La Cène de Véronèse : les figures l’interrogatoire, l’histoire
p. 185-221
Texte intégral
1Les âpres débats dont le Repas chez Lévi de Paul Véronèse1 fit l’objet dès son achèvement montrent bien comment une œuvre d’art se prête à un nombre considérable de lectures et d’interprétations. Son titre même a été soumis à discussion : Véronèse avait en fait peint une Cène, mais, pour apaiser les Inquisiteurs, il en fit un Repas chez Lévi en recourant à un passage précis de l’Évangile selon saint Luc2.
2Si les actes du procès intenté contre le peintre par l’Inquisition étaient restés inconnus, les historiens continueraient sans doute à ne donner que des interprétations très partiales de l’œuvre, fondées sur leur propre vision esthétique et sociale, comme ils l’ont fait jusqu’au moment où Armand Baschet a donné une première publication de ces actes en 1867, c’est-à-dire à une époque où l’histoire de l’art commençait à se doter de critères plus exigeants3. Auparavant, l’analyse et l’appréciation du Repas chez Lévi, comme des autres tableaux de Véronèse, dépendaient presque uniquement de la perception immédiate que les critiques avaient des œuvres ; on n’y considérait que la richesse de la peinture et des costumes, ou la variété des types humains et des décorations : de Vasari à Lanzi, on s’accordait à exalter le faste, la luminosité, l’art de Véronèse en général4. Cette approche est d’ailleurs loin de disparaître complètement après 1867 : pendant longtemps, l’école italienne d’histoire de l’art, fortement marquée par les divers courants issus de Benedetto Croce et par la méthode attributionniste, n’a guère fourni d’interprétation d’intérêt notable ; à vrai dire, son jeu n’était que trop facilité par les réponses que Véronèse avait données aux Inquisiteurs, en particulier celles dans lesquelles il affirme que la liberté du peintre est égale à celle du poète.
3Peu de tableaux ont fait l’objet d’interprétations aussi divergentes. On a, par exemple, voulu y identifier toute une série de portraits (alors qu’un seul personnage « réel » y est représenté, le Père Andréa Buono, comme le pensait déjà Ridolfi). Un historien note dans ce tableau une émotion religieuse intense5, alors qu’un autre y voit l’œuvre d’« un peintre néo-épicurien qui a lu l’Évangile »6. Les uns trouvent naïves ses réponses à l’Inquisition, d’autres les jugent trop habiles et trop fuyantes pour ne pas avoir été suggérées par un défenseur expérimenté. Tantôt on estime que Véronèse est étranger aux problèmes religieux de son époque, tantôt que son œuvre constitue une prise de position par rapport à l’iconoclasme protestant, tantôt que certains détails trahissent des tendances hérétiques7. On relève parfois dans les architectures peintes la participation ou l’influence des plus grands architectes de l’époque, à moins que l’on n’y reconnaisse le fruit d’une expérience vécue (le père du peintre était tailleur de pierres) ou que l’on ne mette en évidence le caractère théâtral de la composition. Certains considèrent que les Noces de Cana du Louvre sont le véritable chef-d’œuvre de Véronèse, tandis que d’autres affirment, après Ridolfi, que son œuvre la plus achevée et la plus représentative est ce Repas chez Lévi. On en juge la composition dispersée, à moins que l’on n’y perçoive l’unité d’une symphonie en trois mouvements. Pour les uns, cette œuvre est une toile facile, de pure décoration, tandis que, pour d’autres, elle réalise cette vision mentale abstraite qui tend à situer Véronèse parmi les intellectuels du Maniérisme.
4Il y a enfin la cohorte des écrivains d’humeur : emportés par leur imagination, ils ont, jadis ou naguère, prétendu avoir vu dans le tableau des modifications ou des repentirs consécutifs au verdict de l’Inquisition. D’Argaville estime ainsi que les personnages de Judas et du maître de maison sont des ajouts8, tandis que Marangoni, falsifiant un passage du procès pour étayer sa thèse, affirme qu’il y avait, à côté de la tête du Christ, la « tache noire » de la tête d’un maure9.

Fig. 1. - Véronèse, La Cène, ou le Repas chez Lévi, Venise, Gallerie dell’Accademia.
5En définitive, il n’y a guère qu’à Fogolari qu’on puisse reconnaître le mérite d’avoir été le premier à mener une recherche rigoureusement scientifique : fondée sur des témoignages documentaires, son étude a fait progresser notre connaissance de Véronèse, de son œuvre et de la période dont elle procède10. Ajoutons-y les travaux importants de Fehl sur l’esthétique et la sacralité de l’œuvre, et ceux de Rosand sur la scénographie à la Renaissance11.
6L’incertitude ne tient toutefois pas seulement à l’éloignement dans le temps ni au caprice des interprètes. Les actes mêmes du procès comportent des équivoques et l’œuvre, dès sa conception, comporte des écarts.
7Ayant à peindre « un repas » pour le réfectoire du couvent de Saint-Jean et Saint-Paul, Véronèse ne pouvait que reprendre le sujet - à savoir la Dernière Cène - du tableau de Titien qui s’y trouvait auparavant et qu’un incendie avait détruit le 4 février 1571. Mais son interprétation du sujet ne pouvait se calquer sur celle de Titien. Les temps avaient changé : la nouvelle salle de réfectoire était beaucoup plus vaste que la précédente, l’état d’esprit était à l’exaltation (surtout après la victoire remportée sur les Turcs à Lépante en 1571), et la mode des banquets, qui s’était répandue dans les milieux les plus opulents de la ville, avait gagné les couvents. On trouvait logique en effet d’accorder au Christ des honneurs analogues à ceux dont bénéficiaient les personnalités de marque qui étaient reçues dans la ville.
8A l’évidence, commanditaire et peintre ne pouvaient que s’accorder pour que le traitement du sujet sacré rivalisât de faste avec les Noces de Cana que Véronèse avait exécutées en 1562-1563 pour le réfectoire d’un autre couvent vénitien, celui des Bénédictins de San Giorgio Maggiore12. On est dès lors bien loin du « refus des images sacrées » préconisé par les hérétiques ou par l’ordre des Zoccolanti (qui avait été fondé, quelques dizaines d’années auparavant, pour ramener l’Église à la sobriété de ses origines et qui prêchait un idéal de pauvreté). On est aussi, et surtout, fort loin des directives, issues du Concile de Trente, qui visaient à limiter les manifestations de faste. La richesse est désormais l’idéal d’actualité13.
9Le changement est considérable, par rapport à l’époque où un patricien humaniste comme Gabriele Vendramin commandait à Giorgione (ou rachetait) la Tempête, petit tableau destiné à la jouissance du cabinet particulier. Comme l’architecture, la peinture tend désormais à prendre des proportions monumentales, dignes de cette Venise triomphante qui allait ouvrir la voie au Baroque. Aux fresques irrémédiablement endommagées par l’humidité commencent à se substituer des teleri (toiles) de dimensions grandioses, notamment dans le Palais des doges. Plus qu’à des raisons techniques, cette évolution répond à un véritable changement de mentalité, à la fois politique et religieux. L’optimisme est devenu un instrumentum imperii pour l’État et pour les patriciens qui ont recours aux artistes, en toute occasion, pour diffuser l’image de cette nouvelle Venise dont le principal initiateur avait été le doge Andréa Gritti (1523-1538)14.
10Ce programme cohérent d’opulence harmonieuse devait se manifester partout à Venise. Avec peut-être plus de bonheur que tous ses confrères, Véronèse sut le mettre en œuvre, non seulement dans les décorations qu’il réalisa pour des palais urbains et pour les villas de Terre-Ferme, mais aussi dans ses Cènes. Ce thème sacré par excellence se conforme désormais, non aux prescriptions des traditionnalistes ou du Concile de Trente, mais aux exigences des partisans les plus avancés de la Venise triomphante. Les innombrables convives qui entourent le Christ dans les banquets que Véronèse peignit pour les plus grands centres religieux de la ville sont comme le reflet idéalisé des vénitiens, « fils » ou hôtes de ces couvents, qui emplissaient les vastes salles des réfectoires lors des fêtes solennelles.
11Mais d’aucuns à Venise estimaient qu’il était illicite d’honorer le Christ par des festivités profanes qui pouvaient passer pour blasphématoires. Véronèse l’apprit à ses dépens quand, abandonné par le prieur de Saint-Jean et Saint-Paul à un moment particulièrement délicat, il lui fallut répondre aux accusations des juges du Saint-Office, qui avaient assurément une conception beaucoup plus stricte de la religion. Le tribunal de l’Inquisition n’était toutefois toléré à Venise qu’à la condition expresse que les représentants de la République y fussent en majorité15. Telle est peut-être la raison pour laquelle, bien qu’elle fût condamnée, l’œuvre de Véronèse ne fut ni brûlée, ni décrochée, ni même aussi profondément modifiée que les juges ne l’avaient d’abord voulu. Il est vrai aussi que le tribunal de l’Inquisition dépendait de l’Ordre Dominicain, et que c’était à cause d’un travail effectué pour les Dominicains que le peintre comparaissait. Peut-être avait-on alors affaire à des querelles intestines, qui ne pouvaient que se régler par des compromis ? Peut-être ces querelles avaient-elles été avivées par des jalousies entre ateliers de peintres ? Titien, qui avait peint la Cène détruite que celle de Véronèse venait remplacer, était encore bien vivant...
TRADUCTION DU PROCÈS-VERBAL DE L’INTERROGATOIRE16
12Samedi 18 juillet 1573.
13Convoqué au Saint-Office, devant le Tribunal Sacré (a), Maître Paolo Caliari de Vérone, peintre résidant en la paroisse de San Samuele (b). Interrogé sur ses noms et prénoms, il répondit comme indiqué ci-dessus. Interrogé sur sa profession, il répondit : « Je peins et je fais des figures » (c). On lui dit : « Savez-vous la cause pour laquelle vous avez été convoqué ? » (d). Il répondit : « Non, Monseigneur ». On lui dit : « Pouvez-vous l’imaginer ? » Il répondit : « Je peux bien l’imaginer ». On lui dit : « Dites ce que vous imaginez ». Il répondit : « C’est par ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, à savoir le Prieur de Saint-Jean et Saint-Paul (e), duquel je ne sais pas le nom, lequel m’a dit qu’il était venu ici et que Vos Seigneuries illustrissimes lui avaient donné l’ordre de faire faire la Madeleine à l’endroit d’un chien (f) ; et je lui ai répondu que j’aurais volontiers fait ceci ou cela pour mon honneur et pour celui du tableau. Mais que je n’avais pas le sentiment qu’il pût arriver qu’une telle figure de la Madeleine allât bien (g), pour de nombreuses raisons que je dirai pour peu que me soit donnée l’occasion de pouvoir les dire ». On lui dit : « Quel est ce tableau que vous avez mentionné ? » Il répondit : « C’est un tableau de la dernière Cène que Jésus-Christ fit avec ses apôtres (h). Dans la maison de Simon » (i). On lui dit : « Où est ce tableau ? » Il répondit : « Dans le réfectoire des frères de Saint-Jean et Saint-Paul ». On lui dit : « Est-il peint sur mur, sur bois ou sur toile ? » Il répondit : « Sur toile » (j). On lui dit : « De combien de pieds est-il haut ? » Il répondit : « Il peut être de 17 pieds ». On lui dit : « De combien est-il large ? » Il répondit : « De 39 pieds environ ». On lui dit : « Dans cette Cène du Seigneur, avez-vous peint des ministres ? » Il répondit : « Oui, Monseigneur ». On lui dit : « Dites combien de ministres, et les actions qu’accomplit chacun d’eux » (k). Il répondit : « Le maître de maison, Simon, et outre celui-ci, j’ai fait, sous cette figure, un maître des cérémonies, dont j’ai feint qu’il soit venu voir, pour son plaisir, comment allaient les choses du repas » (l). Il ajouta ensuite : « Il y a de nombreuses figures, mais comme il y a longtemps que j’ai fait le tableau, je ne me les rappelle pas ». On lui dit : « Avez-vous peint d’autres Cènes que celle-là ? » (m). Il répondit : « Oui, Monseigneur ». On lui dit : « Combien en avez-vous peintes, et en quels lieux ? » Il répondit : « J’en ai fait une à Vérone, chez les Révérends Moines de San Lazar, qui est dans leur réfectoire ». Il dit : « J’en ai fait une dans le réfectoire des Révérends Pères de San Giorgio, ici, à Venise ». On lui dit : « Celle-ci n’est pas une Cène, elle ne s’appelle pas une Cène du Seigneur ». Il répondit : « J’en ai fait une dans le réfectoire des Servîtes de Venise, et une dans le réfectoire de San Sebastiano, ici, à Venise. Et j’en ai fait une à Padoue, chez les Pères de la Madeleine. Et je ne me rappelle pas en avoir fait d’autres ». On lui dit : « Dans cette Cène que vous avez faite à Saint-Jean et Saint-Paul, que signifie la peinture de l’homme qui saigne du nez ? » (n). Il répondit : « Je l’ai fait pour un serviteur qu’un accident quelconque peut avoir fait saigner du nez ». On lui dit : « Que signifient ces soldats, vêtus à l’allemande (o), avec chacun une hallebarde à la main ? » Il répondit : « Il faudrait ici que je fasse tout un petit discours ». On lui dit de le faire. Il répondit : « Nous autres, peintres, nous prenons la même liberté que prennent les poètes et les fous (p), j’ai donc fait ces deux hallebardiers, l’un qui boit et l’autre qui mange, près d’un escalier mort (= sans issue) ; je les ai mis là pour qu’ils puissent rendre quelque service, car il m’a paru qu’il convenait que le maître de maison, qui était quelqu’un de riche et d’important, à ce qu’on m’a dit, eût de tels serviteurs ». On lui dit : « Celui qui est habillé en bouffon, avec un perroquet au poing (q), dans quel but l’avez-vous peint dans cette toile ? » Il répondit : « Pour l’ornement, selon l’usage ». On lui dit : « Qui est présent, à la table du Seigneur ? » Il répondit : « Les douze Apôtres » (r). On lui dit : « Quelle action fait saint Pierre, qui est le premier ? » Il répondit : « Il écartèle l’agneau pour en donner à l’autre bout de la table ». On lui dit : « Quelle action fait celui qui est à côté ? » Il répondit : « Il tient une assiette pour recevoir ce que saint Pierre lui donnera ». On lui dit : « Dites l’action que fait celui qui vient après ». Il répondit : « C’est quelqu’un qui a une fourchette avec laquelle il se cure les dents ». On lui dit : « Qui, à ce que vous croyez, se trouvait vraiment à cette Cène ? » Il répondit : « Je crois qu’il s’y trouvait le Christ avec ses Apôtres ; mais s’il reste de l’espace dans le tableau, je l’orne de figures d’invention » (s). On lui dit : « Quelqu’un vous a-t-il commandé de peindre (t) dans ce tableau des allemands, des bouffons et autres choses semblables ? » Il répondit : « Non, Monseigneur. Mais la commande était d’orner le tableau comme il me semblait bon ; or il est grand et peut, m’a-t-il semblé, contenir de nombreuses figures ». On lui demanda « si les ornements dont, en tant que peintre, il avait l’habitude d’entourer ses peintures ou ses tableaux, il avait l’habitude de les faire convenants et adaptés à la matière et aux figures principales, ou bien selon son bon plaisir, comme ils lui venaient à l’imagination, sans aucun discernement ni jugement » (u). Il répondit : « Je fais mes peintures en considérant ce qui est convenable, à la mesure de ce que mon intellect peut comprendre ». On l’interrogea sur le fait de savoir s’il lui paraissait convenable de peindre à la Dernière Cène du Seigneur des bouffons, des ivrognes, des allemands, des nains et autres semblables vulgarités. Il répondit : « Non, Monseigneur ». Interrogé : « Pourquoi donc en avez-vous peintes ? ». Il répondit : « Je l’ai fait parce que je présuppose que ces figures sont en dehors du lieu où se déroule la Cène ». Interrogé : « Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et en d’autres lieux infestés d’hérésie, il est habituel de faire des peintures irrégulières, pleines de vulgarités et d’inventions semblables pour bafouer, souiller et tourner en ridicule la Sainte Église Catholique afin d’enseigner une doctrine mauvaise aux gens simples et ignorants ? » Il répondit : « Monseigneur, il est certain que c’est mal ; mais je répéterai encore ce que j’ai dit, à savoir que je suis obligé de suivre ce qu’ont fait mes prédécesseurs ». On lui dit : « Qu’ont fait vos prédécesseurs ? Auraient-il fait quelque chose de semblable ? » Il répondit : « Michel-Ange à Rome (v), dans la Chapelle Pontificale, a peint notre Seigneur Jésus-Christ, sa mère et saint Jean, saint Pierre et la Cour Céleste, lesquelles figures sont toutes nues, la Vierge Marie comme les autres, dans des attitudes variées qui ont peu de révérence ». On lui dit : « Ne savez-vous pas que, s’agissant de peindre le Jugement Dernier, où personne n’est censé être habillé ou avoir des objets, il n’était pas nécessaire de peindre des vêtements, et que, dans ces figures, il n’y a rien que de spirituel, il n’y a ni bouffons, ni chiens, ni armes, ni bouffonneries de ce genre ? » [On lui demanda] « s’il lui semblait, en vertu de cet exemple ou d’un autre, avoir bien fait de peindre ce tableau comme il l’était, et s’il voulait soutenir que le tableau était satisfaisant et décent ». Il répondit : « Seigneur Illustrissime, ce n’est pas que je veuille le défendre, mais je pensais bien faire. Et je n’ai pas considéré tant de choses, pensant ne susciter aucun désordre, d’autant plus que ces figures de bouffons sont en dehors du lieu où est notre Seigneur ».
14Sur quoi, les Juges décrétèrent que le susdit Maître Paul était tenu et devait être obligé à corriger et amender la peinture en question, selon la décision prise par le Saint Tribunal, dans un délai de trois mois à compter à partir du jour où a été fixée la correction à faire selon la décision dudit Saint Tribunal, à ses frais, sous peine des châtiments que le Tribunal Sacré peut imposer. Ainsi fut-il décrété du mieux possible (w).
COMMENTAIRE DU PROCÈS-VERBAL
15En règle générale, les historiens de l’art aiment fonder leurs recherches sur des documents, et leur satisfaction s’accroît lorsque les témoignages écrits concernent des œuvres conservées. Cependant, si l’analyse mot à mot du procès-verbal de l’interrogatoire auquel le tribunal du Saint-Office a soumis Véronèse apporte des informations intéressantes sur certaines de ses œuvres aujourd’hui disparues, sur la mentalité des artistes de l’époque, sur les rapports qu’ils entretenaient avec leurs commanditaires et sur leur autonomie relative, la confrontation directe du texte à l’œuvre amène aussi à s’interroger sur le degré de confiance qu’il convient d’accorder à ce type même de preuve documentaire.
(a) Au Saint-Office, devant le tribunal sacré
16Au moment du procès intenté contre Véronèse, le tribunal du Saint-Office était présidé par le légat pontifical Giovanni Battista Dei, assisté du patriarche de Venise Giovanni Trevisan, de l’inquisiteur en chef (nommé par le pape avec l’assentiment du doge) Aurelio Schellino, dominicain originaire de Brescia, et des Tre Savi all’eresia, les nobles Giacomo Contarini, Andrea Zorzi et Nicolò Venier (lequel faisait également office de secrétaire de séance)17. Toujours jalouse de son autonomie juridictionnelle, la Sérénissime avait en effet obtenu, dès l’institution du tribunal, qu’en fissent partie trois fonctionnaires nommés par elle - ce qui contribue à expliquer la clémence relative du Saint-Office à Venise, où les procès intentés à des peintres étaient rares18. Cependant, dans les années 1570, avec la campagne lancée par Grégoire XIII contre l’hérésie protestante, le tribunal de l’Inquisition se fit davantage sentir à Venise comme dans toutes les villes d’Italie du nord19.
(b) Paolo Caliari de Vérone, peintre résidant en la paroisse de San Samuele
17Paolo, fils d’un tailleur de pierre, se présente sous le nom des Caliari, qu’il emprunte, pour s’ennoblir, à l’une des plus anciennes familles de Vérone. La maison qu’il évoque à San Samuele existe aujourd’hui encore.
(c) Je peins et je fais des figures
18En se présentant comme figurer, Véronèse entend préciser sa position au sein de la corporation des peintres. Son nom était inscrit dans la première colonne de la mariegola de l’Arte dei Depentori, celle qui regroupait les noms des peintres de figures20. On constate souvent, comme dans ce procès-verbal, que Véronèse travaille encore selon le système traditionnel des ateliers.
(d) Savez-vous la cause pour laquelle vous avez été convoqué ?
19Les premières répliques du procès-verbal sont conformes au formulaire qui a été en usage à Venise jusqu’à la fin de la République21. L’Inquisiteur demande de même à Claudio Francese, dans le procès qui lui est intenté en janvier 1578, « s’il imagine le motif de son arrestation »22. La subtilité de cette procédure d’interrogatoire est susceptible de piéger le prévenu. La réponse de Véronèse est extrêmement précise : il ne sait pas pourquoi il a été cité à comparaître, au sens où on ne lui a évidemment fait parvenir aucune accusation précise, mais il a l’intelligence de ne pas nier qu’il peut « imaginer » le motif de sa convocation. On peut penser que dans ses réponses, contrairement à ce qu’estime la plupart des historiens, Véronèse ne fait preuve d’aucune ingénuité. Dès le moment où il avait été informé par le prieur de Saint-Jean et Saint-Paul de ce que l’Inquisition avait pris pour cible le tableau du réfectoire, il avait assurément eu le temps de préparer ses réponses, en consultant éventuellement un homme de loi expérimenté.
(e) Le Prieur de Saint-Jean et Saint-Paul
20Curieusement, Véronèse déclare ne pas connaître le nom du prieur du couvent dominicain. Fogolari nous apprend qu’il s’appellait Adriano Alvari et qu’il devait ultérieurement assumer la charge prestigieuse de Provincial de l’Ordre23. Il n’est donc pas exclu que tout le monde ait été d’accord pour ne pas mettre en cause un religieux déjà fort influent. Il est d’ailleurs possible que Véronèse n’ait jamais été en relation directe avec lui, puisque la Cène fut commandée par un autre dominicain, Andrea Buono ; originaire d’une riche famille, habile connaisseur en matière d’architecture, celui-ci avait pris en charge la reconstruction et la décoration du réfectoire détruit par l’incendie de 1571, et le couronnement de son entreprise avait été la mise en place du tableau de Véronèse le 20 avril 1573.
21Sur ce personnage qu’on aimerait mieux connaître, on trouve quelques informations chez Ridolfi24. L’historien donne d’ailleurs l’impression d’avoir été, d’une manière ou de l’autre, au courant de l’étrange procès intenté à Véronèse. Il parle en effet, curieusement, du peu de profit que le peintre aurait tiré de son tableau, qui aurait à peine suffi pour payer la toile et pour récompenser l’artiste du portrait d’Andréa Buono figurant au beau milieu de l’arcade de droite. Évoquant en outre la manière dont Andréa Buono se serait procuré les sommes nécessaires à la réalisation de travaux aussi importants, Ridolfi ne parle pas des dons offerts par les plus nobles familles vénitiennes pour avoir la possibilité de faire construire leurs tombeaux dans la prestigieuse église dominicaine25, mais il mentionne des rentrées d’argent obtenues par des méthodes potentiellement suspectes : les aumônes et les confessions.
(f) La Madeleine à l’endroit d’un chien
22C’est l’un des points les plus complexes du débat. Les juges avaient vraisemblablement espéré qu’il n’y aurait pas de procès, dans le but d’éviter des complications qui nous échappent, et, peut-être, de ne pas causer de tort à l’un des plus grands artistes alors actifs au Palais des doges26. Pour cela, il suffisait de faire en sorte que l’œuvre incriminée changeât de titre, et qu’au lieu de représenter la Cène - qui est alors au centre des plus vives controverses -, elle figurât l’un des divers banquets mentionnés dans l’Évangile. C’est à cette proposition du tribunal que remonte la confusion, qui persiste aujourd’hui encore, sur le sujet représenté par Véronèse : de quel repas s’agit-il ? Est-ce le repas qui eut lieu dans la maison de Lévi27 ? Celui qui se déroula chez Simon, où Madeleine est présente28 ? Ou bien s’agit-il du cenaculum magnum dans la maison d’un homo quidam29, où eut lieu la Dernière Cène ?
23La facilité, déconcertante à nos yeux, avec laquelle une Cène pouvait ainsi se transformer en un banquet (certes dignifié par la présence du Christ) n’est assurément pas à rattacher au profond engagement religieux qu’évoque Ginzburg - « quand les gens allaient écouter les prédicateurs, ils apportaient la Bible traduite en vulgaire pour contrôler, accepter ou rejeter ce qui était dit en chaire »30 - ; elle procède plutôt de la sensibilité profane qu’évoque Osmond31, ou de l’émergence, relevée par Cantimori, d’une tendance à la simplification doctrinale, à l’indifférence théologique, tant au sein des groupes décidément hérétiques que dans les milieux qui se rattachaient à l’orthodoxie catholique32. Mais il convient surtout, pour interpréter cette facilité, de ne pas faire abstraction du contexte des mœurs, en particulier de la tradition vénitienne des banquets, sur laquelle on reviendra.
24Le tribunal s’était montré judicieux en choisissant le banquet chez Simon, où la Madeleine survient et oint de parfum les pieds du Christ : les convives peints par Véronèse étaient évidemment trop nombreux pour une Cène, et dérangeants par leur présence profane. Quand les juges proposaient de mettre sainte Madeleine « à l’endroit du chien », ils pensaient probablement à la zone centrale du tableau ; ils voulaient dire : « dans le lieu où se trouve le chien ». La présence d’un chien pouvait en effet ne pas être considérée comme injurieuse ou inopportune, puisque, comme le dit l’hymne de la fête du Corpus Domini, « Hic est panis angelorum non mittendus canibus »33.
(g) Je n’avais pas le sentiment qu’il pût arriver qu’une telle figure de la Madeleine allât bien
25Au nom de la dignité de son art, Véronèse avait refusé de consentir à ce que l’Inquisition lui avait demandé par l’intermédiaire du prieur du couvent. A la suite de ce refus d’obéissance, la pratique judiciaire reste ouverte, mais ce n’est plus désormais le commanditaire qui est en accusation, c’est le peintre en personne. Les raisons pour lesquelles Véronèse se refuse à mettre dans son tableau sainte Madeleine « à l’endroit d’un chien » relèvent à la fois de l’esthétique et de l’iconographie religieuse.
26Si, comme il l’avait déjà fait, l’artiste avait voulu illustrer l’épisode mettant en présence le Christ et sainte Marie-Madeleine, il lui aurait fallu diviser la composition du banquet en deux parties, pour distinguer les personnages sacrés des figures profanes, comme on le voit très nettement dans le Repas chez Simon de Milan (Brera) et dans celui du château de Versailles34. S’il avait suivi l’avis du tribunal, il aurait supprimé la limite (idéale) qui s’interpose entre les personnages de son invention et ceux de l’Écriture. Tous les Apôtres en effet, à l’exception de Judas, sont assis derrière la table, et celle-ci aurait constitué, entre Madeleine et son sauveur, un obstacle au contact physique que Véronèse a représenté dans tous ses Repas chez Simon.
27La Cène de Saint-Jean et Saint-Paul comportait en fait un foyer sacré parfaitement défini35 : dans le brouhaha profane du banquet, une zone de silence semble s’instaurer au centre, entre Jésus, auréolé, et saint Jean ; eux seuls semblent savoir. Seul de tous les apôtres à avoir le visage dans l’ombre, Judas est séparé du Christ par la table et détourne la tête comme pour éviter son regard36. On peut penser que Véronèse a voulu représenter un moment tout à fait particulier de la Cène37, une séquence antérieure à toutes celles que l’Évangile raconte. Le Christ n’est pas représenté en train d’instituer l’Eucharistie, ni de dénoncer le traître. C’est un homme tout de douceur, qui n’a ici de relation qu’avec saint Jean ; l’instant dramatique de la révélation n’est pas encore arrivé ; celle-ci ne peut qu’être pressentie par l’amour de saint Jean et par la mauvaise conscience de Judas. Les autres apôtres se contentent de jouir du repas en toute tranquillité.
28Au cours de l’interrogatoire, Véronèse ne formule évidemment pas de telles considérations. Il se déclare néanmoins disposé à dire ses « nombreuses raisons » pour peu que lui soit donnée « l’occasion de pouvoir les dire ». En tout état de cause, on en trouve une trace dans une de ses expressions (« sta bene »), qui nous renseigne sur la démarche du peintre : appliquée à un personnage, à une architecture, ou à un détail quel qu’il soit, l’expression indique que l’élément en question satisfait aux exigences de l’œuvre telle que l’artiste l’avait projetée ou pressentie. Cette réponse fixe clairement la double ligne du procès : d’un côté, les juges tendent à faire porter la discours sur l’orthodoxie et sur l’iconographie ; de l’autre, Véronèse se défend en parlant le langage du peintre.
(h) C’est un tableau de la dernière Cène que Jésus-Christ fit avec ses apôtres
29Jusqu’ici, le procès en est resté, pour ainsi dire, aux préambules. La question clef n’est posée que maintenant : on demande au peintre de dire « quel est ce tableau ». La Dernière Cène du Christ avec ses Apôtres est donc le titre qui convient à l’œuvre telle que Véronèse l’a conçue. Il n’y a rien là de surprenant : non seulement le tableau était destiné à un réfectoire de couvent, mais surtout il devait remplacer un tableau de Titien représentant la Cène38.
(i) Dans la maison de Simon
30Probablement en réponse à une demande des juges (mais la formule « on lui dit » est rayée), Véronèse précise que le repas se déroule dans la maison de Simon, créant ainsi une confusion (la Cène n’eut pas lieu dans cette maison). Il est étonnant que les Inquisiteurs ne corrigent pas immédiatement l’artiste et ne lui fassent pas grief d’une ignorance que les autorités religieuses combattaient activement depuis la fin du Concile de Trente. Malgré les deux ratures que comporte ce passage du procès-verbal, il ne saurait s’agir d’une confusion que le secrétaire de séance aurait commise en transcrivant l’interrogatoire, puisque Véronèse redit plus loin que le « maître de maison » était Simon. Peut-être les juges ont-ils volontairement laissé passer une confusion qui pouvait leur être utile pour faire changer le titre du tableau ? ou s’agit-il, comme le pense Osmond39, d’une ruse de Véronèse, qui aurait fait montre d’ignorance des textes sacrés dans l’intention de désarmer les soupçons des Inquisiteurs ? Le maître de maison assis en face du Christ, légèrement décalé vers la gauche, est-il donc Simon, ou le publicain Lévi, ou bien l’hôte anonyme de la Cène ? Doit-on penser que Véronèse a commis une confusion verbale (fortuite ou intentionnelle) ou bien qu’il a effectivement représenté par erreur Simon à la place de l’homo quidam du cenaculum magnum et qu’ensuite, sur ordre du tribunal, l’hôte serait devenu Lévi40 ?

Fig. 2. - Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le maître de maison, saint Pierre, le Christ, saint Jean, Judas et le chien).

Fig. 3. - Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le Christ et saint Jean).

Fig. 4. - Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le maître de maison).
(j) Sur toile
31La pratique judiciaire exigeait que l’objet en cause fût présenté dans toutes ses particularités. Après avoir répondu que le tableau se trouvait dans le réfectoire de Saint-Jean et Saint-Paul, Véronèse est donc interrogé sur la technique et sur les dimensions de son œuvre. Il était pourtant évident qu’elle ne pouvait être que sur toile : elle était trop grande pour être peinte sur bois et la technique de la fresque était désormais abandonnée à Venise, surtout pour des formats aussi imposants. Il s’agit en effet du plus grand de tous les banquets réalisés par Véronèse. Cette toile est un bon exemple de la tendance au gigantisme qui, nous le verrons, affecte tous les arts à Venise, en particulier dans les années 1571-1575.
(k) Combien de ministres et les actions qu’accomplit chacun d’eux
32L’interrogatoire entre désormais dans les détails : sans révéler leurs intentions, les juges cherchent à obtenir de Véronèse la réponse à la question qui semble bien sous-tendre leurs soupçons : les personnages qui entourent le Christ sont-ils dignes d’un tel honneur41 ?
33Déjà en d’autres occasions, les autorités religieuses avaient infligé des sanctions au couvent de Saint-Jean et Saint-Paul. Rappelons par exemple les documents, publiés par Fogolari42, concernant des dominicains « dépouillés de leur habit en tant qu’apostats incorrigibles » : un en 1567, deux en 1568, quatre en 1571, six en 1572, deux en 1573, et trois en 1574 ; parmi ces derniers, le père-lecteur, « Fra Mario Ferro, fils du couvent, qui abandonna les ordres et qui, reniant sa religion, finit par se faire turc et mourut turc ».
34Le terme effetto revient à plusieurs reprises dans l’interrogatoire. Il désigne à la fois l’action effectuée par un personnage et l’effet produit par cette action sur le spectateur. Le souci majeur des enquêteurs, nous le verrons, était d’empêcher que les images « enseignassent une doctrine mauvaise aux gens simples et ignorants ». Or, si le mot ministri a ici le sens générique de préposés au service du banquet, il peut néanmoins, s’agissant d’une Cène, revêtir une signification particulière, lourde de dangers : « L’office des ministres [...] est d’administrer la Cène du Seigneur à la manière des Anabaptistes. Ainsi [...] je pris un morceau de pain, et, de main en main, tous firent de même, et nous fîmes la même chose avec le vin qui était dans un verre »43.
(l) Comment allaient les choses du repas
35Véronèse commence son énumération par « le maître de maison » : assis en pendant de Judas, somptueusement habillé de rouge, il se tourne comme pour inviter le spectateur à participer au repas. Véronèse mentionne ensuite le « maître des cérémonies » (scalco) qui serait venu voir « comment allaient les choses du repas » : debout FIG. 5 derrière le maître de maison, contre les colonnes, il est vêtu avec l’élégance d’un gentilhomme espagnol. Ce personnage, dont nous reparlerons, a parfois été pris pour un autoportrait de Véronèse. Dans « ce commandant habillé de vert », Boschini44 identifie explicitement l’organisateur de la fête (festaiolo) : on se saurait donc le chercher ailleurs, comme cela a pourtant été fait. En tout cas, la présence d’un scalco dans les cérémonies officielles de l’époque est bien documentée.
36Véronèse arrête là sa liste des « ministres ». Il préfère manifestement ne pas se risquer à présenter des personnages dont l’interprétation pourrait offrir matière à contestation. Il se réfugie dans un prudent « je ne me rappelle pas »45.
37Ces déclarations de Véronèse amènent à réfléchir sur la fiabilité, toute relative, des documents écrits. Interrogé le 18 juillet 1573, Véronèse soutient en effet qu’il y a trop longtemps qu’il a achevé son tableau pour qu’il puisse se rappeler avec précision quels personnages il y a fait figurer. Or, l’incendie du réfectoire ne s’étant produit que deux ans plus tôt (le 4 février 1571), cette affirmation est sujette à caution46 : le temps qui a été nécessaire à la reconstruction de l’édifice puis à l’exécution du tableau réduit inévitablement à quelques mois seulement le délai qui sépare l’achèvement de la toile et l’interrogatoire du peintre. Le tableau contribue d’ailleurs par lui-même à compliquer la question de sa datation. On y lit en effet, en bas à gauche et à droite, l’inscription « 20 avril 1573 », mais on ne sait pas si cette date se réfère au jour où le tableau a été achevé ou à quelque autre fait que nous ignorons - les festivités annuelles en l’honneur de saint Marc commençaient par exemple cinq jours avant le 25 avril. Selon Fogolari47, la date du 20 avril correspondrait à la convocation du prieur devant le tribunal et au refus de Véronèse d’insérer sainte Madeleine dans son tableau : au moyen de cette inscription, le peintre, indigné de la proposition qui lui était faite, aurait voulu manifester que, pour lui, l’œuvre était déjà bien finie à cette date.
38Une décoration d’une telle ampleur ne saurait être conçue antérieurement au lieu auquel elle est destinée. Bien qu’on n’ait pas retrouvé le contrat pour la Cène48, on peut penser que la reconstruction et la décoration du réfectoire de Saint-Jean et Saint-Paul ont suivi une chronologie analogue à celle, documentée, du couvent des SS. Nazario e Celso à Vérone : la construction du réfectoire y commence au début de 155349, et le Repas chez Simon de Véronèse qui décore ce réfectoire est achevé avant la fin de 155550. A Saint-Jean et Saint-Paul, il a sans doute fallu un laps de temps analogue après l’incendie de 1571, ce qui suggère, pour la Cène, une date d’achèvement coïncidant avec la date qui figure sur la toile (1573). On voit qu’un document textuel doit toujours faire l’objet d’un examen critique.
(m) Avez-vous peint d’autres Cènes que celle-là ?
39L’interrogatoire s’élargit sans pour autant s’éloigner de la question centrale. Véronèse s’était acquis une grande réputation grâce à ce nouveau genre de peinture que constituaient ses banquets. Le Saint-Office veut savoir si d’autres tableaux contiennent également des éléments suspects.
40Le premier banquet que Véronèse mantionne est aussi le premier qu’il ait exécuté : aujourd’hui à la Pinacothèque de Turin, il se trouvait dans le couvent des SS. Nazario e Celso à Vérone51. Le second banquet évoqué, aujourd’hui au Louvre, était dans le couvent de San Giorgio Maggiore à Venise. Ces deux oeuvres décoraient des réfectoires, de même que le banquet du couvent des Servîtes de Venise (aujourd’hui à Versailles) et celui du couvent de San Sebastiano (aujourd’hui à Milan, Brera). Du tableau pour les moines de la Madeleine à Padoue, on ne connaît que la mention qui en est faite ici52.
41Les déclarations de Véronèse prouvent que tous ces banquets pouvaient, pour lui, s’appeler des cènes. Les Inquisiteurs l’interrompent, à propos des Noces de Caria du Louvre, précisément pour lui faire remarquer qu’il ne faut pas faire de confusions : la Cène par autonomase, c’est le repas au cours duquel fut institué le sacrement de l’Eucharistie, c’est-à-dire la dernière Cène.
(n) L’homme qui saigne du nez
42L’intérêt de l’Inquisition pour le saignement de nez de ce serviteur est peut-être à mettre en rapport avec la controverse qui, un siècle auparavant, avait opposé les franciscains et les dominicains à propos du culte du Saint Sang. Bien que ce culte ait été interdit en 1464 par le pape Pie II, on rencontre encore au xvie siècle, surtout dans les ouvrages de dévotion, des xylographies sur le thème du Saint Sang53.
43Que représente cet intrus, certainement peu digne d’assister à la Cène ? Faut-il l’inclure, avec son habit jaune, dans la catégorie des serviteurs aux vêtements à rayures ? Les veines du front gonflées, l’écume à la bouche, il a, semble-t-il, une attitude de fuite ; sa main est anormale, oedémateuse, comme à la suite de quelque maladie. N’oublions pas que la peste alimentait une terreur larvée, avant même l’épidémie de 157654, et qu’aux yeux des autorités religieuses, les hérétiques constituaient une sorte de peste55. Il n’est pas impossible que ce personnage soit un possédé ou un pesteux ; en tout cas, il n’appartient pas à une catégorie facilement identifiable (comme les serviteurs, les noirs, les arabes, etc.). Aurait-il reçu une bastonnade ? Le sang lui sort du nez, il lui tache le front, la joue, la main et l’habit ; il y avait même des traces de sang sur la balustrade, mais elles ont été « corrigées » par un repeint gris bien visible - peut-être sur l’ordre du Saint-Office.
44On peut aussi voir dans ce personnage un type de tempérament, peut-être le bilieux (tandis qu’on pourrait ranger parmi les sanguins le prétendu « Titien » et l’homme qui se cure les dents). Le regard apeuré, il semble implorer le maître des cérémonies (qui lui sert d’antithèse, avec sa silhouette imposante et son attitude énergique, l’attention portée ailleurs).
45Véronèse suit toujours la même ligne de défense. Sa réponse à propos de ce personnage qui saigne du nez renvoie à l’habitude, alors courante chez les peintres, d’enrichir la scène principale par des digressions susceptibles de retenir l’attention du spectateur alors même qu’elles n’ont aucune relation directe avec l’histoire proprement dite. En ce sens, ce personnage relève du « genre ». Il n’est toutefois pas exclu que Véronèse se soit confusément souvenu de la parabole évangélique du festin nuptial : les serviteurs du roi jetèrent dans les ténèbres l’invité qui ne portait pas la tenue de noce, « car beaucoup sont appelés, mais il y a peu d’élus »56.
(o) Ces soldats, vêtus à l’allemande
46A la différence des débats relatifs au Saint Sang, tout ce qui pouvait, d’une manière ou d’une autre, rappeler l’hérésie qui avait bouleversé l’Église catholique au début du siècle était encore très vivement ressenti. Étant donné le grand nombre de mercenaires allemands qui s’enrôlaient dans toutes les armées de l’époque, ces soldats habillés à l’allemande n’auraient dû troubler personne. Les lansquenets à la solde de la République avaient cependant été parfois accusés de divulguer l’hérésie luthérienne à Venise même. Les Inquisiteurs étaient donc en droit de soupçonner, dans le soldat qui mange et boit, une allusion à la communion sous les deux espèces du pain et du vin, que les catholiques observants ne pratiquent pas57, - le fait que ce soldat tourne le dos à la Cène pouvant confirmer qu’il s’agit d’un hérétique.

Fig. 5. - Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le scalco, ou maître des cérémonies).

Fig. 6. - Véronèse, Repas chez Lévi (détail : l’homme qui saigne du nez).

Fig.7.- Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le P. Andrea Buono, et les soldats vêtus à l’allemande).
47De ces soldats, Véronèse déclare que l’un boit et que l’autre mange. Or, cette description ne correspond pas à ce qu’on peut voir sur la toile, où un seul soldat boit tout en tenant, de l’autre main, une assiette contenant de la nourriture. Il ne peut s’agir là que d’une erreur de mémoire de Véronèse, et non d’une correction apportée au tableau sur l’ordre de l’Inquisition (car le fait qu’il y ait un ou deux soldats en train de manger ne changerait rien à l’éventuelle allusion à l’hérésie). On voit que les documents écrits ne sauraient décidément être pris au pied de la lettre.
(p) La même liberté que prennent les poètes et les fous
48A propos de ces soldats, bien des réponses étaient possibles, Véronèse aurait pu, par exemple, invoquer l’incendie du réfectoire de Saint-Jean et Saint-Paul, provoqué par la soldatesque allemande qui avait établi ses quartiers et allumé un feu dans les souterrains du couvent ; il aurait également pu dire que, comme il l’avait déjà fait dans d’autres tableaux, il avait représenté les deux lansquenets en train de s’éloigner, comme s’ils étaient chassés du repas sacré auquel ils sont étrangers. Cependant, voyant l’insistance dangereuse des Inquisiteurs, il préfère détourner leur attention des questions d’iconographie religieuse et les entraîner sur le seul terrain qu’il maîtrise, celui de son art et des théories auxquelles il adhère. La critique inspirée par Croce a exagérément exalté le prétendu « art pour l’art » que Véronèse aurait invoqué : elle a voulu y voir une peinture pure de toute contingence, libre comme la poésie58 ; la passion du peintre pour son art aurait même été si forte qu’il n’aurait rien perçu d’humiliant dans la comparaison de la liberté des poètes avec le déchaînement des fous59. En réalité, ce qui compte ici, c’est que Véronèse s’en tient strictement à sa ligne de défense : dès lors qu’il entend, en revendiquant l’autonomie de son art, échapper au point de vue théologique imposé par le tribunal, il lui faut s’humilier, se reconnaître à peu près incompétent dans les matières qui concernent le gouvernement de l’Église, en faisant pour cela appel à l’« excentricité » traditionnelle des artistes.
49Véronèse souligne que les deux hallebardiers se trouvent sur un escalier « mort » (sans issue). Il ne faut pas prendre cette description à la lettre : il est absurde, architecturalement, que cet escalier ne conduise nulle part ; ce que Véronèse veut dire, c’est que l’aboutissement de l’escalier n’intéresse pas la scène principale, et que cet escalier, qui n’appartient donc pas au « lieu scénique » (luogo deputato) de la table où se déroule le repas sacré, constitue un lieu profane que l’artiste est libre d’orner au moyen des détails qui lui paraissent « convenir »60. Véronèse tente alors, non sans prudence, de mettre indirectement en cause son commanditaire : celui-ci lui avait dit que le « maître de maison » était « quelqu’un de riche et d’important », et le peintre a, « à la mesure de ce que son intellect pouvait comprendre », traduit cette information en image : puisque le « maître de maison » était « riche », il « convenait » qu’il « eût de tels serviteurs ». On le voit, loin d’invoquer pour sa défense les droits d’une esthétique formelle, Véronèse se réfère, ne serait-ce que très indirectement, au vraisemblable aristotélicien61.
(q) Le personnage habillé en bouffon, avec un perroquet au poing
50Devant la balustrade, à gauche du maître des cérémonies, un nain « habillé en bouffon » est occupé à nourrir son perroquet avec de la pitance contenue dans un plat en cuivre62. Ce bouffon constitue une reprise caricaturale du maître de maison, dont il copie jusqu’au couvre-chef63. L’artiste déclare évidemment que l’insertion de ce personnage ne répond à aucune intention particulière. Pour les accusateurs, il s’agit toujours de savoir si les personnages conviennent au texte sacré, tandis que, pour l’accusé, la convenance ne concerne jamais que le remplissage ornemental de la périphérie : il suffit que soit respectée la zone centrale du tableau, dominée par la figure du Christ ; le reste relève de la « liberté » de l’artiste, un nain y est « convenable » parce qu’il y avait souvent des bouffons masqués dans les banquets de la Renaissance - Véronèse n’ayant, comme tous ses confrères, aucun souci de l’exactitude historique.
(r) Les douze Apôtres
51En demandant qui est assis à la table du Seigneur, les Inquisiteurs posent leur question la plus insidieuse. Véronèse répond naturellement : « les douze Apôtres », et, devant les demandes plus explicites des juges, il précise que saint Pierre écartèle l’agneau, qu’un autre tend son assiette et qu’un troisième se cure les dents. A l’évidence, Véronèse pense plus à un luxueux banquet qu’à la Cène : seul l’agneau rappelle la Pâque hébraïque... FIG. 2
52Les ratures qu’on peut observer à ce point du manuscrit nous renseignent sur les préoccupations profondes des autorités religieuses de l’époque : elles suggèrent en effet qu’il y a eu entre les juges une discussion que le secrétaire de séance n’a pas cru devoir transcrire, sans doute parce qu’elle s’écartait de la procédure habituelle. Les Inquisiteurs n’ont donc pas trouvé « convenable » la façon dont Véronèse avait représenté saint Pierre, le futur chef de l’Église catholique, tout absorbé dans la découpe de l’agneau64. Ils ont également eu des doutes sur l’Apôtre qu’on aperçoit entre les colonnes, occupé à se curer les dents avec sa fourchette pour en extraire des morceaux de l’agneau qu’il vient de manger. Il ne s’agit pourtant en rien, à l’époque, d’un geste vulgaire ; l’usage de couverts et de fourchettes à deux dents a longtemps été perçu comme un des raffinements caractéristiques des fastueux banquets vénitiens65, et on voit, dans les Noces de Cana du Louvre, une noble dame en train de se curer les dents. Cette marque de raffinement pouvait donc être comprise comme un hommage à la divinité, mais, dans un procès intenté pour soupçon d’hérésie, les juges étaient en droit de craindre que le geste de l’Apôtre ne soit mal interprété : il ne faut pas oublier en effet que les déchets coincés entre ses dents ne sont rien de moins que la chair de l’Agneau Mystique...
(s) Je l’orne de figures d’invention
53La ligne de défense de Véronèse consiste toujours à délimiter un espace pour sa liberté d’artiste. Ne voyons rien là de romantique : il s’agit d’une tactique visant à échapper aux accusations des juges.
54Selon Véronèse, une Cène doit évidemment comporter le Christ et les douze Apôtres, mais si, une fois le sujet traité, il reste de la place, le peintre est en droit d’y déployer les ressources ornementales de son art : l’artiste est libre d’insérer, dans les zones demeurées libres, des détails et des personnages empruntés au répertoire traditionnel de son métier ou de son atelier (« invenzioni »). Il faut reconnaître que l’espace que le peintre s’est attribué est bien plus vaste que celui qu’il a consacré à l’histoire sainte : il occupe la totalité de la toile, à l’exception d’une partie de la table, celle où se trouvent le Christ et les Apôtres. En outre, l’espace dévolu aux Apôtres n’est pas aussi nettement délimité qu’il l’est, par exemple, dans les Noces de Cana du Louvre, où les serviteurs occupent un luogo deputato, une zone architecturalement bien distincte de celle du repas. Dans le tableau suspect, on constate au contraire une confusion des catégories : les Apôtres ne sont pas faciles à distinguer des autres personnages, ils ne se reconnaissent pas à un costume commun (qui pourrait être celui du Christ, de saint Pierre et de saint Jean) ; certains tendent même à se confondre avec la foule des comparses dont les costumes variés suggèrent des rangs et des fonctions différenciés. Les juges n’ont pas totalement tort quand ils redoutent que l’œuvre de Véronèse puisse prêter à de dangereuses confusions : on a en effet plutôt le sentiment d’avoir sous les yeux un portrait collectif de la cité...
55De toutes les figures qui peuplent ce tableau, une seule est un véritable portrait. Au milieu de l’arcade de droite, un personnage immobile a plus l’air d’être absorbé dans une méditation religieuse que de manger : il est le seul à ne pas avoir la tête penchée. Ridolfi y voit un portrait du commanditaire de l’œuvre, Andréa Buono. Sans constituer à proprement parler des portraits, plusieurs personnages correspondent à des types fixes (dramatis personae), que les vénitiens de l’époque devaient identifier au premier coup d’œil : ainsi, à droite de l’arcade de gauche, le Vitellius aujourd’hui au Musée Archéologique de Venise (fréquemment employé par les peintres, il servirait ici à confirmer la dignité antique de tous les personnages) ; ou l’homme barbu et austère (ce n’est pas Titien, mais un type mis à la mode par Titien) ; ou encore, en pensant au maître des cérémonies, le cuisinier gras comme un eunuque, habillé, comme d’autres serviteurs, d’un vêtement à rayures (qu’on retrouve dans les Noces de Cana du Louvre et dans le Repas chez Simon de Turin). Il y a enfin plusieurs serviteurs noirs (ils provenaient du commerce des esclaves, alors florissant à Venise), tandis que les préposés au vaisselier et, à l’extrême droite, le fauconnier sont des arabes (c’étaient des artisans experts dans les arts du métal et de la chasse). La présence du fauconnier évoque les loisirs aristocratiques, et le perroquet du nain suggère que le maître de maison tient à enrichir sa demeure des nouveautés apportées par les grandes découvertes.
56A l’extrémité droite de la toile, un homme aux cheveux blancs se penche depuis la loggia pour donner un pain à une jeune fille vue de dos. Par-delà le motif « de genre », il s’agit sans doute d’une allusion aux institutions charitables si importantes dans la société vénitienne de l’époque. Ce geste généreux est en effet accompli, non par un Apôtre, mais par l’un des vénitiens invités au banquet. Il se combine à l’évocation du campanile de Saint-Marc parmi les architectures idéales de l’arrière-plan pour nous conduire au cœur de la religiosité vénitienne de l’époque, qui insiste sur les œuvres, à la différence de la religiosité des pays réformés.
57L’identification du petit personnage féminin qui fait pendant au bouffon demeure problématique. Il se retrouve dans le Repas chez Simon des Servîtes. Faut-il, en le rapprochant de l’enfant qui figure dans la Cène de Barocci à Urbino, y voir un symbole de l’humanité vivant encore sub lege66 ? Plutôt qu’une fillette ou qu’une petite servante67, ses proportions en font une jeune femme. Serait-ce sainte Madeleine, introduite de force dans le tableau pour satisfaire la première exigence des Inquisiteurs ? Cette hypothèse est peu plausible : d’abord, Véronèse s’est refusé à cet ajout, qu’il estimait infaisable ; ensuite, la présence de sainte Madeleine serait en contradiction avec le titre finalement retenu pour le tableau ; enfin, une telle disproportion de taille est impensable en pleine Renaissance.
(t) Quelqu’un vous a-t-il commandé de peindre...
58La réponse de Véronèse à cette question est claire : l’artiste est seul responsable de la présence des éléments suspects. L’expression « comme on me le commande » est d’ailleurs rayée, dans sa réponse précédente. Dans les procès de ce genre, il était en effet de règle de ne jamais compromettre les commanditaires (ou les mandants), parce qu’en cas de besoin, ils étaient les seuls à pouvoir, grâce à leur autorité, servir de recours.
59Véronèse assume donc l’entière responsabilité de son œuvre, mais il insiste une nouvelle fois sur le caractère purement esthétique de ses ajouts. A sa décharge, il précise que les éléments critiqués ne font pas partie du sujet : le commanditaire lui aurait demandé d’orner le thème comme bon lui semblerait, et les éléments qu’il lui a semblé bon d’insérer pour ne pas laisser d’espace vide seraient parfaitement conformes à la tradition picturale vénitienne. De fait, on peut lire, dans le contrat du 6 juin 1562 pour les Noces de Cana du Louvre : « faisant le nombre de figures qui pourra tenir convenablement et dont une telle invention a besoin »68.
(u) Sans aucun discernement ni jugement
60L’emploi des termes dintorno et atorno (dont le deuxième est raturé) permet de penser que le tribunal accepte de distinguer entre les « figures principales » et les « ornements périphériques »69, mais cela ne suffit pas à ses yeux, pour disculper le prévenu. Les juges demandent en effet à Véronèse s’il lui paraît licite d’introduire, comme éléments périphériques, ce que « lui suggère son imagination », sans tenir compte de « la matière » et « des figures principales », en procédant « au hasard » (comme le dit un passage raturé), « sans aucun discernement ni jugement ». Comme s’il était vexé par cette question, qui revient à l’accuser de manquer de critères de choix, le peintre affirme, avec modestie mais fermeté, sa confiance dans ses propres capacités de jugement70.

Fig.8. Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le bouffon au perroquet).

Fig.9. Véronèse, Repas chez Lévi (détail : le cuisinier).
61Puisqu’il ne saurait y avoir de point de rencontre entre des accusations théologiques et des réponses esthétiques, les enquêteurs ont alors l’intelligence de changer de registre : faisant appel au bon sens, ils demandent au peintre s’il estime qu’il est « convenable » d’insérer dans une Cène « des bouffons, des ivrognes, des allemands, des nains et autres grossièretés »71. C’est la première défaite de Véronèse : ne pouvait trouver d’esquive à une question ainsi posée, il doit reconnaître qu’effectivement, de tels éléments périphériques (parerga) ne sont pas convenables dans une œuvre pareille. En vain répète-t-il que les personnages qu’il a ajoutés ne sont pas dans le même lieu que le Christ72 ; son aveu fait que le procès s’achemine dès lors vers une condamnation.
(v) Michel-Ange à Rome, dans la Chapelle Pontificale
62Véronèse ayant à nouveau invoqué la tradition de ses illustres prédécesseurs, le tribunal lui demande un exemple ; Véronèse commet alors sa seule véritable erreur.
63Peut-être avait-il été conseillé à l’artiste d’évoquer, comme dernier argument pour sa défense, le cas du Jugement dernier peint par Michel-Ange à la Chapelle Sixtine. On sait quel scandale cette fresque avait déclenché, à Rome et même à Venise73. Les juges de Véronèse font alors preuve de beaucoup plus d’intelligence que les censeurs qui avaient ordonné aux braghettoni de couvrir les parties honteuses des personnages de Michel-Ange : ils relèvent aussitôt l’impropriété de l’exemple allégué par Véronèse pour sa défense. On ne saurait en effet comparer un Jugement dernier et une Cène. Non seulement il est absurde de penser à des vêtements à propos des esprits convoqués devant le tribunal de Dieu, mais la nature même des deux tableaux diffère radicalement : les nus de Michel-Ange ne peuvent choquer que ceux qui ne veulent voir que la matérialité des choses, oubliant que « dans ces figures, il n’y a rien que de spirituel », tandis que les bouffons, chiens, soldats et autres bouffonneries introduites par Véronèse ne peuvent que profaner la Cène.
64Véronèse aurait pu citer des exemples tout différents (il aurait par exemple pu invoquer les innombrables peintres qui s’étaient efforcés d’exprimer leur religiosité en faisant étalage de richesses profanes), mais toute discussion est désormais inutile, les Inquisiteurs pressent l’artiste : à quelque exemple qu’il se réfère, le peintre estime-t-il avoir bien fait en peignant la Cène comme elle est ? voudrait-il soutenir que tout ce qu’il a inséré dans le tableau est justifié ou convenable ? La position de Véronèse est dès lors intenable : quand il se met à proclamer son innocence (« mais je pensais bien faire »), il semble qu’il n’ait plus rien à dire pour sa défense sinon que son erreur a été involontaire. La finesse des Inquisiteurs et leur tournure d’esprit théologique et juridique ont eu raison de Véronèse, expert en matière d’art mais incapable, à la différence de ses juges, de « prendre en considération de si grandes choses ».
65Fidèle à sa ligne de défense même si c’est désormais inutile, Véronèse proteste une dernière fois qu’on ne peut imputer à son tableau aucun « désordre » artistique ou religieux, puisque les personnages incriminés se trouvent en dehors du lieu sacré occupé par le Christ. Comme Venise redoute l’hétérodoxie, non en elle-même mais pour les désordres qu’elle est susceptible d’engendrer74, le fait que Véronèse n’avait pas pensé que son tableau pût « susciter du désordre » constitue une circonstance atténuante décisive. Comme le veut la pratique judiciaire, le tribunal prononce alors sa sentence en latin, selon un formulaire établi.
(w) Ainsi fut-il décrété du mieux possible
66Les Inquisiteurs jugent donc que Véronèse est tenu à corriger le tableau pour lequel il a été mis en accusation : « omnis turpis guastus eliminetur », recommandait le Concile de Trente. La condamnation ne concerne que le peintre : lui seul est tenu de faire, à ses frais, les corrections prescrites par le tribunal ; à dater du 18 juillet 1573, il a trois mois pour les faire s’il ne veut pas encourir les peines que le tribunal a alors la faculté de lui infliger75.
67Le fait est, pourtant, que Véronèse n’a pas éliminé les personnages que le procès-verbal jugeait inconvenants dans un tableau représentant la Cène. La même année, le Tintoret s’est trouvé dans une situation analogue : le 10 août 1573, à la suite de protestations émises par les dirigeants de la Scuola Grande di San Marco, il se déclarait prêt à retirer de son Miracle de saint Marc « la figure du très excellent Ravenna (Tomaso Rangone) en mettant à la place une autre figure appropriée », mais il n’en fit rien76. Conclu par une sentence du Saint-Office, le cas de Véronèse était toutefois beaucoup plus grave, et, bien que les décisions de l’Inquisition fussent d’ordre très général, il est logique de chercher quelles corrections, même minimes, le peintre a apportées à son œuvre à la suite de sa condamnation. Les historiens ont formulé à ce sujet les opinions les plus diverses77.
68Dans l’état actuel de l’œuvre (qui vient d’être restaurée78), on ne connaît que deux modifications sûres : l’effacement des gouttes de sang du serviteur sur la balustrade de l’escalier de gauche - sans doute éliminées pour supprimer l’indice le plus évident d’une éventuelle référence au sang du Christ -, et l’inscription - manifestement ajoutée après l’achèvement du tableau79 - qui court au sommet et à la base des piédestaux concluant les deux escaliers « morts ». (A gauche) A.D. MDLXXIIIJ FECIT D. COVI. MAGNU. LEVI ; (à droite) DIE. XX. APR.I LUCAE CAP. V.
69Telle est la modification décisive : pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une Cène, il suffisait de lire l’inscription. On pressent pourquoi, dans le paragraphe conclusif du proces-verbal, celui qui porte sentence, l’expression ita, ut conveniat ultimae cenae Domini a été barrée : la référence à la Cène a certainement été supprimée, non à l’initiative du secrétaire de séance, mais d’un commun accord, - vraisemblablement à la suite d’une discussion décisive entre les Inquisiteurs. Cette rature constitue en quelque sorte le verdict du Saint-Office, et ce verdict ne fait que réitérer l’injonction qui avait précédemment été faite au prieur de Saint-Jean et Saint-Paul de décider le peintre à changer le sujet de son tableau en y insérant la Madeleine « à l’endroit d’un chien ». C’est sans doute d’ailleurs cette proposition antérieure qui amène Veronèse, au début de l’interrogatoire, à confondre Simon et l’hôte anonyme de la Cène. Grâce au titre de Repas chez Lévi, toutes les difficultés disparaissent : représenter la Cène conformément aux directives du tribunal aurait impliqué de refaire tout l’ouvrage ; y introduire la Madeleine pour transformer le tableau en un Repas chez Simon apparaissait infaisable au peintre. Au contraire, avec le repas chez Lévi, on se référait au moins contraignant des banquets, à celui qui ne comporte aucun événement particulier : l’Évangile ne mentionne en effet ni personnages ni incidents devant être immédiatement reconnus80. La vraie modification imposée par l’Inquisition se réduit donc à un simple changement de titre.
70La décision du Saint-Office rend ainsi impossible toute interprétation dangereuse de l’oeuvre, et, du fait de sa modération, elle ne risque pas de susciter les protestations des puissants protecteurs politiques de Véronèse. La sentence a décidément été rendue omni meliori modo.
LE MYTHE DE VENISE ET LA TENDANCE A L’AMPLIFICATION APRÈS LA VICTOIRE DE LEPANTE
71Apparue d’abord à Ferrare puis dans d’autres milieux de cour, la tendance au gigantisme et à « l’amplification » gagne également Venise, avant et surtout après 1571. A Venise comme ailleurs, ce mouvement, qu’on a pu rattacher à une exacerbation de la rhétorique antique81, affecte la vie civique et individuelle82, la littérature83, la musique84 et les arts figuratifs85.
72Ainsi, à Mantoue, c’est surtout à l’exaltation de la personne du souverain que servent les liturgies célébrées (avec l’autorisation de la Curie) par la « chapelle ducale » que le duc Guglielmo Gonzaga (1550-1587) a installée dans la basilique de Santa Barbara86. On trouve quelque chose d’analogue à Venise en 1577, à la mort du doge Alvise Mocenigo : les textes et les musiques qui célèbrent ses funérailles sont tout empreints du climat d’héroïsme qui avait marqué son dogat87. Bien avant, lors de l’élection du doge Francesco Donà en 1545, des voix s’étaient élevées à Venise pour souhaiter que le nouveau doge « réalisât avec décision et en toute autonomie cette réforme catholique que le Saint-Siège continuait de décevoir », et dès 1536, le Nonce Apostolique s’inquiétait de ce que le doge « entendait être à la fois pape et prince »88. En cela, le doge n’était pas seul : l’aristocratie vénitienne s’était toujours sentie collectivement investie d’un pouvoir religieux (c’était d’ailleurs là l’un des fondements de sa légitimité). Et c’est précisément cette composante religieuse du « mythe de Venise » qui devait provoquer tant de suspicions à Rome : la Papauté était touchée au cœur même de ce qu’elle considérait comme ses prérogatives spirituelles. La tension fut aggravée par la paix séparée signée par Venise avec les Turcs après la victoire de Lépante, que le pape et le roi d’Espagne considérèrent comme une trahison89. Le conflit devait culminer, on le sait, avec Paolo Sarpi (1552-1623) et l’Interdit (1608).
73Venise connaît alors une véritable « crise d’expansion »90, qui coïncide avec la période d’extension maximale du Dominio. Cette crise se manifeste dans le processus d’amplification qui affecte toutes les formes de vie de la cité91. Parmi tant d’exemples possibles, on mentionnera la pièce de deux sequins conservée au musée Bottacin de Padoue : alors que la République avait toujours été hostile à l’émission de pièces d’or d’un poids supérieur au sequin, il est question, sous le dogat d’Alvise Mocenigo (1570-1577), d’émettre des pièces de deux à quatre sequins, mais cette proposition n’eut pas de suite, et le double sequin du musée Bottacin demeure le seul de son espèce92. On évoquera également l’imagerie saturée de références antiques qui se met en place pour célébrer la félicité et la paix durable dont jouit Venise93, et le succès que Véronèse connaît auprès des milieux officiels vénitiens : il est appelé à peindre pour la salle du Grand Conseil94.
74Fort de son expérience de fresquiste, Véronèse peint des toiles de plus en plus monumentales : son premier banquet, le Repas chez Simon peint pour Vérone (aujourd’hui à Turin), mesure 315 x 451 cm ; sa Cène de saint Grégoire le Grand pour Monte Berico 477 x 862 cm ; ses Noces de Cana pour San Giorgio Maggiore (aujourd’hui au Louvre) 669 x 990 cm ; enfin, la dernière toile de la série, la Cène pour Saint-Jean et Saint-Paul devenue Repas chez Lévi (aujourd’hui à l’Accademia), atteint 555 x 1280 cm95.
Les architectures peintes
75Étant donné l’aspiration, alors générale, au gigantisme et à la monumentalité, le nouveau réfectoire que le Père Andréa Buono fit construire ne pouvait être que plus vaste que le précédent96, et le telero dont l’orne Véronèse constitue le dernier mais aussi le plus grandiose de ses banquets.
76Le Repas chez Lévi devait être parfaitement adapté à l’espace de la salle pour laquelle il avait été conçu97. La corniche peinte qui couronne l’ouvrage poursuivait vraisemblablement celle qui courait sur les autres murs, et le réglage des éclairages tenait manifestement compte de l’architecture du réfectoire : à l’exception de la luminosité du fond de ciel, sur laquelle se détachent les têtes du Christ et de saint Jean, toutes les lumières proviennent de la droite, c’est-à-dire du côté où s’ouvraient les fenêtres éclairant la salle.
77Reprenant vraisemblablement l’idéal classicisant de Palladio (qui aurait voulu entièrement reconstruire Venise à l’antique)98, Véronèse a accordé tellement d’importance à l’architecture peinte qu’elle tend à nous distraire du sujet sacré. Au lieu d’un cénacle clos, il a en effet conçu une loggia richement décorée, qui entend suggérer un arc de triomphe dressé en l’honneur du Christ, mais les victoires décorant les écoinçons, intérieurs et extérieurs, qui se réfèrent assurément au triomphe du Christ sur la mort, évoquent surtout, de par leur allure classicisante, les fastes de l’architecture romaine antique99.
78A l’évidence, Véronèse ne se soucie pas de donner une vue exacte d’une architecture constructible ; sa scénographie privilégie l’efficacité des effets visuels. Le point de vue que le peintre choisit pour représenter la Cène se situe entre le plateau de la table et la tête du Christ, ce qui permet de voir aussi bien le plafond de la loggia que les carreaux du pavement ; en revanche, le plan sur lequel se déroule la Cène est surélevé par rapport à celui du spectateur, puisqu’on y accède par deux volées d’escalier : une hiérarchie s’instaure ainsi entre l’humain et le sacré. Il y a d’ailleurs une incohérence perspective dans le raccord entre les escaliers et la loggia, et l’expression d’« escalier mort » employée par Véronèse est inexacte si on la prend au sens où elle signifierait que les escaliers ne conduisent nulle part : comme dans une église ou un théâtre, ces deux volées d’escalier ont pour fonction de relier le niveau de la loggia - autel ou scène grandiose - à celui des spectateurs - nef des fidèles, orchestre du public100. Veronèse avait déjà adopté une telle disposition, qui renforce la monumentalité de l’œuvre, dans la Cène de saint Grégoire le Grand de Monte Berico101.
79La loggia de Véronèse est conforme à la tradition vénitienne de l’architecture largement ouverte sur son environnement. La clarté du fond de ciel - qui constitue un écart par rapport au récit évangélique102 - fait ressortir les têtes de Jésus et de saint Jean et donne du relief à l’arc de triomphe qui encadre le Christ et aux fabriques de l’arrière-plan. Loggias, palais, temples et phare suggèrent une ville aristocratique que domine, émergeant à gauche de l’arc central, un édifice singulier, aux dimensions hyperboliques : composé de structures superposées, il fait penser aux pyramides qui signifiaient, dans les décors de théâtre, l’umbilicus urbis. Or, la constitution de Venise était souvent comparée à une pyramide103, et le sommet de la « pyramide » peinte par Véronèse ressemble au campanile de Saint-Marc. L’édifice indiquerait donc que la Cène se déroule, non pas à Jérusalem, ni à Constantinople, ni même à Rome, mais dans une Venise rénovée et magnifiée104.
80A Venise comme ailleurs, les histoires saintes étaient souvent représentées dans des sites évoquant, avec plus ou moins de précision topographique, la patrie du peintre ou du commanditaire105. Certes, l’allusion que Véronèse fait ici à Venise n’est guère particularisée, mais il suffisait sans doute d’une fabrique, bien mise en valeur, évoquant le campanile de Saint-Marc, pour suggérer efficacement le thème de Venise nouvelle Jérusalem. Cette identification était probablement plus civique que religieuse, à en juger d’après le caractère d’officialité si marqué du banquet. Le Père Andréa Buono n’est en effet pas le seul représentant de la Sérénissime à intervenir dans cette Cène : les personnages sont tous, en un sens, des vénitiens - reconnaissables à leurs gestes, à leurs vêtements, à leurs différenciations sociales, et même au caractère ouvert de la loggia, qui est comme une invitation universelle à participer au grand banquet eucharistique.
81Il est tentant de mettre cette ouverture en rapport avec l’abolition de l’iconostase décidée par le Concile de Trente : désormais, le chœur des églises ne doit plus être une zone dont l’accès est réservé à quelques élus ; au contraire, toute l’assemblée doit participer au sacrifice célébré devant ses yeux. Or, chez Véronèse, des comparses manifestent, depuis les fabriques les plus reculées, leur intérêt pour le rite collectif qui se déroule sous la loggia : de leurs « nobles palais », les habitants de la ville regardent le « somptueux banquet »106. Des orientaux se penchent du toit de la fabrique qu’on entrevoit dans l’arcade de gauche, et, à une fenêtre, un joueur de mandoline prolonge l’aspect festif de l’événement, tandis qu’un bas-relief représentant Vénus orne le soubassement d’une autre fenêtre. A l’époque, il ne saurait y avoir des frontières nettes entre banquet sacré et festivités profanes, entre célébration religieuse et représentation théâtrale107.
Scénographie et théâtre
82De toute évidence, Véronèse se servait des formes et des pratiques qui étaient alors en usage dans le théâtre vénitien108. La Cène pour Saint-Jean et Saint-Paul est postérieure aux théâtres que Palladio construisit en 1561 et en 1652 (en s’inspirant d’un ouvrage capital pour la scénographie vénitienne, le Vitruve publié en 1556 par Daniele Barbaro, auquel il avait collaboré)109, et antérieure au Théâtre Olympique qu’il réalisa en 1578 à Vicence. Si on compare les architectures peintes de la Cène à celles de la scène du Théâtre Olympique, on ne peut pas ne pas reconnaître que, chez Véronèse comme chez Palladio, à la base du frons scenae tripartite à la manière des théâtres antiques, il y a une matrice commune. Il ne saurait toutefois s’agir d’une correspondance plus précise, car les arcades de Véronèse peuvent aussi bien rappeler la loggia d’Alvise Cornaro à Padoue ou les modèles de scène du théâtre humaniste de la première Renaissance110.
83La grandiose loggia où se déroule la Cène ne correspond assurément à aucune architecture topographiquement identifiable. Elle coupe transversalement la via sacra d’une ville idéale. Ses dimensions et son implantation au cœur d’une ville monumentale fictive ont pu faire penser à un édifice à destination civique, comme une loggia pubblica111. A partir des pratiques théâtrales de l’époque, on l’a également rapprochée des arcades qui s’ouvrent sur les cours des palais vénitiens (ou des loggias au premier étage)112. On a enfin pu voir dans ce portique tripartite une « structure de base à partir de laquelle allait se développer la conformation de la salle et de la scène du théâtre vénitien »113.
84Les fabriques du fond s’inspirent manifestement de la scène tragique de Serlio, mais on peut les rapprocher encore plus précisément du style scénographique adopté par Scamozzi pour les perspectives du Théâtre Olympique. Or, dans les dernières décennies du siècle, Scamozzi a (ainsi que Schioppi) travaillé au couvent de Saint-Jean et Saint-Paul114. Dès lors, l’analyse d’E. Povoledo comparant à la scène du Théâtre Olympique les scènes vénitiennes du début du Baroque est particulièrement éclairante pour les architectures de la Cène de Véronèse115 :
« C’est donc la tradition classique et académique de Palladio qui survit dans l’unique scène fixe conservée en Vénétie [le Théâtre Olympique] ; elle l’emporte sur la reconstitution perspectiviste de Vasari. Dans cette conception classique de l’espace scénique, l’action des acteurs se concentre au premier plan d’un plateau de scène entouré d’architectures monumentales au-delà desquelles peuvent être disposées des « fuites » en perspective. Cette conception se maintint très longtemps à Venise, jusqu’à l’âge baroque [...]116.
L’élément fondamental de la scène117, c’est le « transept », situé au milieu du décor, qui assume diverses fonctions ; il sert d’arrière-plan à l’action ; il délimite, dans le plateau scénique, la zone utilisée par les acteurs ; il s’ouvre enfin sur les perspectives illusionnistes tout en les maintenant dans leur statut d’arrière-plan du plateau scénique, évitant ainsi toute disproportion entre la taille des architectures en perspective et celle des personnages.
Tous ces éléments se trouvent déjà dans la scène du Théâtre Olympique, bien qu’elle soit la reconstruction exacte d’une scène antique ; le irons scenae divise le plateau scénique en deux parties, et, avec les deux versurae, il délimite le proscenium ; il sert de fond à l’action et s’ouvre sur les rues qui fuient en perspective [...] ».

Fig. 10. - Véronèse, Repas chez Lévi (détail : l’arcade gauche).
85L’auteur poursuit en soulignant la continuité entre le principe humaniste de la « scène tragique fixe » réalisé par le Théâtre Olympique et les scénographies baroques :
« Les fausses rues qui s’ouvrent au-delà du « transept » constituent comme un pressentiment de la magie illusionniste du Baroque, tandis que les dimensions du « transept » lui-même et des architectures du proscenium sont rapportées à la taille des acteurs, obéissant ainsi au principe rationnel de la première Renaissance : créer un espace réel autour de l’action réelle des personnages. »
86On aura compris que ces considérations correspondent parfaitement à la structure de la Cène de Véronèse - d’ailleurs, Ridolfi évoque le Repas chez Simon comme étant un « théâtre majestueux ». De fait, par sa construction (et par sa luminosité) le paysage architectural du fond évoque tout à fait le théâtre tragique de la Renaissance, dans lequel, comme le dit Vasari, la « scène fixe » était constituée par une strada lunga (ou strada regia) représentée conformément aux lois de la perspectiva sive scaenographia. Comme la place, la strada regia est certes un lieu scénique idéal, mais certains détails peuvent y faire allusion à des villes réelles ; dans son enquête sur le « lieu théâtral », L. Zorzi aboutit mêrme à l’idée de la place comme arrière-plan scénographique réel, comme topos qui serait métaphoriquement reproduit dans la scène et qui en viendrait à symboliser la ville toute entière118. Il peut arriver que les éléments architecturaux réels dominent, comme dans un célèbre dessin de scène de Serlio, qui représente incontestablement Venise119. Alors que Carpaccio situait ses histoires saintes dans des villes orientalisantes qui étaient censées évoquer Jérusalem et les lieux saints, il suffit que Véronèse insère dans sa Cène une allusion au campanile de Saint-Marc pour que sa ville idéale se mue en la Venise qui, à une époque d’exaltation collective exploitant toutes les ressources de la théâtralité120, se veut l’épée de la Chrétienté, la correctrice de la corruption de la Papauté.
87Caractérisés par leur faible degré de réalité, les édifices qui occupent l’arrière-plan de la Cène évoquent les architectures flanquant les rues qui s’ouvrent au-delà du frons scenae du Théâtre Olympique ; ils font même penser à des coulisses proprement dites. Or, comme il s’agit de peinture et non de théâtre, ces coulisses peuvent être peuplées de personnages divers. La scène tend alors à se transformer en salle de théâtre, comme si le public pouvait s’y refléter, dans un effet de théâtre dans le théâtre. Les spectateurs de la Cène se trouvent, de fait, en face d’un imposant proscenium dont l’accès est (fictivement) autorisé par deux rampes latérales, à la manière de ces scènes qui communiquaient avec la salle au moyen d’escaliers ou de praticables, et la profondeur fictive de cette scène picturale est instaurée par tous les procédés qui étaient en usage au théâtre : pavement en échiquier121, architectures dessinées en perspective, et affaiblissement des couleurs vers le fond.
88Le Christ a beau être situé sur l’axe de l’arc central, il n’attire pas très efficacement sur lui l’attention du spectateur122, comme s’il était soumis, à l’égal de tous les personnages admis à figurer dans un cadre architectural aux formes aussi solennelles, au réglage d’ensemble de la mise en scène. Comme au théâtre, ce sont alors les différences de costume qui sont significatives : tous les personnages du premier plan - les soldats allemands, le maître des cérémonies vêtu à l’espagnole, et le maître de maison avec son esclave éthiopien - portent des costumes contemporains, tandis que le Christ et les Apôtres sont habillés alla ninfale, selon la pratique adoptée au théâtre123. Il semble bien que Véronèse établisse de la sorte une première différenciation entre les « acteurs » proprement dits et les « figurants » et « comparses », simples spectateurs du rite sacré.
89A cette hiérarchisation vestimentaire se combine, pour la renforcer, la répartition des personnages entre différents luoghi deputati. On a vu que Véronèse fondait précisément toute sa défense sur une double distinction analogue, entre ceux qui participaient au banquet et ceux qui n’y participaient pas, et entre lieux et lieux. De fait, la Cène comporte des zones plastiquement et spatialement bien différenciées, répondant à des fonctions FIG. spécifiques. L’escalier réputé « mort » accueille ainsi les personnages « négatifs » des soldats allemands et du serviteur qui saigne du nez. De la même façon, le nain et le petit personnage féminin se situent au tout premier plan, qui est le plus proche des spectateurs, et donc du monde des pécheurs. Enfin, le maître des cérémonies et le cuisinier sont en dehors du lieu réservé à la sacralité : ils se trouvent sur l’espèce de balcon que peuplent les serviteurs. Vêtus de costumes contemporains, les personnages situés en deçà de l’action principale sont en continuité avec les spectateurs, ils se mêlent presque à eux, comme cela se produisait dans certains spectacles de l’époque. Leurs gestes124 procèdent d’une véritable mise en scène exploitant des lignes de force afin d’instaurer une continuité d’ensemble125 : les petits personnages qui observent le banquet depuis les fenêtres, terrasses, et balcons de l’arrière-plan referment la composition tout en faisant écho aux spectateurs qui, de l’autre côté et d’en bas, contemplent le drame mystique.
90Aux yeux de Véronèse qui, à en croire Ridolfi126, « ne savait représenter que noblement ses personnages », il n’y avait rien, dans la splendeur de cette théâtralité, qui constituât une offense à la religion. Tintoret adoptait une démarche toute différente : il préférait travailler pour des collectivités privilégiant les actions de charité sociale ; aussi ses Cènes (que la critique a parfois taxées de vulgarité)127 font-elles plutôt penser au Christuspauper que l’Arétin évoque dans son Humanità di Christom128.
Banquets
91« La magnificence trouve l’occasion de se manifester dans les choses qui se font rarement, ainsi que dans les choses où il convient de dépenser sans regarder à la dépense, comme les noces et les banquets », écrit Paolo Paruta dans un ouvrage publié à Venise à l’époque où Véronèse peint ses plus grands banquets129. Telles que Ridolfi les a publiées, les annotations manuscrites du peintre au dos de certains de ses dessins ne font que confirmer qu’il partageait l’engouement des élites vénitiennes de son temps pour le faste le plus somptueux : « Si jamais j’ai le temps, je veux représenter une table somptueuse sous une noble loggia, où il y ait la Vierge, le Sauveur et Joseph, la faisant servir par le plus riche cortège d’Anges qu’on puisse imaginer, qui leur présenteraient dans des plats d’or et d’argent des mets offerts et des fruits splendides en abondance, tandis que d’autres s’emploieraient à apporter des mets précieux dans des plats de pur cristal et dans des coupes dorées [,..] »130.
92Pompeo Molmenti a étudié en détail la mode vénitienne des banquets ; il cite des exemples particulièrement fastueux131 et évoque l’importance des maîtres des cérémonies (scalchi) et de leurs collaborateurs132, auxquels il convient d’ajouter tout un personnel spécialisé, fort coûteux, de bouffons, musiciens, etc.133. On comprend mieux, dès lors, l’importance du maître des cérémonies qui figure dans la Cène pour Saint-Jean et Saint-Paul : mentionné par Véronèse au cours de son interrogatoire, ce noble personnage en costume espagnol est à comprendre comme étant véritablement le metteur en scène du grand banquet134.
93A la connaissance littéraire des banquets antiques se combinaient l’expérience, plus ou moins directe, des grandes fêtes orientales135 et la pratique locale des fastueuses réceptions officielles136 ou privées137. Dans les salons ou dans les cours des palais qu’on embellissait de structures provisoires, il était de règle d’exposer des crédences, des dressoirs étalant l’argenterie de famille ou des trophées en verre de Venise. Boschini évoque ces décorations (« Il y a des crédences de vases et de cuivre, / on voit des bassins, des coupes, des fruitières / d’or et d’argent... »138), tandis que Giulio Strozzi célèbre ces fêtes savamment organisées (« Qui pourrait rappeler tous les symboles et banquets / et redire les assemblées et les réunions, / pourrait aussi énumérer les habits et les danses. / Qu’il suffise de dire que de tous les plaisirs / étaient emplies les salles et les pièces superbes »139).
94La Cène pour Saint-Jean et Saint-Paul devait ainsi faire d’abord penser à un grand banquet : détails, objets et gestes se rapportent tous aux actions de boire, manger, verser à boire et servir à manger140. La Cène et tous les autres banquets mentionnés par l’Évangile sont pour Véronèse autant d’occasions de mettre en scène des spectacles particulièrement riches d’attraits pour les vénitiens de l’époque - certains de ses tableaux évoquant même des conversation-pieces totalement profanes. C’étaient alors des vertus très estimées, que de savoir banqueter ou de savoir offrir des boissons rares et des mets exquis. Plusieurs fois par an141, le doge recevait en grande pompe au Palais ducal, dans la Salle des Banquets ou dans celle du Grand Conseil : des chants et des poèmes panégyriques ou mythologiques égayaient ces réceptions, auxquelles le peuple avait d’ailleurs accès.
95Si on accordait des honneurs aussi somptueux aux princes de la terre, quel faste ne devait-on pas déployer en l’honneur du Christ ? Certes, la tradition de l’Église avait toujours été d’entourer de tout l’éclat possible le sacrifice de la messe, et la peinture vénitienne ne fut pas la première à concevoir des banquets sacrés fort éloignés de la modestie des « agapes fraternelles » des origines142, mais ce qui caractérise alors la peinture vénitienne, c’est l’art d’exalter le personnage du Christ sans rabaisser le prestige des autres convives, donnant ainsi, d’une ville qui est alors à son apogée, l’image d’une fête collective143. Comme l’écrit Boschini, « L’un va l’autre vient, l’un sert l’autre commande, / l’un monte l’escalier l’autre descend / [...] et sans le moindre désordre »144.
96Dans le débat littéraire d’alors entre moralistes et hédonistes, la fabulosa delectatio et l’indifférence morale finirent souvent par l’emporter145, de même que, dans la vie religieuse, la croyance à la via larga et au grand nombre des élus146. Quant aux autorités religieuses chargées de mettre en application des normes issues du Concile de Trente, on comprend leur perplexité devant cette ostentation inédite de l’allégresse vénitienne dans la peinture religieuse, mais pouvaient-elles, imaginer une réplique plus efficace aux hérétiques prétendant éliminer toute image dévotionnelle ? De fait, les commandes religieuses furent alors très nombreuses à Venise, et, à en croire Ridolfi, les Jésuites eux-mêmes, qui étaient de plus en plus puissants dans la ville, firent appel à Véronèse147.
97A l’évidence, les responsables des ordres religieux à Venise avaient la conviction profonde que ce qui était alors considéré comme les plus grands honneurs ne pouvait pas ne pas honorer le Christ. A la même époque où les familles les plus nobles s’engageaient dans la course aux palais et aux villas, ils transformaient et enrichissaient leurs couvents grâce aux sommes énormes qu’ils recueillaient en ville ou dans le Dominio. Comme le montrent deux tableaux de Francesco Guardi148, le réfectoire de Saint-Jean et Saint-Paul était encore considéré au xviiie siècle comme le luogo deputato pour les fêtes les plus prestigieuses. Il semble bien que personne n’ait su, mieux que Véronèse, donner forme au sentiment religieux bien particulier qui est celui de l’aristocratie vénitienne pendant les quelques années qui vont de la victoire de Lépante sur les Turcs (1571) à l’apparition de la grande peste de 1575-1577.
CONSCIENCE DU PÉCHÉ ET SIGNES AVANT-COUREURS DU xviie SIÈCLE
98La plupart des études consacrées à Véronèse ont tendance à privilégier le caractère festif de sa peinture d’« ami des paradis terrestres »149 : Véronèse aurait été en quelque sorte le maître des cérémonies idéal de la haute société de son temps150, et les œuvres habituellement considérées comme les plus caractéristiques de son art sont celles où le ciel semble descendre sur terre, où la divinité se montre humanisée avec élégance, où prédominent la fantaisie, l’allégresse et le goût décoratif, comme dans les fresques de la villa Barbaro à Maser. En somme, Véronèse est généralement perçu comme le précurseur de ce qu’il y a de plus fastueux dans l’art du xviie siècle et comme l’inspirateur de Sebastiano Ricci (1659-1734) et de Giambattista Tiepolo (1695-1770), voire des Impressionnistes.
99En réalité, le procès intenté à cause de la Cène peinte pour Saint-Jean et Saint-Paul déclencha chez Véronèse une crise spirituelle dont on n’a sans doute pas encore dégagé toute la portée. Peu importe qu’à une époque où les autorités religieuses considéraient les hérétiques comme des ennemis de Dieu beaucoup plus dangereux que les Turcs151, le climat de suspicion qui entourait l’artiste et qui aboutit à son procès, ait été dû, non tant à ses œuvres, qu’à ses fréquentations, qu’à des clients comme Sir Philip Sidney, protestant affirmé et ami des personnalités les plus importantes du protestantisme. Ce qui compte, c’est qu’après le procès, « son art se fait plus recueilli, comme s’il avait médité sur la leçon que les Savi lui avaient donnée »152. Il ne peignit plus jamais de Cènes, et il abandonna peu à peu la sérénité, la gaîté et la désinvolture de ses œuvres les plus célèbres. On peut penser qu’après 1573, sa conscience a commencé à être troublée par quelque chose comme un sentiment du péché.
100La critique a relevé divers aspects de cette évolution. Elle a souvent souligné que des transformations notables affectent les œuvres tardives, non tant dans leur composition que dans leur spiritualité : au Véronèse clair et décoratif succède un artiste plus dramatique, porteur de messages spirituels plus intenses. Ainsi, selon R. Marini, « vers 1570, le clair-obscur se fait plus dur [...], on passe d’une lumière d’après-midi à des éclairages tremblants de crépuscule, puis à des nocturnes chargés de pathos [...] dans un état d’esprit voisin des troubles du Tasse »153. De même, dans la Création d’Eve de Chicago (Art Institute)154, parlant du « corps ravagé » d’Adam « qui a de curieux reflets de cadavre (...) rappelant en quelque façon le corps du Christ descendu de la croix, si bien qu’une vague ombre de mort semble lécher l’image de la vie et de l’amour », R. Zepperi note qu’« il est difficile de faire ne serait-ce qu’une allusion à cette œuvre sans rappeler qu’en juillet 1573 le peintre fut cité à comparaître devant le tribunal de l’Inquisition pour se défendre de l’accusation d’impiété »155.
101Véronèse ne devait jamais répéter les bizarreries que l’Inquisition lui avait reprochées, - ces « bouffonneries » dont il avait fini par s’avouer coupable. Renonçant aux éléments qui pouvaient paraître par trop vulgaires ou dépourvus de rapports avec l’événement sacré (comme les ivrognes sous la table, le nain, le serviteur qui saigne du nez ou la foule indifférente à l’institution de l’eucharistie)156, il peignit de plus en plus de miracles, d’apparitions, et de personnages surnaturels. Perdant de son éclat diffus, sa lumière tourna même parfois à un clair-obscur pathétique inspiré de Tintoret : dans le climat piétiste de la Contre-Réforme, ce genre de peinture avait beaucoup de succès, et Ridolfi écrit qu’une « personne digne de foi » rapportait qu’un tableau d’autel de Véronèse était considéré comme miraculeux parce qu’il avait accompli un prodige157. En tout cas, Véronèse s’éloigne du réalisme superficiel et détaché qui caractérise certains de ses portraits, comme ceux qu’il a introduits, non sans artifice, dans les Noces de Cana du Louvre ; désormais, il s’intéresse - en s’y impliquant personnellement, semble-t-il - à cette mystérieuse réalité intérieure de l’esprit humain qui suggère une union intime avec le Christ et une profonde participation à la vie de l’univers. Ce n’est qu’à partir de cette période que sa peinture n’a plus l’air « anachronique », hors du temps158.
102Véronèse a très certainement été affecté par l’atmosphère d’angoisse soudaine provoquée conjointement par la crise économique, par la peste de 1575-1577 et par l’incendie du Palais des doges (qui détruisit les archives de la République le 20 décembre 1577). G. Fiocco a ainsi eu l’intuition heureuse, pour rendre compte de la gravité nouvelle de l’art de Véronèse, de le rapprocher de Bassano, mais il est sans doute allé trop loin en affirmant que Véronèse avait même envoyé son fils préféré, Carletto, dans l’atelier de Bassano159. En fait, Ridolfi dit seulement que Carletto, « s’étant mis à étudier dès l’enfance, avait copié de nombreuses œuvres de son père et de Bassano, dont la touche plaisait beaucoup à Paolo »160. Cette indication fait bien comprendre la nouvelle orientation de l’art de Véronèse ; il est significatif à cet égard que des œuvres comme le Bon Samaritain de Dresde (Gemäldegalerie) aient été attribuées aussi bien à Véronèse qu’à Bassano161.
103Véronèse a alors parcouru toute la distance qui séparait les « maximalistes » (dont il avait été le principal représentant à Venise) des « minimalistes » (comme Bassano). De fait, on peut relever, dans certaines de ses dernières œuvres, les prémisses de ce réalisme non gratuit auquel devaient tant s’attacher les artistes les plus originaux et les plus profonds du xviie siècle. Pensons par exemple au pathos émanant d’une Crucifixion (provenant de Ca’ Garzoni et conservée à San Sebastiano) que l’on peut raisonnablement considérer comme une œuvre tardive de Véronèse162. Mais c’est dans le tableau d’autel représentant Saint Pantaleon guérissant un enfant (dans l’église San Pantaleone) que s’affirme avec le plus de netteté l’orientation finale de Véronèse163 : dédaignant la luminosité et les vastes espaces qu’il affectionnait dans ses années plus sereines, rompant avec les schémas des théoriciens les plus avancés du moment, Véronèse vise ici à une intensité spirituelle qu’approfondiront ultérieurement de grands novateurs animés des plus sincères convictions religieuses, comme Carlo Saraceni (+ 1620), Johan Lyss (+ 1629) et, plus encore, Domenico Fetti (+ 1623).
VÉRONÈSE ET LA « PITTURA MENTALE »
104« J’orne [le tableau] de figures d’invention », déclarait Véronèse au cours de son procès. Cette phrase évoque globalement la méthode de travail de l’artiste mais elle peut aussi se rapporter plus précisément à certains dessins dans lesquels, avant de particulariser les caractéristiques concrètes d’une tête, Véronèse a tracé sur la feuille un ovale assorti de trois marques dont l’emplacement suffit à suggérer la position des yeux, du nez et de la bouche. Véronèse n’est certes pas le seul à procéder ainsi, mais il semble bien que, pour un peintre vénitien, la part dévolue chez lui à l’esprit (mente) ait été exceptionnellement importante. Plus qu’à Léonard de Vinci, nous voudrions ici référer le terme mente à Ridolfi et à Boschini, chez lesquels il se trouve à plusieurs reprises : proches de Véronèse dans le temps et surtout dans l’espace, ces deux auteurs semblent bien avoir porté sur son œuvre un regard d’une remarquable perspicacité.
105Parmi les historiens récents, seul, semble-t-il, Roberto Longhi a insisté sur cet aspect mental : « Véronèse part d’un dessin maniériste comme s’il se servait d’un guide-lignes [...], puis, au fur et à mesure qu’il peint, on dirait qu’il l’efface, qu’il l’oublie, jusqu’à ce que nœuds et torsions s’apaisent sous l’éclat indéfiniment crépitant de l’invention chromatique qui les recouvre tout naturellement »164. Longhi exploite ici les notations de Boschini qui, parlant justement des dessins de Véronèse, dit qu’ils lui servaient de « guide-lignes » : « ce avec quoi il a écrit, il le jette ». « Son modèle était son esprit (mente) », dit encore Boschini, qui ajoute : « Il fut un pur talent de l’idée [...] ; de son esprit si richement orné, il engendrait des modèles ». Avant même Boschini, Ridolfi a insisté à plusieurs reprises sur l’importance déterminante que les premières idées avaient pour Véronèse : « Aidé de son heureuse mémoire, il faisait avec sa seule imagination les formes des choses qu’il avait vues, et, du fait de son génie, il y ajoutait toujours grâce et noblesse »165.
106A une époque éprise de traités sur l’art, un tableau comme la Cène, où Véronèse rassemble en grand nombre les motifs de son répertoire pictural, apparaît conçu comme un modèle destiné à ceux qui exercent l’art de peindre. Que Véronèse n’ait pas été indifférent à une approche théorique de son art, c’est ce que Ridolfi semble bien confirmer quand il rapporte les inscriptions qu’il a pu lire au revers de quelques dessins, malheureusement perdus, du maître. Ces notes décrivaient des tableaux que Véronèse projetait d’exécuter ou qu’il avait peut-être conçus dans ses dernières années - comme le suggèrent leurs sujets, manifestement inspirés par la Contre-Réforme - pour montrer aux jeunes artistes la voie à suivre166 : c’était là une façon de traité comme divers artistes en publiaient, en cette époque de Maniérisme et de Contre-Réforme caractérisée par le goût de la codification, « pour l’instruction des peintres et pour le plaisir des amateurs de la virtù ».
107A l’époque baroque, les artistes allaient être nombreux à regarder attentivement, chez Véronèse, les œuvres les plus riches de fantaisie et d’invention. Ainsi le Guerchin (1591-1666) resta-t-il frappé d’admiration devant le Repas chez Lévi (en particulier « devant cet allemand qui boit »), si on s’en rapporte à Boschini, qui emploi à cette occasion des expressions très en vogue à l’époque baroque : « [Véronèse] frappe le monde de stupeur » et : « Ce n’est pas de la peinture, c’est de la magie »167. Mais c’est sans doute au xviiie siècle que l’engouement des peintres baroques vénitiens pour Véronèse se manifeste avec le plus d’éclat, quand Sebastiano Ricci (1659-1734) étudie ses œuvres168 : d’après Lanzi, il s’agit d’« imitations, jamais de plagiats », mais on sait maintenant que certains tableaux de Sebastiano Ricci sont très proches de copies pures et simples169.
108Bien qu’on ne connaisse ni dessins préparatoires170 ni copies de détails par Sebastiano Ricci, il est indéniable que la Cène pour Saint-Jean et Saint-Paul ressortit à la pittura mentale. Pour s’en convaincre, il suffit de la comparer brièvement aux Noces de Cana du Louvre171, en s’aidant, encore une fois, de Ridolfi. Alors qu’il y a, dans la Cène, une homogénéité parfaite des personnages à leur environnement, on est surpris de constater, dans les Noces de Cana, malgré toutes leurs splendeurs, un manque d’harmonie entre les parties, ou, tout au moins, des discontinuités stylistiques et formelles. Ridolfi en suggère la raison : parmi les « plus de cent-vingt personnages » des Noces de Cana, « un bon nombre des Pères qui y sont portraiturés [...] ne correspondent pas, du fait que Véronèse s’y est astreint au naturel, au reste des idées, dont les formes procèdent de la fantaisie »172. Aucun désaccord de ce genre dans la Cène, où Véronèse « composa des personnages d’une rare beauté, chacun animé de son expression propre » : un égal degré d’idéalisation unifie tous les détails173. Cela vaut même pour l’unique portrait qui s’y trouve. Véronèse reproduit certes les traits physiques d’Andréa Buono, mais il ne se laisse pas impressionner par la réalité ; ce personnage a certes une pose un peu moins active que les autres, mais le peintre lui donne un visage transfiguré, comme si, plongé dans une oraison mentale, il était présent « avec l’intérieur de son esprit »174 au banquet divin que Véronèse était en train de peindre.
SIR PHILIP SIDNEY : UN PROTESTANT A VENISE
109En 1573-1574, au cours de son grand tour, le jeune aristocrate anglais Sir Philip Sidney (1554-1586) séjourne quelque temps à Venise.
110Hôte de la cour de France en 1572, profondément marqué par les massacres de la Saint-Barthélémy, il décide de se ranger ouvertement du côté des protestants ; il noue alors une amitié durable avec l’écrivain Fulke Greville, grâce auquel il rencontre Giordano Bruno, qui lui dédie deux de ses œuvres les plus célèbres, les Eroici furori et Lo spaccio della bestia trionfante. Par la suite, ses profondes convictions religieuses le conduisent à prendre fermement position contre les Jésuites et à s’opposer à l’Église romaine en général. Accomplissant une brillante carrière politique, il est chargé de diverses missions diplomatiques en Europe ; après avoir encouragé une intervention anglaise contre l’Espagne, il participe à l’exaltation triomphale qui suit la dispersion de l’Invincible Armada (1588) - et qui n’est pas sans rappeler l’euphorie vénitienne après Lépante.
111Sir Philip Sidney est aussi un homme de grande culture, à la fois profondément enraciné dans la Renaissance élizabéthaine et vivement attiré par la littérature des cours italiennes : il apprécie beaucoup Pétrarque et l’Arioste, il s’efforce de suivre les modèles proposés par le Cortegiano de Castiglione, mais son intérêt pour la culture alexandrine le rapproche aussi du mouvement grécisant et néo-platonicien de Trissino. Inspiré également par la personnalité de son secrétaire, Alexander Dicson, auteur du Manifeste de la Renaissance anglaise et adepte de l’art de la mémoire175, il compose une épopée, l’Arcadia, admirée de Scaliger, des traductions des Psaumes, et un recueil de sonnets.
112Après sa mort au combat en 1586 (lors de l’attaque de Zutphen, aux Pays-Bas), ses portraits se diffusèrent176. L’un d’eux remonte à son séjour à Venise177. Il en est plusieurs fois question dans la correspondance que Sir Philip entretient avec son conseiller et ami intime, l’humaniste et diplomate Hubert Languet, converti au protestantisme en 1549, grand ami de Mélanchton. Dans une lettre datée du 4 février 1574, Sir Philip annonce qu’il est arrivé à Venise et qu’il a l’intention de commander à Tintoret ou à Véronèse un portrait de lui destiné précisément à Languet. Quelques semaines plus tard, il indique que le portrait, confié à Véronèse, est commencé et que lui-même restera deux ou trois jours de plus à Venise pour permettre à l’artiste d’achever son œuvre - ce qui laisserait supposer une remarquable rapidité d’exécution de la part du peintre. Enfin, après avoir reçu le portrait, Languet le décrit longuement dans une lettre du 11 juin 1574, - non sans le critiquer, en particulier parce qu’il représente son ami beaucoup plus jeune qu’il ne l’était178.
113Le portrait original a très probablement disparu, mais le fait important pour nous est qu’une relation soit attestée entre Sidney et Véronèse précisément à l’époque de la Cène pour Saint-Jean et Saint-Paul. Rien n’interdit de penser qu’une sorte d’affinité élective se soit instaurée entre les deux hommes. On peut surtout émettre l’hypothèse que les convictions protestantes ouvertement professées par Sidney aient amené les Inquisiteurs à concevoir des soupçons à l’égard de Véronèse179. Ces soupçons ont pu être aggravés par le fait que, depuis longtemps, les Vénitiens n’avaient que méfiance envers le monde anglais : ils se rappelaient comment, dans les années 1540, le secrétaire de l’ambassadeur anglais avait encouragé les tendances hérétiques citadines180. On ignore toutefois dans quelle mesure Sidney a pu marquer le milieu vénitien, ne serait-ce que parce que son passage dans la ville a été relativement bref : craignant qu’un séjour prolongé en Italie n’entamât ses convictions religieuses, ses amis, à commencer par Languet, l’engageaient à gagner au plus vite l’étranger, quitte à renoncer à visiter Rome où, sous le pontificat de Grégoire XIII, l’hostilité à la Réforme était plus vive que jamais.
APPENDICE
114Procès-verbal de l’interrogatoire de Véronèse par le Saint-Office
115Les lettres entre parenthèses renvoient à la traduction et au commentaire dans le corps de l’article, p. 169-182. Les mots entre crochets sont barrés sur l’original.
116Page 1 du document original
1171 – Die Sabbati 18 mensis Julii 1573
1182 – Constitutus in Sancto Offitio coram Sacro Tribunali (a) Dominus Paulus
1193 – Caliarius Veronensis pictor habitator in parochia Sancti Samuelis (b).
1204 – Et interrogatus de nomine et cognomine, respondit ut supra. Interrogatus de
1215 – professione sua, respondit : Io depingo et fazzo delle figure (c).
1226 – Ei dictum : Sapete la causa perché sete constituito ? (d) Respondit : Signor no.
1237 – Ei dictum : Podete imaginarla ? Respondit : Imaginar mi posso ben.
1248 – Ei dictum : Dite quel che vi imaginate. Respondit : Per quello che
1259 – mi fu detto dalli Reverendi Padri, cioè il Prior de San Zuane
12610 – Polo (e), del qual non so il nome, il qual mi disse che l’era
12711 – stato qui, et che Vostre Signorie Illustrissime gli haveva date commission
12812 – che’l dovesse far far la Maddalena in luogo de un
12913 – can (f) ; et mi ghe risposi che volentiera haveria fatto
13014 – quello et altro per honor mio et del quadro. [Ei dictum]
13115 – Ma che non sentiva che tal figura della Maddalena
13216 – podesse zazer che la stesse bene (g) [Ei dictum] per molte
13317 – ragioni, le quali dirò, sempre che mi sia dato occa –
13418 – sion che le possa dir. Ei dictum : Che quadro è questo che
13519 – havete nominato ? Respondit : Questo è un quadro della
13620 – Cena ultima, che fece Giesù Christo [al] con li sui Apostoli (h).
13721 – [Ei dictum] In ca’ de Simeon (i). Ei dictum : Dove è questo qua –
13822 – dro ? Respondit : In refettorio delli frati de San Zuane Polo.
13923 – Ei dictum : Elio in muro, in taola, o in tela ? Respondit : In
14024 – tela (j). Ei dictum : Quanti piedi elio alto ? Respondit : El puoi
14125 – esser .17. piedi. Ei dictum : Quanto elio largo ? Respondit :
14226 – da .39. in circa. Ei dictum : A questa Cena del Signor gli havete
14327 – depento ministri ? Respondit : Monsignor sì. Ei dictum : Dite quanti
14428 – ministri, et li effetti che fa[nn] ciascun di loro (k).
145Respondit :
14629 – E’1 patron dell’albergo Simon, oltra questo ho fatto
147Page 2
14830 – sotto questa figura un scalco, il qual ho finto
14931 – chel sia venuto per suo diporto a veder come vanno
15032 – le cose della tola (l). Deinde subiunxit : Ghe sono
15133 – molte figure, le quali per esser molto che ho messo
15234 – suso il quadro non me lo ricordo. Ei dictum :
15335 – Havete depento altre cene che quella ? (n) Respondit : Signor sì.
15436 – Ei dictum : Quanti ne havete depente et in che
15537 – luogo ? Respondit : Ne fece una in Verona alli Reverendi
15638 – Monici de San Lazar, laquai è nel suo reffettorio.
15739 – Dixit : Ne ho fatto una nel refettorio deli Reverendi Padri
15840 – di San Zorzi qui in Venetia. Li fu detto : Questa non
15941 – è Cena, né si domanda della Cena del Signor. Respondit : Ne
16042 – ho fatto una nel refettorio di Servi di Venetia, et
16143 – una nel reffettorio di San Sebastian qui in Venetia.
16244 – Et ne ho fatto una in Padoa ai Padri della Mad –
16345 – dalena. Et non mi ricordo di haverne fatte de altre
16446 – Ei dictum : In questa Cena, che havete fatto a S. Gioanni
16547 – Paulo, che significa la pittura di colui che li esce
16648 – il sangue del naso ? (n) Respondit : L’ho fatto per un servo
16749 – che per qualche accidente li possa esser venuto il
16850 – sangue del naso. Ei dictum : Che significa quelli ar
16951 – mati, alla thodesca vestiti (o), con una lambarde
17052 – per una in mano ? Respondit : E’1 fa bisogno che dica
17153 – qui vinti parole. Ei dictum ch’I dica. Respondit : nui pittori
17254 – [havemo la] si pigliamo licentia che si pigliano i poeti
17355 – et i matti (p), et ho fatto quelli dui alabardieri, uno che
17456 – beve et l’altro che magna, appresso una scala morta,
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17657 – i quali sono messi là, che possino far qualche officio,
17758 – parendomi conveniente che’l patron della casa,
17859 – che era grande e richo secondo che mi e stato ditto,
17960 – dovesse haver tal servitori. Ei dictum : Quel vestito
18061 – da buffon con il papagalo in pugno (q), a che effetto
18162 – l’avete depento in quel telaro ? Respondit : Per ornamen –
18263 – to, come si fa. Ei dictum : Alla tavola del Signor, chi vi sono ?
18364 – Respondit : Li dodeci Apostoli (r). [Ei dictum : Sapete San Pietro ch’è il
18465 – primo a smembrar l’agnelo], Ei dictum : Che effetto fa San
18566 – Piero, che è il primo ? Respondit : E’l squarta l’agnelo
18667 – per darlo all’altro capo della tola. Ei dictum : Che effetto
18768 – fa l’altro che li è appresso ? Respondit : L’ha un piato
18869 – per ricever quel che li darà San Pietro. Ei dictum : Dite
18970 – l’effetto che fa l’altro che è appresso questo. Respondit :
19071 – [Questo è un] L’è uno che ha un piron che si cura i denti.
19172 – Ei dictum : Chi credete voi veramente che si trovasse in quella
19273 – Cena ? Respondit : Credo che si trovassero Christo con li suoi
19374 – Apostoli ; ma se nel [spa] quadro li avanza spacio io
19475 – l’adorno di figure [si come mi vien comesso, et], se-
19576 – condo le invenzioni (s). Ei dictum : Se da alcuna persona
19677 – vi è stato comesso che voi dipengeste (t) in quel quadro
19778 – thodeschi et buffoni et simil cose. Respondit : Signor no. Ma
19879 – la comission fu di ornar il quadro secondo mi pare
19980 – se, il quale è grande e capace di molte figure
20081 – sì come a me pareva. Ei dictum : Se li ornamenti, che lui
20182 – pittore [so] è solito di fare dintorno le pitture o quadri,
20283 – [atorno le] solito di fare convenienti et proportiona-
20384 – ti alla materia et figure [princip] principali o veramente
20485 – a [caso] beneplacito, secondo che li viene in fantasia
20586 – senza alcuna discrittione et giuditio (u). Respondit : Io
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20787 – fazzo le pitture con quella consideration che è
20888 – conveniente, che’l mio intellecto può capire.
20989 – Interrogatus se li par conveniente, che alla Cena Ultima
21090 – del Signore si convenga depingere buffoni, im-
21191 – briachi, thodeschi [arma], nani, et simili scur-
21292 – rilità. Respondit : Signor no. [Di] Interrogatus : Perché dunque
21393 – l’havete dipinto ? L’ho fatto perché presuppono
21494 – che questi sieno fuori [dove] del luoco dove si fa
21595 – la cena. Interrogatus : Non sapete voi che in Alemagna
21696 – et altri lochi infetti di heresia sogliano con
21797 – le pitture diverse et piene di scurrilità, et si -
21898 – mili inventioni diligare, vittuperar, et far
21999 – scherno delle cose della Santa Chiesa Catholica per inse-
220100 – gnar mala dottrina alle genti idiote et ignoranti ?
221101 – Respondit : Signor sì che l’è male ; ma perché tornerò anchora
222102 – quel che ho ditto, che ho obligo di seguir quel che
223103 – hanno fatto li miei maggiori. Ei dictum : Che hanno
224104 – fatti i vostri maggiori, hanno forse fatto cosa
225105 – simile ? Respondit : Michel Agnolo in Roma (v) [nelle]
226106 – [vesti], drento la Capella Pontificai vi è depento
227107 – il nostro Signor Jesu Christo, la sua madre et San Zuane,
228108 – San Piero, et la Corte Celeste, le quale tutte sono fatte
229109 – nude dalla Vergine Maria in poi, con atti diversi
230110 – [et mo] con poca reverentia. Ei dictum : Non sapete voi
231111 – che depengendo il Giuditio Universale, nel qual non
232112 – si presume vestiti, o simil cose, non occorrea
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234113 – dipinger veste, et in quelle figure non vi è cosa
235114 – se non de spirito, non vi sono buffoni né cani
236115 – né arme, né simili buffonarie ? [Respondit] Et se li pare
237116 – per questo, o per qualunque altro essempio, haver
238117 – fatto bene di haver dipinto questo quadro in quel modo
239118 – che sta et se’l voi defendere [se’] ch’el quadro stia
240119 – bene, et condecentemente. Respondit : Signor Illustrissimo, no che
241120 – non lo voglio defender ; ma pensava di far bene. Et
242121 – che non ho considerato tante cose, pensando di
243122 – non far desordine nisuno, tanto più che quelle
244123 – figure di buffoni sono di fuora del luogo dove è
245124 – il nostro Signore.
246125 – Quibus habitis, Domini decreverunt supradicatum Dominum Paulum
247126 – teneri et obligandum esse ad corrigendum [et obligan]
248127 – et emendandum picturam de qua in constituto
249128 – [ita, ut conveniat ultimae cenae Domini] arbitrio Sancti
250129 – Tribunalis infra terminum trium mensium connu –
251130 – merandorum a die prefixionis correctionis faciende
252131 – iuxta arbitrium praedictum Sancti Tribunalis connume –
253132 – randorum suis expensis cum comminatione sub penis
254133 – Sacri Tribunalis imponendis. Et ita decreverunt
255134 – omni meliori modo (w).
256[Archivio di Stato di Venezia, Santo Uffizio, busta 33, 1572/73].
Notes de bas de page
1 Huile sur toile, 555 x 1280 cm, Venise, Gallerie dell’Accademia ; cf. S. Béguin et R. Marini, Tout l’œuvre peint de Véronèse, trad. fr. Paris, 1970, cat. n° 164.
2 Luc, V, 29-32.
3 A. Baschet, « Paul Véronèse appelé au tribunal du saint office, à Venise (1573) », dans Gazette des Beaux-Arts, XXIII, 1867, p. 378 sqq.
4 A l’exception toutefois de C. Ridolfi, Le maraviglie dell’arte, Venise, 1648 (éd. D. Von Hadeln, Berlin, 1914-1924), et de M. Boschini, La carta del navegar pitoresco, Venise, 1660 (éd. A. Pallucchini, Venise-Rome, 1966).
5 Ph. Fehl, « Veronese and the Inquisition. A Study of the Subject Matter of the So-called “Feast in the House of Levi” », dans Gazette des Beaux-Arts, LVIII, 1961, p. 325-355, notamment p. 330-335.
6 G. Delogu, Veronese : la Cena in casa di Levi, Milan s. d. (mais 1952), non paginé.
7 P. H. Osmond, Paolo Veronese, His Career and Work, Londres, 1927, p. 68-70, et Ph. Fehl, art. cit., p. 334-335, à propos respectivement des motifs de saint Pierre écartelant l’agneau, et de l’eucharistie (donnée sous les deux espèces du pain et du vin, à la manière des protestants).
8 B. T. D’argaville, « Inquisition and Metamorphosis : Veronese’s Ultima Cena of 1573 », dans Acts of the College Art Association Meeting, Chicago, 1976.
9 M. Marangoni, Saper vedere ; corne si guarda un’opera d’arte, Milan, 19362, p. 27.
10 G. Fogolari, « Il processo dell’Inquisizione a Paolo Veronese », dans Archivio veneto, 5e s., XVII, 1935, p. 352-383.
11 Ph. Fehl, art. cit., et D. Rosand, « Theatre and Structure in the Art of Paolo Veronese », dans The Art Bulletin, LV, 1973, p. 217 sqq., repris dans Painting in Cinquecento Venice : Titian, Veronese, Tintoretto, New Haven, 1982, p. 145-181.
12 Huile sur toile, 669 x 990 cm, Paris, Musée du Louvre ; cf. Tout l’œuvre peint... déjà cité, cat. n° 91, ili. XX-XXII.
13 Dans la villa palladienne de Finale apparaît une divinité nouvelle, Opes, la Richesse : il s’agit, non plus de la richesse que les anciens marchands accumulaient dans le secret de leurs boutiques, mais de la richesse ostentatoire que les patriciens vénitiens étalaient désormais en l’honneur de leur famille et, comme on le répétait sans cesse, de la République elle-même.
14 Grâce auquel la ville a commencé à prendre un visage digne de la Rome antique, comme le rappelle S. Serlio, Regole generali di architettura, Venise, 1537, introd. au livre IV, p. 3 ; cf. notamment Architettura e Utopia nella Venezia del Cinquecento, Milan, 1980, et « Renovatio Urbis » ; Venezia nell’età di Andrea Gritti (1523-1538), éd. M. Tafuri, Rome, 1984.
15 Ce tribunal siégeait dans la petite église de San Teodoro, adjacente à la basilique Saint-Marc. S’appuyant sur une relation fondée sur le témoignage de Paolo Sarpi, P. Molmenti a publié une restitution graphique de la disposition des juges et de leurs assistants (Studi e ricerche di storia dell’arte, Turin, 1892, chap. IV, « Il Santo Ufficio », p. 82-105, notamment p. 89).
16 On trouvera en appendice la transcription exacte du document original ; voir aussi la traduction commentée d’A. Chastel, Chroniques de la peinture italienne à la Renaissance, 1280-1580, Paris, 1983, p. 210-226 et 280-285.
17 Sur le sentiment religieux de l’époque, on se reportera à G. Fogolari, art. cit. ; E. Schaffran, « Der Inquisizionsprozess gegen Paolo Veronese », dans Archiv fur Kulturgeschichte, 1960, p. 178-193 ; A. Pallucchini, « Venezia religiosa nella pittura del Cinquecento », dans Studi Veneziani, p. XIV, 1972 (1973), p. 159-184.
18 A. Stella n’en signale que deux, dans Dall’Anabattismo al Socianianesimo nel Cinquecento veneto, Padoue, 1967, p. 93 et 120.
19 P. H. Osmond, op. cit., p. 68.
20 G. Fogolari, art. cit., p. 366 ; D. Rosand, op. cit., p. 10-11.
21 G. Fogolari cite à ce propos un passage du deuxième acte des Baruffe Chiozotte de Goldoni qui met en scène un interrogatoire similaire (art. cit., p. 366).
22 A. Stella, op. cit., p. 158 n. 130. Un rapprochement est possible avec un autre interrogatoire subi par Véronèse, le 22 mai 1563, au sujet des mosaïques de Saint-Marc (T. Pignatti, Veronese, Venise, 1976, 2 vol., I, p. 254).
23 G. Fogolari, art. cit., p. 367.
24 C. Ridolfi ; op. cit., p. 301 ; cf. A. Chastel, op. cit.. p. 210-211 et 280.
25 G. Fogolari, art. cit., p. 355 n. 1, sur le monument du doge Alvise Mocenigo (1570-1577).
26 De fait, à en croire Ridolfi, après le succès rencontré par les fresques de Maser (1561), Véronèse avait été chargé d’une peinture pour la salle du Grand Conseil ; il devait en outre peindre, en 1578, le tableau commémoratif de la victoire de Lépante.
27 Luc, V, 29.
28 Luc, VII, 36.
29 Luc, XXII, 10.
30 C. Ginzburg, 1975, p. 28.
31 P. H. Osmond, op. cit., p. 38-42.
32 D. Cantimori, « Le idee religiose del Cinquecento ; la storiografia », dans Storia della Letteratura Italiana, éd. E. Cecchi et N. Sapegno, V, Milan, 1967, p. 43.
33 Sur le pain des anges, voir N. Ivanoff, « Il Ciclo Eucaristico di S. Giorgio Maggiore a Venezia », dans Notizie da Palazzo Albani, IV, 2, 1975, p. 54.
34 Voir respectivement, dans Tout l’œuvre peint... déjà cité, cat. n° 137 (huile sur toile, 275 x 710 cm) et n° 163 (huile sur toile, 454 x 274 cm).
35 C’est précisément dans ce foyer central que, par-delà la religiosité spectaculaire de Véronèse et de son époque, on peut percevoir le profond sentiment religieux sur lequel insiste Ph. Fehl, (art. cit., p. 331-333).
36 Véronèse a pu se rappeler les mots de l’Arétin : « Judas, [...] le coude posé sur la table, les sourcils froncés et le front ridé, levant un visage qui était plus livide encore que son Envie, les yeux fixés ailleurs [...] » (P. Aretino, I quattro libri de la humanità di Christo, Venise, 1539, f. 77 v.).
37 On sait que des moments très divers de la Cène ont été représentés en peinture : Léonard de Vinci a choisi l’instant où Jésus dénonce la trahison, tandis que, pour la première et peut-être la dernière fois dans l’histoire de l’art, Durer figure l’épisode qui suit ce moment décisif, la continuation de la Cène, qui n’est décrite que dans l’Évangile selon saint Jean (XIII, 30-31) : « Aussitôt la bouchée prise, Judas sortit. Il faisait nuit. Quand il fut sorti, Jésus dit […] ».
38 Il n’en résulte pas, contrairement à ce que pense Ph. Fehl (art. cit., p. 329-330), que Véronèse ait repris des éléments du tableau de Titien, mais on peut penser qu’en hommage au maître, il a introduit un type de visage évoquant Titien jeune.
39 P. H. Osmond, op. cit., p. 69.
40 Pour reconstituer la genèse de l’œuvre et en comprendre le véritable sujet, on a en vain cherché des dessins préparatoires ; la feuille incomplète du Rijksmuseum d’Amsterdam identifiée par J. Schulz (Ph. Fehl, art. cit., p. 346 n. 32) n’est malheureusement d’aucun secours à ce sujet. Le titre du banquet de Vicence a également suscité des discussions (cf. D. Rosand, op. cit., p. 164-166 et n. 51 et 53). On peut voir, dans cette recherche des sujets rares, l’amorce d’une tendance qui sera très répandue au xviie siècle.
41 Plus que bien d’autres peintres, Véronèse semble tomber sous le coup de la condamnation explicitement formulée par G. Comanini, Il Figino, overo del fine della pittura..., Mantoue, 1591 : « Ce mélange de portraits d’hommes profanes avec ceux des saints et des histoires de l’Église avec celles des familles nobles [...] me semble une chose honteuse » (éd. P. Barocchi, Trattati d’arte del Cinquecento fra Manierismo e Controriforma, III, Bari, 1962, p. 323).
42 G. Focolari, art. cit., p. 377 n. 1.
43 Cité par A. Stella, op. cit., p. 91 n. 17.
44 M. Boschini, op. cit., p. 350.
45 Comme le dit R. Longhi (Viatico per cinque secoli di pittura veneta, Florence, 1946, p. 32), « ce "je ne me rappelle pas" mériterait d’être cité en exemple dans un traité “Sur la dissimulation honnête” ».
46 P.H. Osmond n’y accordait déjà aucun crédit (op. cit., p. 69).
47 G. Fogolari, art. cit., p. 368.
48 Le contrat stipulait sans doute une date de remise ; cette date pouvait être liée à une fête donnée, comme c’était le cas dans l’accord passé avec les Bénédictins de San Giorgio Maggiore : « [Véronèse] promettant l’œuvre achevée pour la fête de la Madone de septembre 1563 ».
49 Daté de décembre 1552, le contrat avec les maçons qui amorce la campagne de restructuration du couvent a été publié par M. Stefani Mantovanelli, « Interventi architettonici di Francesco da Castello nel monastero dei SS. Nazario e Celso », dans Atti et memorie di Agricoltura, Scienze e Lettere di Verona, VI, XXXI, 1977-78, p. 87.
50 Daté du 3 janvier 1556, le reçu délivré à Véronèse à l’achèvement des travaux a été publié par G. Sancassani, « Un autografo di Paolo Veronese per la Cena in casa di Simone Fariseo », dans Atti e memorie... di Verona, VI, XXV, 1973/74, p. 202.
51 Huile sur toile, 315 x 451 cm ; cf. Tout l’œuvre peint... déjà cité, cat. n° 62. On remarquera que le secrétaire de séance écrit « San Lazar » au lieu de san Nazario ; peut-être pensait-il à l’île vénitienne de San Lazzaro, à moins que l’erreur ne soit de Véronèse lui-même. Ce tableau a été copié par Giambattista Tiepolo.
52 Le fait que Véronèse ne mentionne pas la Cène conservée également à Brera (Tout l’œuvre peint..., cat. n° 231) signifierait, selon certains historiens, que cette œuvre n’avait pas encore été exécutée en 1573 (Ph. Fehl, art. cit., p. 353 n. 14), tandis que G. Fiocco (Paolo Veronese 1528-1588, Bologne, 1928, p. 192) y voit une œuvre exclusivement d’atelier.
53 E. Panofsky, « Imago Pietatis », dans Festschrift für M. J. Friedländer zur 60. Geburtstag, Leipzig, 1927, p. 261-292.
54 Dans ses Annali di Padova (ms. conservé à la Bibliothèque de Padoue, P. D., I. 149, c. 15 B), F. Adriano rappelle qu’« il s’était propagé une forme de peste » et qu’il arriva que « quelqu’un, rendu fou par ce mal, croyait qu’il était à la guerre contre les Turcs ».
55 C. Dionisotti, « Lepanto nella cultura italiana », dans II Mediterraneo nella seconda metà del Cinquecento alla luce di Lepanto, éd. G. Benzoni, Florence, 1974, p. 145.
56 Matthieu, XXII, 1-14 ; Luc, XIV, 16-24.
57 Ph. Fehl, art. cit., p. 334-335.
58 G. Delogu, op. cit., critiqué par C. L. Ragghianti, « IL processo di Paolo Veronese », dans Sele Arte, V, mars-avril 1953, p. 20.
59 A. Pallucchini, art. cit., p. 176 ; sur le topos de l’égale liberté des peintres et des poètes, cf. A. Chastel, « Le dictum Horatii quidlibet audendi potestas et les artistes (xiiie-xvie siècle) », dans Fables, formes, figures, Paris, 1978, p. 363-376.
60 Sur le thème de la convenance, notamment chez Alberti, voir, entre autres, M. Baxandall, Giotto and the Orators, Oxford, 1971,p. 136.
61 Aristote, Rhétorique, par exemple 1356b, 1381a, 1390b, etc.
62 D’après P.H. Osmond (op. cit., p. 68), parmi les dommages, somme toute légers, consécutifs au transport de la toile à Paris en 1797, il y aurait, passant par l’oiseau, une bande de 6 cm de large très maladroitement repeinte. Ce n’est, semble-t-il, pas exactement ce qui ressort des comptes rendus de la dernière campagne de restauration : cf. G. Nepi Scirè, « Il convito in casa di Levi », dans Quaderni della soprintendenza ai beni artistici e storici di Venezia, Venise, 11, 1984, p. 13-53.
63 Carpaccio avait fait preuve d’une liberté analogue lorsqu’il avait peint, dans le troisième telerò de ses Histoires de sainte Ursule, un singe habillé en sénateur vénitien. Cf. M. Muraro, Carpaccio, Florence, 1966, p. XXXVIII, et J. Roudaut et G. Perocco, Tout l’oeuvre peint de Carpaccio, Paris, 1981, cat. n° 13C (ili. XI).
64 Pour P. H. Osmond (op. cit., p. 69-70), ce personnage, plutôt vulgaire, constituerait une allusion à la rapacité de la papauté, qui faisait souvent l’objet de critiques à Venise (notamment à l’époque des politiques d’impérialisme et d’usurpation de Jules II et de Léon X). L’Apôtre qui tend son assiette confirmerait cette interprétation. A propos des hallebardiers, Osmond cite encore Luther : « Nous autres. Allemands, qu’avons-nous à faire avec saint Pierre ? ».
65 Voir, entre autres, N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, 1973, p. 99 ; Rituale cerimoniale etichetta, éd. S. Bertelli et G. Crifò, Milan, 1985, passim.
66 N. Ivanoff, art. cit., p. 55.
67 E. Tea, Paolo Veronese, Milan, 1942, p. 112.
68 T. Pignatti, op. cit., II, p. 253-254, doc. 22, transcrit : « facendo quella quantità de figure che le potrà intrar acomodamente et che se richiede a tal intentione ». Ces ajouts ne sont toutefois pas de nature à permettre à Véronèse d’utiliser, comme Carpaccio le faisait dans ses signatures, le verbe finxit qui indique que, loin d’avoir seulement exécuté et orné un sujet fourni par d’autres, le peintre a personnellement conçu l’iconographie de son tableau. Cf. M. Muraro, « Vittore Carpaccio o il teatro in pittura », dans Studi sul teatro veneto fra Rinascimento ed Età Barocca, Florence, 1971, p. 15-16, n. 2.
69 Sur la tradition des parerga et sur la question de leur statut sémantique, on se reportera au débat lancé par C. Gilbert, « On Subject and Not-Subject in Italian Renaissance Pictures », dans Art Bulletin, XXXIV, 1952, p. 202 sqq., et poursuivi notamment par E. Battisti, « Un’antica interpretazione della Tempesta », dans Rinascimento e Barocco, Turin, 1960, p. 146-156, et par E H. Gombrich, « The Renaissance Theory of Art and the Rise of Landscape », dans Norm and Form, Londres-New York, 19783, p. 107-121 (trad. fr. dans L’écologie des images, Paris. 1983, p. 15-43).
70 Selon toute vraisemblance, Véronèse savait que, lors de sa 25e session des 2-4 décembre 1563, le Concile de Trente s’était élevé contre l’ignorance des peintres. Une véhémence analogue se retrouve chez tous les principaux protagonistes de la Contre-Réforme, qu’il s’agisse de Gian Matteo Giberti à Vérone (d’après J. Molanus, De Picturis et imaginibus sacris liber unus..., Louvain, 1570), de saint Charles Borromée à Milan (Instructiones fabricae et supellectilis ecclesiasticae. Milan, 1577) ou de Gabriele Paleotti à Bologne (Discorso intorno alle imagini sacre e profane..., Bologne, 1582).
71 Les « ivrognes » évoqués dans le procès-verbal désignent sans doute les personnages qu’on entrevoit émergeant de dessous la table.
72 Sur la différenciation des « lieux », cf. D. Rosand, op. cit., p. 163-166 et 172-173.
73 Sur les réactions florentines et romaines, voir, entre autres, A. Blunt, La théorie des arts en Italie de 1450 à 1600, Paris, 1966, p. 175-219 ; A. Chastel, « Les ignudi de Michel-Ange », dans Fables, formes, figures déjà cité, p. 273-292, et « Le scandale du Jugement Dernier », dans Chroniques... déjà cité, p. 188-207 ; A. De Maio, Michelangelo e la Controriforma, Bari, 1981, p. 17-107. Sur la réaction vénitienne, voir principalement L. Dolce, Dialogo della pittura intitolato L’Aretino, Venise, 1557 (éd. P. Barocchi, Trattati... déjà cité, I, p. 141-206) et M. Roskill, Dolce’s « Aretino » and Venetian Art Theory of the Cinquecento, New York, 1968.
74 A. Stella, op. cit., p. 88.
75 Avec sa formulation canonique, la phrase conclusive signale que le procès s’est déroulé conformément aux règles ; par conséquent, la sentence est sans appel.
76 P. Paoletti, La Scuola Grande di San Marco, Venise, 1929, p. 182. On se reportera à S. Beguin et P. De Vecchi, Tout l’œuvre peint de Tintoret, Paris, 1971, cat. n° 162.
77 Nous n’en mentionnerons que quelques-unes. E. Schaffran (art. cit., p. 190) croit entrevoir, près du chien, les traces d’un repentir en forme de personnage féminin. A. M. Zanetti (Délia pittura veneziana, Venise, 1771, p. 174) écrit qu’« un petit page apportant des vivres, dans la partie médiane du tableau » a été effacé par un repeint. M. Marangoni (op. cit., p. 27) affirme qu’a été effacée, à côté de la tête du Christ, la tête d’un maure que Véronèse aurait peinte à cet endroit pour y mettre une tache noire visant simplement à ménager un contraste de couleurs. B. T. D’argaville (art. cit.) a cru pouvoir identifier comme étant deux ajouts importants, exécutés pour amender le tableau à la demande des Inquisiteurs, les deux personnages qui font face au Christ. A. Blunt (op. cit., p. 192) affirme tout uniment que Véronèse « exécuta point par point » toutes les corrections exigées par l’Inquisition. Plus prudemment. G. Fiocco (op. cit., p. 88) se borne à écrire que « l’on ne sait même pas s’il a apporté les modifications qui lui étaient imposées ». D’autres auteurs, enfin, sont d’avis que le tableau n’a subi aucun changement.
78 Rendant compte de la dernière campagne de restauration (effectuée en 1982-1984), G. Nepi Scirè (art. cit.) est d’un autre avis : elle estime qu’« il n’est pas confirmé par les enquêtes les plus récentes qu’il y ait eu des repentirs significatifs en relation avec le procès ». Quant aux deux bandes longeant les deux colonnes centrales, elles s’expliquent, selon elle, par le fait que, lors de l’incendie de 1697, on découpa à la hâte la toile en trois morceaux pour la sauver.
79 Ph. Fehl, art. cit., p. 329.
80 « Puis Lévi lui offrit un grand festin dans sa maison, et il y avait à table avec eux une foule nombreuse de publicains et d’autres gens ».
81 A. Gallo. Storia della musica, II, Turin, 1977.
82 E. Rosand, « Music in the Myth of Venice », dans Renaissance Quarterly, XXX, 4, 1977, p. 511-537 ; D. Bryant, « Liturgia e musica nella fenomenologia del "Mito di Venezia" », dans Mitologia. Convivenze di musica e mitologia, éd. C. Morelli, Venise, 1979, p. 205.
83 On pense par exemple au succès considérable que connurent à l’époque les Metamorfosi de G. Dell’anguillara : le texte d’Ovide y est amplifié en octaves à la façon de l’Arioste.
84 Sur les « motets d’État », cf. par exemple A. Dunning, Die Staatsmotette 1480-1555, Utrech, 1970.
85 En 1540, Vasari peint une Cène de saint Grégoire le Grand dans le réfectoire de San Michele in Bosco à Bologne : de vastes dimensions (271 x 395 cm), ce tableau rassemble de nombreux portraits dans une architecture grandiose (cf. P. Barocchi, Vasari pittore, Florence, 1964, p. 17). En 1541-1542, Vasari séjourne à Mantoue et à Venise. De 1539 à 1541 séjourne à Venise Francesco Salviati (1510-1563) qui a peint, dans les Noces de Cana de l’oratoire des Piceni à Rome, une « scénographie grandiose, à l’apparat superbe, où l’élan de l’architecture et le mouvement des personnages se conjuguent dans un effet décoratif éclatant » (A. Venturi, Storia dell’arte italiana, IX, VI, Milan, 1933, p. 196).
86 C. Gallico, « Guglielmo Gonzaga principe della musica », dans Nuova Rivista Musicale Italiana, III, 1977, p. 321.
87 Sur l’amplification chez Andrea Gabrielli (1510-1586), voir G. Barblan, Il Cinquecento musicale veneziano, Florence, 1958.
88 A. Stella, « La società veneziana al tempo di Tiziano », dans Tiziano nel IV Centenario della sua morte ; 1576-1976, Venise, 1977, p. 106-110.
89 F. Chabod (« Venezia nella politica italiana ed europea del Cinquecento », dans La civiltà veneziana del Rinascimento, Florence, 1958, p. 45) cite la lettre écrite par Grégoire XIII à Philippe II d’Espagne le 12 avril 1573, dans laquelle la paix séparée du 7 mars 1573 est qualifiée de « la perfidia e mancamento de Venetiani ».
90 F. Braudel, « La vita economica di Venezia nel secolo xvi », dans La civiltà veneziana del Rinascimento, déjà cité, p. 95.
91 Ce processus devait se poursuivre jusqu’au xviiie siècle ; on constate alors en musique, avec Antonio Vivaldi (ca 1678-1741), un phénomène de réduction, auquel on peut comparer, en peinture, la production de paesetti de Marco Ricci (1676-1729). Cf. D. Burrows, « Stile nella cultura : Vivaldi, Zeno, Ricci », dans Mitologie, Venise, 1979, p. 35.
92 G. Gorini, « Lepanto nella medaglia », dans II Mediterraneo nella seconda metà del Cinquecento... déjà cité, p. 154-155.
93 S. Sinding-Larsen, « L’immagine della Repubblica di Venezia », dans Architettura e Utopia... déjà cité, p. 44.
94 J. Schulz, « Le fonti di Paolo Veronese come decoratore », dans Bollettino del Centro internazionale di Studi di Architettura Andrea Palladio, X, 1968, p. 253 n. 36. On sait, d’autre part, que les partisans d’une orientation oligarchique à Venise trouvent en Palladio leur « intellectuel » (M. Tafuri, « "Sapienza di Stato" e "atti mancati" : architettura e tecnica urbana nella Venezia del ‘500 », dans Architettura e Utopia... déjà cité, p. 37). Le mouvement semble très général, puisqu’après le Concile de Trente, les écrivains aspirent tous à des titres de noblesse (C. Dionisotti, Geografia e storia della letteratura italiana, Turin, 1967, p. 203).
95 Ce sont respectivement les n° 62, 162, 91 et 164 de Tout l’oeuvre peint... déjà cité. Tintoret pratique alors lui aussi les très grands formats : sa Crucifixion de 1565 pour la Scuola Grande di San Rocco mesure 536 x 1224 cm ; sa Résurrection avec trois Avogadori de 1571, pour le Palais des doges, 265 x 459 ; son Paradis pour la salle du Grand Conseil, achevé en 1588, atteint 700 x 2200 cm (n° 167V, 192 et 286 de Tout l’œuvre peint... déjà cité).
96 Sur l’agrandissement du couvent après 1571, cf. G. Fogolari, art. cit., p. 361.
97 Cette parfaite intégration du Repas chez Lévi à son environnement architectural est évidemment perdue depuis que la toile est exposée dans une salle des Gallerie dell’Accademia.
98 Recherchant qui aurait pu influencer Véronèse pour sa loggia et ses fabriques, les historiens ont avancé les noms d’à peu près tous les grands architectes qui travaillaient alors à donner un nouveau visage à la cité : Michele Sanmicheli, qui est très proche de Véro-nèse à ses débuts (tous deux travaillent à la villa Soranza avant 1551), Sebastiano Serlio, Jacopo Sansovino, et, natureìlement, Andrea Palladio (qui avait été en rapports étroits avec le peintre à l’époque de la décoration de la ville Maser). Cf. A. M. Brizio, « La pittura di Paolo Veronese in rapporto con l’opera del Sanmicheli e del Palladio », dans Bollettino del Centro... Andrea Palladio, II, 1960, p. 21. Alors que certains mettent en évidence des parentés précises, d’autres relèvent des affinités générales : ainsi, M. Lorente (« Sobre el palladianismo en las obras del Veronés », dans Venezia e l’Europa ; Atti del XVIII congresso intemazionale di Storia dell’Arte, Venise, 1956, p. 406) rapproche génériquement de Palladio les balustrades des escaliers, les arcades (qui évoqueraient la Basilique de Vicence) et les bas-reliefs des écoinçons. Pour tout ce qui a trait aux architectures de cette Cène, voir principalement D. Rosand, op. cit. Rappelons enfin que Véronèse est le fils d’un tailleur de pierres (il signe encore « Paulo spezzapreda » dans un document du 11 mars 1553), et qu’il fournit les dessins du maître-autel et de l’orgue de l’église San Sebastiano à Venise. En définitive, plus qu’il n’emprunte des modèles à des maîtres précis, Véronèse s’est probablement servi des stylèmes architecturaux alors en vogue, afin de suggérer, comme il le fait par ailleurs pour les costumes, à partir de « la langue architecturale classicisante de son époque, une parole personnelle » (R. Pallucchini, dans Palladio, cat. exp. Vicence, 1973, p. 174, et Veronese, Milan, 1984, p. 101).
99 Cette prédilection de Véronèse pour les bas-reliefs peints, à rapprocher de ses dessins rehaussés au blanc de céruse, pourrait se rattacher à son expérience de modeleur, acquise dans l’atelier de son père.
100 Ajoutons que ces escaliers apparaissent d’autant plus « morts » qu’ils sont visuellement très aplatis : on n’en voit pas du tout les marches.
101 Cette disposition se retrouve dans certaines villas où on accède à la loggia et à l’étage noble par des escaliers latéraux. Le dessin de la balustrade du Repas chez Lévi reprend celui que Palladio avait adopté à la villa Caldogno.
102 Les Cènes de Tintoret respectent devantage Jean, XIII, 30 (« Il faisait nuit »). On notera que les Inquisiteurs ne relèvent pas cette « erreur » de Véronèse, à laquelle l’iconographie d’aujourd’hui serait encline à accorder une grande importance (à moins que, comme l’estiment certains historiens, la couleur étrange de ce ciel n’ait visé à un effet de nocturne).
103 D. Giannotti (1492-1573), Libro délia repubblica de’l’iniziani, éd. F. Diaz, Milan, 1974, p. 52 : « je dis que lesdits membres composent la totalité du corps de notre République ; et, si vous y prenez garde, ils la rendent semblable à une pyramide qui a, comme vous le savez, la base large puis qui se rétrécit peu à peu et se termine finalement en une pointe ». Cf. aussi Audebert, Venetiae, Venise, 1583 : « Hic compacta tribus venetum Respublica membris veram pyramidis faciem formare videtur ».
104 S. Sinding-Larsen, « St Peter’s Chair in Venice », dans Art the Ape of Nature ; Essays in Honor of H. W. Janson, New York, 1981, p. 49 n. 34.
105 On pense évidemment à la représentation du Cadore et de Venise en fond de la Présentation de la Vierge au Temple de Titien (D. Rosand, op. cit., p. 107sqq. et p. 127 sqq.). L’exemple le plus probant est toutefois constitué par la Cène peinte par Cesare da Conegliano pour l’église Santi Apostoli en 1583, dans laquelle est représenté le cortile du Palais des Doges (ill. dans Architettura e Utopia... déjà cité, p. 17).
106 C. Ridolfi, op. cit., p. 300 (à propos des Noces de Cana du Louvre).
107 Il suffira de rappeler les spectacles inventés par les Jésuites, et l’architecture même de leurs églises : les nefs latérales sont abolies, afin qu’aucun obstacle n’empêche de bien voir les célébrations et de bien entendre les prédications.
108 E. Tea, Storia universale dell’arte ; Quattrocento e Cinquecento, II, Turin, 1968, p. 688 : « Si [Véronèse] n’a pas agi sur le théâtre en tant que costumier, opérateur ou scénographe, le théâtre a agi sur lui en lui donnant des idées de scènes et contre-scènes, et de fonds atténués par une perspective aérienne de convention ». Pour tout ce qui a trait à la scénographie, on se reportera, une fois encore, à D. Rosand (op. cit., p. 153 sqq.), qui écrit : « C’est en partant du théâtre tel que le conçoit Palladio, qu’on pourra donner une définition plus précise d’une partie des principes et conventions de théâtre qui sous-tendent les structures picturales de Véronèse » (p. 153).
109 I dieci libri dell’Architettura di M. Vitruvio tradutti et commentati da Monsignor Barbaro eletto Patriarca d’Aquileggia, Venise, F. Marcolini, 1556.
110 Sur la mise au point tâtonnante de la scène de théâtre humaniste, voir par exemple E. Battisti, « La visualizzazione della scena classica nella commedia umanistica », dans Rinascimento e Barocco déjà cité, p. 96-111. Avant même la loggia Cornaro, on trouve chez Carpaccio, dans la première toile du cycle des Histoires de sainte Ursule, une tripartition architecturale transversale qui sert manifestement à séparer les moments successifs du récit. A cette implantation transversale exprimant traditionnellement une succession narrative, Véronèse substitue l’expansion verticale détriplée de son architecture, afin de renforcer l’unité d’ensemble de sa composition.
111 On se reportera par exemple à G. R. Kernodle, From Art to Theatre : Form and Convention in the Renaissance, Chicago, 1944, p. 169, et à L. Magagnato, Teatri italiani del Cinquecento, Venise, 1954, p. 33.
112 E. Povoledo, « Scène et mise en scène à Venise dans la première moitié du xvie siècle », dans Renaissance Maniérisme Baroque ; Actes du XIe stage international de Tours, Paris, 1972, p. 81.
113 L. Zorzi, « Elementi per la visualizzazione della scena veneta prima del Palladio », dans Studi sul teatro veneto fra Rinascimento ed età Barocca déjà cité, p. 34.
114 E. Povoledo, « Lo Schioppi Viniziano pittor di teatro », dans Prospettive, XVI, 1957, p. 47 : « Schioppi [...] fait partie de ces perspectivistes vénitiens qui, travaillant dans le sillage de Véronèse, ont été formés à une conception monumentale et classicisante de l’architecture ».
115 E. Povoledo, « Scène et mise en scène à Venise : de la décadence des Compagnies de la Calza jusqu’à la représentation de YAndromeda au théâtre de san Cassian (1637) », dans Renaissance Maniérisme Baroque... déjà cité, p. 95.
116 L’auteur se réfère ici à deux spectacles tragiques (La Rosilda, 1625, et Solimano, 1634), dont les mises en scène nous sont connues, l’une par une gravure, l’autre par une description.
117 L’auteur se réfère aux deux spectacles mentionnés à la note précédente.
118 L. Zorzi, Il teatro e la città ; Saggi sulla scena italiana, Turin 1977, p. 103-104 et p. 210 n. 126.
119 Florence, Uffizi, Gabinetto disegni e stampe, Arch. 5282A, ca 1532 ; ili. dans L. Zorzi, op. cit., n° 122, et dans Architettura e Utopia... déjà cité, n° 61.
120 On pense évidemment à l’entrée solennelle du roi de France Henri III en juillet 1574. Voir Architettura e Utopia... déjà cité, p. 152-166.
121 L. Zorzi. « Intorno alla spazio scenico veneziano », dans Venezia e lo Spazio scenico, Venise, 1979, p. 106.
122 Comme le remarque P. H. Osmond, op. cit., p. 68.
123 E. Tea, « Paolo Veronese e il teatro », dans Venezia e l’Europa... déjà cité, p. 283.
124 Ibid., p. 284 : « [des formes] d’un naturel apparent, filtré par l’artifice du théâtre ».
125 L. Zorzi, op. cit., p. 296.
126 C. Ridolfi, op. cit., p. 305 (à propos de la Cène de saint Grégoire le Grand de Monte Berico). Le frère du peintre exerçait la profession de rechamador (dentelier), qui concernait très directement les festivités vénitiennes.
127 J. Burckhardt, Le Cicerone..., trad. fr. Paris, 1892, II, p. 761 : « dans le transept gauche de San Trovaso, une Cène ravalée à une conception très grossière, mais d’un grand éclat de couleurs », et : « Dans son zèle de réalisme, [Tintoret] s’abaisse jusqu’aux traits les plus grossiers, comme dans cette Cène [de la Scuola Grande di San Rocco], dont la conception ne saurait être plus basse ». J. Ruskin, Les pierres de Venise, trad. fr. Paris, 1907, p. 269, sur la Cène de Tintoret à San Giorgio Maggiore : « [...] remarquable par la façon familière dont il est traité, on dirait un souper dans une auberge italienne de second ordre ».
128 P. Aretino, op. cit., f. 77 : « S’étant mis à table avec le sentiment d’humilité que les confessés et contrits ont devant le Prêtre quand ils reçoivent le Sacrement, et participant au repas dont les vivres avaient été cuits au feu de la Charité, assaisonnés par la sueur de la Pauvreté et servis par la main de la Foi [...] ».
129 P. Paruta, Perfezione della vita politica, Venise, 1579, p. 186.
130 C. Ridolfi, op. cit., p. 307 ; voir aussi le commentaire qu’en donne A. Chastel, Chroniques... déjà cité, p. 226.
131 P. Molmenti, La storia di Venezia nella vita privata, II (Lo splendore), Bergame, 1906, p. 456-457. Entre autres exemples, l’auteur mentionne une fête donnée par le cardinal Marino Grimani, rassemblant trois mille invités à la Giudecca, le 1er août 1532 ; le patriciat se pressait dans plus de trois mille gondoles sur le Canal de la Giudecca pour assister à l’arrivée des invités, saluée de salves d’artillerie et de sonneries de trompettes et d’autres instruments.
132 Ibid., p. 638 : 5 écus pour le « maître général des cérémonies qui dirigea le banquet », assisté de douze « sous-maîtres, payés 24 sous l’un », lit-on dans un livre de comptes (17 mars 1534).
133 Sur ce personnel, voir par exemple M. Muraro, Carpaccio déjà cité, p. XXXVIII ; Enciclopedia dello Spettacolo, V, p. 234.
134 N’en déplaise à A. Venturi, qui n’y voyait qu’« un gentilhomme déclamatoire au manteau vert sombre » (Paolo Veronese (per il IV centenario della nascita), Milan, 1928, p. 154).
135 Racontant le voyage d’un Contarini en Perse, G.B. Ramusio s’attarde à décrire minutieusement les banquets qui étaient quotidiennement donnés en l’honneur de l’hôte vénitien (Delle Navigationi et viaggi, Venise, 1563).
136 Comme celle d’Henri III mentionnée à la n. 120.
137 On pense aux statuettes de sucre réalisées, sur dessin de Jacopo Sansovino, pour le banquet offert à Henri III dans la salle du Grand Conseil (P. Molmenti, op. cit. p. 470).
138 M. Boschini, op. cit., p. 209 (à propos des Noces de Cana du Louvre).
139 Giulio Strozzi, La Venezia edificata, Venise, 1621, octave 47.
140 G. Delogu (op. cit.) parlait à juste titre d’un « grandiose poème du banquet ».
141 A l’occasion des fêtes de saint Marc, de saint Vit, de saint Étienne. de saint Jérôme et de l’Ascension.
142 Voir les œuvres de Vasari et de Francesco Salviati mentionnnées à la n. 85.
143 Évoquant la vague de bien-être, sinon de prospérité, que Venise connaît à la fin du xvie et au début du xviie siècle, F. Braudel écrit que « le Cinquecento finit au milieu des prodigalités qui font aujourd’hui notre joie » (art. cit., p. 99).
144 M. Boschini, op. cit., p. 184.
145 G. Toffanin, Il Cinquecento, Milan, 1935, p. 567.
146 C. Ginzburg, op. cit., p. 43.
147 C. Ridolfi, op. cit., p. 295. S’adaptant au goût de l’époque, les Jésuites accordent d’ailleurs, dans leur collège de Murano, une grande importance pédagogique au théâtre ; ils échappaient même aux sévères dispositions prises, précisément en 1573, par Grégoire XIII, interdisant les représentations théâtrales jusque dans les maisons privées (G. Toffanin, op. cit., p. 515).
148 A. Morassi, Guardi Antonio e Francesco, Venise, 1973, vol. II, ill. 295-296.
149 G. Fiocco, op. cit., p. 96.
150 Il est symptomatique qu’on ait si souvent voulu voir un autoportrait dans le personnage du maître des cérémonies.
151 C. Dionisotti, art. cit., p. 145.
152 E. Tea, Storia universale dell’arte... déjà cité, p. 693.
153 R. Marini, dans G. Piovene et R. Marini. L’opera completa di Paolo Veronese, Milan, 1968, p. 86.
154 Sur ce tableau, datable ca 1575, voir Tout l’œuvre peint... déjà cité, n° 159.
155 R. Zapperi, « Potere politico e cultura figurativa : la rappresentazione della nascita di Eva », dans Storia dell’arte italiana, Turin, X, 1981, p. 425.
156 Avec le recul du temps, nous verrions volontiers, dans l’abondance de ces éléments incongrus, le symptôme d’une prescience : on multipliait les recours à l’Antiquité, à la culture, aux modes, parce qu’« il fallait s’étourdir afin de ne pas voir au-dessus de quel abîme cette splendeur était suspendue », comme l’écrit G. Fiocco (loc. cit.). En ce sens, avec ses jeux de formes et de couleurs et avec ses représentations théâtrales, Véronèse documente remarquablement ce moment de crise.
157 C. Ridolfi, op. cit., p. 308.
158 R. Longhi, op. cit., p. 32 : « [...] sa peinture heureuse, qui était peut-être anachronique dans la tragédie du siècle ».
159 G. Fiocco, op. cit., p. 160.
160 C. Ridolfi, op. cit., p. 339.
161 P. H. Osmond, op. cit., p. 82.
162 M. BOSCHINI, op. cit., p. 367. Cf. T. Pignatti, Pitture di Paolo Veronese nella chiesa di San Sebastiano, Milan, 1966, p. 94. On pense à la remarque de G. Toffanin (op. cit., p. 591) : « [A la fin du xvie et au début du xviie siècles) il se produisit toutefois dans les arts figuratifs un phénomène qui ne trouve pas d’équivalent exact dans la poésie. Du fait de peintres dévergondés, on voit triompher sur les toiles ce réalisme qui horrifiait le Tasse ».
163 Tout l’œuvre peint... déjà cité, n° 307, ill. LXIV.
164 R. Longhi, op. cit., p. 31.
165 C. Ridolfi, op. cit., p. 331.
166 Ibid., p. 307.
167 M. Boschini, op. cit., p. 350 et 182.
168 P. Biagi rappelle que « les peintres de grand renom [...] prenaient plaisir [...] à copier les têtes inégalables effigiées par Véronèse » (Elogio di Paolo Caliari, Venise, 1815, p. 36).
169 F. Watson, « Sebastiano Ricci as a Pasticheur », dans Burlington Magazine, XC, septembre 1948, p. 290.
170 A l’exception peut-être de la Tête d’enfant noir conservée au Louvre.
171 Selon G. Fiocco (op. cit., p. 87), ce sont là les deux seuls banquets de Véronèse auxquels aucun collaborateur n’a mis la main.
172 C. Ridolfi, op. cit., p. 300.
173 Tel n’est cependant pas l’avis de P. H. Osmond (op. cit., p. 68), qui n’est pas frappé par le caractère grandiose de la toile ni par la distribution organique de ses espaces : du fait sans doute de son tempérament analytique, il s’attache plutôt à tel ou tel élément pris séparément, sans reconnaître la haute valeur compositive de l’ensemble.
174 M. Boschini, op. cit., p. 250. On pense à l’évocation pathétique de la Cène chez Fra’ Mattia Bellintani da Salô, Pratica dell’oration mentale, Venise, 1584 (mentionné par N. Ivanoff, art. cit., p. 54, n. 6).
175 F. Yates, L’art de la mémoire, trad. fr. Paris, 1975, p. 286 sqq.
176 L’un d’eux est attribué à Antonio Abbondi.
177 Parmi toutes les monographies consacrées à Véronèse, seule celle d’Osmond fait mention de ce portrait vénitien (op. cit., p. 62 et 70).
178 Sur les trente-sept portraits censés représenter Sidney, voir V. Gentili, Sir Philip Sidney Astrophil and Stella, Bari, 1965. Parmi ceux qui pourraient se rapporter au tableau peint par Véronèse, mentionnons en particulier le portrait qui se trouvait dans la coll. de Penshurst (ce pourrait être une copie de l’original de Véronèse, d’après P.H. Osmond, op. cit., p. 62), et le tableau de Véronèse qui est actuellement dans la coll. Getty (ce serait là l’original, selon l’hypothèse, séduisante mais non confirmée, de B. Berenson, Italian Pictures of the Renaissance ; Venetian School, Londres, 1957,1, p. 136). On sait que Sidney avait un visage très allongé, et très déplaisant à voir, parce que marqué par la variole.
179 Comme l’écrit P.H. Osmond (op. cit., p. 70) : « il serait naturellement absurde de considérer le Repas chez Lévi comme un manifeste luthérien. Toutefois, les rapports étroits que Véronèse entretint avec P. H. Sidney à la fin de cette même année 1573 et, de nouveau, au début de l’année suivante, lorsque le « président of noblesse and of chivalrie » revint à Venise et posa pour Véronèse, permettent d’entrevoir des possibilités ». Du portrait que Véronèse peignit de cet illustre homme politique et poète anglais, nous savons seulement qu’il était « trop triste et pensif ». Osmond poursuit : « A cette époque, Sidney était pour ainsi dire obsédé par ses options en faveur du protestantisme : il passait beaucoup de temps à fréquenter des luthériens et il entretenait une correspondance régulière avec des hommes comme Languet. Il semble pour le moins possible qu’il ait trouvé en Paul Véronèse quelqu’un qui ne fût pas totalement rebuté par ses idées réformées ».
180 Exilé des États de l’Église, Baldassare Altieri, secrétaire de l’ambassadeur Edmond H. Harvel à partir de 1542, se livrait à des activités de propagande qui finirent par l’obliger à se réfugier en Suisse. Cf. A. Stella, art. cit. à la n. 88, p. 111-118.
Cet article a été traduit de l’italien et adapté par Daniel Arasse et Maurice Brock.
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