très vite à la déportation de Fructidor : « sa collaboration à une feuille politico-religieuse donne de l’ombrage au Directoire exécutif ». Il insiste de nouveau sur la faveur retrouvée sous l’Empire, sur la visite du pape Pie VII à l’Institution, de l’empereur d’Autriche, de la duchesse de Berry, « qui promet d’amener son fils à l’Institution quand il sera plus grand, pour lui faire apprendre la grammaire des sourds-muets124 ». Bref, cette biographie délibérément partisane ne fut peut-être pas pour rien dans l’agacement dont font part les historiens comme Dupuy envers « l’habile instituteur » au moment où la République allait remettre à l’ordre du jour les principes de laïcité.
75Si l’on peut donc accorder que la diversité des préventions en faveur ou en défaveur du caractère ou des convictions de Roch-Ambroise Sicard laisse l’interprète de son cours de l’an III assez impuissant à trancher la question de l’unité réelle de son contenu, il devient nécessaire, quelque réelle qu’ait été l’incidence de la vie et de la pratique de l’abbé sur son cours, de chercher une réponse à la question qui nous occupe, et que nous croyons trop rapidement tranchée par les critiques comme les thuriféraires, dans le rapport du cours à l’ensemble de l’œuvre. Cette réponse ne sera complète qu’une fois éclairé le sens de cette métaphysique de la parole, ou de cette grammaire philosophique que supposait et promettait à la fois le cours. Mais il faut d’abord tenter d’établir que là se situe bien son unité, et que, à défaut peut-être de convaincre tous ses auditeurs, et d’avoir convaincu la postérité, l’abbé en était lui-même assez convaincu pour avoir mis cette articulation de la métaphysique et de l’art des signes au centre de ses travaux.
76Or cette idée se trouve, nous semble-t-il, directement exprimée dans celui des jugements sur le cours par lequel nous voudrions achever cette évocation, parce qu’il nous paraît, en fin de compte, le plus fidèle. C’est celui d’un illustre contemporain de Sicard, auditeur de l’École, le savant J. B. J. Fourier. Dupuy le consulte, le lit et le cite. Mais, peut-être parce qu’il a décidé que « Fourier se sentait malgré tout un faible pour Sicard qui l’amusait », il n’en tire que ce qu’il a lui-même mis en vedette, l’aisance, le succès facile. Il vaut la peine de reproduire la citation in extenso, qu’il semble que Dupuy n’a pas voulu vraiment entendre. Certes, Sicard n’est pas Lagrange, pour Fourier ; il est à l’aise en public et il sait plaire :
Sicard est connu comme instituteur des sourds-muets. Petit de taille, encore jeune, il a la voix forte, distincte et timbrée. Il est ingénieux, intéressant, actif, et sait comment occuper une grande assemblée. Il plaît à la multitude, qui l’applaudit à tout rompre125.
77Sans doute aussi voit-on Fourier sensible à la publicité que Sicard fait en quelque sorte à sa méthode d’instituteur des muets, mais il le décrit plus enthousiaste que truqueur, plus naïf que séducteur :
Il vante son art, sa méthode et ses principes, et parle à tout propos de l’homme de la nature qu’il prétend être le sourd et muet. C’est un homme de beaucoup d’esprit sans génie, qui paraît fort sensible et qu’au fond je crois modeste, mais qui a été séduit par je ne sais quel système de grammaire, qu’il prétend être la clef des sciences.
78C’est ce « je ne sais quel système de grammaire » qu’il faut expliquer et dont la logique échappe à Fourier. Mais il n’y voit pas l’expression d’un manœuvrier ou d’un opportuniste, qui n’hésite pas à se déjuger pour plaire comme le pense Dupuy. Il ne le croit pas même en proie à « des idées un peu exaltées », comme il le dit de Garat. Il le croit fou :
Son projet de grammaire, qui a des côtés brillants, est un des plus fous que je connaisse. Cependant on parle de l’adopter, et même de le prescrire dans les écoles de la République. Si on en vient là, nous aurons de quoi rire.
79Sans doute manque-t-il à discerner que ce projet fou donne justement corps aux idées exaltées de Garat, mais il est clair que des deux, c’est, à ses yeux, Garat le rhéteur, que du reste il compare à La Harpe, et dont il admire le talent oratoire, non les idées. Sicard, lui, est fou, Fourier le répète :
Du reste, Sicard est rempli de zèle et de patience et donne l’exemple de toutes les vertus, mais il est fou : et cela me fait songer qu’il plaît aux femmes, quoique petit et assez laid.
80Ce qui lui paraît fou, ce n’est pas l’idéologie qu’il partage avec Garat qui « ne parle de rien moins que de perfectionner l’organisation humaine et d’ouvrir des routes jusqu’ici inconnues à l’esprit humain126 », idéologie que le mathématicien peut se permettre d’estimer purement décorative, ou que le philosophe peut refuser d’admettre s’il ne vante pas avec la même admiration enthousiaste et presque exclusive Bacon, Locke et Condillac127 – ce qui lui paraît fou, c’est au contraire l’aspiration d’une pédagogie bien réelle, et bien localisée, à valoir pour ce « système de grammaire », c’est le paradoxe qui nous occupe depuis le début, d’un emprunt de l’art de la parole aux méthodes d’instruction des muets. Or, nous avons vu au travers des raisons du choix de Sicard, que ce paradoxe avait, dans un contexte condillacien et génétique, sa logique. Ce qui semble fou, par conséquent, en dernier recours, à Fourier comme, il faut en convenir, au lecteur contemporain non préparé, c’est la conviction, c’est l’enthousiasme de Sicard. Or à 53 ans il faisait en l’an III corps avec la pratique de toute sa vie. Ce que l’École lui a apporté, ne serait-ce pas l’occasion d’en faire, en grammairien qu’il n’était pas d’abord, la théorie complète, le système ? Le mot se trouvait sous la plume de Fourier. Dupuy n’y a pas cru. Et si pourtant l’abbé Sicard avait été, s’était révélé en l’an III, en théorie du moins, bien plutôt qu’un opportuniste, un homme à système ?
Les leçons de l’an III et leur « système de grammaire » dans l’œuvre de l’abbé Sicard
81Les leçons d’art de la parole ont une place singulière dans l’œuvre de l’abbé Sicard. S’il fut choisi par la Convention et ses comités, s’il a en définitive pris la place laissée vide par le professeur d’analyse de l’entendement, c’est bien au nom d’une expérience en quelque sorte déjà solidifiée en véritable système pédagogique. Si elle était déjà recueillie et publiée dans les mémoires de 1789, et dans les tableaux analytiques soumis en l’an II au Comité d’instruction, l’essentiel de son œuvre fut écrit dans les dix à quinze années qui suivirent. Et, s’il faut en croire Picavet, c’est la période de proscription sous le Directoire après le 18 fructidor, soit deux ans après la fermeture de l’École, qui lui a donné l’opportunité de rédiger ses Éléments de grammaire générale appliquée à la langue française. Et, de fait, le volume de débats publié sous le numéro 12 dans les éditions de 1800-1801 et de 1808, qui donne, à partir de la page 128 de Nouveaux Débats, en continuation, s’ouvre par l’art de la parole et la réponse, en date du 1er thermidor an IX, que fait Sicard à des élèves de l’École normale, dont il reproduit les lettres. L’une d’entre elles fait au professeur la suggestion de développer pour le journal des Écoles sa théorie des chiffres, base de la syntaxe raisonnée de Sicard :
Vos chiffres expliquent tout, sans avoir besoin, comme les dénominations grammaticales, d’être expliqués eux-mêmes. Pourquoi, citoyen Professeur, ne feriez-vous pas ce cadeau à tous les élèves des Écoles normales, à qui vous en avez déjà fait un, bien précieux, en complétant, dans le journal de ces Écoles, ce cours si intéressant, que le gouvernement d’alors, qui se contentait de tout commencer, ne vous donna pas le temps de finir128 ?
82Toute la fin du volume sera consacrée à la publication des parties de la théorie grammaticale de Sicard dont les anciens élèves demandaient le développement, en particulier la théorie des chiffres, pour laquelle ils proposaient le nom d’« analyse numérale » de la proposition. Mais Sicard donnera également le paradigme des conjugaisons, et, en réponse à de nouvelles demandes des deux mêmes anciens élèves, sa théorie de la conjonction ainsi que les éléments de la syntaxe particulière. Le contenu en est en grande partie répétitif par rapport aux Éléments de Sicard. Mais il faut prendre garde à ne pas inverser l’ordre. C’est dans le cours, dont les élèves ont gardé un souvenir particulièrement enthousiaste, que s’est rodée la grammaire de Sicard, et non l’inverse. Dans une note, insérée de façon assez malheureuse à la page 342 de ce tome, on peut lire :
Le Professeur, jaloux de répondre, d’une manière digne de son zèle connu, à la confiance des anciens élèves des Écoles normales, loin de trouver indiscrètes les demandes qu’ils viennent de lui adresser, nous a communiqué, sur-le-champ, le reste de son manuscrit, sur le cours de grammaire qu’il professa, et qu’il a perfectionné, dans sa retraite. On y trouve le développement heureux de quelques vérités à peine entrevues par Condillac, Dumarsais et Beauzée129.
83Si la retraite en question correspond à la période qui suit le 18 fructidor, c’est alors que le professeur, rédigeant « ce qui avait paru manquer à votre cours de grammaire130 », a écrit ses Éléments, comme le dit Picavet. Et c’est au moment où il en prépare une deuxième édition, en l’an IX, qu’il accueille la suggestion de ses jeunes collègues, qui écrivent, dans leur lettre du 16 fructidor, rédigée après un séjour fait à Paris pendant leurs vacances :
Vous nous avez dit que vous faisiez imprimer la seconde édition de votre grammaire générale. Croyez-vous qu’un chapitre sur cette théorie des chiffres y serait déplacé ? Il le serait encore moins, sans doute, dans le volume des débats du journal des Écoles normales qui deviendra si précieux. C’est là, surtout, citoyen Professeur, qu’il faudrait insérer cette excellente théorie131.
84De fait, l’analyse numérale sera insérée sous ce titre dans le volume de débats, et dans les Éléments à partir de la deuxième édition. La Décade publie en l’an X une lettre de Sicard annonçant les changements introduits depuis la première édition et présentant l’analyse numérale de la proposition132. D’autre part, c’est bien dans la suite normale du cours, que les anciens élèves nomment cours de grammaire, que ces compléments se trouvent développés. C’est en particulier le cas de la théorie de la conjonction, que demande la seconde lettre :
Vous n’avez pas voulu, citoyen Professeur, priver vos élèves, vos amis, de cette découverte, que vous n’avez peut-être faite, qu’en suivant cette direction donnée par les Écoles normales, à votre esprit, naturellement investigateur, et chercheur133.
85Ce cours d’art de la parole, dont deux professeurs aux Écoles centrales disent l’utilité quotidienne pour leur enseignement de la grammaire générale, n’est, d’autre part, précisément novateur, n’offre ses conceptions originales, telle la théorie des chiffres, introductrice à la syntaxe, que sur le terrain où elle est née, la pédagogie des muets. Les deux professeurs qui la demandent, le 16 fructidor de l’an IX, étaient venus « dans cette grande commune, pendant nos vacances, pour y visiter les chefs-d’œuvre des arts, que nous devons à nos brillantes conquêtes134 », mais ils se montraient, disaient-ils, tout aussi curieux de visiter un autre objet d’admiration proposé par Paris à l’Europe savante, l’institution de Sicard : « Nous n’avions pu oublier tout ce que vous nous en aviez appris, dans le cours que vous fîtes aux Écoles normales, et ce que nous en avions vu, à vos leçons particulières135. » Mais ce sont « les miracles » dont ils ont été témoins à une séance publique durant ces vacances de l’an IX qui motivent leur demande. C’est à l’Institution qu’ils ont entendu Sicard développer sa théorie des chiffres, dont ils voient tout l’avantage pour l’instruction des enfants, leurs élèves. C’est donc bien la pédagogie des sourds-muets qui commande la théorie grammaticale de l’abbé. Et cela est si vrai que, dans sa réponse aux élèves, il indique qu’il avait déjà résolu d’insérer cette théorie des chiffres dans la deuxième édition, mais sans songer à la publier dans le Journal, puisqu’il la considérait comme inutile à des maîtres pour connaître la valeur relative des mots :
Vos réflexions me font changer d’avis, et comme ce journal ne doit pas seulement renfermer la doctrine des sciences professées aux Écoles normales, mais les procédés les plus propres à les communiquer aux commençans, je vais publier ce chapitre dans ce journal, il portera pour titre celui que vous lui donnez vous-même136.
86Enfin, l’on aurait tort de croire qu’une fois donnée par le cours l’occasion de développer une application au français de la grammaire générale, cette grammaire générale se serait constituée pour elle-même et en rompant les liens qui ne l’auraient rattachée qu’accidentellement à la pédagogie des muets. Il est, au contraire, tout à fait clair que l’originalité de la grammaire de Sicard se repère exactement d’après celle de sa pédagogie des muets. Elle joue sur les possibilités qu’une grammaire raisonnée, grammaire philosophique, offre à l’étude des langues particulières. C’est en tant que grammairien philosophe que l’abbé Sicard intéresse l’histoire de la grammaire. Et cette généralité est, on le sait, une limitation, tous les grammairiens de l’époque classique n’ayant pas cru à l’universalité d’un fonds d’idées et d’opérations en quelque langage que ce soit. C’est également en élève de l’Épée, et en tenant des signes méthodiques, qu’il concerne – comme le montre clairement le monumental ouvrage que Gérando rédigera sur la question – l’histoire du langage des signes et des procédés d’instruction des sourds-muets : cette pédagogie avait intéressé Condillac, mais tous les instituteurs de sourds-muets ne l’adoptaient pas, non plus que la philosophie des procédés naturels de l’esprit humain dont elle faisait, elle aussi, un invariant. C’est au croisement de ces deux spécificités, celle d’une grammaire générale, avant d’être appliquée au français ou à quelques autres langues anciennes et modernes, et celle d’un apprentissage des signes d’abord méthodique, avant d’être appliqué à une langue maternelle qui a fait défaut, que se situe la contribution de l’abbé Sicard à l’étude du langage. Et l’on comprend que les originalités les plus intéressantes de Sicard grammairien, mais grammairien général, aient été celles-là justement que lui avait inspirées sa pédagogie des muets, elle-même originale par rapport à l’Épée en ce qu’elle en radicalisait le caractère méthodique en raisonnant l’ensemble des signes, c’est-à-dire l’apprentissage de la nomenclature et de la syntaxe. Si l’on veut bien considérer que la nomenclature comprend les noms des parties du discours aussi bien que le lexique, on a là les trois points que Sicard grammairien a approfondis, et les trois originalités qui sont les siennes par rapport à l’Épée. Gérando, qui fut particulièrement sensible au caractère organique de la liaison entre théorie et pratique chez Sicard, résume très clairement les trois lacunes que l’Épée laisse à combler à son successeur :
L’abbé de l’Epée n’avait donné qu’une nomenclature incomplète, et plusieurs même des signes qui la composaient étaient empreints d’une grande imperfection ; l’abbé Sicard s’attacha à la rectifier et à la terminer. L’abbé de l’Epée n’avait considéré les formes grammaticales de nos langues, que comme une simple convention, et n’avait enseigné ces formes, à l’aide des signes, que comme des règles purement matérielles ; l’abbé Sicard se proposa de faire comprendre à ses élèves comment les formes grammaticales représentent les vues de l’esprit et les fonctions des idées dans le tableau de la pensée, et de transporter dans les signes grammaticaux une image vivante de ces opérations et de ces fonctions. Enfin l’abbé de l’Épée n’avait point essayé de faire construire la proposition à ses élèves ; il ne les avait mis en état de produire par eux-mêmes que des mots détachés ; il s’était borné à leur faire copier les phrases sous la dictée ; l’abbé Sicard comprit que le but essentiel de l’instruction du sourd-muet était de le mettre en état d’exprimer sa pensée par lui-même, de construire ainsi tous les genres de propositions ; que dès lors il fallait, non seulement lui donner les règles de la syntaxe qui préside à nos langues, mais surtout l’initier à l’esprit de ces règles, en tant qu’elles représentent les lois de la pensée137.
87Les trois originalités de Sicard grammairien, au sein de l’ensemble de la grammaire générale raisonnée de l’époque classique, répondent donc directement aux trois améliorations que Sicard instituteur des muets a su apporter à ces trois imperfections de la méthode de l’Épée, et qui signent son originalité au sein de l’ensemble de la pédagogie raisonnée des muets à la même époque.
88Mais si le cours de l’an III, loin de mériter les imputations d’incohérence ou de duplicité de propos qui lui furent opposées, porte à l’inverse le plus éclatant des témoignages sur la force et l’intimité du lien qui unit en l’œuvre de Sicard une pédagogie des muets avec une théorie grammaticale, il est également permis de voir en ce témoignage, au-delà du « système de grammaire » issu d’un esprit singulier, voire un peu fou, l’expression d’un trait commun, d’un invariant des systèmes de grammaire générale raisonnée. La leçon la plus claire du cours oublié de l’abbé Sicard ne tiendrait-elle pas en ce qu’elle met à découvert ce trait, dont elle montre du même coup la parenté mais également la distance avec la linguistique et les sciences du langage de nos contemporains ? Parenté, en sa manière d’articuler, comme s’y essaie aussi, au moins depuis Chomsky et sa définition d’une linguistique générale comme partie de la psychologie cognitive, toute une partie des recherches actuelles. Distance, pourtant, et peut-être infranchissable, en sa manière de maintenir, voire de réactualiser en tout point de son parcours intellectuel, l’ambiguïté profonde de la nature et de l’art, en leur commun recours à une métaphysique qu’il appartient à une psychologie naturalisée comme à une linguistique formalisante de chercher à neutraliser pour se constituer comme « sciences ».
89C’est par l’évocation de cette contribution à l’histoire des sciences du langage et de l’esprit ou à ce qui en revendique aujourd’hui le nom, que nous voudrions achever la présentation des leçons d’art de la parole, rendues par là même à notre actualité.
Les leçons d’art de la parole ou la vérité de la grammaire générale : le bon cercle de l’art
90Comment l’instituteur des muets a-t-il pu tirer de sa pratique une métaphysique de l’esprit et du langage ? Et l’en a-t-il tirée ou bien faut-il voir dans sa pratique un argument en faveur de l’idée que ni sa grammaire générale ni sa métaphysique de l’esprit ne sont des sciences mais des arts dont le renvoi comme spéculaire de l’une à l’autre ne possède en effet de consistance, moins profonde – mais alors philosophiquement si ce n’est spéculativement décidée – que technique, en ce sens doublement général d’une artialisation du naturel et d’une naturalisation de l’opératoire en lui ? Le cours de l’an III permet de décider en faveur de la seconde réponse. Et cette réponse est propre à éclairer plus généralement la spécificité du style de la grammaire générale des philosophes à l’époque classique.
91Si, en effet, Sicard est en l’an III apparu plus pédagogue que savant, au point que l’on a pu lui reprocher de substituer l’exposé de son art particulier, voire personnel, d’éducateur des muets à celui d’une science grammaticale, il est apparu pour les mêmes raisons plus métaphysicien ou analyste de l’esprit que grammairien, occupant progressivement le terrain laissé libre par le professeur d’analyse de l’entendement, comme on le voit dès les premiers débats, et comme cela éclatera avec les nouveaux, puisque c’est son cours qui donnera lieu à une discussion de Locke et du problème de Molyneux.
92L’ambition spéculative est comme d’autant portée à son extrême qu’est d’abord étroitement tenue la posture du praticien. On pourrait multiplier les textes de l’auteur qui mettent un accent emphatique sur le projet d’atteindre par la pédagogie des muets la langue universelle, et qui semblent faire fond sur une métaphysique assimilée à ce que Destutt de Tracy nommera Idéologie, et qui lui fera refuser la dénomination trop courte de « science des signes » pour la grammaire, tant que n’est pas précisé le rapport de cette science avec celle des idées que les signes expriment, et qui fait de la grammaire tout à la fois une partie et une continuation de l’Idéologie138. L’idée apparaît dès la première leçon du cours :
Nous supposerons donc toutes les grammaires brûlées dans un incendie général [...] nous imiterons les premiers observateurs ; et de cette imitation, naîtra peut-être, non une grammaire de mots, [...] mais une grammaire d’idées, une grammaire philosophique139.
93C’est un véritable leitmotiv, qui reparaît naturellement lors de la présentation à l’assemblée des résultats et méthodes mis en pratique dans l’institution et illustrés sur quelques élèves : « spectacle nouveau, peut-être même inattendu » pour un cours de grammaire, admet le Professeur, mais, poursuit-il immédiatement, qui « m’a paru tenir de trop près à la théorie d’instruction que je me suis proposé d’y développer140 ». L’identification est totale entre pratique et métaphysique :
C’est l’éducation du sourd-muet de naissance, dont je viens présenter le tableau raccourci. C’est cet homme de la nature, dont je vous ai parlé, et avec lequel je vous proposais de refaire la grammaire de notre langue, pour l’observer dans son origine, la suivre dans ses progrès, et jusques dans sa perfection. Cet ouvrage est achevé, et mis en pratique dans mon institution [...]141.
94Et c’est en exposant l’un de ses procédés d’enseignement de la syntaxe du sujet et du prédicat au moyen d’une intercalation des caractères des mots, qu’il remarque avec conviction : « Vous voyez donc, citoyens, qu’on déshonore la grammaire, quand on la réduit seulement à n’être que grammaire, sans logique et sans métaphysique142. »
95Cette idée, qui sera reprise dans tous ses ouvrages ultérieurs, trouve en effet sa source dans sa conception, et sa pratique, d’une pédagogie raisonnée, et d’un apprentissage des signes dits méthodiques, à la manière qu’avait inaugurée l’abbé de l’Épée. C’est chez lui qu’existe déjà l’idée que la pantomime méthodique est peut-être, comme le suggère Sicard, la réalisation du projet leibnizien de caractéristique universelle. Sicard propose ce rapprochement au terme du chapitre préliminaire de sa Théorie des signes :
Puisse cette sorte d’essai donner à d’autres instituteurs [...] l’idée d’un travail moins imparfait, qui puisse réaliser les espérances de ceux qui désirent, depuis longtemps, un moyen général de communication indépendant de toute langue articulée ; et peut-être y trouverait-on les fondements de cette analyse universelle dont le savant Leibnitz avait conçu le projet si hardi143.
96Dès les mémoires de 1789, au moment de briguer la succession de l’Épée à la tête de l’institution de Paris, il avait lié le nécessaire progrès à faire dans la pédagogie héritée de son maître et la maîtrise d’une visée métaphysique :
97[...] un instituteur qui pensera que l’inventeur a tout trouvé, qu’il n’y a plus rien à ajouter à sa méthode [...], qui n’aura pas trouvé un moyen infaillible pour enseigner aux sourds & muets la syntaxe de la langue [...], qui ne croira pas devoir rétrograder pour mener ses élèves du plus connu au moins connu ; un instituteur qui ne sera pas métaphysicien profond, dialecticien rigoureux, et grammairien parfait ; un pareil instituteur ne pourra que perpétuer l’enfance d’une méthode [...]144.
98Mais c’est dans le cours de l’an III qu’il reprend pour la première fois l’idée de voir dans la langue des signes méthodiques l’analogue d’une idéographie au sens leibnizien, à l’occasion d’une des conférences qui répond au désir du public « de savoir l’histoire de la précieuse découverte du célèbre abbé de l’Épée, de connaître tout ce qu’il a fait, et ce que j’ai ajouté à cette invention145 », et aux « demandes relatives à cet objet, qui est d’un si grand intérêt pour les âmes sensibles et pour ceux qui font une étude particulière de la métaphysique du langage146 ». Et il indique clairement le rôle qu’a joué dans sa décision de ramasser ses procédés en un corps de doctrine la politique de la Convention en matière d’instruction publique, en même temps qu’il indique avoir communiqué en réponse à ce qui fait l’objet de la Conférence « le chapitre préliminaire de l’ouvrage auquel je travaille depuis dix ans, lequel j’espère donner incessamment au public », ouvrage « dont quelques extraits ont paru dans le journal des Écoles normales147 ». Visait-il le Cours d’instruction ou la Théorie des signes ? Les deux ouvrages sont complémentaires, comme l’a bien vu Gérando :
Nul instituteur de sourds-muets n’a autant écrit sur cet art que l’abbé Sicard, et n’a développé plus en détail les vues qui le dirigeaient. Ses ouvrages se rapportent à deux objets principaux, la nomenclature et la syntaxe ; le premier est la base essentielle de sa théorie des signes ; le second, celui de son cours d’instruction148.
99C’est à la Théorie des signes qu’il convient, selon lui, de s’adresser en premier, puisque, bien que publiée plus tard, elle précède dans l’ordre des idées ; et puisque surtout, comme en effet le dit son chapitre préliminaire, elle annonce « cette langue appelée naturelle [...], cette langue destinée à devenir la langue universelle, ou plutôt qui déjà en possède par elle-même le privilège ; cette langue, objet perpétuel de l’enthousiasme de l’abbé de l’Épée et de ses disciples149 ». Or la formule qui l’assimile à une caractéristique universelle est anticipée dans la conférence de l’École : « Je ne sais même si la spécieuse de Leibniz, ou cette langue universelle qui l’a si longtemps occupé, n’avait pas son fondement dans cette pantomime dont nous parlons150. » Et Gérando ne manquera pas de noter que cette comparaison se trouve chez l’Épée :
Aussi l’abbé de l’Épée se persuade-t-il que la langue universelle, tant désirée et recherchée par quelques philosophes [...] est toute trouvée. « Il me semble, dit-il, qu’il y a longtemps qu’elle existe et qu’elle est entendue partout : c’est une langue naturelle, c’est celle des signes151. »
100Comment passait-on de la pratique, et même d’une pratique qu’il n’était pas nécessaire de codifier avant que n’apparaisse l’exigence d’une « formation de formateurs », à une métaphysique, et de la métaphysique de « l’homme de la nature » à celle des langues instituées objet du grammairien ? La réponse tient en deux points : l’adoption d’une forme particulière de pédagogie, la pédagogie raisonnée, celle des signes méthodiques, et l’adoption d’une pédagogie mutuelle entre la langue du muet et celle qu’il faut lui apprendre.
101Le premier point fait l’originalité de la méthode de l’Épée et de Sicard son élève et émule, tel que le présente en effet Gérando dans la monumentale étude qu’il a consacrée à la question de l’éducation des sourds-muets, et dans laquelle, construisant le cadre d’une classification générale des systèmes, il situe l’abbé Sicard parmi les partisans du système d’apprentissage initial de signes méthodiques, plutôt que d’apprentissage rapide de l’articulation artificielle, dont l’idée se présente en premier. Selon ce premier point de vue, en effet, l’instituteur traite la privation d’un sens comme une infirmité à réduire autant qu’il est possible :
Tâchons, se dit-il, de rendre la parole au sourd-muet ; faisons-lui voir la parole puisqu’il ne peut l’entendre ; faisons lui prononcer la parole puisqu’il peut articuler encore ; enseignons-lui cette articulation par des moyens mécaniques, puisque l’imitation guidée par l’ouïe ne peut la lui donner152.
102Le point de vue des signes méthodiques consiste à l’inverse à traiter cette privation comme une chance, en valorisant chez le sourd-muet « les compensations qui lui sont propres et les ressources qui lui restent ». Les instituteurs qui l’ont instauré « désirant mettre ces ressources en valeur, autant qu’il était possible, étudiant la nature dans les expressions qu’elle inspire, se sont dit : “La pantomime est le langage du sourd-muet ; aidons lui à le rectifier, à le perfectionner, à l’enrichir ; faisons-en avec lui et pour lui une langue régulière ; alors il sera facile de lui enseigner nos idiomes par une simple traduction”.153 » On voit immédiatement ce qui fait du second point de vue une pédagogie raisonnée et générale. Non seulement, parce que tirée directement de la nature, elle doit mettre au jour des principes valables au-delà de la particularité des langues nationales. Mais elle donnera plus même qu’une grammaire générale comme invariant des langues particulières, les invariants de l’expression des idées en quelque langage que ce soit, articulé ou non. C’est parce que la pantomime est, comme le dit Sicard, « l’art des signes ; non des signes arbitraires et de pure convention, mais raisonnés, pris dans la nature même des choses qu’ils veulent représenter, et véritablement analytiques154 », qu’elle peut en tant que peinture directe des idées et non des mots s’élever à la hauteur de l’idéal caractéristique leibnizien. Elle le peut en ce qu’elle libère l’esprit du poids des habitudes non raisonnées que l’apprentissage normal du langage par des êtres qui sont enfants avant d’être hommes impose avec l’acquisition des signes conventionnels. Soit que ces signes conservent en eux la trace de jugements précipités qu’ils transmettent d’autant plus sûrement qu’ils ne sont pas réactualisés, soit qu’ils préviennent insidieusement en faveur d’une signification pourtant absente l’esprit qui se confie aveuglément au symbolisme. C’est ici que la limitation première du sourd-muet à des signes naturels, qui symbolisent dans l’actuel et le présent, apparaît à nos auteurs comme un avantage, dont ils ne se soucient pas qu’il soit difficilement compatible avec la conception leibnizienne :
Le sourd-muet, écrira Gérando, n’a dans son langage aucune expression vide de sens ; et c’est un grand avantage qu’il a sur nous, en dédommagement de tant d’autres qui lui manquent. Dans son langage d’action, le sourd-muet ne se crée guère de signes dont l’unique fonction soit de représenter d’autres signes, comme nous avons, dans nos langues, tant de mots qui ne font que retracer d’autres mots. Les signes du sourd-muet expriment ordinairement pour lui des images actuellement présentes à son esprit. Il n’a pas l’idée, il n’éprouve pas le besoin de ces opérations de l’esprit qui, semblables aux calculs de l’algèbre, exigent un instrument de transformation ; il est toujours conduit par l’impression du moment155.
103L’auteur ici se souvient de la classification des signes qu’il avait proposée dans le mémoire couronné par l’Institut sur la question de l’influence mutuelle des signes et de l’art de penser, et qu’il avait publié au moment où paraît l’édition de référence du cours de l’an III. Lui-même ne faisait alors pas des signes indicateurs – non excitateurs, et qui peuvent n’être plus que des signes de signes et non des signes d’idées – un défaut du symbolisme. Et il en voyait toute la portée dans le raisonnement algébrique. Mais il conservait l’idéal du signe naturel, comme le fait son ami Maine de Biran, qui a pensé concourir sur cette même question et dont Tracy reprendra la formule lorsqu’il refusera d’assimiler toute langue à une algèbre. Pour lui, hors l’algèbre assimilée à la langue des idées de quantité, et même si dans les autres langues « sans nous en apercevoir, nous sommes conduits par les mots comme par les caractères algébriques156 », et nous nous fions donc à des combinaisons déjà faites, « comme l’a dit très énergiquement M. Maine-Biran [...] nous sommes toujours obligés de porter à la fois le double fardeau du signe et de l’idée157 ». Et c’est bien ce modèle d’un symbolisme naturel de l’idée qui résonne dans le si étrange et si éclairant soupir de Biran dans son Mémoire sur l’habitude :
Sans doute, il eût été heureux pour nous, presque tous tant que nous sommes, d’avoir été sourds-muets jusqu’à l’âge de raison, et d’avoir eu des Sicard pour instituteurs ; nous n’aurions pas connu le joug des habitudes mécaniques de la mémoire, ni cette triple enceinte de termes vides de sens, qu’il nous a été ensuite si pénible de franchir158.
104La pédagogie sicardienne en effet développe bien un art et, comme on verra, celui même de la nature. Mais elle tourne le dos à l’acquisition mécanique et à la mise au point de procédés en lesquels s’épuise au contraire le premier type de pédagogie des muets. Chez les instituteurs du second type, les Sicard, comme disait Biran, « libres de tous soins mécaniques, si la création du système méthodique exigeait d’eux quelque travail, du moins, dans ce travail, c’était toujours sur les opérations de l’intelligence que se fixait leur attention ; démêler, traduire ces opérations était l’objet de leurs recherches159 ». Dans le premier type, l’art se fixe pour modèle la restitution des ressources de l’usage non questionné, et se dévoie en ensemble de procédés. Dans le second, l’art est méthode, et il s’impose « de procéder d’emblée par une marche logique, et de faire saisir l’esprit des règles160 ». Il ne prend pas, comme le premier, l’éducation ordinaire telle « un modèle auquel on essaie de se conformer », et ne limite pas son ambition par la « hâte de rentrer dans cette éducation commune à tous les enfants », tout à l’inverse, et c’est bien par là que se rejoignent l’objectif de la pédagogie du muet et celui de la pédagogie raisonnée à la Garat : « Dans le second plan, toute la théorie du langage, les principes d’une saine métaphysique acquièrent une haute importance ; il faut avec leur secours créer une éducation toute nouvelle161. »
105Mais nous évoquions un second aspect de la pratique sicardienne au principe de sa prétention à offrir non pas seulement une métaphysique du langage en général, mais cette métaphysique des langues instituées qui pourrait valoir comme grammaire générale. Non seulement l’apprentissage méthodique retrouve la nature au sens où il délivre des vices d’un usage subi et non raisonné, et peut valoir comme modèle d’éducation en général, mais il la retrouve aussi au sens où s’opère à son niveau une véritable pédagogie mutuelle entre usage de la langue de la nature et des langues instituées.
106On peut entendre la chose en ce sens général, qui se noue à Port-Royal avec l’ambition de fonder dans l’universel les arts de parler et de penser, et que reprend Tracy lorsqu’il assimile dans le texte que nous citions plus haut un même objet sous la diversité des noms de grammaire et de logique : l’une indique le moyen, l’autre le but, mais en chacune il s’agit toujours de reconduire le mécanisme des langues et l’écorce des règles à leur esprit comme à leur but, qui en fait des expressions méthodiquement ordonnées au bon usage de nos facultés naturelles.
107Mais ce bon usage est infléchi par le condillacisme de Sicard dans le sens d’un art beaucoup plus naturalisé qu’il n’est à Port-Royal, et beaucoup plus systématiquement méthodique qu’il n’est chez l’Épée.
108D’abord, il ne fait que reprendre l’idée de l’Épée d’exploiter la langue que possède déjà le muet comme une langue, mais qu’il tiendrait directement de la nature. C’est l’idée même qu’avait saluée Condillac dans la note que sa Grammaire consacre au célèbre instituteur dans son chapitre inaugural sur le langage d’action162. Ce langage d’action auquel était dévolue, dans l’essai de 1746, la tâche de résoudre la question embrouillée qui reviendra dans la correspondance avec Cramer : celle du privilège des signes arbitraires sur les naturels, qui risquaient de n’apparaître comme signes qu’en tant qu’arbitraires, alors qu’il faut des signes naturels pour engendrer les autres sans rupture dans la genèse. Ce langage d’action, dont on voit bien justement par la Correspondance qu’il n’avait sans doute pas convaincu tout à fait l’auteur lui-même, trouve dans la pratique de l’Épée une confirmation plutôt qu’il ne la fonde. Celle-ci permettait à Condillac d’y dissocier deux espèces de langage d’action, « l’un naturel, dont les signes sont donnés par la conformation des organes163 », ce qui explique que l’enfant élevé parmi les loups n’a pas commerce avec ses semblables comme congénères ; « et l’autre artificiel, dont les signes sont donnés par l’analogie164 ». C’est du second type de langage que peut dériver la généalogie intégrale de nos idées : « Celui-là est nécessairement très borné : celui-ci peut être assez étendu pour rendre toutes les conceptions de l’esprit humain165. » Et c’est bien ce qu’entendent faire l’Épée et Sicard. La méthode des signes méthodiques permet de résoudre le problème embrouillé puisqu’elle obtient la totalité, et même la systématicité, des signes arbitraires à partir des signes naturels en appliquant la maxime condillacienne d’imitation du procédé de la nature qui commence tout en nous sur le terrain même du symbolique, et qui donne au muet « homme de la nature » comme à tous les hommes, et même à tous les animaux, non seulement un fonds commun de signes naturels, au sens d’organiques, pour leurs affections et représentations, pour leurs sensations ; mais encore des signes pour leurs idées sensibles, qui forment le minimum requis pour l’entreprise de constitution du système entier des idées. Comment faut-il l’entendre ? Comment ce langage d’action non naturel car non organique, mais naturel en ce que ses procédés sont ceux-là mêmes par où la nature a commencé de former ce que l’art imite166, peut-il tirer par analyse méthodique du sensible les universaux grammaticaux ? Pour Condillac, c’est parce qu’il analyse méthodiquement. Pour l’Épée et Sicard aussi, mais également, et cet ajout qui tient tout entier à leur pratique est décisif, parce qu’il offre matière à traduction.
109C’est en effet dans l’idée d’un apprentissage de la langue maternelle, dont est privé le muet, par traduction, que réside la première originalité de l’Épée. Si, comme le dit Sicard en l’an III, on n’apprend la grammaire qu’à un enfant qui sait déjà causer167, comme on apprend sa langue nationale à un muet qui a déjà des signes, il est clair – et Gérando prend bien soin de le marquer, comme l’avait fait l’Épée – qu’il faut distinguer entre l’apprentissage de la langue maternelle et celui d’une langue étrangère. Le rapport de Jouënne avait signalé en l’abbé Sicard « le dépositaire unique de cette précieuse méthode qui nous donne l’espérance », on l’a vu, de réaliser le vœu leibnizien, « et dont l’exécution est peut-être réservée à celui qui seul a su donner à l’homme de la nature, en échange d’une grammaire pauvre et réduite à très peu d’éléments, la grammaire philosophique de l’homme civilisé168 ».
110Échange de grammaires, voilà ce que nous nommions « pédagogie mutuelle » ; cela caractérise tout particulièrement la méthode de Sicard, qui avait su raisonner jusqu’à la syntaxe et l’intégralité de la nomenclature comme système. Mais, dès le stade propre à l’Épée, la méthode est échange de langues et non simple analyse de signes. Échange de langues dont on voit bien qu’il semble désigner un gagnant à l’échange, le muet, mais dont il faut se demander aussi ce qu’il apporte en propre, ces ressources et compensations que dira Gérando, et si ce n’est pas, justement, comme l’avait compris Condillac, la garantie de la naturalité des invariants grammaticaux ramenés à ceux de la nature, universelle, de l’esprit, et traduits, et non codés, dans le langage institué.L’Épée avait ouvert la voie en considérant, dit Gérando,
[...] que le sourd-muet possède déjà, dans les signes ou gestes, un langage qui lui est propre, qui est pour lui une véritable langue maternelle ; et dès lors il pensa que, pour lui enseigner nos langues artificielles, il n’était plus question que d’exécuter une véritable traduction, comme on opère lorsqu’on veut enseigner une langue étrangère à celui qui ne connaît encore que la langue de son pays. Ainsi l’instruction du sourd-muet fut essentiellement pour lui une traduction du langage mimique en une langue artificielle169.
111L’échange, inducteur d’une pédagogie active, ou interactive, commence donc ici : l’instituteur doit d’abord apprendre lui-même la langue du muet, afin de lui apprendre la grammaire de sa langue nationale, mais qui est pour lui non maternelle, en lui parlant sa véritable langue maternelle, celle de la nature, dont il apporte « les premiers rudiments informes de la pantomime170 ». Gérando prend soin lorsqu’il expose ce point de vue d’un apprentissage par traduction d’indiquer qu’il se trouve véritablement radicalisé une première fois avec l’abbé de l’Épée : « Cette idée était chez lui absolue. Il voulait que l’éducation du sourd-muet tout entière ne fût qu’une traduction continuée. » Pourquoi ? Gérando cite ici le texte de l’Épée si souvent invoqué par Sicard :
Tout sourd-muet qu’on nous adresse a déjà un langage qui lui est familier, et ce langage est d’autant plus expressif, que c’est celui de la nature même, et qui est commun à tous les hommes171.
112Ce langage permet d’amorcer le commerce avec les autres hommes :
Ce sont les différentes impressions qu’il a éprouvées au-dedans de lui-même, qui lui ont fourni ce langage sans le secours de l’art. Or, ce langage est le langage des signes172.
113Langage d’action qu’il ne dit pas, comme Condillac, effet d’un art, parce qu’il pense à l’art des langues artificielles, ici absentes. Mais qu’il considère, d’une manière plus réglée et opérationnelle que ne faisait Condillac, comme un langage, puisqu’il y voit matière à traduction et non simplement à analyse. D’où cette idée de se mettre d’abord à son école, qui est celle de la nature, qui n’a été troublée par aucune des interventions non maîtrisables de l’usage et des circonstances :
On veut donc l’instruire ; et, pour arriver à ce but, il s’agit de lui apprendre la langue française. Quelle sera la méthode la plus courte et la plus facile ? Ne sera-ce pas celle qui s’exprimera dans la langue à laquelle il est accoutumé, et dans laquelle on peut dire même que la nécessité l’a rendu expert173 ?
114Sicard reviendra inlassablement sur le principe de cette pédagogie à double sens devant les élèves de l’an III. Elle s’exprime très clairement dans les Observations d’un sourd-muet de Desloges, défenseur de l’Épée contre Deschamps, citées par Gérando qui approuve en un premier temps cette comparaison de l’Épée avec un voyageur transplanté dans une nation étrangère à laquelle il veut apprendre sa propre langue :
Il a jugé que le moyen le plus sûr pour y arriver serait d’apprendre lui-même la langue du pays. Je lui demande [à Deschamps], s’il avait le dessein d’apprendre l’anglais ou quelque autre langue qu’il ignore, comment s’y prendrait-il ? Commencerait-il par prendre une grammaire anglaise dont il ne comprendrait pas un seul mot ? Non assurément, il choisirait une grammaire anglaise écrite en français, et à l’aide de sa langue maternelle, il apprendrait aisément la langue qui lui est inconnue174.
115Cette langue, pour l’Épée, ne sera du reste jamais que le moyen de traduire en elle, non d’exprimer directement, la pensée, comme il l’écrit à Sicard afin de mettre une limite à l’illusion de former des élèves capables de « rendre directement, par écrit, leurs idées175 ». Il est peut-être ici implicitement guidé plutôt par le modèle de l’exercice du thème latin ou grec que par celui des langues vivantes, dont il ne semble pas considérer la possibilité d’apprentissage global, et par l’usage, affirmant que « nous traduisons nous-mêmes les langues étrangères, sans savoir penser ni nous exprimer dans ces langues », comme il le dit de sa propre pratique de l’italien. Ce point touche à vrai dire à l’un des défauts de sa méthode, auquel Sicard remédiera en raisonnant la syntaxe elle-même.
116On voit, pour le moment, déjà quelle caution pareille méthode donne à l’idée d’une « logique naturelle » du langage, qui ne s’attache, comme le dit Gérando, qu’à « l’interprétation des valeurs logiques de la langue », puisque, ayant écarté, et c’est bien ce qui avait séduit Condillac, « les secours de l’usage et des circonstances176 » pour fixer les valeurs des signes artificiels, elle semble donner corps, et presque confirmation, à l’hypothèse spéculative de la statue animée par degrés. Gérando, ici encore, l’avait bien vu :
Lorsque nous lisons le cours d’instruction d’un sourd-muet, nous croyons presque lire une sorte de roman philosophique [...] ; on y trouve [...] quelque chose qui semble emprunté aux tableaux de Buffon, à la statue de Condillac, à l’Émile de Rousseau. C’est une âme encore assoupie qui s’éveille, un esprit encore aveugle qui s’ouvre à la lumière, une vie intelligente qui commence à se développer au milieu de scènes variées et à la voix de l’instituteur177.
117Et l’abbé avait fait lui-même la comparaison avec la statue dans le Cours d’instruction :
En effet, qu’est-ce qu’un sourd-muet de naissance [...] c’est un être parfaitement nul dans la société, un automate vivant, une statue, telle que la présente Charles Bonnet, et d’après lui Condillac ; une statue dont il faut ouvrir, l’un après l’autre, et diriger tous les sens178.
118Gérando voyait donc dans la pédagogie sicardienne la figuration sensible de l’hypothèse d’une constitution analytique des idées par l’analogie des signes :
Ce point de vue, aussi juste que lumineux, consiste [...] à considérer les formes grammaticales comme représentant en relief les opérations de l’esprit et les fonctions que remplissent, dans le tableau de la pensée, les éléments qui la composent179.
119Lui-même n’avait-il pas ouvert son Mémoire sur les signes et l’art de penser par le constat que « si une bonne grammaire pouvait naître avant une bonne métaphysique, elle présenterait le moule dans lequel celle-ci devrait être jetée180 » ?
120Peut-être s’en souvient-il lorsqu’il évoque, vingt-sept ans plus tard, louant Sicard, cette figuration en relief que ses signes donnent des opérations de l’esprit. Mais peut-être aussi voit-il que cette pédagogie donne tout son sens à l’influence mutuelle des signes et de la pensée, et risque même de porter à son crédit la subordination réelle de la grammaire à des principes que la métaphysique prétend fonder. C’est en tous les cas d’un même pas que la pédagogie raisonnée enseigne et justifie :
C’est donc en rendant sensibles ces opérations et ces fonctions, c’est en remontant aux principes de la grammaire générale, en éclairant ses principes par la lumière d’une saine métaphysique, que les lois auxquelles seront soumises les formes grammaticales seront justifiées en même temps qu’enseignées181.
121Et l’essentiel est la radicalisation du point de vue méthodique et son extension à l’ensemble de la grammaire. Avec Sicard il ne s’agit plus seulement de coder, en quelque sorte, à l’aide de signes méthodiques parce qu’introduits au terme d’une analyse des idées grâce à l’analogie des signes, les opérations de la pensée supposées garantir le fonctionnement universel des règles de grammaire. Il s’agit de figurer et de construire par signes méthodiques ces opérations elles-mêmes par le moyen de l’analogie :
L’abbé Sicard a voulu que les signes méthodiques destinés à exprimer ces lois fussent eux-mêmes comme une expression abrégée, comme une peinture sensible de l’esprit qui a présidé à ces lois182.
122Cette avancée provient du souci de combler les trois lacunes de la méthode raisonnée de l’abbé de l’Épée : l’incomplétude de la nomenclature (la représentation lexicale), le caractère laissé mécanique des signes grammaticaux, l’absence de figuration raisonnée de la syntaxe ou analyse de la proposition. En ces trois points c’est l’insuffisance de domination de la matérialité des règles par l’esprit qui est en jeu, les signes introduits par l’abbé de l’Épée n’étant que des codages de certains de nos mots et des règles de notre grammaire, effet de son renoncement explicite à l’idée de raisonner le lexique comme système, et de son incapacité à figurer pour l’homme de la nature l’art par où cette dernière engendre la proposition et l’analyse en parties dans la correspondance morpho-syntaxique. Chez Sicard, au contraire, l’analyse numérale de la proposition figure directement les fonctions syntaxiques au moyen d’une représentation purement structurale de leurs rôles ; les parties du discours sont renvoyées à leur valeur sémantique ; la nomenclature enfin fait l’objet d’un programme de réduction monodrome à une base unique, les idées sensibles, de l’ensemble des signes dont l’architecture relationnelle est figurée autant qu’est analysé leur contenu individuel.
123Bref, Sicard offrait une traduction de la grammaire, et pas seulement un dictionnaire des signes de nos langues, dans celle du muet. Non seulement il obtenait le résultat pratique de permettre à ses élèves de former par eux-mêmes des phrases complètes et non des transpositions de signes, mais il figurait l’esprit des règles. Et puisqu’il le figurait dans la langue de la nature, il fondait du même coup les universaux du langage en la métaphysique de l’esprit. Mais il y a fort loin, et Gérando l’a noté, du programme à la réalisation, en réalité très pragmatique, de la pantomime universelle. Au niveau de la syntaxe, où se trouve mise en œuvre une « théorie des chiffres », nommée plus tard sur la suggestion des élèves de l’an III « analyse numérale de la proposition », on a sans doute affaire à l’une des idées les plus intéressantes de l’abbé qui s’approche bien d’une modélisation purement formelle de la syntagmation, et c’est ici que joue à plein le modèle de la traduction versus le codage, qui permet de penser des transformations syntaxiques, telle celle de la phrase active en phrase passive, par interversion des rôles figurés par les chiffres.
124Mais quel est le statut de cette figuration commandée par une métaphysique de « l’esprit communicateur » donnant extension et parties à la simplicité de « l’esprit générateur » ? Il s’agit de résoudre, en apparence au moins, l’équivalent dans le cadre de la parole du problème résolu par la déduction transcendantale kantienne dans le cas de l’expérience. Et il me semble toujours qu’on peut avancer l’idée que l’Idéologie répond comme science des actes de pensée fondant la grammaire générale à la philosophie transcendantale comme science des actes intellectuels pensant la mécanique rationnelle183.
125Mais il est également vrai que si la grammaire est une science qui ferait pour l’analyse du mouvement de la pensée ce que la mécanique fait pour celle du mouvement matériel ; si par là elle se prétend, non plus, comme à Port-Royal, l’art nécessaire pour donner figure matérielle à une pensée d’ordre spirituel, mais la science propre à donner complexité au simple, et extension au ponctuel que sont l’esprit générateur et communicateur puisque en conformité avec l’article « Construction » de l’Encyclopédie, « ces parties que nous donnons ainsi à notre pensée par la nécessité de l’élocution, deviennent ensuite l’original des signes dont nous nous servons dans l’usage de la parole » ; d’une part, il ne s’agit pas d’une science naturelle positive mais d’une analyse métaphysique de l’entendement, qui se donne comme chez Kant la pensée du mouvement matériel, ici le mouvement de l’expression communicative, au principe de la téléologie qui commande le mouvement de la pensée ; d’autre part, la sagacité de Gérando diagnostique à juste titre un cercle dans la conception de la traduction qui commande la garantie mutuelle de la métaphysique et de la pédagogie raisonnée – cercle qui met en question le statut d’une science qui serait en réalité commandée par ses applications.
126C’est ce cercle qui donne sa dernière formulation à l’ambiguïté du modèle de la pédagogie des muets. Il cesserait d’être vicieux à la seule condition de reconduire une dernière fois le pédagogue à son statut d’artiste et non de savant. Gérando le diagnostique à l’œuvre dès la méthode de l’Épée. La matière manquant, en la pantomime naturelle, à une traduction prolongée, du fait que sa nomenclature est pauvre, manque de proportion avec la nôtre et ne possède pas de syntaxe, l’Épée fut contraint, dit Gérando, de « composer lui-même au sourd-muet, sur les premiers rudiments informes de la pantomime apportée par celui-ci, un second langage mimique, additionnel [...] ; de le construire sur le type et le modèle de nos langues conventionnelles », pour restaurer la base manquant à la traduction de la prétendue langue naturelle184. Prétendue, puisque exorbitante par rapport à la langue apportée par le muet dans l’échange. Gérando instruira le procès détaillé de cette idée d’apprentissage par traduction en troisième partie de son ouvrage. Fondée lorsqu’il existe matière à traduction, elle est selon lui « radicalement fausse » lorsqu’« il faut, avant de traduire, créer d’abord une langue nouvelle, celle qui fournira le texte à la traduction185 ». Dans le premier cas les termes de la langue source sont supposés connus, « c’est-à-dire on suppose que l’élève possède déjà les idées que les termes expriment, et leurs rapports avec ceux-ci ». Dans le second, « cette marche n’est pas suivie avec le même avantage, si au lieu de trouver devant soi le modèle auquel doit s’appliquer la traduction du texte, il faut commencer par faire la langue du texte elle-même186 ». Ici se retourne l’argument de Desloges :
Si un sauvage débarquait sur nos rivages, empressés à lui donner l’usage de notre langue, irions-nous d’abord lui composer, dans son propre idiome, et une multitude de mots dont il est dépourvu, et des formes grammaticales qui lui manquent ? lui faire un idiome semblable à notre langue afin de lui rendre plus facile l’intelligence de celle-ci par une traduction fidèle ? Notre sourd-muet est ce sauvage187.
127L’argument est imparable et il y aurait cercle vicieux si le pédagogue avait voulu exploiter une technologie d’application d’une science de l’esprit, qui fait en réalité corps avec elle, au double sens où sa pédagogie suppose dogmatiquement la validité d’une théorie génétique des facultés de l’esprit, et où sa grammaire ne fournit cette technologie comme naturellement fondée que dans la mesure où elle importe dans la langue source de la nature la matière à traduction de la langue cible.
128À l’argument, la pédagogie sicardienne tient une réponse prête, ou deux. D’abord elle est bien, en son principe et avant tout, un art, et non une science de la formation de l’esprit, au service de la culture ou éducation pratiques plutôt que de la genèse théorique des facultés par le langage. Elle est en cela héritière de Port-Royal et elle témoigne pour ce trait du style de la grammaire raisonnée qui impose, au moins jusqu’à celle de Destutt de Tracy, que la grammaire soit ordonnée à titre de moyen à une logique du bon usage – bon parce que naturel – des idées qui est le but de l’Idéologie. Ensuite, cet art de faire sortir le langage d’une nature qui lui est promise ne prendrait l’aspect d’un cercle vicieux que s’il s’agissait en effet d’une nature objectivable ou d’une technique formalisable.
129La consistance du cercle qui anime l’idée sicardienne d’art de la parole pourrait par là valoir comme trait plus général du style de grammaire générale raisonnée, qui tient à l’ambiguïté du naturalisme condillacien. Ce naturalisme artialise le naturel en l’esprit, qui est opératoire plutôt que substantiel, et naturalise l’artifice puisque c’est la nature artiste qui donne sa règle à l’esprit. Ainsi le pédagogue des muets peut-il tenir la vraie place du métaphysicien, dès lors qu’il codifie en un corps de doctrine une méthode dont le succès se trouve dépendant d’une imitation de la nature en son activité. Il lui est ensuite bien licite d’importer dans la langue naturelle matière à traduction dès lors qu’il s’agit, avec Sicard, dépassant la pédagogie analytique de l’Épée et gagnant la syntaxe elle-même à la méthode, d’importer à titre de matière, non pas un contenu tout constitué, mais la forme de l’opérativité minimale initiale qui change une expression en signe.
130C’est en cette toute dernière ambiguïté du modèle de la pédagogie raisonnée des muets que tiendrait en définitive sa cohérence. Mais aussi ce qui en elle témoigne pour le style des grammaires générales raisonnées et refuse par avance les programmes contemporains de formalisation de l’art ou de naturalisation de l’esprit.
Notes de bas de page
1 P. Dupuy et al., « L’École normale de l’an III », in Le Centenaire de l’École normale, 1795-1895, Paris, Hachette, 1895 ; rééd. Le Centenaire de l’École normale, 1795-1895. Édition du Bicentenaire, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1994. Je me permets de renvoyer à ma thèse, Les Idéologues et la fin des grammaires générales raisonnées, Lille, Atelier de reprographie, 1981,t. I, p. 21-52 ; ainsi qu’à deux textes plus récents donnés à des ouvrages collectifs, et qui tentent de revenir sur l’analyse de cet écart, l’un sur le cas de Sicard (1993), l’autre sur celui de Garat (« L’enseignement de l’analyse de l’entendement humain dans le cours de l’an III »). Les références sont données dans la bibliographie, infra, p. 705.
2 L’expression est de P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 163 : « à l’exception de Sicard et d’Haüy, aucun professeur n’a donné les vingt-quatre leçons auxquelles il était tenu par le règlement. L’encombrant Sicard a paru trente-huit fois, à cause de son cours complémentaire ; mais je crois que plusieurs séances de ce cours eurent lieu à l’institution même des sourds-muets, dans la salle des exercices publics. »
3 J. Dhombres, Introduction générale, L’École normale de l’an III, t. I : Leçons de mathématiques : Laplace, Lagrange, Monge, Paris, Dunod, 1992, p. 3. L’auteur commente l’importance quantitative des mathématiques, « science majoritaire déjà ou presque, puisque 16 % des pages des cours de l’École normale lui sont consacrées, devancée seulement de 2 % par cet impénitent bavard de Sicard qui justifie au moins le titre de son cours : art de la parole ! »
4 M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, NRF, 1966, p. 114 sq. Cette thèse a été depuis très discutée par les historiens de la linguistique et ceux de la philosophie. Au plan de la méthodologie et de la théorie générales, il suffirait de comparer avec les travaux de S. Auroux, D. Droixhe, M. Dominicy, L. Formigari, J.-C. Pariente. J’avais cru nécessaire de la discuter en détail sur le cas de Sicard in E. Schwartz, Les Idéologues..., op. cit., en particulier aux chapitres vii et viii. La lecture du cours de Sicard a précisément sur celle de ses Éléments de grammaire générale appliqués à la langue française l’avantage de faire voir à quel point il entend se démarquer d’Harris, qui lui est opposé dans les débats, et qu’il commentera à l’Institut à l’occasion de la traduction de Thurot, dont il est au contraire très proche. On peut se reporter au tome des Nouveaux Débats, séance datée du 1er thermidor an IX.
5 Cf. sur ce point la troisième partie de notre introduction, infra, p. 181-199.
6 On trouvera les éléments de ce dossier dans la collection des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative et des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, édités par J. Guillaume (Paris, 1889-1907). Je me permets de renvoyer à l’usage que j’en avais fait in É. Schwartz, Les Idéologues..., op. cit. C’est un instrument remarquable, enrichi de nombre de documents propres à éclairer les procès-verbaux, en particulier les textes de discours, des brochures imprimées à part, des extraits de journaux de l’époque, des extraits du Moniteur, des fragments de correspondance. Une réédition partielle récente a été faite à partir de l’original conservé à la Bibliothèque nationale. Sur les quelque 5 000 pages de l’édition Guillaume ont été prélevés les Principaux rapports et projets de décrets, en trois fascicules (Condorcet et Romme, Lepeletier et Bouquier, Lakanal et Daunou), enrichis de tableaux statistiques informatisés ; textes revus et présentés par J. Boulad-Ayoub, M. Grenon et S. Leroux, « Symbolique et idéologie », n° 20, 21 et 22, Presses de l’université du Québec, Montréal, UQAM 1992.
7 Nous savons assez peu de choses sur la vie de Roch Ambroise Cucurron, dit Sicard. Cette souplesse, qui l’apparente, sur ce plan comme sur d’autres, à un Gérando, ne lui a pas valu que des éloges.
8 C’est la célèbre formule de Lepeletier dans le Plan d’éducation nationale présenté après la mort de l’auteur par Robespierre à la Convention nationale au nom de la Commission de l’instruction publique le 13 juillet 1793. Le texte se trouve au tome II de l’édition de J. Guillaume, p. 30-60, et p. 30-57 de l’édition de l’UQAM. À l’initiative de l’équipe éditrice québécoise, un colloque international s’est tenu à Montréal en 1993, dont les actes ont été publiés, avec une préface de M. Vovelle, et une introduction de J. Boulad-Ayoub, en 1996, aux Presses de l’université Laval et chez L’Harmattan, sous le titre Former un nouveau peuple ? Pouvoir, éducation, révolution. On y trouvera plusieurs communications d’historiens ou de philosophes, centrées sur ce point précis.
9 La formule se trouve à la fin de la première leçon du cours de Garat, t. I, p. 169 des éditions de 1800 et 1808. Le professeur avait différé l’exécution du programme annoncé au même endroit, p. 138-151, au profit d’un exposé historique des conceptions des « créateurs de l’analyse de l’entendement » (p. 154), soit Bacon, Locke, Charles Bonnet et Condillac. « Je le sens, citoyens, concluait-il, je me suis trop laissé aller au plaisir de vous parler de ces écrivains que j’aime : mais ce sont les créateurs de la science et de l’art, que je dois professer au milieu de vous. Vous pourrez trouver dans leurs ouvrages, ce qui pourra manquer à mes discours. » Et, de fait, Garat dut très vite interrompre son cours.
10 P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 152, à propos d’un épisode des débats. Nous traitons plus loin de l’exécution des cours.
11 Ibid., p. 176-177.
12 « L’encombrant Sicard a paru trente-huit fois, à cause de son cours complémentaire » (ibid., p. 163). Pour P. Dupuy, ce « cours complémentaire » est le cours d’instruction des muets. Cela pose le problème de savoir si l’abbé n’a pas donné directement à l’Institution certains de ses cours.
13 Sicard, Éléments..., t. I, 3e édition, « Avertissement », p. xxi.
14 Les documents qui nous intéressent directement se trouvent au tome I des Procès-verbaux..., p. 380-383 et p. 412-417 : pétitions du personnel et du directoire de l’institution de Paris, requête de Saint-Sernin, suivie d’un rapport de Massieu et projet de décret sur l’établissement d’une école de sourds-muets en la ville de Bordeaux, projet voté par la Convention le 12 mai 1793 ; au tome II, p. 348-349, pétition de Périer, appuyée par Sicard ; au tome III, p. 268-272, p. 337-338, p. 344-348 et p. 513-528 : rapports et projets de décrets de Maignet, Raffron, Roger-Ducos et Thibaudeau, compte rendu à la Convention de la visite de l’établissement de Sicard par les membres du Comité des secours publics, pour servir de suite au rapport Maignet, et lettre de Sicard du 6 pluviôse an II au Comité d’instruction publique, appuyant le projet d’École centrale de formation des maîtres des muets présenté par le rapport de Maignet ; au tome V, p. 366-371 : rapport de Jouënne (nivôse an III).
15 Mémoire sur l’art d’instruire les sourds et muets de naissance, extrait du recueil du Musée, par M. l’abbé Sicard, prêtre, chanoine semi-prébendé de l’église de Saint-Seurin de Bordeaux, de l’Académie des sciences, de celle des arts de la même ville, instituteur des sourds et muets de naissance, et Second mémoire sur l’art d’industrie les sourds et muets de naissance, par M. l’abbé Sicard, chanoine de Saint-Seurin, de Bordeauux, vicaire général de Condom, des académies et du musée de Bordeaux, de ceux de Paris et de Toulouse, et de la Société royale et littéraire de Bayeux.
16 Je me permets de renvoyer à É. Schwartz, Les Idéologues..., op. cit., p. 20-31 et « L’enseignement d’analyse de l’entendement humain... ».
17 J. Guillaume, t. V, p. 156.
18 Ibid., p. 157. Une note de Guillaume commente l’inexactitude du « qui s’est présentée si tard ».
19 Ibid., p. 156.
20 Ibid., p. 151.
21 Ibid., p. 155-156.
22 Ibid., p. 156.
23 Ibid.
24 Ibid., t. V, p. 188, débat du 9 brumaire an III. Lakanal avait lu le Rapport de Garat le 3 brumaire.
25 Ibid., p. 157.
26 Ibid., p. 10 (édition 1800-1801).
27 P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 71.
28 Ibid., p. 65.
29 Ibid., p. 61.
30 J. Guillaume, t. I, p. 592-593 ; p. 77 de la reproduction de l’UQAM, fasc. III.
31 Ibid.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 603 ; p. 91-92 de l’édition de l’UQAM.
34 Ibid., p. 607 ; p. 97 de l’édition de l’UQAM.
35 Rapport et projet de décret sur l’organisation définitive des deux établissements fondés à Paris et à Bordeaux pour les sourds et muets ; présentés à la Convention nationale au nom des trois Comités d’instruction publique, des finances, et des secours publics, par Jouënne, député du Calvados. Nous le citons d’après les extraits reproduits dans les Procès-verbaux... de J. Guillaume, t. V, p. 367-371.
36 Ibid., p. 367.
37 Ibid., p. 371. Le nom de « rue de l’abbé de l’Epée » fut donné à la rue qui coupe actuellement la rue Saint-Jacques au niveau de l’église Saint-Jacques du Haut-Pas et de l’Institution des muets.
38 Ibid., p. 369.
39 Ibid., p. 368.
40 Ibid., p. 369 ; la note de Guillaume se trouve à cette même page.
41 La succession des événements est présentée dans l’introduction de J. Guillaume, t. V, p. xxiii en ce qui concerne l’École. La lettre de Garat est donnée en appendice dudit volume. Elle a été commentée, avec le même esprit défavorable que dans l’ensemble de son analyse, par Fayet, p. 341-342.
42 Ibid., p. 368. C’est là évidemment un de ces traits d’opportunisme politique qui n’ont pas manqué d’attirer au trop adroit abbé Sicard des jugements assez sévères. Jouënne avait dit : « L’Assemblée constituante, si prodigue quand il s’agissait des intérêts et de la grandeur factice du dernier de nos tyrans, et si parcimonieuse quand il était question du bonheur et de la gloire du peuple français, a-t-elle été plus juste à l’égard de l’instituteur [...] » Nous rencontrerons de tels effets de style républicain dans les cours. Il est assez piquant de les rapprocher des convictions royalistes qui ont valu à l’abbé la déportation sous le Directoire au 18 fructidor. Nous y viendrons plus loin.
43 Ibid.
44 Ibid.
45 Ibid.
46 Ibid., p. xxii. L’intervention de Collot adressée aux Jacobins qui figure dans la Feuille de la République du 5 brumaire est analysée par P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 67-68.
47 P. Dupuy, ibid., p. 83.
48 J. Guillaume, t. V, p. 369.
49 Ibid, t. I, p. 415.
50 Ibid., note 1.
51 La pièce se trouve au tome II de J. Guillaume, p. 348-349. « Je suis élève, écrit le pétitionnaire, du célèbre instituteur des sourds et muets ; longtemps j’ai coopéré avec lui à transformer en hommes des êtres que la nature semblait condamner à la plus triste végétation », ce dont atteste la lettre de Sicard qui le recommande. L’objet de sa requête est l’autorisation de demeurer à Paris au lieu de retourner « payé à ne rien faire » à Périgueux au moment des vacances.
52 « Je ne vous représenterai pas, écrit-il, combien il est important de former des maîtres ; l’institution normale que vous vous proposez d’établir prouve que nulle vérité n’échappe à de bons législateurs. Eh bien, que je sois le premier élève de cette heureuse institution ; qu’au lieu d’être payé à Périgueux pour n’y rien faire, mon traitement du mois d’octobre devienne ici le prix d’un travail réel. » (p. 348) Pour J. Guillaume, cette allusion à une institution normale vise les projets de Massieu d’un cours normal de formation de maîtres de sourds-muets. Est-ce si sûr ? Et Périer, qui mentionne à la suite, dans son projet de « courir avec succès la carrière difficile de l’éducation républicaine que vous êtes sur le point d’organiser » (ibid.), une méthode nouvelle d’apprentissage de la lecture soumise déjà par lui-même au Comité d’instruction publique, songe peut-être à une École normale du type de celle dont l’idée s’est fait jour au printemps de l’an II, annoncée par l’organe de Barère. Il est au reste fort probable qu’il ne soit autre que le Périer que nous verrons intervenir sur ce sujet au premier tome des débats du cours de Sicard.
53 Rapport et projet de décret sur l’organisation des établissements pour les sourds-muets indigents, décrétés le 28 juin dernier, par Maignet, député du Puy-de-Dôme, au nom du Comité des secours publics, in J. Guillaume, t. III, p. 269. Le texte est partiellement reproduit p. 268-271. Il fut lu en nivôse de l’an II, six mois après le vote du décret mentionné relatif aux secours à accorder aux citoyens dans l’indigence.
54 Ibid., p. 269.
55 Le texte est reproduit en partie dans J. Guillaume, t. III, p. 270-272.
56 Sans doute l’élève pétitionnaire que nous avons déjà rencontré.
57 Ils sont déposés à la Bibliothèque nationale, sous la cote Le 38 680, in-4°.
58 J. Guillaume, t. III, p. 271-272.
59 Ibid., p. 272. C’est nous qui soulignons.
60 Ibid.
61 Première leçon du cours de Garat, p. 169 des éditions de 1800 et 1808.
62 J. Guillaume, ibid.
63 Lettre de l’abbé Sicard au Comité d’instruction publique, in J. Guillaume, t. III, p. 344.
64 Ibid.
65 Observations sur les établissements proposés par les Comités de secours et d’instruction publique, en faveur des sourds-muets, séance du 13 pluviôse an II, in J. Guillaume, t. III, p. 346. Comme le note l’éditeur, Raffron fait erreur en mentionnant le Comité d’instruction, qui n’avait encore rien proposé.
66 Ibid., p. 347.
67 Rapport sur les sourds-muets, au nom du Comité d’instruction publique, par Thibaudeau, député de la Vienne., in J. Guillaume, t. III, p. 525.
68 Ibid., p. 513.
69 Ibid, p. 523.
70 Rapport et projet de décret sur l’organisation des établissements pour les sourds-muets, d’après les décrets du 28 juin dernier (vieux style) et 9 pluviôse, par Roger-Ducos, député par le département des Landes, au nom du Comité des secours publics, in J. Guillaume, t. III, p. 513-523. Sur ce point précis, voir p. 515 et p. 520-521.
71 Ibid., p. 523.
72 Ibid., p. 519. Le Comité n’avait aucun mal à « pressentir » ces causes de rejet. On les trouve très clairement exprimées par Jeanbon Saint-André dans le compte rendu des débats de la séance du 9 pluviôse qui fait état de l’examen du projet Maignet. L’opposant, qui trouvait la loi « tellement volumineuse, enfin, qu’on pourrait croire que la moitié des citoyens de la République est composée de sourds et muets », va jusqu’à proposer, au nom de ces quatre causes, et obtenir le renvoi pur et simple de la question, et non le renvoi pour révision du canevas Maignet. Ces débats sont reproduits à partir du texte du Journal des débats et décrets, in J. Guillaume, t. III, p. 345-346.
73 Au début de son rapport, Roger-Ducos fait état, comme Thibaudeau, de la divergence de vues entre les deux comités sur le maintien de deux écoles ou l’extension de leur nombre. Mais il précise en note que « cette opinion » [le maintien de deux écoles, soutenu par le Comité d’instruction, et, ce qui ne surprendra pas beaucoup, par celui des finances] « n’a passé que d’une voix au Comité d’instruction publique », ibid., p. 514.
74 Ibid. p. 345.
75 Ibid., p. 523.
76 Ibid.
77 Ibid.
78 Ibid., p. 347.
80 Ibid., p. 524.
81 Ibid., p. 519.
82 Ibid., p. 518.
83 Ibid., p. 516. Les leçons de Sicard développent très largement ce thème de l’idéer des tableaux analytiques. Nous renvoyons en particulier aux leçons du 2 germinal et du 7 germinal, p. 382, note 1 du tome III, et p. 17 du tome IV de l’édition de référence. L’abbé explique que le terme idéer est une invention de Massieu, et qu’il a cru bon de le garder, même s’il n’est pas français, « parce que c’est un bon terme, et qu’il faudrait en enrichir notre langue. » On voit qu’il était déjà passé dans le langage des Conventionnels...
84 Ibid., p. 523.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 524.
87 Ibid., p. 347.
88 Ibid., p. 524.
89 Ibid.
90 Rapport sur la clôture des cours de l’École normale, présenté à la Convention au nom du Comité d’instruction publique, par P. C. F. Daunou, dans la séance du 7 floréal an III, in J. Guillaume, t. VI, p. 137.
91 Ibid.
92 Ibid.
93 J. Guillaume, t. V, Introduction, p. xxi.
94 Décret sur l’établissement des Écoles normales, in J. Guillaume, t. V, p. 191. Le texte est commenté p. xviii de l’introduction à ce tome.
95 P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 164-168, au sujet du manuel de Sicard ; nous y reviendrons puisque cela met en jeu la cohérence de son cours et l’insertion de séances du quintidi dans son calendrier. Le jugement de J. Guillaume embrasse l’ensemble des livres élémentaires, t. V, p. xxi-xxiii et p. xxxiv-xxxvi et t. VI, p. xiii et p. xxviii.
96 J. Guillaume, t. V, procès-verbal de la 331e séance, p. 185.
97 Ibid., p. xxiii.
98 Ibid.
99 Guillaume a analysé en particulier les différences entre la liste proposée par Lakanal, celle qu’il a plus tard écrit dans ses mémoires avoir proposée, et celle que le Directoire a finalement arrêtée (cf. J. Guillaume, t. VI, p. 831-839).
100 Nous l’avons évoqué dans la deuxième partie de cette introduction, supra, p. 174. Le texte est dans J. Guillaume, t. II, p. 348-349. L’éditeur précise que le terme est ici mis pour le moderne « épellation ».
101 Thibaudeau, op. cit., in J. Guillaume, t. III, p. 525.
102 J. Guillaume, t. V, p. 369.
103 Ibid.
104 Ce soupçon de charlatanisme apparaît dans l’intervention de Sergent lors de la discussion, rapportée au Moniteur, du projet de Garat (J. Guillaume, t. V, p. 189-190). Les différentes pièces satiriques, dont la Lettre de Mathurin Bonace, évoquées par P. Dupuy et par J. Guillaume, qui ont circulé pendant la courte durée de l’École, brocardent à leur manière l’idée « déraisonnable de prétendre en quatre mois jeter en fonte l’ Encyclopédie tout entière dans quatorze cent têtes » (ibid., t. VI, p. 103). Au moment de voter la fermeture, dans la séance de la Convention le 27 germinal, à l’issue d’un bref mais sévère réquisitoire, fustigeant en particulier l’absence de livres élémentaires, le député du Puy-de-Dôme, Gilbert Romme, lâchera le mot : « Comme je ne vois dans l’institution actuelle que le charlatanisme organisé, j’en demande la suppression. » (ibid., t. VI, p. 96)
105 Rapport et projet de loi sur l’organisation des écoles primaires, présentés à la Convention nationale au nom du Comité d’instruction publique, par Lakanal à la séance du 7 brumaire (J. Guillaume, t. V, p. 183).
106 Ibid.
107 J. Fayet, La Révolution française et la science, 1789-1795, Paris, M. Rivière, 1960, p. 345.
108 P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 174.
109 Ibid, p. 175.
110 Il s’agit du jugement que Sainte-Beuve exprime dans Chateaubriand et son groupe littéraire, t. I, p. 61-62. Saint-Beuve, qui analyse ce qu’aurait pu être à cette époque une littérature républicaine, ne loue en réalité Sicard que par contraste avec l’exaltation de Garat, auquel il consacre une note un peu détaillée, plus amusée que dépourvue d’indulgence. Il avait écrit : « Garat, en quelques séances, se livra selon son usage à de brillantes généralités sur l’entendement humain et chanta un hymne à l’analyse : après quoi, il rentra dans son repos. L’abbé Sicard, plus positif, exposa avec suite de judicieuses considérations sur le langage. »
111 Ibid., p. 140.
112 F. Picavet, Les Idéologues. Essai sur l’histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses, etc. en France depuis 1789, Paris, F. Alcan, 1891 ; rééd. Hildesheim-New-York, G. Olms, 1972, p. 501-505.
113 Lakanal avait déchiré la page compromettante.
114 F. Picavet, Les Idéologues..., op. cit., p. 501-502.
115 Ibid., p. 504. Le reproche de « duplicité ordinaire » est formulé en note 3 de cette page, appelée par l’échange avec Ginguené.
116 P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 144 ; l’exemple est donné en note, tiré de la leçon du 4 ventôse, t. II, p. 264 ; F. Picavet, Les Idéologues..., op. cit., p. 504, note l’utilisation de la grammaire pour louer Napoléon.
117 P. Dupuy cite cet exemple et les suivants (nous en rencontrerons beaucoup dans le texte du cours, dont ils caractérisent bien le style), p. 144-145. La Feuille de la République et le Moniteur reproduisent, dit P. Dupuy, ce récit, en relevant que le professeur avait attendri son auditoire : « les larmes coulaient de tous les yeux ». Rappelons tout de même que l’expression « verser des torrents de larmes » était plus galvaudée au xviiie siècle qu’aujourd’hui, même si cela indique une sensiblerie de l’époque en matière de goût – non nécessairement de caractère. P. Dupuy ne doit-il pas préciser que « la sensiblerie [...] n’avait pas été atténuée [...] par la période de la Terreur » ? En revanche, eût-il voulu accuser le trait de la grossièreté des effets recherchés par l’abbé, P. Dupuy aurait pu rappeler que l’intéressant jeune homme n’avait pas vu tomber du ciel le statut et le traitement décrétés après le rapport de Jouënne : il était introduit de longue date au Comité d’instruction publique, qu’il a même présidé...
118 J. Guillaume, t. III, p. 528. Le texte des Mémoires est cité d’après le tome I, p. 78.
119 Ibid., t. V, p. 151-158. L’éditeur a relevé sept variantes. Lakanal entend évidemment distinguer entre les rois attaqués en bloc par Garat, voire assimilés à des tyrans, ou des « bêtes féroces », et le « roi-citoyen » remis au pouvoir en France. Quant aux noms de Bacon et Locke, Daunou, demeuré fidèle, avait indiqué dans son cours de 1830 au Collège de France qu’ils avaient mauvaise presse, entraînés dans la disgrâce des Idéologues. C’est dans une note de l’introduction du Tome V, p. xix, que Guillaume précise l’omission du nom de l’auteur du rapport par Lakanal en 1838.
120 Ibid., t. VI, p. 831.
121 Ibid. p. 834-835.
122 Ibid., p. 839 ; les deux listes sont reproduites p. 833-834 et p. 838.
123 C’est le titre de la première section du chapitre viii, analysé dans F. Berthier, L’Abbé Sicard, célèbre instituteur des sourds-muets..., Paris, Charles Douniol et Cie, Libraires éditeurs, 1873, p. 255 de la table des matières.
124 Ibid., p. 257.
125 Ce passage de la lettre de Fourier est cité p. 140-141 de l’article de P. Dupuy, qui cite d’après le Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 1871 (Fourier était natif d’Auxerre). Ce Bulletin est donné sous une autre référence dans l’ouvrage récent consacré à Fourier par J. Dhombres et J.-B. Robert : Fourier, créateur de la physique mathématique. Le chapitre iv de l’ouvrage, « De l’École normale à l’École polytechnique », fait usage de cette lettre pour évoquer Fourier à l’École de l’an III.
126 Dans la même lettre, in P. Dupuy, « L’École normale de l’an III », op. cit., p. 141.
127 Ibid.
128 Lettre de deux élèves des Écoles normales, et actuellement professeurs de grammaire générale aux Écoles centrales, au C. Sicard, ancien professeur aux Écoles normales, membre de l’Institut national de France, et directeur de l’Institution des sourds-muets, édition de référence, t. XII, p. 178.
129 L’insertion est malheureuse, car elle fait suite à la deuxième lettre, dont les auteurs craignent, en effet, d’être indiscrets dans leurs nouvelles demandes (p. 339), encouragés par le zèle du professeur, et elle précède tout naturellement certains des compléments demandés. Mais la théorie de la conjonction, que demandait la lettre, est imprimée plus haut dans le volume.
130 Seconde lettre, datée du 5e jour complémentaire an IX, t. XII, p. 339.
131 Première lettre, ibid., p. 178.
132 La Décade, t. XXXI de la collection, numéro 5 de l’an X, numéro du 20 brumaire, p. 317. Lettre de Sicard aux rédacteurs.
133 Seconde lettre, ibid., p. 340.
134 Première lettre, ibid., p. 177.
135 Ibid.
136 Ibid., p.183.
137 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, Paris, 1827, partie II, chap, viii ; t. i, p. 507-508.
138 Cf. Destutt de Tracy, Éléments d’Idéologie, partie II, « Grammaire », Introduction, rééd. Vrin, 1970, p. 1 : « La Grammaire est, dit-on, la science des signes. J’en conviens. Mais j’aimerais mieux que l’on dit, et surtout que l’on eût dit de tout temps, qu’elle est la continuation de la science des idées » et p. 11 : « Puisque la science des signes ne doit être que la continuation de la science des idées, et que le principal mérite de ma grammaire est d’être la suite d’un traité d’Idéologie, je ne dois rien négliger pour que ces deux parties de mon ouvrage soient intimement liées. » Et cf. Éléments d’idéologie, Ire partie, « Idéologie proprement dite », Introduction, note 1, p. 4-5 : « Cette science peut s’appeler idéologie, si l’on ne fait attention qu’au sujet ; grammaire générale, si l’on n’a égard qu’au moyen, et logique, si l’on ne considère que le but. Quelque nom qu’on lui donne, elle renferme nécessairement ces trois parties ; car on ne peut en traiter une raisonnablement sans traiter les deux autres. Idéologie me paraît le terme générique, parce que la science des idées renferme celle de leur expression et celle de leur déduction. C’est en même temps le nom spécifique de la première partie. »
139 Première leçon, séance du 4 pluviôse, t. I, p. 125 de l’édition de référence.
140 Ibid., p. 244.
141 Ibid.
142 Ibid., p. 256 ; le procédé est celui de « P r A o P u I g E e R » pour faire comprendre que rouge est une qualité du sujet papier.
143 Sicard, Théorie des signes..., t. I, p. 15.
144 Sicard, Second mémoire sur l’art d’instruire les sourds et muets de naissance, p. 20-21.
145 Deuxième tome des Débats dans l’édition de référence, t. XII de l’édition de 1808, p. 70.
146 Ibid.
147 Ibid., p. 70 et p. 78.
148 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, partie II, chap. viii ; t. I, p. 509.
149 Ibid.
150 Tome II des Débats, p. 84.
151 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, partie II, chap. vii ; t. I, p. 491. Gérando renvoie ici à l’Institution des sourds-muets, p. 137 ; il s’agit de l’ouvrage de 1776, Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques.
152 Ibid., partie III, chap. I, t. II, p. 340.
153 Ibid., p. 341.
154 Tome II des Débats, p. 83, séance déjà citée, quelques lignes avant la comparaison avec Leibniz.
155 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, Ire partie, chap. iv ; t. I, p. 85.
156 Destutt de Tracy, Éléments d’Idéologie, chap. xvi, p. 340.
157 Ibid., note 1, p. 344. La formule de Biran est soulignée par Tracy, qui était membre de la classe d’analyse des sensations et des idées à l’Institut, et donc juge du mémoire de Gérando comme de celui de Biran sur l’habitude auquel il renvoie le lecteur en note de cette citation.
158 Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser, seconde section, chap. ii, p. 208 de l’édition Tisserand.
159 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, partie III, chap. I ; t. II, p. 343.
160 Ibid., p. 344.
161 Ibid.
162 Condillac, Cours d’études. Grammaire, Ire partie, chap. i, note 1, p. 429 B de l’édition de Le Roy. Dans son ouvrage de 1784, que ne mentionne pas la note de Le Roy, soit La Véritable Manière d’instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience, l’Épée mentionne cette note de Condillac (Ire partie, chap. xiv, p. 95 de la récente réédition du Corpus).
163 Ibid., dans le corps du texte appelant la note précédente.
164 Ibid.
165 Ibid. ; c’est à ces mots du texte qu’est appelée la note sur l’abbé de l’Épée.
166 On reconnaît ici l’une des acceptions possibles de la formule d’Aristote qui voit en l’art une imitation de la nature.
167 Première leçon, p. 130 de l’édition de référence.
168 Rapport et projet de décret sur l’organisation...., in J. Guillaume, t. V, p. 368 ; nous avons cité le texte supra, note 2, p. 172.
169 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, partie II, chap. vi ; t. I, p. 458.
170 Ibid., p. 459.
171 Ibid., p. 460, note 1. Le texte est celui de l’Institution des sourds-muets..., Ire partie, chap. iv, p. 36.
172 Ibid.
173 Ibid.
174 Ce texte de Desloges est cité par Gérando, p. 448, note 1 ; il le commente en ces termes : « Il était difficile de mieux saisir et de rendre plus sensible le principe de la méthode de l’abbé de l’Épée, que ne l’a fait Desloges dans ce passage, où l’on trouve le germe des idées souvent développées ensuite par l’abbé Sicard. »
175 Gérando a cité (p. 479) ces deux lettres adressées par l’abbé de l’Épée à Sicard en 1783, et que ce dernier a reproduites dans son Cours d’instruction. Le second des mémoires de Bordeaux, en 1789, rapporte un propos de l’Épée qui va dans le même sens : « Il n’est pas nécessaire, disoit-il un jour, de parler une langue pour la pouvoir comprendre. Il me suffit que ces enfants me comprennent pour ne pas m’amuser à leur montrer à me faire connoitre leur pensée. » (p. 12-13)
176 Ibid., t. I, p. 462.
177 Ibid., p. 525.
178 Cours d’instruction, « Discours préliminaire », p. vi-vii. Ce texte attirera à l’auteur d’assez vives critiques pour qu’il en offre une rétractation dans sa Théorie des signes... L’institution de l’an III, et les débats qui l’ont préparée dans les assemblées, devaient amener sur plus d’un point, en pleine lumière, comme on le voit également à l’occasion du cours de Garat, la nécessité de choisir entre un condillacisme compatible avec – voire même commandé par – les idées morales et religieuses des abbés instituteurs des muets, et le naturalisme positif qui ne l’était plus.
179 J.-M. de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, t. I, p. 524.
180 J.-M. de Gérando, Des signes et de l’art de penser considérés dans leurs rapports mutuels, paru sous ce titre en version publiée d’un ouvrage en 4 tomes, Paris, an VIII, p. xvii.
181 J.-M. de Gérando, De l’éducation..., p. 524.
182 Ibid.
183 Je me permets de renvoyer à É. Schwartz, Les Idéologues... et « Idéologie et grammaire générale »
184 J.-M. de Gérando, partie II, chap. vi ; t. I, p. 459.
185 Ibid., t. II, p. 481.
186 Ibid., p. 482.
187 Ibid.
Auteur
Élisabeth Schwartz, ancienne élève de l’École normale supérieure de Sèvres, est professeur à l’université Biaise-Pascal de Clermont-Ferrand, où elle enseigne la philosophie de la connaissance. Auteur d’une thèse sur Les Idéologues et la fin des grammaires générales raisonnées (1981), elle a consacré ses recherches – d’abord à l’université d’Aix-en-Provence où elle a dirigé l’équipe CNRS d’épistémologie comparative créée par G. Granger, puis au sein du centre Philosophies et rationalités de l’université Biaise-Pascal – à l’histoire comparée de la philosophie (de Condillac aux Idéologues, de Kant à sa postérité) et des systèmes formels, particulièrement dans les débuts de la logique mathématique (de Boole à Frege, Carnap, Wittgenstein et Tarski).
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