Dix-neuvième leçon
27 ñoréal/16mai ?
p. 539-549
Texte intégral
1Leçon sur l’homme
2L’être supreme a mis l’homme au-dessus de tous les êtres organisés, par l’entendement dont il l’a doué, et par les lois qu’il a imposées à la nature pour les différents états où passe le corps de l’homme dans le cours de sa vie, jusqu’à sa destruction. Loin de déplorer notre condition, méditons avec reconnaissance les avantages dont l’Être suprême nous a favorisés : admirons sa toute-puissance bienfaisante dans la perfection de nos organes, qui surpassent ceux des animaux en ce qu’ils subsistent longtemps, quoique énervés par la mollesse dans laquelle nous vivons, et par les excès auxquels nous les exposons ; examinons le sort de l’homme dans les époques successives de sa vie, sans oublier jamais qu’il est mortel par sa nature, parce que ses organes sont périssables.
3Des organes qui ne sont pas éternels ont un commencement et une fin ; ils doivent être d’abord très faibles avant de se développer et de prendre des forces. L’enfant, immédiatement après sa naissance, est incapable de faire encore aucun usage de ses organes et de se servir de ses sens : l’enfant qui naît a besoin de secours de toute espèce, c’est une image de misère et de douleur ; il est dans ces premiers temps plus faible qu’aucun des animaux ; sa vie incertaine et chancelante paraît devoir finir à chaque instant ; il ne peut se soutenir ni se mouvoir ; à peine a-t-il la force nécessaire pour exister et pour annoncer par des gémissements les souffrances qu’il éprouve, comme si la nature voulait l’avertir qu’il est né pour souffrir et qu’il ne vient prendre place dans l’espèce humaine que pour en partager les infirmités et les peines*.
4Il est vrai que l’enfant, au sortir du sein de sa mère, n’a pas autant de force que l’agneau qui sort du ventre de la brebis, qui tombe sur la terre et se dresse aussitôt sur ses jambes pour saisir la mamelle ; mais considérons que si l’enfant ne peut se soutenir debout que longtemps après sa naissance, la femme a des bras et des mains pour recevoir son enfant et pour soigner, tandis que la brebis n’a que le pied pour exciter son agneau à se lever, s’il a besoin d’aide : le sort de l’enfant est préférable à celui de l’agneau dans le premier âge, indépendamment des avantages qu’il aura sur lui le reste de sa vie.
5Parmi nous, les enfants n’ont pas, comme les jeunes animaux, la liberté de mouvoir à leur gré toutes les parties de leur corps pour se fortifier ; mais ce n’est pas la faute de la nature, c’est la nôtre.
À peine l’enfant est-il sorti du sein de sa mère, à peine jouit-il de la liberté de mouvoir et d’étendre ses membres qu’on lui donne de nouveaux liens : on l’emmaillote, on le couche la tête fixe et les jambes allongées, les bras pendants à côté du corps : il est entouré de linges et de bandages de toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situation : heureux, si on ne l’a pas serré au point de l’empêcher de respirer, et si on a eu la précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu’il doit rendre par la bouche, puissent tomber d’elles-mêmes ; car il n’aurait pas la liberté de tourner la tête sur le côté, pour en faciliter l’écoulement†.
6Des anatomistes, des médecins et des physiciens ont donné des preuves convaincantes des funestes effets du maillot ; des philosophes les ont exposées avec toute la force et l’énergie de l’éloquence la plus persuasive : cependant il n’y a jusqu’à présent qu’un petit nombre de pères et de mères qui affranchissent leurs enfants de la dangereuse captivité du maillot. Quand parviendrons-nous à traiter nos enfants comme les nations qui les couvrent de vêtements sans les emmailloter : les Siamois, les Japonais, et tous les habitants des Indes orientales, nous donnent ce bon exemple.
7Les enfants ne commencent à rien qu’au bout de quarante jours ; c’est aussi le temps auquel ils commencent à pleurer : car auparavant, les cris et les gémissements ne sont point accompagnés de larmes ; les parties de la face n’ont pas même toute la consistance et tout le ressort nécessaire à l’expression des sentiments de l’âme ; toutes les autres parties du corps sont également faibles et délicates, et n’ont que des mouvements incertains et mal assurés.
8Les enfants dorment, dans les premiers temps, pendant la plus grande partie du jour et de la nuit et semblent n’être éveillés que pour la douleur ou par la faim.
9À l’âge de douze ou quinze mois, les enfants commencent à bégayer la voyelle qu’ils articulent le plus aisément, l’a, et successivement les quatre voyelles e, i, o, u dont chacune suppose un petit mouvement de plus que la précédente. Les premières consonnes que les enfants prononcent sont aussi celles qui exigent le moins d’effort de la part des organes, telles que le b, l, m et le p. Aussi, dans toutes les langues et dans tous les pays, les enfants commencent toujours par bégayer des mots qui renferment la voyelle a, et l’une des consonnes que nous venons de nommer.
10Il y a des enfants qui à deux ans prononcent distinctement et répètent tout ce qu’on leur a dit ; mais la plupart ne parlent qu’à deux ans et demi, et très souvent beaucoup plus tard. On remarque aussi que ceux qui ne parlent jamais aussi aisément que les autres, ceux qui parlent de bonne heure, sont en état d’apprendre à lire avant trois ans. On en a vu qui avaient commencé à deux ans, et qui lisaient aisément à quatre ans. Au reste, on ne peut guère décider s’il est fort utile d’instruire les enfants de bonne heure ; on a tant d’exemples du peu de succès de ces éducations prématurées ; on en a vu tant de prodiges de quatre ans, de huit ans, de douze ans, de seize ans, qui n’ont été que des hommes fort ordinaires à vingt-cinq ou trente ans. qu’on serait porté à croire que la meilleure de toutes les éducations est celle qui est la plus ordinaire, celle par laquelle on ne force point la nature, celle qui est la moins sévère, celle qui est la plus proportionnée, je ne dis pas aux forces, mais à la faiblesse de l’enfant‡.
L’adolescence
11Cet âge succède à celui de l’enfance ; il commence à douze ou quatorze ans, avec la puberté ; il se termine ordinairement à quinze ans pour les filles, à dix-huit ans pour les garçons, et quelquefois il s’étend jusqu’à vingt et un, vingt-trois et même vingt-cinq ans ; il finit lorsque le corps a pris tout son accroissement en hauteur suivant la signification latine du mot adolescentia, adolescence.
La jeunesse
12Lorsque le corps a pris tout son accroissement en hauteur, l’adolescence finit et la jeunesse commence : c’est à l’âge de vingt ou vingt-cinq ans ; elle dure jusqu’à trente ou trente-cinq ans. Pendant la jeunesse, toutes les parties du corps acquièrent de la force, de la consistance et toutes leurs dimensions. Les femmes parviennent plutôt que les hommes à cet état de perfection : la plupart sont entièrement formées dès l’âge de vingt-cinq ans.
13Je considère ici la jeunesse relativement à la division que l’on a faite des années de la vie en différents âges ; mais le mot jeunesse a d’autres acceptions : on a donné beaucoup plus d’étendue à sa signification, puisqu’elle indique quelquefois toute la partie de la vie qui entre l’enfance et l’âge viril. Dans ce sens, la jeunesse comprend les temps de la puberté et de l’adolescence : on dit même un enfant lorsqu’on veut désigner un enfant dans ses premières années.
L’âge viril
14Le corps ayant pris toute sa hauteur dans l’adolescence, et toutes ses dimensions dans la jeunesse, reste pendant plusieurs années dans le même état avant de commencer à dépérir. Cet espace de temps est l’âge viril : il dure depuis la trentième ou trente-cinquième année de la vie jusqu’à la quarantième ou quarante-cinquième. Dans cet âge, les forces du corps se soutiennent, et le plus grand changement qui arrive à sa figure vient de la graisse qui se forme dans différentes parties. Cette substance augmente leur volume à peu près comme dans les quatre premières années de l’enfance. La graisse change les proportions du corps ; elle grossit les traits du visage ; elle épaissit les membres en remplissant les intervalles qui étaient entre les muscles ; elle fait disparaître leurs formes. Quoique l’embonpoint rende la figure du corps humain moins svelte et moins élégante, cependant, lorsqu’il est modéré, il embellit les gens qui avaient un air de maigreur ; mais l’embonpoint excessif déforme le corps et le surcharge d’un poids très incommode et quelquefois insupportable. Tel on a vu des hommes qui ne pesaient que cent trente livres, engraisser au point de peser cinq cents livres.
15À la fin de la jeunesse, le corps de l’homme a pris son accroissement dans toutes ses dimensions, excepté l’étendue que l’embonpoint peut lui donner de plus. Pour voir les hommes dans l’âge le plus favorable au meilleur état des proportions de leur corps, il faut les considérer à l’âge de quarante ans ; alors ils n’ont déjà plus toute la fraîcheur de la jeunesse, mais la plupart ne sont pas encore déformés par trop d’embonpoint.
De l’homme
16L’homme est supérieur aux animaux par son entendement, par le rayon de la divinité qui l’éclaire. Il les apprivoise et les subjugue par son industrie ; il les dompte, les repousse et les extermine par ses armes. L’homme ne commande pas les animaux ; il attire à lui par quelque appâts ou il les éloigne par la crainte ; les animaux ne cherchent l’homme que pour lui nuire ; ils ne sont disposés à lui obéir par leur instinct ; ils ne s’y déterminent que par l’habitude de la contrainte. Le chien sauvage et le cheval sauvage fuient l’homme ; si le chien l’approche, c’est pour le dévorer ; si l’homme approche du cheval, il est reçu par des ruades. Ces mêmes espèces d’animaux, nées et élevées près de l’homme, adoucissent leur caractère et deviennent dociles, obéissantes et prévenantes ; mais abandonnez-les à elles-mêmes, dès la première génération elles méconnaîtront les hommes1.
17Les végétaux ne connaissent pas l’homme, sa présence ne les affecte en aucune manière ; ils n’ont pas la faculté de le voir, ni de l’entendre ; cependant il peut les mutiler, les abattre, les détruire ; il est parvenu à les multiplier et à les améliorer par la culture, la taille, la greffe, etc. Mais tout cela vient du travail et de l’industrie des hommes : les plantes n’y concourent que par leur végétation.
18Les minéraux n’ont d’autres rapports avec l’homme que ceux qui dépendent des propriétés des corps bruts ; il les emploie pour ses besoins et pour son agrément, par son travail et par son industrie.
19De toutes les productions de la nature, l’homme ne peut commander que certains animaux, mais ce n’est qu’après les avoir disposés à l’obéissance par ses soins.
20Quoique les hommes aient une très grande supériorité sur les animaux, par leur intelligence et par le précieux avantage du don de la parole, quoique le génie de l’homme se soit élevé à des connaissances qu’il aurait pu croire lui-même au-dessus de la portée de l’esprit humain ; cependant l’homme a de si grands rapports avec les animaux par sa conformation qu’il était difficile de lui assigner un caractère distinctif.
21Après avoir recherché tout ce que les naturalistes, depuis Aristote2, les anatomistes et les physiologistes ont dit à ce sujet, je n’ai trouvé que des observations appuyées sur des faits isolés qui n’embrassaient pas toute l’habitude du corps ; je me suis opiniâtré à suivre cet objet d’une manière plus générale et par des preuves plus convaincantes ; enfin j’ai vu qu’il y avait une différence essentielle entre la conformation de l’homme et celle des animaux qui lui ressemblent de plus, et que cette différence s’étendait à toutes les parties du corps. Elle réside dans l’attitude naturelle à l’homme, et fait un caractère distinctif aussi certain qu’évident.
22L’homme se tient debout, et jamais il ne marche sur ses mains : il est conformé de manière à pouvoir soutenir sans contrainte son corps et sa tête en ligne verticale3, sur ses jambes ; dans cette attitude majestueuse il peut voir d’un clin d’œil le ciel et la terre, et changer de place par une démarche noble et facile ; il maintient l’équilibre de toutes les parties de son corps, et le porte d’un lieu à un autre avec différents degrés de vitesse. De tous les caractères de conformations qui distinguent l’homme des animaux, il y a deux principaux : le premier est dans la force des muscles des jambes qui soutiennent le corps en ligne verticale au-dessus d’elles ; le second caractère distinctif se trouve dans l’articulation de la tête avec le cou par le milieu de la base du crâne4.
23Nous sommes debout, nous inclinons notre corps, et nous marchons sans penser à la force étonnante qui nous soutient dans ces différentes situations : cette force réside principalement dans les muscles jumeaux et soléaires5, qui forment la plus grande partie du gras de la jambe ; leur travail se fait sentir, et leur mouvement est apparent au dehors, lorsqu’étant debout, nous inclinons notre corps et le redressons successivement. Cette force n’est pas moins grande lorsque l’homme marche : à chaque pas, il s’appuie sur le bout de l’un de ses pieds, en soulevant le talon et tout le corps, tandis qu’il porte l’autre pied en avant : il faut que les muscles de la jambe de l’homme soient des agents bien puissants pour suffire à un si grand effort. Cependant nous marchons sans peine sur un plan horizontal, encore plus facilement en descendant ; le poids du corps est plus sensible lorsque nous montons, parce qu’il faut que le corps soit soulevé de plus haut à chaque pas ; mais l’homme faisant aisément ces mouvements, ils lui sont naturels. Au contraire, les animaux en sont incapables ou ne les font qu’en partie avec peine et pour peu de temps, lorsqu’ils se sont dressés sur les pieds de derrière.
24De tous les animaux que je connais, le gibbon et le jocko6, que l’on a aussi nommés orang-outangs, sont ceux dont la conformation diffère le moins de celle de l’homme ; ils pourraient donc avoir presque autant de facilité que l’homme pour se tenir debout, si cette attitude ne lui appartenait pas à l’exclusion des animaux.
25La cause de cette différence d’attitude est visible et palpable : le gibbon et le jocko n’ont pas les muscles de la partie postérieure de la jambe assez gros pour former un mollet comme dans l’homme ; par conséquent, ces muscles ont moins de puissance ; ils ne sont pas assez forts pour soutenir les cuisses et le corps en ligne verticale pour les maintenir dans cette attitude.
26J’ai vu la femelle d’un gibbon : elle marche debout et court de même assez vite ; mais son attitude n’est pas droite ni assurée : de temps en temps l’animal perd l’équilibre, et touche la terre avec l’une de ses mains pour le rétablir. Lorsqu’il s’arrête et qu’il veut rester debout, tout le corps chancelle sur les talons, le bout des pieds ne porte pas sur la terre, les jarrets ne sont pas tendus ; les jambes sont inclinées en avant et les cuisses en arrière : cette attitude contrainte ne peut durer longtemps ; bientôt l’animal s’assied par terre ou saisit quelque appui avec les mains.
27J’ai reconnu que les différentes manières dont la tête est articulée avec le cou désignaient les attitudes les plus naturelles à l’homme et aux animaux.
28On donne le nom d’os occipital à celui qui forme la plus grande partie de la base du crâne, c’est-à-dire la paroi inférieure de la boîte osseuse qui renferme les parties molles de la tête. Il y a dans cet os occipital une grande ouverture que l’on appelle le grand trou occipital ; il donne une issue à la substance médullaire pour passer dans la colonne vertébrale, et fixe le lieu de l’articulation de la tête avec le cou. C’est sur les bords du grand trou occipital que sont placés les deux points par lesquels la partie osseuse de la tête touche à la première vertèbre du cou, et sur lesquels se font tous les mouvements de la tête.
29L’homme ayant le corps et le cou dirigés verticalement, sa tête doit être placée en équilibre sur la colonne vertébrale pour rendre tous ses mouvements plus faciles, et pour la maintenir sur la colonne osseuse, qui est le point d’appui que lui donne l’attitude naturelle du corps humain ; aussi le grand trou occipital de l’homme est placé à peu près au centre de la base du crâne : ce trou n’est guère plus éloigné de l’extrémité des mâchoires que du fond de l’occiput ; la tête est si bien placée pour son équilibre que si l’on prolongeait la ligne verticale que suivent le corps et le cou, elle passerait par le sommet de la tête.
30Lorsque l’homme est debout, son talon porte sur la terre comme le reste du pied ; lorsqu’il marche, le talon est la première partie du pied qui pose sur la terre : cette conformation et ce mouvement sont dans l’homme, à l’exclusion de tous les animaux : la plupart ont le talon fort élevé au-dessus de terre ; c’est la partie que nous appelons le jarret dans le cheval, le bœuf, le cerf, etc. La pointe du jarret est formée par l’os qui correspond à notre calcanéum ; il est fort éloigné du pied dans tous les animaux, parce qu’ils ont la partie que l’on appelle le canon, très différente et beaucoup plus longue que notre métatarse ou cou-de-pied auquel elle répond.
31Dans les animaux qui ont le métatarse conforme à peu près comme celui de l’homme, le talon n’est pas si éloigné du pied ; mais il est encore assez haut dans le chien, le chat, l’écureuil, etc. et pour que l’on ne puisse pas soupçonner qu’il porte sur la terre lorsque l’animal est arrêté sur ses quatre jambes ou lorsqu’il marche.
32Dans les singes, le métatarse est assez court pour que le talon soit placé près de terre, lorsque ces animaux sont debout ; mais en y regardant de près, on voit aisément que le talon est relevé par le bout, et ne peut porter sur la terre avec le reste du pied : pour que le bout du talon touche la terre, il faut que le reste du pied soit soulevé. Il résulte de cette conformation que, l’animal étant debout sur ses jambes, son habitude est contrainte : s’il s’appuie sur le devant du pied, le bout du talon se trouve soulevé et fait incliner la jambe en avant ; le genou reste fléchi, et la cuisse s’incline en arrière, pour que le corps se trouve en ligne verticale au-dessus du talon. Si l’animal s’appuie sur le talon, il soulève le devant du pied : alors le genou est moins fléchi, la jambe et la cuisse sont moins inclinées ; mais il chancelle parce qu’il n’est plus appuyé sur la plante du pied.
33Quoique un singe soit debout, son attitude mal développée ne nous présente qu’un quadrupède qui fait effort pour se soutenir sur ses jambes de derrière. Au contraire, l’homme trouve un ferme appui dans toute l’étendue de son pied : son genou bien tendu maintient la jambe et la cuisse en ligne droite ; le corps se soutient verticalement avec autant d’aisance que de sûreté.
34Toutes ces observations prouvent que l’homme est conformé pour se tenir debout, et que cette attitude lui est propre à l’exclusion de tous les autres animaux.
35Suivant Aristote, la nature des singes est ambiguë ; ils ressemblent en partie à l’homme et en partie au quadrupède.
36Sunt qua natura anticipite, partim hominem partim quadrupedem imitentur, velut simia, etc.§
37Ce passage prouve qu’Aristote trouvait une différence de l’homme au quadrupède, puisqu’il admettait entre eux des animaux de nature ambiguë. J’imagine qu’Aristote comprenait, sous le nom de quadrupède, tous les animaux de ce genre qui étaient connus de son temps, à l’exception des singes. S’il trouvait à peu près autant de différences et de ressemblances entre les singes et l’homme qu’entre les singes et les quadrupèdes, la nature des singes devait lui paraître ambiguë.
38Je ne doute pas qu’il ne soit à présent bien décidé que les singes ressemblent beaucoup plus aux quadrupèdes qu’à l’homme ; mais ce fait était douteux avant la découverte de l’Amérique et des parties méridionales de l’Afrique et des Indes. Tous les singes d’Amérique, tous les makis7, le phalanger8, le cayopollin9, le sarique10 et la marmose11 étaient alors inconnus : or, ces animaux ont plus de rapports de conformation qu’aucun des autres quadrupèdes avec les singes que connaissait Aristote ; c’est pourquoi ce grand naturaliste trouvait autant de différences et de ressemblances entre les singes et le quadrupède, qu’entre les singes et l’homme. La nature des singes lui paraissait ambiguë : il ne savait si elle tenait plus de celle du quadrupède que celle de l’homme. À présent, Aristote n’aurait plus de doute à ce sujet ; il verrait des rapports immédiats entre les singes d’Afrique et d’Asie et les singes d’Amérique, entre ceux-ci et les makis, etc. Ces rapports de conformation se sont multipliés entre les singes et les autres quadrupèdes à mesure que l’on a découvert de nouveaux animaux ; mais les différences sont toujours les mêmes entre les singes et l’homme. Par conséquent, Aristote ne trouverait plus d’ambiguïté dans la nature des singes ; il la distinguerait de celle de l’homme et la rapporterait à celle des autres quadrupèdes. Cette discussion était nécessaire pour prouver que l’homme est si différent des animaux qu’il n’y en a point dont la conformation ait autant de rapports avec la sienne qu’avec celle de quelques quadrupèdes, comme Aristote l’avait prétendu. Considérons à présent d’autres différences entre l’homme et les animaux.
39La forme de la tête de l’homme diffère principalement de celle des animaux par le volume du cerveau et par la longueur des mâchoires. Le cerveau est plus gros et les mâchoires sont plus courtes dans l’homme que dans aucun des animaux. Le grand volume du cerveau de l’homme forme la saillie de l’occiput, au-delà du grand trou occipital, et met la tête en équilibre sur le cou. Le cerveau forme aussi, par son étendue, le front de toute la partie de la tête qui est au-dessus des oreilles. Le cerveau est si petit dans les animaux que la plupart n’ont presque point d’occiput, ou que le front leur manque ou n’a que peu d’élévation. Dans les animaux qui ont un grand front, il se trouve placé aussi bas et même plus bas que les oreilles : tel est le front du cheval, du bœuf, de l’éléphant, etc. ; mais ces animaux à grand front manquent d’occiput, et le sommet de leur tête n’a qu’une petite étendue.
40Moins le cerveau a de volume, plus les mâchoires sont grandes : c’est ce qui forme la plus grande partie du museau. Il a différentes longueurs dans les diverses espèces d’animaux ; il est fort allongé dans les animaux solipèdes, court dans l’orang-outang, et nul dans l’homme.
41Il n’y a point de menton dans le museau : cette partie manque à tous les animaux.
L’âge de retour
42Les physiologistes donnent le nom de vieillesse au temps de la vie qui commence après l’âge viril et qui ne finit qu’à la mort : il est vrai qu’ils distinguent la verte vieillesse, senium crudum, de la vieillesse décrépite ; mais le mot de vieillesse ne peut avoir dans notre langue une signification aussi étendue. Un homme de quarante ou quarante-cinq ans n’est pas un vieillard ; quoique à cet âge le corps donne déjà des signes de dépérissement, ce n’est pas encore l’âge de la vieillesse. Je crois que cet âge sera mieux nommé l’âge de retour, puisqu’alors la nature commence à rétrograder : l’embonpoint diminue et les fonctions de quelques parties du corps s’affaiblissent.
43L’âge de retour s’étend depuis quarante-cinq ans jusqu’à soixante ou soixante-cinq.
44A cet âge, la diminution de la graisse est la cause des rides qui commencent à paraître sur le visage et sur d’autres parties du corps. La peau n’étant plus tenue par la même quantité de graisse et n’ayant plus assez d’élasticité pour se resserrer, s’affaisse et se plisse vers les endroits où elle est retenue par quelques circonstances particulières : par exemple, les rides qui s’étendent depuis les côtés du nez jusqu’au-dessous des commissures des lèvres viennent de l’affaissement de la peau d’une partie des joues : cette peau étant retenue par le nez et le coin de la bouche, forme un renflement qui s’étend depuis l’une de ces parties jusqu’à l’autre, et une ride à côté de ce renflement.
45Le retour de l’âge est marqué par un changement dans la vision, dont la cause est bien connue. Pour voir distinctement les objets, il faut que les rayons de lumière qu’ils nous réfléchissent se rassemblent au fond de l’œil en un foyer. Dans la force de l’âge, les rayons de lumière qui parlent de petits objets, tels que les lettres d’un livre placées à huit ou dix pouces de distance de l’œil, sont réfractés en traversant ses humeurs, et principalement le cristallin, qui a la forme d’une lentille. Cette réfraction est telle que les rayons se rassemblent en un petit espace au fond de l’œil : de cette manière la division est distincte.
46Au retour de l’âge la quantité des humeurs de l’œil diminue, la cornée transparente est moins convexe ; par conséquent il arrive moins de rayons de lumière au fond de l’œil, et ils n’y sont pas rassemblés dans un espace assez peu étendu pour que la vision soit nette ; le foyer que formerait ces rayons serait au-delà du fond de l’œil. On remédie à cet inconvénient en éloignant le livre ; alors les rayons de lumière venant de plus loin, leur foyer se trouve placé au fond de l’œil ; mais la vision n’en est pas meilleure, parce que l’image de l’objet y est plus petite et plus obscure. Ainsi, dès l’âge de quarante ou quarante-cinq ans, la plupart des hommes ne pouvaient plus voir distinctement les petits objets avant que l’on eût inventé les lunettes dont on se sert pour lire. Cette découverte a été faite au commencement du xive siècle, en 1300 ; on n’en connaît pas bien l’auteur ; mais il paraît que le cordelier Bacon y eut beaucoup de part ; l’inventeur des lunettes a fait plus de bien au genre humain que Descartes et Newton12. Les lunettes dont il s’agit sont composées de deux verres convexes placés au-devant des yeux. Les rayons de lumière que les petits objets réfléchissent se réfractent et se rassemblent en plus grand nombre avant d’entrer dans l’œil. D’ailleurs les lunettes, ayant rassemblé beaucoup de rayons de lumière, ils arrivent en plus grand nombre au foyer : par le concours de ces deux moyens, la vision des petits objets est aussi parfaite dans l’âge de retour, et même dans la vieillesse, que dans la jeunesse et l’âge viril ; mais il faut bien prendre garde de se servir de lunettes qui soient trop fortes pour l’âge où l’on se trouve : elles sont séduisantes parce qu’elles grossissent et qu’elles éclairent beaucoup, mais dangereuses par la trop grande quantité de rayons de lumière qu’elles rassembleraient au fond de l’œil, et qui émousseraient le principal organe de la vision.
47Le retour de l’âge est marqué par l’affaiblissement de l’estomac, pour la plupart des gens qui ne prennent pas assez d’exercice à proportion de la quantité et de la qualité de leurs aliments : ils sont sujets à de mauvaises digestions qui se répètent si souvent qu’elles peuvent altérer la santé.
L’âge de la vieillesse et de la caducité
48Les signes du retour de l’âge deviennent de plus en plus sensibles et indiquent la vieillesse à soixante, soixante-trois ou soixante-cinq ans : cet âge s’étend jusqu’à la soixante-quinzième ou la quatre-vingtième année de la vie. Lorsque les signes de la vieillesse affaiblissent le corps au point de le courber et de l’exténuer, alors le vieillard est caduc : ainsi la caducité n’est qu’une vieillesse infirme.
49Mais il y a beaucoup de vieillards dont la santé est presque aussi bonne que dans l’âge de retour. Les signes de cet âge empirent dans d’autres vieillards ; les yeux et l’estomac s’affaiblissent de plus en plus, la maigreur augmente les rides du visage, la barbe et tous les cheveux blanchissent, les forces diminuent, et la mémoire est fautive.
La décrépitude
50David disait, il y a près de trois mille ans, que la vie de l’homme après la soixante-dixième ou, au plus tard, après la quatre-vingtième année, n’était que peine et douleur : le caractère de l’âge de la décrépitude ne peut être mieux exprimé13. Il y a quelques hommes heureusement nés dont la vieillesse se soutient jusqu’à la soixante-quinzième année, et même plus loin, sans être décrépite ; mais ces exemples sont rares. Les infirmités de la décrépitude vont toujours en empirant, et la fin de ce dernier âge est la mort. Ce terme fatal est incertain ; on ne peut avoir, relativement à la durée de la vie, que les résultats des observations qui ont été faites sur un grand nombre d’hommes nés au même temps, et morts à différents âges.
51Les signes de la décrépitude prouvent la faiblesse actuelle et annoncent la destruction prochaine du corps humain : on perd le souvenir des choses que l’on rappelait encore dans la vieillesse, la mémoire manque absolument, le cerveau a pris trop de consistance pour garder d’anciennes impressions ou en recevoir de nouvelles. Les nerfs sont émoussés et endurcis : on devient sourd et aveugle ; on perd les sens de l’odorat, du toucher et du goût. L’appétit manque, on ne sent que le besoin de manger ; encore y a-t-il des vieillards qui n’ont que le sentiment de la soif. Après que les dents sont tombées, la mastication est imparfaite et les digestions mauvaises ; les lèvres rentrent en dedans ; les bords des mâchoires étant usées elles ne peuvent plus s’approcher l’une de l’autre ; les muscles de la mâchoire inférieure deviennent si faibles qu’ils ne font que de vains efforts pour la relever et la retenir.
52Le corps s’affaisse dans la décrépitude : il perd de sa hauteur ; la colonne vertébrale se courbe en avant parce que les muscles du dos ne sont plus assez forts pour la tenir droite, et que les vertèbres se soudent les unes avec les autres par leur partie antérieure. D’autres articulations dans les bras et les jambes se raidissent et ne plient qu’avec peine ; la maigreur devient extrême : les forces manquent ; le malheureux vieillard ne peut plus se soutenir, il est obligé de rester assis sur un siège ou étendu dans son lit. La vessie devient paralytique ; les intestins n’ont plus de ressort. La circulation du sang se ralentit ; les battements du pouls ne sont plus au nombre de quatre-vingt-cinq par minute, comme dans la force de l’âge, ils se réduisent jusqu’à vingt-quatre et même moins ; ils deviennent intermittents : la respiration est plus lente ; le corps perd de sa chaleur ; et, enfin, le défaut de circulation cause la mort.
La mort
53La vie de l’homme consiste dans l’activité de ses organes : ils se fortifient dans l’enfance, l’adolescence et la jeunesse ; ils dépérissent dans l’âge de retour et dans la vieillesse. La mort naturelle n’est que l’anéantissement de leurs forces dans la décrépitude. Ainsi le corps humain tend à sa fin, et opère sa propre destruction, depuis l’âge de retour jusqu’à la mort : il périt par parties à mesure que quelques-uns de ses organes perdent leur action. Le mouvement du cœur est le plus durable ; lorsqu’il cesse, l’homme a déjà rendu son dernier soupir ; il passe de la vie à la mort.
54Mais il n’y a qu’un très petit nombre d’hommes qui parcourent tous les âges de la vie, et qui ne meurent qu’au terme de la nature : mille et mille causes accélèrent la mort ; on ne peut imaginer combien d’accidents et de maladies brisent et corrompent les différentes parties du corps, retardent ou accélèrent leurs mouvements au point de causer une mort prématurée.
55De quelque manière que la mort doive arriver, on n’en connaît ni le temps, ni les circonstances ; cependant, on imagine qu’elle est toujours affreuse et épouvantable, et l’on n’y songe jamais qu’avec peine. Il faut pourtant penser à la mort puisque nous y sommes destinés, et que cette idée peut nous servir pour la retarder ou pour en prévenir de mauvaises suites par une bonne conduite.
56La mort naturelle, considérée sans prévention, nous paraîtra préférable aux infirmités de la décrépitude : d’ailleurs, lorsque les fonctions du corps sont presque nulles, lorsqu’on n’a plus de mémoire, lorsqu’on a perdu l’usage des sens, il reste peu à perdre. Un corps exténué, des organes usés, n’opposent qu’une faible résistance à la mort : quels regrets, quelle douleur pourrait-elle causer** ?
Momies
57On donne le nom de momies aux cadavres conservés après la mort ; il y a plusieurs sortes de momies. Les unes ont été préparées par des embaumements : elles sont les momies d’Égypte, celles des Guanches14, qui se trouvent entassées dans les cavernes de l’île Ténérife, et la momie qui fut trouvée en 1756, à deux lieues et demie de Riom en Auvergne. Ces momies préparées n’intéressent les naturalistes que par leur ancienneté : on croit en avoir d’Égypte qui ont plus de 4 000 ans.
58Les momies desséchées sans aucun apprêt sont vraiment du ressort de l’histoire naturelle. Il est souvent arrivé que des caravanes entières ont péri dans les déserts de l’Arabie, soit par les vents brûlants qui s’y élèvent et qui raréfient l’air au point que les hommes ni les animaux ne peuvent plus respirer, soit par les sables que les vents impétueux soulèvent à une grande hauteur, et qu’ils déplacent à une grande distance. Ces cadavres se conservent dans leur entier, et on les trouve dans la suite par quelque effet du hasard. Plusieurs auteurs, tant anciens que modernes, en ont fait mention. M. Shaw qu’on lui a assuré qu’il y avait un grand nombre d’hommes, d’ânes et de chameaux qui étaient conservés depuis un temps immémorial dans les sables brûlants de Saibah, qui est un lieu que cet auteur croit situé entre Rassem et l’Egypte††.
59Il y a au Muséum d’histoire naturelle une main dans l’état des momies desséchées sans embaumement : la peau et toutes les parties molles sont noires, racornies, et même détruites dans plusieurs endroits où elles laissent les os à découvert, et où l’on voit que les os ont une couleur de turquoise15 ; il ne reste aucun des ongles, mais on reconnaît sur la peau la rainure dans laquelle ils étaient incrustés ; toutes les phalanges des doigts et tous les os du métacarpe sont entiers ; l’os unciforme16 est le seul du carpe qui tienne la main dont il s’agit : les proportions de tous ces os prouvent que c’est la main droite d’une femme adulte. Cette main a été trouvée à Clamecy dans le Nivernais ; ce morceau est très singulier et très curieux, en ce qu’il a été dans le Nivernais, soit qu’on le considère comme partie d’une momie ou comme turquoise. Il est le seul qu’on ait connu jusqu’à présent pour être tout à fait turquoise et momie. On savait que le terrain des Cordeliers de Toulouse avait la propriété de préserver les cadavres de la corruption, en les desséchant comme des momies. On avait trouvé des turquoises dans le Languedoc ; mais on n’a jamais aperçu la couleur de la turquoise sur les os des momies de Toulouse, ni d’aucun autre lieu ; et on n’a jamais vu les os dont on fait les turquoises de Languedoc, ou d’ailleurs, revêtus de chair comme des momies. La dernière phalange des doigts de la main trouvée à Clamecy, les deux phalanges du pouce, les cinq os du métacarpe et l’os uniforme sont découverts et d’une couleur bleue teinte de vert et plus ou moins foncée : on voit que la couleur pénètre dans l’intérieur de plusieurs de ces os, qui ont été entamés à dessein de les sonder ; il y a tout lieu de croire que les phalanges qui sont couvertes de chair ont la même couleur‡‡.
60Il y a une autre sorte de momie naturelle nouvellement connue : on l’a découverte lorsqu’on a fait à Paris, il y a quelques années, un marché à la place du cimetière des Innocents. On a été obligé d’enlever le terrain de ce cimetière jusqu’à une grande profondeur, parce qu’il était infecté d’exhalaisons cadavéreuses qui lui avaient donné une couleur noire foncée, qui est la preuve de ce genre d’infection. Le terrain avait mille sept cents toises carrées ; on y déposait des cadavres en très grand nombre depuis l’an 1186 ; on peut en supposer au moins mille chaque année, ce qui ferait à peu près trois cent mille jusqu’à présent. Ces cadavres étaient renfermés chacun dans un cercueil et bien arrangés, au nombre de douze à quinze cents dans une seule fosse : pour ménager l’espace on ne mettait point de terre entre les cercueils ; mais les fosses en étaient recouvertes.
61On a trouvé les cercueils conservés dans toutes leurs dimensions et leur solidité ; ils avaient à l’extérieur une teinte noire très foncée qui venait de la terre ; à l’intérieur on reconnaissait la couleur naturelle du bois ; les cercueils étaient bien conservés, et les cadavres n’avaient rien perdu de leur volume. En déchirant les linceuls on voyait que les chairs étaient en bon état ; le seul changement que l’on y apercevait consistant en ce qu’elles étaient changées en une masse ou matière mollasse blanche. Cette substance était pulpeuse, le plus souvent très solide ; elle n’avait plus de tissu fibreux ; elle s’écrasait sous le doigt : les fossoyeurs lui avaient donné le nom de gras17.
62Le cerveau, le cœur, le foie se changent presque complètement en gras et ne perdent rien de leur volume, tandis que les poumons et les boyaux ne laissent, après leur transmutation, que quelques feuilles de la matière du gras sans consistance. Les corps de tout sexe et de tout âge sont susceptibles de la transmutation en gras ; les plus en embonpoint y sont les mieux disposés ; cette transmutation s’opère à peu près en cinq ans.
63Le gras se détruit successivement depuis le haut de la fosse jusqu’au bas, lorsque l’humidité ou d’autres circonstances causent le dégorgement des gaz à travers la terre qui la recouvre.
64Lorsque le tissu fibreux des chairs est converti en gaz, cette transmutation est complète. La dégradation commence à se faire dans la poitrine, dans le ventre, où il ne reste qu’une petite quantité de gras ; alors les os sont désarticulés ; le sternum et les téguments sont affaissés sur la colonne épinière, les côtes renversées de chaque côté, et les vertèbres séparées les unes des autres.
65Le gras se conserve le plus longtemps dans la peau, et surtout dans le cuir chevelu et dans le cerveau. On n’a vu la transmutation en gras, que dans de grandes fosses bien recouvertes de terre noire ; le gras y était complet dans le cimetière des Innocents : on n’a trouvé dans d’autres cimetières que des traces de cette substance.
66Le gras commence à se former dans la peau et s’y conserve le plus longtemps comme dans le cerveau : il est surprenant que le cerveau, qui a peu de consistance, ne se détruise pas avant la peau et le cœur§§.
67Voilà donc une opération de la nature, qui conserve pendant longtemps les cadavres après la mort. La fermentation produit des gaz dont l’évaporation en substances volatiles et fugaces détruit les chairs et les réduit à rien dans les cercueils, car on ne trouve point de terre dans ceux qui sont les mieux conservés. On n’a point vu de vers dans la plupart des cadavres ; on ne peut pas douter que ceux qui en avaient, n’eussent été exposés à l’air avant la sépulture.
68L’idée d’être rongé des vers déplaisait à beaucoup de gens ; elle était mal fondée : nous ne serons ensevelis que trop tôt après notre mort, et le danger d’être enterré vivant est bien d’une autre importance que de devenir la pâture des vers.
69La crainte de la mort est-elle mieux fondée que celle des vers qui rongeraient un cadavre insensible ? La mort naturelle, amenée par l’âge, est si douce qu’elle ne se fait pas sentir : c’est comme la lumière d’un flambeau qui s’éteint faute d’aliment. Cependant les vieillards craignent plus la mort que les jeunes gens : il est vrai qu’ils en sont plus près, suivant les lois de la nature ; mais il y a bien des exceptions : un vieillard de quatre-vingts ans a déjà survécu à trente-neuf de ses contemporains, sur environ quarante, nés le même jour. Il a encore trois ans à vivre suivant les probabilités sur la durée de la vie : il peut vivre cent ans et plus ; qu’a-t-il à craindre de la mort ? Peut-être ce moment lui sera-t-il aussi insensible que le terme lui en est inconnu. Loin d’avoir peur de mourir, le vieillard doit craindre de vivre trop longtemps, s’il s’aperçoit que son entendement, sa mémoire, sa volonté s’affaiblissent : il est à souhaiter pour les vieillards qu’ils perdent la vie avant de perdre la raison. Pline a dit : Ex omnibus bonis quae homini tribuit natura, nullum melius esse tempestiva morte***.
70Je reviens à vous, jeunes gens†††, vous ferez bien de ne pas craindre la mort ; vous devez vous confier dans les ressources que vous avez contre elle : mais la prudence supplée l’expérience qui manque à votre âge ; gardez vous de prodiguer vos forces sans une nécessité indispensable. Considérez souvent le peu que nous savons du mécanisme du corps humain ; c’en est assez pour prouver que l’abus de ses fonctions peut les affaiblir à jamais et les rendre nulles. Modérez-vous, même dans les exercices les plus louables et les plus utiles : je pourrais vous citer des gens qui, à force d’étudier sans relâche, ont perdu l’esprit.
71Je vois, avec regret, que nous allons nous quitter : j’aime les jeunes gens qui s’appliquent à l’étude ; je les ai toujours aidés, autant qu’il m’a été possible, de l’expérience que l’âge m’avait donnée. Je me suis plu à vous faire des leçons à l’École normale : si je peux contribuer aux succès de vos études en histoire naturelle, citoyens, vous m’y trouverez très disposé jusqu’au terme du reste de ma vie.
Notes de bas de page
1 Reprise du thème buffonien de la conquête de la nature par l’homme : voir notamment les Vues de la nature dans l’Histoire naturelle, t. 12, p. xij. Pour Buffon, la main de l’homme transforme la nature brute, « hideuse et mourante », en nature cultivée, « agréable et vivante » : Histoire naturelle. Table des matières. « Nature brute », t. 15, p. cxcij.
2 La référence à Aristote comme borne historique se justifie peut-être par le fait que le philosophe classe l’homme parmi les animaux.
3 Sur la nouveauté des travaux de Daubenton sur l’angle de l’occiput, voir, malgré l’aspect hagiographique, R. Saban, « Daubenton, précurseur de l’anatomie comparée », in 109e congrès national des sociétés savantes, p. 145-164. Daubenton développe les effets de la bipédie et la spécificité de la posture humaine dans l’Encyclopédie méthodique, « Histoire naturelle de l’homme », p. 21.
4 On reconnaît le goût de Daubenton pour l’anatomie fonctionnelle : mouvement et articulation du crâne.
5 Les muscles jumeaux, interne et externe, de la jambe constituent avec le soléaire un triceps qui s’insère sur le fémur et le tendon d’Achille, permettant ainsi l’extension et la flexion du pied lors de la marche.
6 Daubenton regroupe parmi les orangs-outangs le gibbon et le jocko (chimpanzé, Pan troglodytes). Ceci s’explique non par une erreur de détermination des espèces mais par la signification d’orang-outang qui est utilisé comme nom de genre de singes anthropomorphes, et non comme espèce.
7 Les makis regroupent trois espèces : le mococo, le mangous et le vari, se trouvant respectivement au Mozambique, à Madagascar et dans les îles voisines. Daubenton les différencie des autres singes car ils portent six incisives au lieu de quatre par mâchoire.
8 Le phalanger tient son nom de ses phalanges singulièrement conformées. Le pouce est séparé des autres doigts et n’a pas d’ongle. Il a la taille d’un petit lapin ou d’un gros rat. la queue longue et le museau allongé. Il ne s’agit pas de notre phalanger actuel que l’on ne trouve qu’en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Nouvelle-Guinée.
9 Petit marsupial d’Amérique du Sud vivant en région montagneuse, plus grand qu’un rat.
10 La sarique ou sarigue est synonyme d’opossum. Petit marsupial d’Amérique latine.
11 Petit opossum que l’on trouve du Mexique au Brésil.
12 Daubenton a une conception de la science utilitariste, contribuant directement au progrès de la vie humaine, comme le montrent ses recherches en économie rurale.
13 2 Samuel 19, 32-38.
14 Les Guanches, contraction de Guan Chenech, sont les premiers habitants des îles Canaries, victimes des invasions espagnoles au xve siècle. Une des caractéristiques de la population guanche est de momifier ses morts, comme le rappelle Daubenton.
15 Les os et dents fossiles, colorés par le phosphate de fer, prennent une couleur bleue pâle qui leur a donné le nom de turquoise.
16 Unciforme : os de la main.
17 Les corps en décomposition suintent de graisses, ce qui donne ce nom de « gras ».
Notes de fin
* Histoire naturelle générale et particulière, in-12, t. 4, p. 173.
** Voyez l’Encyclopédie méthodique. Histoire naturelle des animaux, t. 1, introduction, p. xix sq.
*** Livre XXXIII, chap. I. [« De tous les biens accordés à l’homme par la nature, il n’en est pas de meilleur qu’une mort opportune. » (Histoire naturelle, XXVIII, I, § 9)]
§ De animalibus, chap. VIII. [« Certains animaux ont une nature intermédiaire entre l’homme et les quadrupèdes, par exemple les singes,... », Aristote, Histoire des animaux, Paris, Vrin, 1987, p. 128.]
§§ Voyez le Rapport sur les exhumations du cimetière et de l’église des Innocents, par M. Touret, Paris, 1780.
† Ibid., p. 190.
†† Voyages de M. Shaw, dans plusieurs provinces [de la Barbarie et du Levant... (traduit de l’anglais)], La Haye, 1743, t. 2, p. 79.
††† Le professeur avait quatre-vingt-dix-neuf ans [79 en fait].
‡ Voyez l’Histoire naturelle générale et particulière, in-12, [t. 3] p. 116 sq.
‡‡ Ibid., p. lxxxix.
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