Dixième leçon
2 germinal/22 mars
p. 486-489
Texte intégral
1Sur les pétrifications
2Les naturalistes n’ont pas encore donné une idée juste et précise de la pétrification, soit par rapport aux choses pétrifiées, soit par rapport à la manière dont se fait cette opération de la nature.
3La pétrification n’est pas un changement de nature, comme la transmutation des métaux que les alchimistes recherchent en vain depuis longtemps. Une substance végétale, ou la chair d’un animal changée réellement en pierre, serait une plus grande merveille que du plomb changé en or, parce qu’il y a bien moins d’analogie entre une plante et une pierre, qu’entre des métaux de différents genres. La pétrification est moins mystérieuse, je crois pouvoir l’expliquer fort simplement, en la réduisant à ses justes limites.
4Le suc lapidifique n’est que de l’eau qui charrie des parcelles de pierres. Cette eau n’a pas la propriété de faire la pierre, les parcelles de pierres y sont toutes faites, elle n’est lapidifique que parce qu’elle les rassemble dans les endroits où elle se trouve. On conçoit aisément que l’eau la plus pure peut détacher et entraîner des molécules d’une pierre ou d’un caillou, sans avoir pour les dissoudre aucune autre vertu que son poids et que sa fluidité. Mais toutes les pierres et tous les cailloux ne doivent pas céder également à l’impression de l’eau, parce que la cohérence de leurs parties n’est pas au même degré dans tous les lieux et dans tous les temps. Aussi toutes les eaux qui passent dans les carrières de pierres ou de roche ne se chargent pas d’une assez grande quantité de molécules pour former des pétrifications. Ces molécules adhèrent nécessairement les unes aux autres, par leur affinité mutuelle, comme on le voit dans les cristallisations.
5Non seulement l’eau est le dissolvant et le véhicule des molécules pierreuses qui forment les pétrifications ; mais il faut encore qu’elle contribue à cette opération de la nature, en disposant les corps qui peuvent être pétrifiés, à recevoir le suc lapidifique.
6Pour cet effet, il faut un corps composé de façon qu’une partie de sa substance soit pierreuse et résiste par conséquent à la pourriture, et qu’une autre partie en soit susceptible : tels sont les os de l’homme et des animaux, les écailles et les arêtes des poissons, les parties dures des crustacés et des oursins, les coquilles, les madrépores, etc. Toutes ces substances sont en partie pierreuses, et en partie cartilagineuses, membraneuses ou charnues. Lorsqu’on les fait tremper dans une liqueur acide, la partie pierreuse s’en détache, et il n’y reste que le cartilage. Lorsqu’elles séjournent dans un terrain humide, la partie cartilagineuse se pourrit et se sépare de la partie pierreuse.
7Si le suc lapidifique rencontre un corps dans cet état, les particules pierreuses qu’il charrie entrent dans les cavités vides de cartilages, adhèrent à leurs parois par la force de l’affinité, les remplissent et opèrent la pétrification, de manière que ce corps devenu totalement pierreux semble être encore organisé. Il a augmenté de poids sans perdre sa forme extérieure, et il a changé en partie de nature en conservant les vestiges de sa première structure interne. La nouvelle matière pierreuse ne s’est pas si bien jointe à l’ancienne qu’il ne reste entre deux une apparence de joint qui indique toutes les cellules1 qu’occupait le cartilage et qui fait, par conséquent, reconnaître la structure primitive du corps pétrifié.
8Tous les corps susceptibles de pétrification étant en partie pierreux et en partie cartilagineux, il est aisé de concevoir comment un suc lapidifique chargé de molécules de pierre y opère la pétrification en réunissant ses molécules avec les parties pierreuses du corps pétrifiable : c’est ainsi que se font la plupart des pétrifications.
9Suivant les idées que je viens de donner de la pétrification de quelques parties animales, il me semble que l’on ne connaît aucune opération de la nature qui mérite mieux le nom de pétrification, et je crois que ce nom ne convient qu’à des corps ainsi pétrifiés. Mais on l’a étendu à beaucoup d’autres choses, puisque l’on a cru qu’il y avait des bois, des chairs et des fruits pétrifiés.
10Ces substances, et toutes celles qui n’ont qu’une petite quantité de parties pierreuses, ne sont pas susceptibles de pétrification parce qu’elles n’ont rien qui puisse rester en place pour recevoir les molécules solides du suc lapidifique et pour s’y unir après le déplacement de leurs autres parties susceptibles de pourriture. Cependant les dépôts du suc lapidifique ont des rapports de forme et de structure avec la pulpe des fruits, la chair des animaux et les parties ligneuses des plantes dans des circonstances que je vais rapporter.
11Un morceau de bois, ou même un corps moins dur qui est enfoui dans une terre grasse, en peut être si bien enveloppé que la terre qui l’environne se moule exactement sur toutes ses parties extérieures. Si ce morceau de bois vient à se pourrir, et si l’eau entraîne sa substance hors de la cavité qu’il occupait dans la terre, son empreinte reste sur les parois de la cavité, de manière que si cette cavité se remplit de pierre, la surface extérieure de cette matière, a la même forme que le morceau de bois qu’elle y a remplacé. On y voit des rides comme sur l’écorce du bois, des nœuds, etc. Cette ressemblance est si exacte que l’on n’hésite pas à croire que c’est du bois pétrifié. Cependant ce prétendu bois n’est qu’une matière pierreuse, qui s’est moulée dans une cavité où un morceau de bois s’était pourri. Il est certain que cela n’est pas une pétrification, ce n’est qu’une empreinte qui représente la forme extérieure d’un morceau de bois, sans qu’il y ait au-dedans aucune parcelle de substance ligneuse, ni aucun vestige de la structure du bois.
12Lorsqu’une noix est exposée à la pourriture, l’amande est la première partie qui se détruit. Si le suc lapidifique l’entraîne au-dehors de la coque et dépose, à la place de l’amande, des parcelles de pierre qui remplissent cette place, tandis que la partie ligneuse de la noix est encore entière, alors la noix paraît renfermer une amande pétrifiée. Mais cette prétendue pétrification n’est qu’un dépôt pierreux qui s’est moulé contre le zest et la coque de la noix, comme je l’ai vu dans les prétendues noix pétrifiées que l’on a trouvée à Salins.
13Il arrive souvent qu’une matière pierreuse représente non seulement la forme extérieure du bois, mais encore la structure intérieure, sans que le bois y soit pétrifié.
14Lorsque le bois qui se pourrit est abreuvé de suc lapidifique, l’eau enlève peu à peu des parties ligneuses, et laisse à leur place des parties pierreuses qui doivent nécessairement se trouver disposées dans le même ordre et sous la même forme que les parties ligneuses, parce qu’elles sont distribuées dans les mêmes places, et moulées dans les mêmes cavités que les molécules du bois pourri ont laissées vides. Toute la substance du bois est ainsi remplacée successivement par une matière pierreuse, sur laquelle son empreinte est marquée, tant au-dehors qu’au-dedans ; alors il ne reste qu’une pierre ou un caillou, suivant la nature du suc lapidifique. Mais cette pierre ou ce caillou ressemble à un morceau de bois, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et représente les linéaments de la structure du bois par les joints qui paraissent entre les parties pierreuses formées successivement, comme on en voit entre des aiguilles de cristal ou de spath, placées les unes contre les autres dans le même bloc.
15Il y a des morceaux de prétendu bois pétrifié dont l’un des bouts est de bois, tandis que l’autre et de pierre. On voit aussi des parties ligneuses placées entre des parties pierreuses, parce que toutes les parties de bois n’ayant pas été détruites par la pourriture et entraînées par l’eau, le suc lapidifique n’a pu mettre des parties de pierre à leur place.
16On a présumé que le bois pouvait se pétrifier par l’union des parties solides du suc lapidifique avec les parties fixes du bois, qui ne sont qu’une terre fine, et qui cependant subsisteraient après que le bois aurait été pourri, et que les parties ligneuses seraient déplacées et entraînées par l’eau. On a cru que les parties fixes du bois, quoiqu’elles ne soient qu’une espèce de poussière qui n’a presque aucune consistance, peuvent rester chacune à sa place et représenter la structure du bois sans qu’il reste aucune partie ligneuse qui les soutienne. On a prétendu2 que les parties fixes du bois recevaient le suc lapidifique, arrêtaient ses parties pierreuses et les disposaient à la place des parties ligneuses de manière à représenter la structure du bois* (fig. 4, p. 553).
17Par cette hypothèse, les parties fixes3 du bois détermineraient la pétrification, comme les parties pierreuses des os, des arrêtes, des raies, des coquilles, des madrépores, etc. Examinons s’il est possible que les parties fixes du bois produisent cet effet.
18Quelque petite que soit la quantité de la partie fixe du bois, on peut bien concevoir qu’elle soit répartie dans toutes les parties ligneuses à proportion de leur densité. Mais je n’imagine pas comment ces parties fixes, qui ne sont connues que sous la forme d’une poussière presque sans consistance, peuvent rester en place pendant que toutes les parties ligneuses pourrissent et sont entraînées par l’eau. De tels matériaux, des atomes de poussière ne peuvent pas se soutenir pour conserver la forme des cavités qui restent vides après le déplacement des parties ligneuses. Cet assemblage est trop frêle pour pouvoir subsister sans appui. Le suc lapidifique ne pourrait passer sur ce réseau, qui aurait si peu de consistance, sans briser ses faibles fils et sans détruire les apparences de la structure du bois.
19Mais en supposant que les parties fixes du bois puissent servir de base à sa pétrification, pourraient-elles représenter les linéaments de la structure du bois, tels qu’on les voit dans de prétendus bois pétrifiés où ils occupent à peu près la moitié de leur surface, après qu’ils ont été sciés et polis ? Pour répondre à cette question, il faut tâcher de savoir quelle est la proportion de la terre fixe du bois avec les autres parties ligneuses.
20Les chimistes, qui ont fait l’analyse du bois, varient beaucoup sur le résultat de la terre fixe. Les uns prétendent qu’il n’y en a qu’environ une cinq centième partie dans le bois blanc et une quatre centième dans le bois de chêne ; d’autres en ont trouvé à peu près une deux cent trentième partie dans le bois de chêne. Cette grande différence vient sans doute des diverses qualités qui se trouvent dans le bois de même espèce, et de la quantité de terre fixe volatilisée avec la fumée durant l’opération qui n’avait pas été faite en entier dans des vaisseaux clos. Mais il n’est pas nécessaire, pour mon objet, de connaître la quantité précise de la terre fixe du bois ; et pour écarter toute prévention, j’adopterai l’opinion qui m’est la moins favorable, et qui ne porte cette quantité qu’à la centième partie du bois.
21La quantité de la terre fixe du bois étant déterminée, reste à connaître sa situation relativement et proportionnellement aux autres parties ligneuses. On ne peut donner sur cet article que des conjectures. Cependant il paraît que les différentes parties d’un même bois ont plus ou moins de terre fixe, à proportion qu’elles sont plus ou moins dures, puisqu’il est prouvé que les bois durs en ont plus que les bois tendres. Mais supposons, pour un moment, que les parcelles de terre fixe soient distribuées également dans un morceau de bois, dont elles font la centième partie.
22Pour savoir quel effet ces parcelles pourront produire dans la représentation de la structure du bois après la pétrification, il faut se faire une idée de leur volume. Supposons d’abord qu’elles soient infiniment petites, c’est le moyen de les placer le plus près les unes des autres qu’il est possible. Cependant l’espace qu’occupera chacune des parcelles de terre fixe ne sera que la quatre-vingt-dix-neuvième partie de l’espace occupé par les parcelles ligneuses correspondantes à chaque parcelle de terre fixe. Dans ce cas, les parcelles de terre fixe seront de beaucoup trop petites pour être sensibles à l’œil, et elles seront aussi de beaucoup trop éloignées les unes des autres pour se maintenir dans leurs places, après que les parcelles ligneuses auront été pourries et entraînées par l’eau : par conséquent, des parcelles de la terre fixe du bois, infiniment petites, ne peuvent avoir été la cause des linéaments qui représentent distinctement la structure du bois dans ceux qui ont été pétrifiés.
23Supposons, au contraire, que les parties fixes soient distribuées inégalement dans un morceau de bois, qu’elles soient assez grosses pour être sensibles à l’œil, et placées assez près les unes des autres pour se toucher et se soutenir indépendamment des autres parties ligneuses. Alors elles pourraient représenter quelques linéaments. Mais, dans cette supposition, les parties fixes du bois ne suffiraient pas à former tous les traits de la structure du bois tels que nous les voyons dans de prétendus bois pétrifiés.
24De quelque manière que les parties fixes du bois y soient distribuées, elles ne peuvent occuper qu’une centième partie de son volume. Cependant il est évident sur plusieurs tranches de prétendu bois pétrifié en caillou, sciées et polies, que les linéaments de la structure du bois occupent beaucoup plus de la centième partie de la surface de cette tranche, et souvent plus de la moitié. Donc la partie fixe du bois n’est pas la base de ces pierres, donc ces pierres ne sont pas des pétrifications, mais seulement un dépôt pierreux qui a reçu l’empreinte de différentes parties d’un morceau de bois.
25Il paraît qu’il n’y a aucune substance végétale qui puisse être pétrifiée, et que la pétrification ne peut se faire que dans les substances animales qui sont déjà en parties pierreuses.
26On trouve dans la terre une très grande quantité de coquilles qui ont perdu leur partie cartilagineuse, il n’y reste que la partie pierreuse. On les appelle coquilles fossiles pour les distinguer des coquilles pétrifiées. Elles sont disposées à la pétrification, et se pétrifieraient en effet, si un suc lapidifique venait remplir de particules pierreuses toutes les cavités que le cartilage a laissées vides.
27On voit une infinité de coquilles dans des blocs de pierres et de marbre. Elles sont enveloppées, remplies et pénétrées de ces matières ; alors ce sont de vraies pétrifications. Mais on y voit aussi des coquilles dont la substance n’est pas pétrifiée, quoiqu’elles soient remplies et enveloppées de pierre ou de marbre. Il y a lieu de croire que l’eau qui a déposé une matière pierreuse dans la cavité de ces coquilles, et qui les a enveloppées de la même matière, n’a pu pénétrer dans la substance même de la coquille, parce que la partie cartilagineuse n’en avait pas été détruite, et n’y avait point laissé d’espaces vides pour recevoir les parties pierreuses qui auraient pétrifié la coquille. Dans ce cas il n’y a point de pétrification, mais seulement un noyau pierreux moulé dans la cavité de la coquille et une impression formée sur la pierre par la surface extérieure de la coquille qui se trouve entre deux. Ce serait une vraie pétrification, si l’eau en avait enlevé la partie cartilagineuse et l’avait remplacée par des parties pierreuses. Il en est de même des os, des arêtes, des madrépores, etc., qui se trouvent dans des blocs de pierres de marbre ou de caillou. Cependant on donne souvent le nom de pétrification à une coquille ou à un madrépore, etc., qui est enveloppé ou rempli de pierre, quoiqu’il ne soit pas pétrifié.
28Il y a un autre abus bien plus grand et aussi fréquent. On prend pour des pétrifications des albâtres, des jaspes, des agates veinées, etc., qui ont quelque rapport de couleur ou de figure avec les veines du bois. Lorsqu’un caillou a des veines larges et jaunâtres, on dit c’est du sapin pétrifié. Si les veines d’une agate onyx sont circulaires, on croit que c’est une branche pétrifiée qui a été coupée transversalement ; si les veines sont en lignes droites, on les attribue à un bois pétrifié coupé longitudinalement, etc. L’imagination préoccupée mène à des fréquentes erreurs, lorsqu’on veut juger de la nature des choses par de fausses apparences.
29Je puis donner un moyen sûr pour prévenir toute équivoque à ce sujet. Le caractère distinctif des bois pétrifiés consiste dans les prolongements médullaires4. Il ne suffit pas de voir des couches concentriques, il faut qu’il y ait aussi des lignes qui traversent ces couches annuelles. On les voit s’étendre sur la coupe transversale d’un arbre, depuis la moelle jusqu’à l’écorce ; elles sont même sensibles dans l’écorce de quelques arbres, tels que le liège et le chêne vert.
Notes de bas de page
1 Le terme renvoie à un simple espace vide et il n’est évidemment pas question ici d’une théorie cellulaire qui ne verra le jour que plusieurs décennies plus tard.
2 Auguste-Denis Fougeroux de Bondaroy (1732-1789), « Mémoire sur les bois pétrifiés », Histoire de l’Académie royale des sciences, 1759, p. 430-452. Adjoint botaniste à l’Académie des sciences en 1758, beau-frère de Duhamel du Monceau, qui l’initia aux sciences naturelles, il travailla également avec Lavoisier.
3 Les « parties fixes » ou « terres fixes » sont les constituants qui ne se volatilisent pas lors de la combustion, et correspondent donc aux sels minéraux.
4 Ces « prolongements médullaires » correspondent aux rayons du xylème (voir les leçons 13 et 14).
Notes de fin
* Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences, 1759.
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