Onzième leçon
7 germinal/27 mars
p. 490-493
Texte intégral
1Sur les rapports que l’on a recherchés entre les corps bruts et les corps organisés
2Quoique l’on ait déjà beaucoup de connaissances sur les productions de la nature, on n’en a pas encore trouvé toutes les espèces et toutes les sortes. Il en reste un grand nombre que les naturalistes n’ont pas vues ; et parmi celles qui ne sont pas inconnues, il y en a beaucoup qui n’ont pas été assez observées pour découvrir les caractères de différences et de ressemblances qui sont entre elles.
3Cependant ce défaut de connaissances sur les espèces ou les sortes des productions de la nature n’a pas empêché plusieurs naturalistes de tracer des passages d’une division à l’autre, et d’indiquer des êtres qui leur ont paru mitoyens entre les minéraux et les végétaux et entre les végétaux et les animaux.
4Un auteur célèbre, Charles Bonnet, philosophe, naturaliste et métaphysicien, a fait beaucoup de tentatives pour former une immense chaîne des êtres1.
Entre le degré le plus bas et le degré le plus élevé de la perfection corporelle ou spirituelle, dit l’auteur que je viens de citer, il est un nombre presque infini de degrés intermédiaires ; la suite de ces degrés compose la chaîne ; elle unit tous les êtres, lie tous les mondes, et embrasse toutes les sphères2.
Il n’est point de sauts dans la nature ; tout y est gradué, nuancé. Si, entre deux êtres quelconques, il existait un vide, quelle serait la raison du passage de l’un à l’autre ? Il n’est point d’être au-dessus ou au-dessous duquel il n’y en ait qui s’en rapprochent par quelques caractères, et qui s’en éloignent par d’autres.
Entre ces caractères qui distinguent les êtres, nous en découvrons de plus ou moins généraux. De là, nos distributions en classes, en genres, en espèces.
Ces distributions ne sauraient trancher. Il est toujours entre deux classes ou entre deux genres voisins des productions moyennes, qui semblent n’appartenir pas plus à l’un qu’à l’autre, et les lier3.
Mais si rien ne tranche dans la nature, il est évident que nos distributions ne sont pas les siennes. Celles que nous formons sont purement nominales, et nous ne devons les regarder que comme des moyens relatifs à nos besoins et aux bornes de nos connaissances. Des intelligences qui nous sont supérieures découvrent peut-être entre deux individus, que nous rangeons dans la même espèce, plus de variétés, que nous n’en découvrons entre deux individus de genres éloignés.
Ainsi ces intelligences voient, dans l’échelle de notre monde, autant d’échelons qu’il y a d’individus. Il en est de même de l’échelle de chaque monde, et toutes ne composent qu’une seule suite, qui a pour premier terme le plus élevé des chérubins4.
5L’auteur convient « qu’un nuage épais nous dérobe la plus belle partie de cette chaîne immense, et ne nous laisse entrevoir que quelques chaînons mal liés, interrompus, et dans un ordre très différent sans doute de l’ordre naturel5 ».
6Ici l’auteur se rapproche de la vérité ; il semble convenir que sa prétendue chaîne immense des êtres, qui les comprendrait tous, depuis l’atome jusqu’au chérubin, ne peut être prouvée aux yeux des naturalistes : il s’est réduit à donner l’idée d’une échelle des êtres naturels.
7Ceci rentre dans le genre de l’histoire naturelle. Nous pouvons discuter toutes les parties de cette échelle*. L’homme est placé dans le haut et le feu dans le bas, avec une note qui fait entendre que si l’échelle était prolongée par le bas, elle s’étendrait à des matières plus subtiles que le feu. En remontant cette échelle, je ne m’arrêterais pas sur les éléments, les terres, les bitumes, les soufres, les demi-métaux, les métaux, les vitriols, les sels, les cristallisations, les pierres figurées6, parce que l’on a acquis depuis peu sur ces minéraux beaucoup de nouvelles connaissances, dont l’auteur n’était peut-être pas assez informé lorsqu’il a fait son échelle des êtres naturels. Je vais discuter les êtres qu’il a employés pour faire un passage des solides bruts ou non organisés, aux solides organisés. Voici ses propres termes :
L’organisation apparente des pierres feuilletées, ou divisées par couches, telles que les ardoises, les talcs, etc., celle des pierres fibreuses, composées de filaments, telles que les amiantes, semblent constituer des points de passages des solides bruts aux solides organisés7.
8Je suis surpris que Charles Bonnet, qui a fait de très bonnes observations sur différents genres de productions de la nature, ait pu imaginer une apparence d’organisation dans les pierres feuilletées et dans les pierres fibreuses. A-t-il jamais reconnu dans la structure des ardoises ou de l’amiante aucun rapport de nature ou d’organisation avec les vaisseaux ligneux, les membranes ou les vaisseaux ou toute autre partie des plantes ou des animaux ? il n’en dit rien. Mais il convient « que cette transition n’est pas aussi heureuse que celle qui s’observe dans plusieurs autres classes d’êtres terrestres. La nature semble faire ici un saut, dit l’auteur ; mais ce saut disparaîtra, sans doute, lorsque nos connaissances auront acquis plus d’étendue et de précision8 ».
9Je crois que non seulement cette transition des corps bruts aux corps organisés n’est pas heureuse, mais qu’elle est absolument fausse. Je vais prouver que celles que l’auteur annonce pour plusieurs autres classes ne sont pas mieux fondées. Mais auparavant, il faut s’expliquer sur ce que signifie une chaîne ou une échelle des êtres naturels.
10J’ai dit, dans la leçon sur la nomenclature méthodique de l’histoire naturelle, que pour avoir une idée de l’ordre direct, il fallait supposer toutes les productions de la nature placées sur une même ligne, de manière que chacune eût plus de rapport avec ses deux voisines qu’avec aucune des autres. On compare cet arrangement à une chaîne ou une échelle dont chacune des productions de la nature représente un chaînon ou un échelon. S’il y a sur la ligne quelque production de la nature qui ait moins de rapport avec ses deux voisines, ou seulement avec l’une d’elles, qu’avec d’autres, dans ce cas, il manque un chaînon ou un échelon ; l’ordre direct est interrompu. Il n’y a point de passage d’une production à celle qui la devance ou qui la suit ; il se trouve une interruption dans la chaîne ou dans l’échelle.
11Depuis l’amiante jusqu’aux serpents, je ne vois que confusion dans l’échelle dont il s’agit. Les insectes y sont mêlés avec les vers, les plantes et d’autres êtres qui ne sont peut-être ni plantes ni animaux. Je passe à la transition des coquillages aux serpents.
12Les limaçons et les limaces font cette transition suivant l’auteur. Cependant il est bien certain que ces deux espèces de vers9 ont beaucoup plus de rapport avec les autres vers qu’avec les serpents, par conséquent le chaînon ne tient à la chaîne que par un bout, il n’y est pas attaché par l’autre bout. L’ordre des productions de la nature n’est pas direct ni continu.
13Il y a de grandes preuves de l’interruption qui se trouve dans la distribution méthodique et générale des animaux, après les poissons et les serpents, car ces animaux, avec les quadrupèdes ovipares, les oiseaux, les cétacés et quadrupèdes vivipares, ont des os, des narines, des oreilles, un cœur avec un ou deux ventricules, du sang, tandis que toutes ces parties manquent aux insectes et aux vers, ce qui m’a obligé de diviser les ordres méthodiques des animaux en deux sections que je vous exposerai dans la suite.
14Le passage des serpents aux poissons est formé dans l’échelle des êtres naturels, par le serpent d’eau, l’anguille et les poissons rampants. « L’anguille par sa forme, dit l’auteur, les poissons rampants par leur marche paraissent enchaîner les poissons avec le serpent d’eau10. »
15Il n’y a là aucun enchaînement. Au contraire la chaîne y est interrompue. Quoique le serpent d’eau, natrix, couleuvre à collier, puisse rester dans l’eau comme les poissons, c’est un vrai serpent qui a beaucoup plus de rapports avec les autres serpents qu’avec les poissons. Quoique l’anguille et les poissons rampants soient allongés comme les serpents, et qu’ils semblent ramper comme eux, ce sont cependant de vrais poissons qui ont beaucoup plus de rapports avec les autres poissons qu’avec les serpents. Donc il n’y a aucun passage des serpents aux poissons.
16Il en est de même entre les poissons et les oiseaux. Quoi qu’en dise notre auteur, le poisson volant est un vrai poisson qui ne vole qu’à l’aide de ses nageoires qui ne sont pas des ailes comme celles des oiseaux. Quoique les oiseaux aquatiques se plaisent dans l’eau comme des poissons, ils n’en sont pas moins de vrais oiseaux. Par conséquent, il n’y a point de passage des poissons aux oiseaux.
17Charles Bonnet n’a pas admis, dans son échelle des êtres naturels, les quadrupèdes ovipares. Mais quelque part qu’on les plaçât, ils feraient plutôt des lacunes que des passages.
18L’autruche fait un passage des oiseaux aux quadrupèdes parce qu’elle ne vole pas ; l’écureuil volant et les chauve-souris font un autre passage des quadrupèdes aux oiseaux parce qu’ils volent. Frivoles raisons, si l’on compare la conformation et l’organisation des oiseaux à celles des quadrupèdes, car on trouvera tant de difficultés à toutes liaisons que l’on y renoncera.
19Cependant l’échelle des êtres plaît à beaucoup de gens dont la plupart ne sont pas assez instruits pour en connaître les défauts. Mais je suis surpris qu’un professeur d’histoire naturelle en ait fait assez de cas pour la traduire en latin et l’insérer dans un de ses ouvrages.
20Charles Bonnet n’a pas fait mention des cétacés dans la construction de son échelle. Le traducteur y a suppléé par le mot mammalia au lieu de quadrupèdes. Mais la transition n’en sera pas plus facile d’une baleine à un oiseau.
21On convient généralement que la principale différence qui soit entre les productions de la nature consiste en ce que les unes ne sont que des corps bruts et que les autres ont des organes. Les minéraux en sont dépourvus, les végétaux et les animaux sont organisés. Pour prouver qu’il y a des êtres en partie bruts et en partie organisés, on a cité les pierres feuilletées et les pierres fibreuses, comme le talc, l’ardoise et l’amiante.
22On a recherché cette double analogie dans les madrépores, les coraux et les lithophytes, dont la dénomination signifie une pierre-plante11. Mais on a reconnu qu’ils n’avaient pas plus de rapports aux minéraux que les animaux qui ont des os, des arrêtes, des enveloppes crustacées, des coquilles ou d’autres parties pierreuses et de toutes les plantes, parce qu’elles contiennent une terre fixe qui est de la nature des pierres.
23Il y a tout lieu de croire que les terres et les pierres calcaires sont, en grande partie, originaires des animaux et des végétaux. Cependant il est encore certain que ces terres et ces pierres n’ont aucun rapport essentiel avec les animaux ou les végétaux, parce qu’elles ne sont que des corps bruts qui n’ont aucun caractère d’organisation.
24Il est très vraisemblable que le charbon de terre et les autres bitumes viennent des végétaux. Supposons que cette origine fût démontrée, on n’en pourrait conclure aucune analogie actuellement subsistante entre les bitumes et les végétaux. Il en est de même pour le terreau. Quoiqu’il soit un détriment de substances végétales ou animales, il n’a plus d’organisation ; ce n’est qu’une matière brute qui diffère essentiellement des végétaux.
25Un corps ne peut passer de la division des végétaux ou des animaux à celle des minéraux sans changer de nature. Il faut qu’il ait perdu toute organisation pour être minéral. Sa substance est brute, par conséquent elle ne peut faire aucune liaison entre les minéraux et les corps organisés.
26S’il reste, dans un bloc de pierre, ou dans une mine de charbon, des parties d’animaux ou de végétaux qui aient perdu toute leur organisation, elles appartiennent à la division des animaux ou à celle des végétaux tant qu’elles conservent des vestiges d’organes. Telles sont les coquilles pétrifiées qui se trouvent dans la pierre calcaire, et les fragments de plantes que l’on voit dans le charbon de terre.
27L’huile est une des substances végétales ou animales qui reste le plus longtemps mêlée et même unie à des substances minérales sans se dénaturer entièrement. Le naphte12 est composé d’huile et d’acide minéral. Le naphte et les autres bitumes auraient donc des rapports avec des substances des trois grandes divisions des productions de la nature, et sembleraient faire une division entre elles. Mais ce raisonnement n’est que spécieux, il ne peut avoir aucun fondement en histoire naturelle.
28L’huile n’est pas un individu animal, ni végétal : elle n’existe séparément de la substance des animaux ou des plantes qu’après en avoir été tirée par des opérations de l’art, ou par une décomposition de la nature. L’huile n’est qu’une partie intégrante des animaux et des plantes. Celle qui est sortie des végétaux, dont les bitumes sont organisés, y subsiste encore. C’est la même huile, avec quelques mélanges, suivant les preuves que les chimistes en donnent. Mais elle ne peut être considérée, nulle part dans la nature, comme un corps particulier qui existe séparément des autres. Ce n’est qu’une substance qui se trouve, comme l’eau, dans les animaux, les plantes et les bitumes. Elle est originaire des corps organisés. Mais elle n’a, par elle-même, aucun caractère d’organisation. Par conséquent, lorsqu’elle se trouve dans les minéraux, elle ne peut avoir, aux yeux des naturalistes, aucune liaison avec les végétaux et les animaux.
29Le terme de la durée de la vie est déterminé, dans les animaux et dans les végétaux, par la conformation de leurs organes. Le temps opère successivement de si grands changements dans leur état, qu’enfin ils perdent la faculté de faire leurs fonctions. Les fibres des plantes se durcissent et prennent tant d’adhérence les unes avec les autres que l’herbe se dessèche ; le bois devient si compact que la sève et ses autres liqueurs n’y trouvent plus un libre cours pour entretenir la végétation. Les vaisseaux du corps des animaux perdent leur souplesse et leur ressort, la circulation des humeurs se ralentit. Les sources de la vie tarissent, et l’animal meurt. C’est ainsi que les végétaux et les animaux périssent au terme naturel où leurs organes ont perdu des propriétés nécessaires à leurs fonctions.
30Les minéraux étant privés d’organes, c’est-à-dire de parties actives, n’ont point de mouvement intestin, ils sont dans un parfait repos qui assure leur durée. Ils subsisteraient toujours dans le même état séparément les uns des autres. Un minéral ne peut être détruit que par des causes accidentelles qui lui sont étrangères. Il est brisé par le choc d’autres corps, altéré ou dissous par l’eau et par des substances salines, calciné ou fondu par le feu.
31Les corps organisés opèrent donc par eux-mêmes leur destruction ; celle des corps bruts est indépendante de leur existence. Cette différence essentielle est une preuve décisive qu’aucune production de la nature ne peut appartenir en partie aux minéraux et en partie aux végétaux. Par conséquent il n’y a point d’être intermédiaire entre ces deux grandes divisions, ni passage de l’une à l’autre.
Notes de bas de page
1 Charles Bonnet (1720-1793), naturaliste genevois, est connu pour ses travaux en entomologie, notamment la découverte de la parthénogenèse des pucerons, et pour ses expériences sur la régénération. Il défendit la théorie de la préformation, selon laquelle l’embryon se trouve déjà formé dans l’œuf. Daubenton mentionne surtout sa « chaîne des êtres », sur laquelle il range linéairement tous les êtres, de la matière inorganique à l’homme (voir l’annexe « Classification des êtres vivants », p. 614). L’ouvrage cité ici est les Contemplations de la nature, in Œuvres d’histoire naturelle et de philosophie, Neuchâtel, Samuel Fauche, 1781, t. 4.
2 Charles Bonnet, Contemplations de la nature, op. cit., t. 4 (lrc partie), 2e partie, chap. 9, p. 34.
3 Ibid., chap. 10, p. 35.
4 Ibid., chap. 11. p. 36.
5 Ibid., chap. 9, p. 34.
6 Les « pierres figurées » désignent des roches sur lesquelles figurent l’empreinte d’un être vivant (fossiles) ou une forme rappelant une structure vivante (dendrites, etc.). Les « nouvelles connaissances » dont parle Daubenton sont peut-être celles qu’il expose dans son « Mémoire sur les causes qui produisent trois sortes d’herborisations dans les pierres ». Mémoires de mathématiques et de physique tirés des registres de l’Académie royale des sciences [1782], 1785. p. 667-673.
7 Charles Bonnet, Contemplations de la nature, op. cit., t. 4 (1re partie), 3e partie, chap. 5, p. 53-54.
8 Ibid., chap. 9. p. 54.
9 Escargots, limaces et autres mollusques étaient classés avec les « vers » par plusieurs systématiciens, dont Linné. Daubenton a rédigé lui-même un mémoire sur le limaçon en 1746.
10 Charles Bonnet, Contemplations de la nature, op. cit., t. 4 (1re partie). 3e partie, chap. 24, p. 100.
11 Ce sont des algues calcifiées comme les corallines.
12 Le naphte (orthographié « napthe » par Daubenton) désignait le pétrole et le bitume.
Notes de fin
* La figure de cette échelle est à côté de la première page du premier volume de l’édition in-4° des œuvres de Charles Bonnet ; elle serait mieux placée au chapitre IX de la IIe partie de la Contemplation de la nature.
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