L’art sans l’artiste
p. 137-151
Texte intégral
« Tel auteur est si complètement métaphorique qu’il est impossible de discerner ce qu’il veut dire de l’expression qu’il en donne. Son idée est une image et il y juxtapose une image de cette image si régulièrement que la symétrie est absolue, le sens indiscernable du signe. On ne sait de quel côté est le sens, duquel, le signe... ».
P. Valéry
1Lors de son séjour à Venise, Durer se plaint auprès de son ami Pirckheimer de ses rivaux jaloux qui cherchent à lui nuire. Selon la légende, une de ses œuvres aurait été détruite par Michel Ange lui-même, dépité de se voir surpassé. Telle œuvre aurait suscité l’envie et la haine. Tel peintre aurait supprimé son disciple au talent supérieur.
2Pour que l’histoire ait ainsi conservé pareilles anecdotes, il a sans doute fallu qu’une conception de la création ait affirmé, plus ou moins explicitement mais sans hésitation, le génie de l’artiste, sa disposition naturelle à l’invention, son pouvoir de surprendre les hommes par des œuvres d’exception. La littérature artistique1 nous permet de saisir l’origine et de suivre l’évolution de la représentation de l’artiste-démiurge, homme-dieu donnant vie à une œuvre presque aussi réelle que nature sinon plus, image en trompe-l’œil, statue animée, scène saisissante de vérité. Ce que Dieu a créé dans la réalité du monde, l’artiste l’a créé dans la fiction des images du monde. L’analogie de proportion trouve son terrain d’expression privilégié dans la pratique des divers arts où le génie humain peut exceller. Ces notions qui nous sont familières tant l’idée même de création semble apprivoisée voire confisquée par l’art de nos ateliers et de nos musées, ont, il est vrai, suivi de telles mutations depuis le Moyen Âge qu’on peut bien entendu douter de leur univocité au cours du temps, jusqu’à remettre en question les présupposés mêmes de nos conceptions de l’art en interrogeant tout particulièrement la relation nécessaire entre l’œuvre et l’artiste et l’équation entre l’art et la création.
3Il s’en faut que l’art ait toujours sollicité la prise en considération d’une subjectivité et il n’est que de mesurer encore une fois l’ampleur de son extension pour constater que le concept d’ars lui-même est loin d’emporter à chacune de ses acceptions l’idée d’œuvre et encore plus celle de création. Savoir-faire, techniques, exercices, disciplines, aussi variés que soient les champs d’application offerts par la médecine, le droit, la logique ou la rhétorique, les arts ne dépendent pas plus de l’artiste que les sciences du savant, comme si l’objectivité d’un savoir transmis affranchissait son possesseur du souci de se définir individuellement par rapport à cet héritage, si bien que l’art ne requiert la présence de l’artiste que très rarement, impliquant en revanche la qualité d’« artien », plus technique et plus modeste à la fois dans sa référence précise à l’institution des facultés et à l’enseignement du trivium et du quadrivium2.
4Si, à rencontre de la thèse de Curtius sur l’idée très tardive de création humaine, Kantorowicz a pu établir avec rigueur et succès que l’art de la jurisprudence au Moyen Âge n’était pas étranger aux questions de la création et du génie, dans la mesure où les législateurs imitent et égalent la nature en inventant l’ordre des lois3, il n’en demeure pas moins qu’il faut tenir compte des obstacles que la conception judéo-chrétienne de l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu peut opposer à la reconnaissance de la créativité humaine. Il est en effet difficile de déjouer les pièges du pélagianisme et de l’anthropomorphisme lorsqu’on prête à l’homme le pouvoir de faire naître librement de sa seule imagination des formes nouvelles qui le rendent comparable au Dieu créateur de l’univers. Il est vrai que le principe de l’analogie de proportion nous garde contre les risques inhérents à une conception de la création telle qu’elle pouvait être véhiculée par la tradition hermétique, mais aussi bien ce principe peut-il être considéré comme une simple mesure de précaution oratoire qui n’ôte rien à la portée de l’image4. En s’énonçant sur le mode du « comme si », l’analogie attribue un statut quasi divin à l’être humain lorsque entre Dieu et l’homme elle introduit cette proportion : « De même que le Seigneur et le Père ou, pour lui donner son nom le plus haut, Dieu, est le créateur des dieux du ciel, ainsi l’homme est-il l’auteur des dieux qui résident dans les temples et qui se satisfont du voisinage des humains : non seulement il reçoit la lumière mais il la donne à son tour, non seulement il progresse vers Dieu, mais encore il crée des dieux »5. Le parallélisme va jusqu’à permettre ici un renversement ou une assimilation des termes, établissant entre l’effector divin et le fictor humain un rapprochement dont on pourra plus d’une fois mesurer l’effet sous les formes dérivées que prend la conception de la création à travers la notion d’imitation : lorsqu’un théoricien qualifie la mimésis de psuchikè, il nous laisse imaginer que le sculpteur est doté du pouvoir d’insuffler la vie à son œuvre et l’on pourrait en prolongeant cette idée retrouver l’inspiration de la Genèse dans cette description de l’imitatio comme animatio6.
5Concevoir l’art humain ne se limite donc pas à rapporter la multiplicité des talents à une même origine en observant comment chaque discipline où se diversifie l’activité des hommes développe son mode propre de participation à l’infinité divine : aussi vaste que soit son objet, une réflexion sur l’art comporte nécessairement le risque de se voir confrontée à la difficulté de définir l’invention humaine par rapport à la création divine. La spécificité de ce questionnement, tel qu’il a pu se dessiner au xiie siècle et s’approfondir au xve, ne résiderait pas tant, ce me semble, et comme l’étude de l’œuvre de Nicolas de Cues m’invite à le penser, dans la mise en place d’une esthétique de la réflexion ou de l’expression du bel ordonnancement de l’univers en l’art humain, que dans la tentative de déterminer le propre d’une création humaine. Or il m’apparaît que le succès de cette entreprise a été relatif au statut et au rôle tenus par ce qu’on nommera plus tard les beaux-arts au sein de la totalité des arts, comme si la poésie, la peinture ou la sculpture, l’architecture ou la musique nous permettaient déjà d’approcher au plus près la question d’un pouvoir créateur proprement humain dont les manifestations s’étendraient cependant à l’ensemble des métiers et des activités où s’exercent notre intelligence et notre habileté. En reprenant la distinction aristotélicienne entre un poieîn et un pratteîn, en considérant l’art comme une disposition susceptible de création (poiètikè) qui aurait sa fin en dehors de son auteur7 la réflexion sur l’art aurait à charge néanmoins de proposer une conception de la création humaine en accord avec les principes et les dogmes de la théologie chrétienne. A quelles conditions une telle réflexion est-elle possible, c’est ce qu’il convient de déterminer si l’on veut saisir l’enjeu théorique propre à la question de la création humaine telle qu’elle peut se poser au début de la Renaissance : ce qui revient peut-être à se demander ce qu’il en est d’une conception de l’art qui se développe en dehors de toute référence à la subjectivité de l’artiste.
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6La création divine se réfléchit dans les créatures ; des êtres créés peut se déduire la nécessité du Créateur : rapport d’immanence et preuve a contingentia mundi se conjuguent pour superposer l’art divin à l’art humain et pour interpréter l’un à travers l’autre : « Maintenant s’il est bien permis au même peintre de faire et le ciel et les dieux et la terre et la mer et les hommes et tous les animaux et les objets inanimés, Dieu, lui, ne pourrait pas créer tout cela ? »8. Si l’homme peut imiter, Dieu a créé ; si les images sont possibles, si elles ont un auteur humain, leur modèle est nécessaire et il a un auteur divin : de l’art d’un peintre on remonte à la création du monde comme si l’art ne se déployait qu’en signalant son origine, comme si c’était précisément là sa vocation, vocation à l’aune de laquelle se mesurent les multiples figures du Deus artifex : portrait de Dieu en architecte, portrait de Dieu en peintre, portrait que nous serions en réalité puisque c’est en se peignant lui-même que Dieu a créé le monde9. Le peintre humain refait le ciel et la terre alors qu’il est déjà lui-même une image, cet autoportait de Dieu conçu comme un peintre.
7A partir de ces liens d’implication réciproque, on voit bien que le fondement de l’analogie n’est certainement pas rationnel au sens où il pourrait s’appuyer sur des preuves - données par une réalité objective ou tirées de l’expérience - qui autoriseraient les déterminations dogmatiques d’une causalité de la nature : si, pour reprendre les termes de la dialectique de la faculté de juger téléologique, « la causalité d’un être comme fondement originaire de la nature » peut être pensée sans contradiction, c’est au nom des vérités de la foi et non pas des démonstrations de la raison, de telle sorte qu’on peut envisager l’application du mode analogique à la conception de la création comme le développement imagé d’un credo issu tout entier du principe de ressemblance posé par la Genèse. Ce qu’il en résulte pour la compréhension de l’art humain, c’est ce que l’on devrait s’interdire de penser puisqu’une image n’offre jamais à l’esprit que des motifs librement associés dans une proportion susceptible d’éclairer les rapports des termes entre eux mais non leur nature. Cependant, et surtout lorsque le terme commun nous invite à retracer en pensée le mouvement qui préside à l’apparition de tout ce qui existe, on ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement de nature entre les deux formes de création, divine et humaine, dans l’espoir de les spécifier l’une par rapport à l’autre. Certes, la tradition apophatique voudrait, si l’on s’en réfère à Maître Eckhart, que l’attribution à Dieu du nom de créateur ne fût que l’effet d’un point de vue humain sur le principe et l’origine du monde. En ce sens, l’idée de création est beaucoup trop relative à notre pensée, à notre vision limitées et même au degré de la foi, pour être d’essence divine. En ce sens alors, l’absolu lui-même est relatif puisqu’il existe pour la pensée et ce n’est pas le moindre paradoxe de la foi que d’avoir à accepter et à dépasser cette apparente contradiction dans les termes pour envisager la simplicité de la Deitas. Pour limitatif qu’il soit, le principe de la création divine est à nos yeux l’absolu en acte, soit, dans la terminologie cusaine, la coïncidence entre le « pouvoir-faire » et le « pouvoir-devenir ». Facere : l’acte de créer est bien de l’ordre d’un faire qui en opérant la synthèse du possible et du nécessaire se définit comme un art : « ars Deifacit esse »10. Il semble que cette distinction entre Dieu et son art prenne en charge précisément l’irréductibilité de l’infinité divine au Créateur du monde, comme si en Dieu qui réunit tous les noms, toutes les réalités et toutes les perfections, seul l’art créait, non la sagesse, non la bonté ni la puissance qui demeureraient au-delà parce que Dieu lui-même est au-dessus de la création11.
8La conception de la création divine nous obligerait à un singulier travail de distinction qui nous rappellerait sans cesse à la conscience de nos limites en nous montrant que Dieu ne s’épuise pas dans son œuvre bien qu’il ne nous soit visible et connaissable qu’en son œuvre. Ainsi, pour éviter toute réduction de l’infini à une seule perfection, nous devons distinguer entre l’art, la sagesse et la puissance, mais par ailleurs et parce que nous sommes conscients de l’arbitraire de nos critères et de nos jugements, nous avons à penser la synthèse de cela même que nous séparons : Dieu ne se réduit pas à son art parce qu’il est au-dessus de la création, étant au-dessus de toute limitation, mais il n’est pas non plus distinct de son art puisqu’il est l’unité parfaitement réalisée. Ainsi l’art s’identifie-t-il à l’artiste, le magisterium au magister et la puissance à l’acte : la synthèse de toutes les perfections de Dieu est alors effectué (« Conçois donc un art créateur absolu subsistant par soi, de telle sorte que l’art soit l’artiste et la maîtrise le maître : cet art contient nécessairement dans son essence l’omnipotence, pour que rien ne puisse lui résister, la sagesse, pour qu’il sache ce qu’il fait, et le lien de la puissance et de la sagesse, pour que soit fait ce qu’il veut »12). Il nous est même possible d’imaginer comment s’effectue cette synthèse entre l’art et l’artiste si nous essayons de concevoir le mouvement même de la création comme l’effet de la réflexion de Dieu sur lui-même, ainsi que nous y convie l’image très plotinienne d’une conversion du principe en lui-même :
9« le créateur, lorsqu’il crée toutes choses, crée toutes choses en se tournant vers lui-même, parce qu’il est lui-même cette infinité qui est l’égalité de l’être »13. Remarquable procès de la création qui n’est expression hors de soi que parce qu’il est retour à soi ! La pensée humaine peut-elle seulement se représenter semblable mouvement où le dehors et le dedans coïncident comme en cet art de se peindre soi-même qui fait du monde l’autoportrait de Dieu ? Il faudrait pouvoir imaginer un être sans dehors ni dedans, une infinité qui embrasserait tout le créé et qui serait cependant toute intériorité, retirée en elle-même, comme une spirale qui se rassemblerait entièrement en un point tout en se déroulant à l’infini.
10La tentation - à laquelle la philosophie cusaine ne se soustrait qu’in extremis - serait de prolonger la continuité de ce mouvement jusqu’à effacer la limite entre l’art, l’artiste et son œuvre au point de rendre impensable la création ad extra : le monde ne serait que le reflet de Dieu, son expression immédiate ou son émanation14. On voit en effet comment dans la coïncidence absolue, créateur, création et œuvre de la création pourraient se confondre pour donner lieu à un acosmisme qui ferait du monde, autoportrait de Dieu, l’ombre portée de l’infini sur la Terre. Il faut donc qu’il y ait un moment où l’œuvre se détache de son auteur. Or, ce moment n’est autre que le temps lui-même qui marque l’origine du devenir et de l’altérité dans le monde créé : Dieu crée toutes choses, y compris celles qui s’altèrent et celles qui se corrompent, bien qu’il ne soit pas la cause efficiente de la privation ni du manque, du mal ni de l’altérité15. La création se sépare du créateur dès l’instant qu’elle entre dans l’ordre de la contingence qui est véritablement la source de l’altérité et de l’altération, étant elle-même l’effet du hasard selon lequel les êtres créés se disposent dans l’espace et le temps, comme ces pois tous également jetés d’un seul coup sur une surface plane mais qui s’arrêtent tous à des endroits différents, d’après une image qui anticipe étonnamment l’expression mallarméenne du coup de dés16. Chaque être se détermine suivant sa trajectoire particulière et il faudra cette autre forme de création qu’est la venue du Christ pour unifier la totalité des destinées. Non pas que Dieu s’y reprenne à deux fois pour créer le monde, mais il a voulu apparaître en personne dans la création, en ce mystère de l’Incarnation qui nous est impénétrable, en cet art par lequel le Christ l’a rendu visible, « arte(m) qua Christus eumfecit videntem »17.
11On ne trahit rien de l’œuvre de la création en disant du Fils qu’il est l’art du Père, si toutefois l’on prend soin d’ajouter que le Verbe n’est autre que l’art du Père en tant qu’il s’est fait chair. On peut alors se demander dans quelle mesure l’égalité du Père et du Fils qui répond à la parfaite identification de l’art et de l’artiste, peut créditer la conception d’un Christ créateur à laquelle les textes apocryphes gnostiques ont donné son expression, notamment dans l’Evangile de saint Thomas18, en présentant le Christ enfant comme un artiste façonnant avec de l’argile des oiseaux qui pouvaient s’envoler sur son ordre19. Dans cette version christique de l’œuvre de Dieu qui, à partir du limon de la terre, forma le corps de l’homme pour lui insuffler la vie de l’esprit, on reconnaît la tentative de penser la création comme un art unique commun au Père et au Fils, un art qui consacre l’unité parfaitement réalisée de l’auteur, de l’acte et de l’œuvre. L’identification de l’ars et de l’artifex répare ainsi l’imperfection du langage humain pour dire la plénitude de l’œuvre et de l’opérativité divine : l’ars creativa fait être toutes choses en leur donnant forme et figure, avec la précision de cette scientia Dei que nul ne peut concevoir en réalité, quand bien même tout l’art dont l’esprit humain est capable y serait appliqué.
12Cependant, pour éloigné qu’il soit de l’art dont tous les êtres procèdent, l’art humain n’en est pas moins susceptible de créer, de faire et de fabriquer, d’inventer et de produire (creare, facere et fabricare, invenire et producere), autant d’opérations dont on se demande si elles doivent être comprises littéralement ou bien métaphoriquement, comme si le langage lui-même ne cessait de maintenir l’équivocité entre l’être absolument parlant et l’être relatif voué à la contingence et au devenir. En choisissant la lettre, on fait de l’esprit humain l’égal du fondateur de toutes choses (omnium conditor)-, en optant pour l’image, on se refuse de pouvoir accéder à la réalité de nos opérations de pensée qui ne seront jamais que les reflets ou les répliques amoindries du modèle absolu de la création divine.
13Une réflexion sur la relation analogique de l’art humain à l’art divin conduit à la question de savoir si l’homme peut se définir comme un second dieu, mais elle requiert également une interrogation sur le sens que prend la création dès lors qu’elle n’est plus le fait de la puissance divine. Plus précisément, une telle réflexion se doit de mettre en évidence les conditions nécessaires à la reconnaissance d’un pouvoir créateur propre à la sphère de l’art humain, car si on peut concevoir en quoi l’homme est créateur à l’instar de Dieu, on voit bien aussi qu’il ne crée pas « comme » Dieu, même si la forme abrégée de l’analogie est parfois ambiguë (« ut deus », comme Dieu, la pensée mesure toutes choses...)20. La référence au Corpus hermeticum offre d’ailleurs l’occasion d’exprimer très clairement à quel domaine se limite la création humaine lorsqu’elle induit un rapport de proportion entre les êtres créés et les images de ces êtres : « Tu noteras qu’Hermès Trismégiste dit que l’homme est un second Dieu ; car, comme Dieu est créateur des êtres réels et des formes naturelles, l’homme est créateur des êtres rationnels et des formes artificielles qui ne sont rien de plus que les images de son entendement comme les créations divines sont les images de l’entendement divin »21. Créer, cela n’est véritablement rien d’autre qu’imiter, c’est mettre en images les êtres réels, c’est leur donner forme dans l’esprit en les nommant et en les figurant et si l’imitation sollicite une activité, une opérativité et une efficacité, c’est qu’elle consiste à faire ou encore à fabriquer des images, c’est-à-dire non seulement des figures développées dans l’espace, mais des concepts représentés dans la pensée : « mens ex se notiones fabricat », « facit configurationes », « facit mechanicas artes et physicas et logicas conjecturas »22. Dans ce travail de construction, la pensée invente en imitant et imite en inventant ; image vivante de l’art divin, elle réfléchit en elle-même l’origine et la cause de tout le créé dont elle retrace la genèse et retrouve le développement dans un processus qui est celui de la connaissance, d’une connaissance qui est art, d’un art qui est recherche de la vérité : cette unification par laquelle l’esprit acquiert son unité est sans doute l’enjeu majeur de l’identification de l’imitation à la création, motif commun à Bruni et à Politien, à Valla et à Ficin23.
14L’imitation apparaît donc comme un facteur d’unité : Malebranche y verra une disposition naturelle des hommes à se rassembler en société civile24 ; les penseurs renaissants y découvrent la condition nécessaire à la cohérence de l’esprit. Les diverses opérations de la pensée se composeraient-elles alors en une sorte de poétique générale de l’invention ? Mais l’imitation condamne peut-être d’avance l’invention à n’être que la répétition sous une forme nouvelle de ce qui est et a été. Avant de trouver dans l’invention une production entièrement inédite, il faudrait pouvoir se délivrer de cette illusion de nouveauté dont on tombe si facilement prisonnier dans la précipitation de la découverte comme « il est arrivé qu’un homme a cru faire un vers nouveau qu’il s’est trouvé avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans quelque ancien poète »25.
15Selon une double tradition cicéronienne et lullienne, l’invention suppose cette forme particulière de vigilance qu’on acquiert à l’exercice de la mémoire. Mais une mémoire active ne suffirait pas non plus à libérer la pensée du risque de la répétition, si une certaine qualité d’attention au présent ne venait lui signaler ses réelles exigences. L’esprit n’invente pas dans le but de renouveler le savoir mais dans l’espoir de répondre à de nouvelles nécessités de pensée telles qu’elles peuvent s’imposer avec l’affirmation progressive d’un concept, d’une donnée empirique ou d’un phénomène observable : ainsi l’idée d’infini n’a pas été inventée, elle n’est pas née d’un seul coup, elle n’est pas sortie de la pensée comme si elle n’avait jamais existé auparavant ; en revanche, une fois reconnue, elle demande à l’esprit de revoir ses dispositifs de pensée, elle sollicite de nouveaux instruments conceptuels et de nouvelles catégories de jugement, elle appelle à l’invention dont elle réclame un processus de mise au point susceptible de l’accueillir dans une configuration d’ensemble. La pensée est capable d’invention dans le sens où elle peut remettre en question, réordonner et reformer la totalité du savoir à partir d’une nécessité nouvellement apparue. L’invention ne survient donc pas avec la vitesse de l’éclair, comme dans « les merveilles des songes » où « nous inventons sans peine (mais aussi sans en avoir la volonté) des choses auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on veille »26. Il faut qu’elle soit méditée et calculée avec la précision des critères mathématiques, si elle doit elle-même servir de référence ou de norme nouvelle : « l’âme crée par son invention de nouveaux instruments pour discerner et connaître, comme Ptolémée l’astrolabe et Orphée la lyre, et ainsi de beaucoup. Et ce n’est pas à partir de quelque chose d’extérieur que ces inventeurs ont créé tout cela mais à partir de leur propre pensée. Ils ont en effet développé dans la matière sensible ce qu’ils avaient conçu. Ainsi l’année, le mois, les heures sont les instruments de cette mesure du temps créée par l’homme. Ainsi le temps, parce qu’il est la mesure du mouvement, est l’instrument de l’âme mesurante »27.
16L’invention, semble-t-il, réside avant tout dans la production et la mise au point d’instruments dont on est en droit d’attendre un nouveau mode de connaissance du monde créé. Points de repère, système de mesure, dispositifs d’investigation de la nature, jeux démonstratifs et instructifs : l’ars inveniendi trouve sa véritable finalité dans la connaissance qui a elle-même pour fin la découverte de la vérité. L’art qui comprend alors toutes les formes de technique, permet de créer les outils grâce auxquels on mesure le temps qui devient lui-même le mode d’appréhension et d’assimilation de la vérité, comme le compas sert à construire des figures qui sont elles-mêmes des voies d’accès au vrai. L’art est-il alors tout entier un instrument d’instruments ? Un ensemble raisonné de mesures et de critères d’évaluation ? Il serait donc bien présomptueux de chercher à dégager de cette téléologie générale des productions et des innovations l’originalité de la peinture, de la sculpture, de l’architecture ou de la musique puisqu’elles suivent les mêmes principes d’invention et poursuivent les mêmes aspirations que toutes les formes d’art qui, comme elles, permettent de découvrir et de connaître le monde, conformément au vœu que formulait Léonard pour l’art de peindre, dans l’idée que la beauté n’avait d’autre fin que de révéler la vérité.
17Penser la création reviendrait finalement à concevoir la constitution du savoir et définir l’invention conduirait à observer le mouvement de la science en progrès. Ces idées, sûrement banales aujourd’hui, usées peut-être, doivent-elles se solder par des considérations pondérées sur la relativité et le nivellement de tous les arts qui conjuguent également leurs efforts vers la même exigence de vérité, l’un valant l’autre, les uns et les autres s’échangeant dans leur commune aspiration ? Le pouvoir de création propre à la pensée s’annonçait sous l’espèce d’une fabricatio, or, cette opération, ou plutôt ce « faire », s’avère consister essentiellement en une mesure ou en un calcul qui met en jeu des relations beaucoup plus que des contenus d’objets et ce privilège de la relation témoignerait à lui seul de l’activité prépondérante de la pensée, mens mensurans, dans le développement de l’art humain, car ce n’est pas l’imagination qui se voit d’abord et surtout sollicitée par l’invention mais bien plutôt l’esprit en ses compétences les plus abstraites : dans le processus de création, l’imagination n’est guère qu’un auxiliaire pour la pensée au secours de laquelle elle accourt à l’occasion, comparable parfois au bâton dont on peut s’aider pour franchir un passage difficile ou pour sauter un fossé28. Limitée à des opérations quantitatives, sans doute l’imagination est-elle trop liée au sensible pour être productrice - et cela conformément au double héritage augustinien et thomiste -, même si l’usage et l’association des images dans une démonstration peut nous laisser supposer qu’elle possède en réalité une place beaucoup plus importante que celle qu’on avoue, même si, pour le peu qu’on songe à la distinction malebranchiste entre une imagination passive liée au corps et une imagination active propre à l’âme29, l’audace de certains rapprochements analogiques peut nous conduire à reconnaître à la faculté imageante de la pensée un rôle moteur dans l’activité intellectuelle.
18Toutefois, à suivre la lettre ou plutôt l’énoncé explicite des textes, on voit que la pensée est le plus semblable au « divinus intellectus omnium artifex » quand elle évalue, mesure et juge, doublant ainsi le travail de la forme d’une activité seconde et régulatrice. L’art de la pensée consiste à rendre la matière capable de forme par l’actualisation d’une invention, selon cette libre faculté de concevoir un projet que possèdent « les potiers, les statuaires, les peintres, les tourneurs, les fondeurs, les tisserands » « et taies similes artifices »30. Mais le produit de cet art n’a pas d’être tant qu’il ne se voit pas attribué par son auteur une valeur susceptible de l’inscrire dans un ensemble d’êtres relativement auxquels il pourra se définir et prendre place. Nos instruments de mesure ou de pensée nous donnent les moyens d’établir des rapports non pas entre les êtres mais entre les images que nous créons de ces êtres en leur attribuant des notions ou des concepts qui nous assurent la maîtrise de la connaissance. Plus exactement encore, la création humaine s’apparente à la création divine dans la mesure où elle produit la valeur des êtres que Dieu a créés. Autrement dit, en créant l’image des choses, la pensée crée leur valeur : l’imitation par laquelle la pensée s’assimile les êtres crée les critères de leur appréciation sans lesquels ils ne seraient rien pour l’esprit : « car un être n’est absolument rien s’il n’a pas quelque valeur »31. Le processus de la connaissance qui sollicite l’invention, en faisant appel à la vis creativa de la pensée pourrait se décrire en termes d’économie : mesure, évaluation, pondération, ce sont là les principales opérations révélatrices de l’art humain où s’illustre la preciositas mentis, le haut prix de la pensée « sans laquelle tous les êtres créés seraient privés de valeur »32.
19L’art humain se définit comme un système d’échanges où la circulation des valeurs s’effectue sous l’œil vigilant de la pensée qui connaît le prix des choses ou, mieux encore, le prix de la valeur (praetium valoris) parce qu’elle sait en rapporter l’échelle au principe absolu de tous les êtres, à ce Dieu Banquier à qui elle rend hommage en veillant sur les biens qu’il a créés et dont elle apprécie la richesse, cette richesse qu’elle répartit et transmet aussi équitablement que possible, qu’elle protège de la dilapidation, par le calcul, la mesure ou la pondération, qu’elle fait prospérer et fructifier, croître et multiplier, en ses signes, en ses images et en ses figures, parce que l’art humain se parfait en développant le réseau des relations où les signes communiquent, en étendant, pour ainsi dire, son marché aux opérations les plus complexes dont elle est capable. Ainsi, l’artiste est celui qui sait tirer d’un morceau de bois la forme d’un visage et c’est aussi celui qui peut grâce à ses calculs déterminer la profondeur de la mer33. Mais quelle commune mesure entre le geste qui de la matière fait surgir l’image d’un être, reconnaissable à ses traits et peut-être à son expression, et l’opération conjecturale décidant du nombre de brasses qui séparent le navire du fond de l’eau ? La parenté de ces deux artistes semble si lointaine quant à la manière et quant au résultat qu’on a l’impression d’avoir utilisé un filet aux mailles beaucoup trop lâches pour saisir la nature véritable de l’art. Et pourtant c’est bien à cela que nous mène la poétique générale de l’invention : à la relativité de tous les arts, à l’égalité de tous les artistes (« et taies similes artifices »), si bien que nous nous trouvons pour définir ces arts devant la même difficulté que celle soulignée par Kant à propos des différents métiers : « pour résoudre la question de savoir si dans la hiérarchie des corps de métier les horlogers doivent être considérés comme des artistes et les forgerons, en revanche, comme des artisans, il faudrait un autre point de vue pour juger (...) il faudrait en effet considérer la proportion des talents qui doivent se trouver au fondement de l’une ou de l’autre de ces activités »34.
20Il semble qu’avant de décider de la pertinence d’un critère distinctif entre les diverses formes d’art, on soit conduit à leur attribuer pour dénominateur commun cette science de la mesure par où se qualifie l’activité mentale dans son autonomie et son efficacité, comme si avant de se déterminer par son objet, un art se définissait d’abord par sa manière, par ses moyens d’exploration et d’investigation du représentable et du mesurable : une sensibilité d’aujourd’hui pourrait dans cette idée voir en chaque forme d’art une façon de payer sa dette au monde en rendant compte, en un premier temps d’attention, d’observation et de vigilance, de sa réalité et des relations complexes qu’y entretiennent les êtres tels que nous les percevons. Avant d’aspirer à la perfection d’une forme propre et à l’irréductible individuation d’une œuvre, l’art humain relèverait, comme un architecte fait un relevé de plan, les aspects multiples du monde créé pour les mesurer ensuite, les évaluer enfin et donc leur donner forme, figure et valeur, dans un double travail d’enregistrement et de mise à l’échelle des données sensibles - travail scientifique, jugera-t-on, comparable à celui, patient et minutieux, de ce cosmographe imaginaire, image de notre esprit, qui habiterait une ville à cinq portes, images de nos cinq sens, par lesquelles entreraient des messagers venus du monde entier pour le lui décrire aussi précisément et exhaustivement que possible : « supposons le cosmographe assis à sa table et notant tout ce qu’on lui rapporte de façon à avoir en dessin, dans sa propre ville, la description de tout le monde sensible... »35, il faut que toutes les portes restent ouvertes pour que la description soit totale, et nous voilà de nouveau en possession d’un paradigme de l’art humain et c’est de cet art animé par le projet très général de dresser la carte du monde afin d’y découvrir et d’y réfléchir une raison créatrice, qu’on s’efforcera progressivement de définir les formes spécifiques et les œuvres singulières. Mais auparavant la création humaine sera présentée comme l’art d’ouvrir les portes sur le monde déjà créé et de les tenir ouvertes pour accueillir ces hôtes nouveaux qui font la variété du monde et dont l’enregistrement évoquerait la phase inaugurale d’une encyclopédie tout autant que les dessins préliminaires de la cartographie.
21Ainsi, l’imitation caractéristique de la création humaine consiste bien en une mise en mesure et en valeur des êtres créés : mesure et valeur, l’image du monde réfléchit alors moins le talent du dessinateur que l’art du premier créateur, référence ultime, unique et suprême, en cela fondement de la relativité des arts humains qui, à la limite, rendrait caduque la question de l’équitable distribution des talents parmi les hommes, comme si au regard de l’ars architectonica, la plus ou moins juste répartition des dons se transformait en une question purement quantitative de simples nuances : la création divine est incommensurable mais la pensée en réfléchit néanmoins le principe absolu en établissant l’universalité de la mesure, réduisant à presque rien les écarts de perfection entre les arts dont elle affirme ainsi la relativité. La création humaine est le lieu d’expression offert à la variété des talents reçus et développés singulièrement par des individus tous différents et, en cela, elle est aussi le lieu de réfraction de l’infini divin, ce champ de réflexion de l’absolu en chacun des petits mondes que sont les hommes : la création humaine se présente bien alors comme un miroir mais comme un miroir brisé dont les artistes, dans leur diversité, sont les multiples fragments, chacun reflétant monadologiquement l’unité et l’infinité de la création divine. Penser l’art humain dans l’universalité de son développement, c’est sinon retrouver du moins tenter de reconstituer l’unité et la totalité du miroir brisé en prenant pour point de vue non pas celui, réduit et singulier, de l’artiste, mais celui de l’art en général qui englobe les singularités comme s’il était possible de penser l’art sans l’artiste dès lors que l’on reconnaît pour vocation spirituelle à la création humaine de comprendre la totalité de tous les points de vue dans l’affirmation d’une mesure universelle au sein de la singularité des œuvres. Voudrait-on déduire de cette position de surplomb une séparation nette et tranchée entre l’artiste de l’art ainsi devenu parfaitement autonome, qu’il faudrait aussitôt rappeler qu’il n’y a pas d’opération sans opérateur, ni d’œuvre sans auteur, pas plus qu’il n’y a de forme sans matière ni de pensée sans corps, même si l’on peut concevoir abstraitement que l’art de la cithare demeure quand la cithare se brise comme le pouvoir de réflexion survit au miroir en éclats, même si par abstraction l’on conçoit comment la vision peut être antérieure à l’œil qui est son organe et son instrument36. La tentative par laquelle la pensée échappe à la contingence et à la singularité s’opère en effet au profit de l’art et au détriment de l’artiste, au bénéfice de l’activité intellectuelle en tant que telle et non de l’auteur en tant que sujet. Mais cependant la conception de l’art humain ne sacrifie en rien à la généralité puisque la perspective relativiste à laquelle elle aboutit tend au contraire à souligner l’individualité et l’originalité de tous les artistes et l’on ne saurait envisager la perfection de la création humaine, c’est-à-dire la multiplicité des œuvres et leur complémentarité, sans arrimer solidement la notion qu’on a d’une œuvre au point de vue singulier de son auteur, quitte à reconnaître la difficulté provisoire de conceptualiser cette singularité individuelle. Sous l’angle de la relativité, il est possible de penser la multiplicité des formes d’invention, mais il est en revanche malaisé de décider en quoi consiste l’individualité de chacune d’elles.
22Le privilège théorique accordé à la relativité dans la conception de l’art humain est d’abord justifié par le désir de donner une valeur universelle commune à toutes les formes de pratique et de savoir où s’exerce la pensée. En introduisant dans une métaphysique de la création le critère du point de vue comme unité minimale d’individuation, la perspective relativiste apparaît finalement comme la configuration générale de la pensée qui dérive logiquement du primat de la relation sur les termes reliés, primat sans lequel on ne saurait ni s’expliquer pourquoi l’art du potier vaut celui du musicien, ni comprendre comment une œuvre demeure indépendante de son « sujet ». La reconnaissance de la relation comme fondement de l’art humain est le fait de cette liberté d’esprit qui parvient à dissocier l’art de son objet car l’œuvre d’art ne dépend pas plus de son référent que la connaissance ne dépend de la chose connue. Or ceci est d’une importance particulière si, sans oublier que l’art est par essence imitation, l’on parvient à libérer son jugement sur la qualité d’une œuvre d’art de la considération de l’objet qu’elle représente, cette remarque s’appliquant non seulement aux arts d’imitation proprement dits, au dessin, à la peinture et à la sculpture, mais aussi aux formes de création qui pour être affranchies des contraintes formelles de la reproduction ne demeurent pas moins imitatives par leurs emprunts nécessaires au monde déjà créé, tel l’art de fabriquer des cuillers auquel s’adonne le profane du dialogue sur la pensée37.
23La relativité des arts a pour corollaire la relativité des objets imités, ce qui est d’une portée non négligeable pour envisager l’évolution des arts de la représentation. Il faudrait donc observer à nouveau que le critère de perfection de l’imitation ne réside pas dans une ressemblance arrêtée mais bien dans le mouvement d’approche de l’invention elle-même, pour aussitôt ajouter que cette perspective élargie à tous les arts relativise aussi tous les êtres réels puisqu’aucun d’eux ne vaut d’être représenté plus qu’un autre, puisque chacun mérite également de l’être : « ainsi la fourmi pour le peintre n’est pas un modèle plus petit que la montagne qui inversement pour le peintre n’est pas un modèle plus grand »38. Une esthétique du détail, une poétique de l’infime, tout un art de l’acuité et de la précision sont contenus dans le principe de particularisation de l’œuvre pour nous indiquer que la création est avant tout ce par quoi la pensée s’affranchit des fausses évidences du contingent, des conventions qui en résultent et où se repose la vision passive. A l’encontre de cet immobilisme, ces œuvres, de détail apparemment, aquarelles et gouaches de Durer, une aile d’oiseau, de hautes herbes, un scarabée pour attirer notre attention sur les toutes petites choses dont la nature se compose, inviter notre pensée à imaginer l’infini dans les deux sens, le grand, le petit, affirmer la liberté de choisir celui-ci plutôt que celui-là parce que justement il n’est ni plus petit ni plus grand mais susceptible d’éveiller en nous le sentiment d’appartenir à un monde dont nous ne sommes ni le centre ni la fin. Ce regard singulièrement aigu, attentif à ce qui dans la nature s’agite à une échelle quasi moléculaire, anime le monde, compose son mouvement, ce regard explorateur qui s’ajuste à la dimension des choses pour les voir telles qu’en elles-mêmes, vivantes, elles évoluent, comme si nous n’étions pas là, c’est aussi le regard de ce peintre qui assiste à « ce petit duel homérique » où se vérifient les lois d’une justice distributive, dans le combat d’une mouche et d’une araignée, lutte à mort, minuscule et gigantesque, où deux insectes se disputent tout l’espace de la perception visuelle et de la représentation mentale39.
24Mais le regard qui s’accroche à l’infime et fait varier ses dimensions jusqu’à les rendre perceptibles est, pourrait-on objecter, le regard le plus anthropomorphique et donc le moins relativiste qui soit, proportionnant les choses à sa mesure, les rapportant à son échelle comme pour s’en approprier le spectacle et nous obliger enfin à reconnaître que nous ne pouvons que très illusoirement échapper à nos limites. Toutefois ce n’est pas à cet humanisme négatif que me semblent aboutir la présomption du relatif et le souci de son individuation, mais à une affirmation très proche de certaines de nos préoccupations esthétiques, à une déclaration d’autonomie de l’art par rapport à tout ce qui pourrait venir contraindre son pouvoir d’invention.
25« Tous les portraits que l’on peut peindre de ton visage ne sont précis, justes et vrais qu’autant qu’ils figurent ton visage vivant par participation et imitation »40. L’image s’oppose toute entière à cette mimésis défunte que trahissait selon Adorno la sécheresse des œuvres académiques41. L’art est la dynamique d’un processus dont l’œuvre est la mémoire vive. Malgré l’équation de principe entre tous les arts, sciences, savoirs, techniques, toute forme de fabrication et d’invention, on ne peut s’empêcher de voir que les arts plastiques portent à son plus haut degré l’exigence d’individuation par la forme sur laquelle se règle la pensée lorsque, façonnant l’image des choses, elle travaille à la singularité de son être propre. Car la plasticité (flexibilitas) de la pensée, son agilité, sa rapidité - si souvent soulignée par les mystiques rhénans - se trouvent tout particulièrement mises à contribution par la nécessité d’actualiser une forme dans une matière telle que la requièrent la peinture ou la sculpture, comme s’il n’y avait alors qu’une différence de médium ou de matériau entre l’activité de penser et l’art de représenter une image dans un tableau ou de modeler un volume dans la pierre ou le bois. A juste titre, l’on rétorquera que c’est précisément le moyen d’expression qui fait toute la différence et que l’on ne saurait assimiler sans abus l’art d’abstraire des concepts avec l’art d’ôter de la matière ni encore moins de poser des couleurs, car les idées s’articuleraient entre elles selon ce mode propre que définit la double exigence de conformité à la logique et d’adéquation à l’objet. La métaphysique, par conséquent, solliciterait la mise en place d’un organon conceptuel qui garantirait l’autonomie de son développement en maintenant séparés les différents champs d’exercice de la pensée, en isolant chacune de ses facultés de sentir, d’imaginer, de raisonner et de comprendre, en refusant l’équivocité pour définir l’homogénéité du concept à lui-même comme l’élément propre de l’activité intellectuelle mesurante. Mais la puissance inventive de la pensée souffrirait d’être circonscrite au domaine pur d’une abstraction qui couperait le concept des racines qu’il a dans le sensible, car c’est toute entière que la pensée est créatrice, avec ses autres facultés et en tant qu’elle est liée à un corps et c’est parce qu’elle est liée à un corps à partir des sensations duquel elle traduit des images, établit des proportions et tire des concepts, c’est parce qu’elle suppose une forme individuée en une matière que la création humaine trouve son modèle analogique privilégié dans les arts plastiques : mieux que tout autre, ceux-ci font apparaître à travers la genèse d’une image la nécessité d’un indissoluble lien entre la matière et la forme, mais ce n’est pas là l’unique raison de leur privilège théorique.
26En effet, lorsqu’au cours d’une démonstration, les analogies suscitent des rapprochements entre un mouvement de pensée et la réalisation d’une œuvre d’art, c’est toujours dans le but de faire apparaître l’autonomie d’un projet librement conçu et la nécessité de son résultat : il s’agit de faire valoir la liberté de l’inspiration qui préside à la recherche d’une forme tout en justifiant le caractère non arbitraire de son actualisation, le relativisme se défendant justement au nom de la nécessité de tous les points de vue. Pour répondre à cette double exigence requise par l’actualisation d’un projet, les arts plastiques fournissent un schéma général rendant compte du passage de l’intentio, constante et immuable, qui anime la pensée, à sa réalisation dans une forme, image ou volume, portrait ou sculpture, expressions changeantes et diversifiées d’une visée invariable toute entière définie par le désir d’atteindre la vérité vivante de son objet, visage, montagne ou fourmi. Ce schéma traditionnel de l’archétype mental réalisé dans une forme sensible semble accorder à première vue une pleine liberté et une entière maîtrise à l’artiste qui conçoit en idée avant de créer in concreto, car l’objet visible est l’image de l’objet invisible qui était dans la pensée de l’artiste42. Ce rapport du concept à l’image nous inviterait de nouveau à reconnaître dans le génie du peintre ou du sculpteur un analogon de l’artiste divin, mais l’analogie ne doit pas nous faire perdre de vue que la référence à la représentation mentale s’effectue au bénéfice de la seule pensée, universellement définie par sa puissance inventive sans qu’y intervienne aucunement l’individualité de l’artiste, tant il est vrai que celui-ci n’est jamais qu’une figure générale, un topos, un être abstrait.
27Ce qui nous apparaît comme une dissymétrie entre la valorisation du point de vue singulier induite par le relativisme et l’entité schématique de l’artiste est en réalité un rapport de cause à effet ; l’affirmation de l’individualité de chaque être pensant a pour conséquence l’effacement de l’originalité de l’artiste qui rentre dans le rang des autres individus qui tous sont des exceptions : il n’y a donc plus d’exception dans cette conception de la création qui nous permet de penser la genèse d’une œuvre mais non le génie de son auteur. L’artiste, c’est tel peintre, tel sculpteur, mais c’est aussi tous les peintres et tous les sculpteurs. Autrement dit, la pensée trouve son modèle privilégié dans les arts plastiques parce qu’elle y découvre l’image de ses propres lois de développement, se réfléchissant en l’art lui-même beaucoup plus qu’en son auteur dont elle pourrait, semble-t-il, faire l’économie tant est générale son indication, bien trop abstraite pour être décisive. Une nouvelle incidence de l’identification de l’art et de l’artiste apparaît alors dans cette éclipse de l’auteur derrière le mouvement propre d’un projet en acte dont l’œuvre semble surgir comme d’elle-même, « comme si cet art avait voulu se créer lui-même »43 propose Nicolas de Cues dans une réflexion consacrée à la création divine mais applicable à l’œuvre humaine qui peut se mouvoir d’elle-même, douée d’autonomie, guidant l’artiste plus qu’elle n’est dirigée par lui : la volonté de l’artiste ne serait en réalité que cette passivité attentive de la pensée à l’émergence de l’image, la création consistant beaucoup plus à préparer son esprit à recevoir qu’à produire, comme la foi par laquelle le sculpteur voit le visage qu’il veut tailler comme s’il était déjà dans le bois44.
28En concevant la mens et non le sujet artiste comme l’instance première de la création, on doit lui accorder pour qualité primordiale cette disponibilité aux formes et aux images auxquelles on reconnaît que toute matière est déjà materia signata, les images s’y réveillant à la lumière de la pensée, sous sa loi vivante, mesure universelle à laquelle chaque artiste s’efforce d’accéder en des œuvres singulières, par des voies multiples et sans cesse renouvelées. Non pas qu’il n’existe qu’un seul intellect partagé entre tous les individus : l’anti-averroïsme cusain est sur ce point très clair car aucune pensée n’est égale à une autre et toute vision est singulière ; mais c’est plutôt que l’exigence d’universalité s’impose à chaque esprit comme la condition de son individuation, car chacun sera d’autant plus lui-même qu’il s’apparentera à la perfection de son origine et de son modèle. Ainsi l’artiste comme individu s’efface-t-il au profit de la pensée en tant qu’elle réfléchit à sa manière son principe. L’art n’a pas à nous révéler l’individu, c’est à l’individu de découvrir au-delà de lui-même cette puissance d’invention et de création qui est en lui comme l’image d’une réalité absolue qui le dépasse infiniment. L’art est donc le lieu par excellence de la médiation entre la relativité humaine et l’absolu divin, cet espace où l’opérativité de la pensée devient suffisamment lisible et comme transparente à elle-même pour révéler sa propre universalité, la constance de ses lois et, par-delà, l’unicité du modèle réfléchi. On pourra donc penser l’art sans l’artiste dans la mesure où le développement de la création humaine comprend tous les points de vue dans leur singularité comme autant d’approches de l’universalité, autant de tentatives qui justifient l’équivalence de principe où se tiennent tous les arts, la vocation de la pensée à mesurer toutes choses dans leur unité et la conception d’un art humain capable d’infini. « Mi pare uno tristo maestro quello che sola una figura fa bene »45 : en s’essayant à l’infini, chaque artiste indiquerait au-delà des limites de son propre point de vue l’infinité qui l’entoure et qui l’englobe. Penser l’art sans l’artiste, c’est comprendre toutes les œuvres et tous les artistes sous ce principe d’universalité au nom duquel, certes, tel artiste se distinguera, comme Rogier Van der Weyden par exemple (« ille maximus pictor »), mais non par une nature exceptionnelle, simplement par la plus grande exemplarité de certaines de ses œuvres (« on trouve de nombreuses et excellentes peintures représentant de tels visages [...] et bien d’autres ailleurs »)46.
29En somme, la dynamique de la création dans la philosophie cusaine relève bien plus d’un intérêt pour la genèse des formes et le développement des œuvres en général que d’une quelconque préoccupation du statut théorique de l’artiste dans une métaphysique de l’image. Si, en revanche, nous nous devons de souligner la place de choix qu’y tiennent les arts plastiques, c’est qu’ils me semblent y nourrir une philosophie implicite de l’art, de son évolution et de ses mutations qui ferait de l’image un « lieu de pensée ».
30On aurait tort sans doute de s’imaginer que, pareil à l’art de la cithare qui demeure quand la cithare se brise, l’art (sa pratique, non pas son œuvre) pourrait survivre à l’artiste : bien plus qu’un instrument, l’artiste est le lieu où la pensée prend corps, où le projet prend forme et image. Mais il faut néanmoins marquer cet écart entre la conception de l’art et celle de l’artiste pour comprendre que la valorisation de la première, avec la mise en évidence de son dynamisme dans les références aux arts plastiques, est peut-être le signe d’une impossibilité ou encore d’un obstacle épistémologique : autant il est possible de reconnaître à l’art humain en général un pouvoir créateur susceptible de produire de l’inédit, autant il serait risqué d’attribuer un tel pouvoir à un seul individu qui pourrait se voir ainsi porté au rang de second dieu. C’est de la glorification d’un génie humain que la perspective relativiste de l’art entend se garder. Un seul artiste serait-il capable de réunir en lui tous les talents qu’il n’en serait pas davantage, il est vrai, égal au Créateur du monde, puisque sa nature ne cesserait pas d’être humaine. Mais quand bien même il ne serait en réalité que l’image totale du monde humain, un tel artiste pourrait très vite se confondre avec l’image de Dieu parfaitement réalisée dans le Christ. La perfection de l’artiste ne peut être portée par un seul individu, si ce n’est sous la forme d’une fiction telle que pourra la formuler Paolo Pino par exemple lorsque, en 1548, dans son Dialogo di pittura, il proposera à notre imagination de rassembler l’art de la couleur du Titien avec l’art du dessin de Michel Ange pour former le mythe d’un « dio délia pittura », Alberti ayant déjà osé bien plus tôt la métaphore générale du peintre-dieu humain. Cette divinisation du génie humain, dont le topos du Dieu-peintre n’est que la figure inversée, a certainement tenté la pensée cusaine en laquelle l’imitation est pour l’artiste beaucoup plus une manière de créer comme si il était Dieu qu’une façon de faire comme lui.
31L’intérêt d’échapper au risque de l’identification en déplaçant le pouvoir de l’artiste sur la perfection de l’art n’est pas seulement d’éviter l’idée de déification puisque, positivement cette fois et non plus sur le mode de la privation, l’art y gagne de pouvoir se penser dans l’autonomie de son mouvement propre, dans cette vie singulière qui se prolonge en chacun de nous, même s’il n’est qu’une ombre boitant loin de la vérité. Tel serait donc le premier bénéfice théorique que la conception de l’art pourrait tirer de cette quasi-absence de l’artiste. Le second a trait à la nature de l’image dans la pensée. Plus rapide que les autres sens47, la vision est tout particulièrement mise à contribution par une argumentation philosophique qui repose en grande part sur un mode de démonstration analogique essentiellement référé à la peinture et, dans une moindre mesure, à la sculpture. Entre peindre un visage et déterminer la profondeur de la mer, l’enjeu est peut-être le même quant à la recherche de la vérité, mais l’image n’a pas à mes yeux la même valeur, me proposant dans un cas de me représenter la genèse et l’apparition d’une forme, m’invitant, dans l’autre, à procéder à un calcul. Explicitement, ces deux images ont même fonction dans la pensée cusaine de l’invention et de la création ; implicitement, elles sont séparées par la conscience que l’art de la forme demande une tout autre disposition d’esprit que la pratique du calcul et l’application d’une mesure. C’est à nous d’interpréter cette distance et d’y voir la possibilité d’interroger la place que tient l’image dans un mouvement de pensée.
32La forme particulière d’attention que requièrent les comparaisons et surtout les analogies peut, me semble-t-il, nous porter à considérer le surgissement de l’image - auquel il nous est demandé de croire pour comprendre l’art vivant - comme l’un des ressorts principaux de la pensée, notamment dans le développement d’une démonstration philosophique. Tout d’abord, on pourrait voir dans la récurrence des images empruntées à la peinture ou à la sculpture le désir de manifester, de souligner et de renforcer le lien nécessaire entre la pensée et l’image ou, selon les termes d’une affirmation déjà formulée dans le Corpus hermeticum, entre l’aisthèsis et la noèsis qui sont comme « enlacées l’une à l’autre » (sumpeplegmenaï)48. On découvrirait alors comment une philosophie de l’invention et de la création se développe en étroite intelligence avec l’art de l’image. Empreintes ou gravures, les images cherchent à se faire une place dans la pensée pour s’y loger et y demeurer, telles l’image du peintre attentif à la forme qui surviendra comme d’elle-même de la profondeur à la surface du support, celle du sculpteur attendant de voir apparaître le visage qu’il a deviné dans le morceau de bois qu’il est en train de tailler. Ces images ont vraiment lieu dans la pensée qui, passive, les reçoit, active, les retrace ; ce sont des lieux pour la pensée qui peut s’y mouvoir, s’y reposer, en partir, y revenir. Les arts d’imitation font donc image dans la pensée qui trouve ainsi des points de repère au cheminement de sa recherche. De même que dans la définition générale, l’art s’est présenté à nous comme la dynamique d’un mouvement dont l’œuvre était la mémoire vive, de même l’image apprivoisée par la pensée apparaît comme la mémoire vivante d’un parcours intellectuel ainsi rendu réitérable, vérifiable et susceptible de susciter un enchaînement d’idées pour autant qu’il s’inscrive dans le répertoire implicite d’une combinatoire analogique. Car, malgré leur équivalence de principe déjà notée, les arts s’apparentent et s’associent dans la pensée selon qu’ils révèlent ou non la genèse d’une image, selon qu’ils découvrent plus ou moins le processus d’engendrement de la forme où se réfléchiront les opérations de l’esprit. Sans toutefois entrer dans le projet d’une caractéristique universelle qui supposerait l’usage généralisé d’un symbolisme mathématique beaucoup plus élaboré que celui proposé par « l’art des conjectures »49, les arts s’ordonnent - peinture en tête, si l’on peut dire - selon des principes d’association qui permettraient d’étendre à la philosophie cusaine l’influence de l’ara memoriendi50. Non pas que les images aient une fonction exclusivement mnémotechnique pour la pensée qui y retrouve des étapes démonstratives dont la valeur d’exemplarité tient à cette possibilité de garder la trace d’un mouvement de pensée pour en permettre toujours de nouveau l’invention. Les images ont en plus une fonction poétique, ni décorative, ni ornementale, mais véritablement créatrice dans le sens où elles forcent le langage à échapper aux conventions terminologiques pour s’enhardir à des concepts nouveaux ou, le plus souvent, à de nouvelles associations de notions : ainsi, la concept de « vie » sera-t-il plus d’une fois sollicité pour animer des êtres qu’on imagine difficilement vivants - nombre, mesure, compas, florin... -mais à qui l’on doit, sitôt qu’on y parvient, la découverte d’une nouvelle forme de pensée dans une dialectique de la non-contradiction.
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33Lieux de mémoire, lieux de pensée, les images sont donc peut-être aussi les meilleures preuves qu’une théorie de l’invention et de la création pourrait donner d’elle-même. Par leur cohérence qui s’impose malgré une apparente discontinuité, par leurs correspondances, les images empruntées au modèle général des arts plastiques finissent par avoir pour effet théorique de créer une réflexion seconde sur l’art, sous-jacente à celle qui constitue le propos explicite des traités, mais constante, se développant comme en sourdine et, pour ainsi dire, dans l’épaisseur du texte. L’importance qu’on accorde à la trame analogique d’une œuvre devrait pouvoir être justifiée par une interrogation sur le statut de l’implicite dans le développement d’une pensée philosophique, ce que l’on ne saurait limiter à un intérêt périphérique, dès lors que l’on reconnaît que si une théologie de la création se double d’une réflexion sur les arts, c’est qu’elle a su prendre toute la mesure du parti théorique qu’elle pouvait tirer de l’exemple de leurs pratiques pour définir et concevoir son propre objet.
34Je ne sais si l’on pourrait soutenir pour la philosophie la même hypothèse que celle que Léopardi formulait à l’adresse de la poésie et de la littérature lorsqu’il proposait de voir dans les desseins les plus édifiants qu’elles prétendent remplir un prétexte pour faire surgir et vivre des images. Pourtant les effets poétiques suscités par l’invention analogique dans une œuvre philosophique me paraissent autoriser un rapprochement entre les deux abords de l’image, le littéraire et le philosophique. « Le poète doit montrer qu’il a un but plus sérieux que d’éveiller des images et de faire des descriptions. Et quand bien même son intention principale serait là, il doit s’arranger pour ne pas le laisser paraître, feindre de n’en avoir cure et de viser à des choses plus graves. Décrire en passant, introduire des images dans ses poèmes comme des choses sans importance pour lui ; décrire et introduire des images, pour ainsi dire, avec sérieux et gravité, sans le moindre signe de complaisance et de soin particulier, sans paraître y penser ou y faire attention, ni désirer que le lecteur s’y arrête. C’est ce que font Homère, Virgile et Dante, remplis d’images et de descriptions très vivantes ; et qui, loin de paraître s’en apercevoir, affectent d’avoir un but beaucoup plus sérieux qui, seul, leur tient à cœur, auquel seul festinent continuellement, but qui est le récit des actions et leur issue ou résultat. Ovide, lui, fait tout le contraire : loin de cacher, de voiler tout au moins, il montre, il avoue en quelque sorte la vérité, à savoir qu’il n’a pas d’objectif plus grand ni plus grave, qu’il ne tend à rien qu’à décrire, à susciter et à semer des images, des tableautins, à dessiner et à représenter continuellement »51. Tout se passe comme si, jusque dans la poésie et la littérature, les images ne pouvaient pas être franchement prises au sérieux du fait de leur marginalité par rapport à la vocation morale qu’un art du langage croit devoir s’assigner : les images seraient l’objet d’un complexe d’esthétisme nourri par le sentiment d’un manquement à l’intérêt général ou d’un sacrifice du bien commun à une passion privée. Il semble que l’image ne saurait ouvertement trouver sa fin en elle-même sans se fermer à cette forme de réception et de compréhension universelles qui ferait l’exigence de l’écriture poétique. Et cependant pour lever cette censure intérieure, il suffirait que l’on accorde suffisamment de crédit au pouvoir d’invention par lequel l’image, éveillant l’esprit à des associations inattendues, suscite de nouveaux modes de penser. Il n’est que d’imaginer ce qu’une réflexion perdrait à la suppression des images qu’elle s’est assimilées, pour s’apercevoir à quel point - et tout particulièrement dans l’œuvre de notre auteur pré-renaissant - ces représentations singulières et apparemment isolables que sont les comparaisons, les métaphores et les analogies, sont autant de foyers où les idées se rassemblent pour se composer en de nouveaux objets de pensée. Quelle forme prendrait l’histoire de la philosophie si la ligne directrice en était l’histoire des images dans les œuvres philosophiques ? Le tableau ne serait peut-être pas aussi confus que l’on pourrait le croire. Des filiations insoupçonnées verraient le jour, des héritages de métaphores, des transmissions d’analogies, des paternités d’écritures, des ressemblances d’imaginations, de quoi composer un portrait de famille sous l’égide des images ? Images qui formeraient le lien de parenté sans doute le plus solide entre Nicolas de Cues et Descartes, « inventeur d’images et de la précision de l’image -maître de l’usage des représentations figurées - et défectueux dès qu’elle sont en défaut. Il marche avec elles »52. Pareille interrogation pourrait être le prolongement d’une réflexion sur l’art sans l’artiste, si tant est qu’une œuvre nous transmet avec « la pensée de son auteur » plus qu’un point de vue sur le langage, une manière d’être et de penser dans l’écriture.
Notes de bas de page
1 Voir J. Von Schlosser, La Littérature artistique, tr. fr., Paris, Flammarion, 1984 ; E. Panofsky, Idea. Contribution à l’histoire de l’ancienne théorie de l’art, tr. fr., Paris, Gallimard, 1983 ; E. Kris et O. Kurz, L’Image de l’artiste, tr. fr., Paris, Rivages, 1987.
2 Sur l’organisation du savoir au Moyen Âge, voir notamment la récente présentation d’A. de Libera, La Philosophie médiévale, Paris, Presses Universitaires de France, 1989.
3 « La souveraineté de l’artiste » tr. fr. dans Po&sie, n° 18, Paris, Belin, p. 3-21. Voir aussi E. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, notamment chapitre XVIII, tr. fr., Paris, Presses Universitaires de France, 1956 ; rééd., Presses Pocket, 1986, t. II, p. 125-159.
4 J’ai développé cette question dans un article à paraître sous le titre « L’homme est-il un second dieu ? » dans De la Renaissance aux Lumières, Paris, Éditions du CNRS.
5 Corpus hermeticum, Asclepius, § 23, Paris, Belles Lettres, 1983, t. II, p. 325.
6 C’est P. Gauricus qui propose cette définition dans le trop bref chapitre V du De sculptura (Florence, 1504). Voir l’édition bilingue, annotée et traduite par A. Chastel et R. Klein, Genève, Droz, 1969.
7 Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 4, § 6.
8 Corpus hermeticum, traité XIV, ed. cit., t. II, p. 225.
9 C’est surtout dans le chapitre final du De icona que Nicolas De Cues développe ce thème qui est, dans toute son œuvre, au fondement de la conception de la pensée comme image vivante du modèle divin, ainsi que j’ai essayé de le montrer dans la préface à ma traduction (Le Tableau ou la vision de Dieu, Paris, Cerf, 1986), et, par ailleurs, dans « Une troublante analogie », dans l’Écrit du temps, n° 18, Paris, Minuit, septembre 1988.
10 Nicolas De Cues, De ludo globi (Le Jeu de la boule), L.II, dans Philosophisch-theologische Schriften, Vienne, Herder, 1966-1967, t. III, p. 348.
11 De filiatione Dei (La filiation divine), dans Opera omnia, Hambourg, Meiner, 1959, vol. IV, p. 59.
12 « Concipe igitur absolutam artem creativam per se subsistentem, ut ars sit artifex et magisterium magister : haec ars habet in sua essentia necessario omnipotentiam, ut ei nihil resistere possit, sapientiam, ut sciat quid agat, et nexum omnipotentiae cum sapientia, ut quid velit fiat » (Idiota, de mente, cap. XIII, Hambourg, Meiner, 1937, vol. V, p. 105).
13 « Creator igitur dum omnia créât ad se ipsum conversus omnia créât, quia ipse infinitas ilia, quae est essendi aequalitas » (Complementum theologicum, Vienne, Herder, t. III, p. 668).
14 Le terme d’emanare est parfois employé pour désigner le rapport de la créature au créateur, notamment dans le De possest.
15 La question du mal et du péché reste donc problématique dans la philosophie cusaine.
16 « Sicut enim plura pisa unica proiectione super planum pavimentum proiecta sic se habent, quod nullum pisum aut moveatur aut quiescat aequaliter cum alio et alius sit locus et motus cuiuslibet, tamen ilia alteritas et variatio non est a proiiciente omnia simul aequaliter, sed ex contingenti, quando non est possibile ipsa aequaliter moveri aut eodem in loco quiescere » (De ludo globi, L.II, ed. cit., p. 308).
17 De possest, Vienne, Herder, t. II, p. 306.
18 Voir E. Kris et O. Kurz, op. cit., p. 93.
19 Voir Nicolas De Cues, De pace fidei, Hambourg, Meiner, vol. VII, p. 38.
20 Idiota, de mente, cap. IX, ed. cit., p. 90.
21 « […] adverte : Hermetem Trismegistum dicere hominem esse secundum deum ; nam sicut Deus est creator entium realium et naturalium formarum, ita homo rationalium entium et formarum artificialium, quae non sunt nisi intellectus similitudines sicut creaturae Dei divini intellectus similitudines » (De Beryllo, cap. VI, Vienne, Herder, t. Ill, p. 8).
22 Idiota, de mente, cap. VII, ed. cit., p. 76.
23 Voir E. Garin, La Disputa delle arti nel Quattrocento, Firenze, 1948 ; Moyen Age et Renaissance, tr. fr., Paris, Gallimard, 1969.
24 De la recherche de la vérité, L.II, lre partie, chap. VII, Paris, Gallimard, 1979, p. 175.
25 Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, L.I, chap. Ill, § 20, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 87.
26 Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, § 14, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p. 395.
27 « Créât anima sua inventione nova instrumenta ut discernât et noscat, ut Ptolemâus astrolabium et Orpheus lyram et ita de multis. Neque ex aliquo extrinseco inventores crearunt illa sed ex propria mente. Explicarunt enim in sensibili materia conceptum. Sic annus, mensis, horae sunt instrumenta mensurae temporis per hominem creatae. Sic tempus, cum sit mensura motus, mensurantis animae est instrumentum » (De ludo globi, L. II, ed. cit., p. 324).
28 Cf. ibid., p. 316.
29 Cf. op. cit., L.II, lre partie, chap. I.
30 De ludo globi, L. I, ed. cit., p. 264.
31 « Nihil enim penitus esse potest, quin aliquid valeat » (ibid., L.II, p. 342).
32 « Sine ipsa omnia creata valore caruissent » (ibid., p. 346).
33 Dans le dialogue sur les expériences pondérales, Nicolas De Cues développe l’idée qu’on peut tout mesurer, l’air qu’on respire comme la chaleur du soleil, la force magnétique comme la profondeur de la mer : « Audivi quodam ingenio maris profunditatem venari » (Idiota, de staticis experimentis, ed. cit., p. 131).
34 Critique de la faculté de juger, Analytique du sublime, § 43, Paris, Vrin, 1974, p. 135-136.
35 « Sedeatque cosmographus et cuncta relata notet, ut totius sensibilis mundi descriptionem in sua civitate habeat designatam » (Compendium, Vienne, Herder, t. II, p. 708).
36 Voir Idiota, de mente, cap. XIII et De ludo globi, L. II.
37 Voir Idiota, de mente, cap. II.
38 « Formica enim, quando depingitur, non minus est exemplar quam mons depingendus et converso ». (Idiota, de sapientia, L. II, ed. cit., p. 34).
39 E. Delacroix, Journal, 17 mai 1850, Paris, 10-18, 1963, p. 98.
40 « Omnes enim depingibiles figurae faciei tuae in tantum sunt praecisae, rectae et verae, in quantum sunt figuram vivae faciei participantes et imitantes ». (Idiota, de sapientia, L. II, ed. cit., p. 33).
41 Théorie esthétique, tr. fr., Paris, Klincksieck, 1974, 1982, p. 251.
42 Voir notamment De ludo globi, L. II, éd. cit., p. 264 : « nam globus visibilis est invisibilis globi, qui in mente artificis fuit, imago ».
43 « Quasi ars illa seipsam creare vellet » (Idiota, de mente, cap. XIII, ed. cit., p. 106).
44 « Videt enim in ligno per fidei conceptum faciem, quam quaerit oculo praesentialiter intueri ». (De quaerendo Deum, Hambourg, Meiner, 1959, vol. IV, p. 33-34.
45 Léonard De Vinci, dans P. Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, Turin, 1979, t. VI, p. 1283.
46 De icona, tr. fr., ed. cit., p. 32.
47 Voir notamment, Idiota, de mente, cap. VIII, ed. cit., p. 83.
48 Traité IX, § 2, ed. cit., t. I, p. 96.
49 Voir le De conjecturis mais aussi les démonstrations géométriques du De docta ignorantia.
50 « L’art de la mémoire a créé un système d’images qui a certainement dû se traduire dans les créations de l’art et de la littérature », écrit Frances Yates (L’Art de la mémoire, tr. fr., Paris, Gallimard, 1975, p. 104) m’invitant ici à prolonger son hypothèse dans le domaine de la réflexion philosophique d’une manière d’autant plus probable que Nicolas de Cues connaissait l’œuvre de Raymond Lulle.
51 G. Leopardi, Journal (Zibaldone), 20 septembre 1823, tr. fr., Paris, Éditions mondiales, 1964, p. 1321. Le terme « festinent » (ils s’empressent) est en latin dans le texte.
52 P. Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, 1973, t. I, p. 484-485.
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