Architecture et représentation : Paolo Uccello au Chiostro Verde de Santa Maria Novella à Florence
p. 113-136
Texte intégral
1Un des modèles parmi les plus opératoires construits pour explorer le fonctionnement de la représentation moderne - qu’elle soit linguistique ou visuelle - est celui qui propose la prise en considération de la double dimension de son dispositif : dimension « transitive » ou transparence de l’énoncé, toute représentation représente quelque chose ; dimension « réflexive » ou opacité énonciative, toute représentation se présente représentant quelque chose1. On répartira aisément sur l’une et l’autre de ces dimensions les grands problèmes théoriques et pratiques de la représentation en général et de la représentation visuelle en particulier dans l’histoire de l’art depuis la Renaissance qui est aussi celle de la modernité, qu’il s’agisse de la valeur mimétique de l’œuvre, du référent de cette relation et des moyens privilégiés permettant de la réaliser, dessin, coloris ; ou de l’ensemble des opérations et procédures constitutives de la spectacularité de l’œuvre, de sa relation à un spectateur et de son inscription réglée dans le champ du regard ; ainsi la perspective légitime et aérienne, la scénographie du sujet représenté (sol de scène, « coulisses », « cintres »), son cadrage par une exacte articulation des limites du dispositif, ses bords, rebords et débords concrets et idéaux, apparents ou effectifs, tout le travail de peinture entre plan, écran, surface, fond et support de représentation.
2Double dimension, avons-nous dit ; c’est là une manière d’insister sur l’articulation étroite du « transitif » et du « réflexif » que la simple énumération des problèmes théoriques et historiques de la représentation fait immédiatement apparaître : pour ne prendre qu’un exemple, est-il possible en effet de disjoindre le système de la couleur et la répartition de l’ombre et de la lumière dans l’espace représenté et sur ses figures - tous éléments décisifs de la mimésis picturale et, par là, de la transitivité de la représentation - des effets du coloris, de la perspective aérienne comme variation et transformation de la perspective légitime qui est de son côté une des plus puissantes « métaphores » de l’appareil formel de l’énonciation dans le champ de la représentation visuelle, donc de son auto-représentation, de sa réflexivité.
3On conviendra toutefois que, si les théories de l’art de peinture dans leur histoire antique et moderne n’ont eu de cesse de thématiser et de formaliser, comme problème philosophique et esthétique, la transitivité de la représentation, de Platon à la nouvelle figuration, en revanche, les problèmes liés à l’opacité énonciative se sont vus, comme problèmes théoriques du procès de représentation et de ses effets de sujet, dissimulés et occultés par les jeux toujours fascinants des apparences, les séductions et les jouissances de la mimésis, ses propositions rhétoriques et ses théorèmes spéculatifs, quitte à être intégrés aux uns et aux autres comme moyens de les opérer ou de les constituer2. Une des directions les plus fécondes d’une sémantique et d’une pragmatique de la représentation « moderne » de peinture pourrait en conséquence viser à faire apparaître ces problèmes en tant que tels et à faire émerger la théorie qui les sous-tend des œuvres mêmes, et, parmi ces œuvres, de celles qui ont été considérées, à tort ou à raison, comme les plus « représentatives » de cette représentation moderne.
4Cette recherche cependant pour être productive, cette réflexion réfléchie du dispositif représentationnel pour être opératoire devra porter précisément sur le nœud et l’articulation de ses deux dimensions, transitive et réflexive, et ce, en déterminant une figure, voire une configuration qui soit, dans ce que la représentation représente, la présentation des procédures et de ses mécanismes grâce auxquels elle représente quelque chose ; figure, configuration qui font, en quelque sorte et par là même, échapper le dispositif à sa clôture par excédent externe, qui dérègle, si peu que ce soit, son « auto-asservissement » par supplément interne, bref une figure qui exemplifie ce que l’on a pu appeler son instance métaphoro-métonymique3 : métonymique, cette figure est en contiguïté avec les autres figures ; elle est située mimétiquement dans le même espace qu’elles ; métaphorique, elle formule à son ordre propre, voire elle explicite « figurativement » une proposition axiomatique, une hypothèse constitutive, une idée régulatrice, une énonciation fondatrice de la représentation et de son système. Une des figures les plus prégnantes de cette instance métaphoro-métonymique est sans doute l’architecture ; architecture que l’œuvre de peinture représente comme une figure parmi d’autres du récit qu’elle met en scène, comme une configuration parmi d’autres du cadre de sa scène et du décor de son action, mais architecture qui, dans le même geste et par le même procès, présente la structure même de la représentation qui l’enclôt, en expose la fonction, en exhibe les finalités, bref montre son architectonique dans tous ses effets et dans tous ses états4.
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5Le Cloître Vert de l’église dominicaine de Santa Maria Novella à Florence, construit à partir de 1332 environ, est, on le sait, décoré de fresques qui constituent - au moins pour ce qui est de Florence - un des plus grands cycles de peinture inspirés par la Genèse. Trente-six fresques s’y succèdent, peintes sur les murs, depuis la seconde travée du côté oriental du cloître : la création des animaux et d’Adam (Gen. 1, 24-26 ; 2, 7), jusqu’à la dix-huitième travée côté ouest : la destruction de la ville de Salem (Gen. 34, 25-27), et jusqu’à la partie supérieure du mur de la dix-neuvième travée portant la fresque attribuée par Biliotti et Vasari à Stefano Fiorentino et représentant le Christ en croix avec à ses pieds, à gauche, saint Dominique, à genoux, les mains croisées sur la poitrine, et, à droite, saint Thomas d’Aquin écrivant dans un livre ouvert la formule aujourd’hui disparue « Sacerdos in aeternum ». L’ensemble des fresques fut commandité par Turino Baldesi qui, par testament du 22 juillet 1348, laissa mille florins d’or à Fr. Jacopo Passavanti « aux fins de représenter dans l’église toute l’histoire de l’Ancien Testament »5. Mais ce ne fut qu’un siècle plus tard, entre 1425 et 1450, que la pieuse volonté du donateur fut exécutée par divers peintres, dont Paolo Uccello, auquel les spécialistes donnent la première et la deuxième fresques du cycle sur le mur de la deuxième travée, côté oriental du cloître, d’une part, la septième et la huitième fresques sur celui de la cinquième travée du même côté d’autre part (voir Appendice).
6Précisons que le mur décoré correspondant à chaque travée est divisé en deux parties : la supérieure est une lunette semi-circulaire, l’inférieure, un rectangle situé à mi-hauteur d’homme sur le mur. Ces remarques ne sont pas, dans notre esprit, purement documentaires dans la mesure où l’architecture du cloître, de ses murs et de ses travées définit non seulement un parcours de lecture du cycle : est → sud → ouest (la partie septentrionale n’étant pas « décorable » à cause en particulier des grandes fenêtres de la salle du chapitre ou Chapelle des Espagnols) et de chaque paroi : haut → bas, mais encore le cadre externe des représentations narratives qui sont peintes : dans la partie supérieure de chaque paroi, cadre semi-circulaire ; dans sa partie inférieure, cadre rectangulaire. Ce parcours de « lecture », qui est d’abord un certain parcours de l’architecture du cloître de la sortie latérale de l’église réservée aux frères dominicains (première travée côté est) jusqu’à la Crucifixion avec saint Dominique et saint Thomas (dernière travée côté ouest) qui domine la salle de passage du Cloître Vert au Chiostro Grande, cadre un contenu iconographique de grande envergure, l’histoire de la Genèse, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés propositionnels narratifs dont la cohérence générale est donnée par le texte biblique, mais dont les principes de sélection des épisodes particuliers restent à déterminer. En outre, l’architecture des murs de chaque travée par l’opposition remarquable entre la curvature de la lunette supérieure et la rectangularité du plan inférieur constitue, par ce cadrage extrinsèque à l’organisation des récits qui y sont peints, une contrainte régulatrice de la décoration de ces surfaces et sans doute, par là même, une prescription potentielle du dispositif sur la disposition des figures narratives, leurs lieux scéniques et le décor de leurs actions.
7Paolo Uccello a donc décoré, entre 1445 et 1450, deux « murs » sur les dix-huit ou dix-neuf du Cloître Vert. Nous n’aurions pas d’autres raisons de privilégier l’étude des quatre fresques dont il est l’auteur, que leur célébrité méritée qui a sans doute polarisé les commentaires, si le Maître ne présentait, pour l’examen des problèmes théoriques que nous avons évoqués in limine, un cas - dans tous les sens de ce terme - tout à fait remarquable, que Vasari signale dès le début du récit de sa vie. Cette page est bien connue. Citons-en quelques lignes : « Paolo Uccello aurait possédé le talent le plus charmant et le plus inventif de la peinture depuis Giotto s’il eût pris pour les figures et les animaux autant de peine et de temps qu’il en perdit dans l’étude de la perspective. [...] Paolo [...] porta à sa perfection la manière de construire la perspective par l’intersection des lignes tirées à partir des plans et des élévations des édifices jusqu’aux faîtes des corniches et des toits ; il les faisait se réduire et diminuer vers le point de fuite, après avoir établi plus haut ou plus bas à sa convenance le point de vue du spectateur »6. Vasari inscrit ainsi la vie de Paolo Uccello sous le signe d’une opposition : le charme et l’inventivité qui caractérisent ses représentations humaines et animales, d’un côté, et, de l’autre, la rigueur et la difficulté de ses constructions perspectives d’architecture. Les recherches d’Uccello dans ce domaine, loin de se confiner au décor de ses représentations, voire au placement des figures dans l’espace représenté, ne manquèrent pas, selon Vasari, d’influencer sa manière de peindre en donnant à ses œuvres « on ne sait quoi de contraint, de sec, de mal venu, propre à susciter chez le spectateur la pitié plutôt que l’admiration »7.

Fig. 1. - Plan du Cloître Vert dans le couvent de Santa Maria Novella à Florence.
8Or, les deux ensembles de fresques peints par Uccello au Cloître Vert semblent très précisément relever de cette opposition sans que le peintre apparaisse tomber dans les excès de ses folies perspectivistes. Qu’il s’agisse de la Création des animaux, de la Création de l’homme et de la femme et du Péché originel, Vasari loue ses trouvailles, l’exactitude de son dessin, la vérité frappante des attitudes et des positions ; il évoque la perfection de son traitement des paysages, le soin apporté à la couleur des arbres malgré l’obstacle constitué par une peinture à la fresque pour rendre délicatesse et fondu que seule peut obtenir la peinture à l’huile. Au contraire, avec le Déluge, et 1 Arche de Noé, l’lvresse de Noé, la Dérision de Cham et le Sacrifice de l’arche ouverte, Vasari, tout en louant l’art, le soin et la minutie inégalables de la peinture des figures et des émotions dans leur diversité, souligne l’importance considérable du travail perspectif tant pour les structures architecturales que pour la représentation de l’espace « scénique » dans lequel sont situées les figures.
9Vasari extrait de l’ensemble deux réussites exceptionnelles : dans le Déluge et l’Arche de Noé (pour reprendre les noms donnés par Vasari), le raccourci perspectif d’un cadavre auquel un corbeau crève les yeux, et, dans le Sacrifice de l’arche ouverte, l’image de Dieu le Père, « de toutes les figures, la plus savante car elle plane, la tête plongeant vers le mur en un raccourci si énergique que, dans l’effet de relief, elle semble le percer et s’y enfoncer »8.
10Cette évocation sommaire empruntée pour l’essentiel à Vasari fait donc apparaître, avec les deux ensembles peints, l’opposition entre deux opérations : l’une, descriptive d’un décor de paysage avec rochers, arbres et fruits où les quatre épisodes de la Genèse se situent deux à deux, l’autre, constructive d’un décor d’architectures avec bâtiments et édifices (l’arche, la treille) qui cadrent les récits successifs de l’histoire biblique, cependant que des artefacts à structure géométrique (Vasari cite les tonneaux et les mazzochi) s’offrent au regard comme les opérateurs concrets de cette construction. Cette opposition nous renvoie directement au problème que nous avons posé, de la fonction de la représentation d’architecture (comme décor et ornement de cadrage du récit) dans la présentation de la structure du dispositif représentationnel, dans la mise en figure de sa dimension réflexive.
Le Déluge
11Deux formes architecturales pyramidales cadrent à droite et à gauche l’espace interne représenté par un double réseau très explicite de lignes fuyant vers le fond9. Il s’agit ici de raconter en peinture une histoire précise, celle du Déluge, en deux épisodes, la montée des eaux ou le déluge proprement dit, et leur retrait ou sa fin. C’est cette séquence narrative de deux temps qui nous est indiquée par les deux représentations d’un même volume architectural clos, l’arche dans ses deux positions successives dans l’espace, marquant ainsi l’antériorité et la postériorité d’événements de l’histoire : l’eau monte, l’arche commence à flotter ; l’eau se retire, l’arche s’échoue sur le sol, séquence dont les deux représentations de l’arche cadrent la lecture de gauche (avant) à droite (après). L’opération « constructive » que nous évoquions précédemment est ici remarquable : en effet, l’« encadrement » de la représentation est en même temps la production du récit par les deux « figures » d’un objet, dont nous postulons l’identité par la récurrence reconnaissable de certains traits de forme et de structure. Production, qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas le récit qui est produit (raconté) par son « encadrement » avec les deux figures de gauche et de droite. C’est seulement le fait qu’il y ait récit, succession dans le temps. L’« encadrement » par cette architecture deux fois représentée dans ces positions extrêmes sur la fresque présente la représentation narrative. Dans la lunette de forme semi-circulaire au plan du mur, s’inscrivent donc deux volumes en perspective de la même construction architecturale, précisément deux scénographies de l’arche de Noé, dont la caractéristique visible est d’être construite deux fois, sous l’espèce d’un volume clos, à arêtes vives, qui est obtenu par combinaison dans l’espace des trois ensembles élémentaires de la géométrie plane : les lignes (ce sont les arêtes des planches de l’arche), les points (ce sont les rivets de construction), et les surfaces (ce sont les côtés des poutres assemblées), donc un édifice « construit » par sa double représentation qui montre la construction d’un volume et d’un espace tridimensionnel10.
12Toutefois les deux positions de cet objet construit-constructeur sont elles-mêmes réglées dans le même espace. Il ne s’agit pas de deux espaces différents, mais de deux lieux différents dans un unique espace, deux lieux produits par l’édifice, pour cette simple et évidente raison que l’arche a cette caractéristique, exceptionnelle pour une « construction », d’être mobile par définition, de n’avoir pas de fondement ou de fondation sur et dans le sol. Le plan de l’arche n’a pas et ne peut pas avoir, au sens originel du terme, d’ichnographie ; il ne peut laisser une trace ou une empreinte sur le sol. A la « limite », l’arche ne peut avoir de plan « terrestre » : elle est auto-référentielle, elle n’est pas le « construit » d’une représentation-« projet » inscrite dans le sol : elle n’est pas non plus le « détruit » qu’un édifice laisserait sur la terre.
13L’espace « représenté » dans son unicité moderne accueille donc deux situations locales d’un même édifice dont la mobilité démontre son unicité. Mais, en même temps, ces deux positions du « mobile » montre ou expose la mise en récit de l’histoire. C’est en ce sens que l’arche est une figure narrative et peut-être même la figure narrative de ce récit, non pas seulement parce qu’il s’agit d’un « attribut » de Noé, grande figure de la Genèse, mais parce qu’elle produit, par sa définition architecturale même, du mouvement, des positions temporelles successives, donc des lieux narratifs différents dans un même espace par son identité et son unicité reconnaissables d’objet. Réglées dans le même espace, ces deux positions locales - successives - de l’arche sont également réglées par un mouvement qui obéit à un principe de déplacement et de pivotement. Entre les deux positions, est rendue explicite une différence qui n’est pas de représentation « objective », mais de présentation au regard du spectateur puisque, dans la position initiale, le grand côté de l’« édifice » est représenté dans sa totalité s’enfonçant vers le fond de la fresque, son petit côté étant interrompu par le bord gauche de la lunette, tandis que, dans la seconde position, c’est à ce petit côté, à sa largeur qu’est donnée la fonction de creusement de l’espace en profondeur, alors que l’arche dans sa longueur - cette fois interrompue par le bord droit - se situe dans un plan à peu près parallèle au plan de représentation. Ce déplacement de l’arche, inféré à partir de ses deux positions successives, décrit ainsi la corde de l’« arc » semi-circulaire du plan du mur, et son pivotement, l’arc de ce plan, la courbe semi-circulaire de la lunette. D’où l’importance que revêt toute l’organisation de la fresque supérieure pour la « définition » par Ucello de l’espace Renaissant unitaire, homogène, isotrope dans sa représentation, où l’archaïsme de la représentation d’un même objet dans deux positions différentes dans un même espace n’est qu’apparent, puisque la succession temporelle que ces deux positions sont supposées représenter n’a lieu que dans l’unicité d’une même séquence narrative dont les limites sont le début et la fin du Déluge représentés par les deux lieux de l’arche. Toutefois, outre cette mise en représentation du temps narratif par deux lieux, à gauche et à droite, connectés par un procès dynamique qui produit l’espace représenté dans la fresque ; outre cette opération, il est une autre opération, celle par laquelle la représentation de l’objet architectural dans ses deux positions successives découvre, par implication « cinétique » (le pivotement), l’architecture dans laquelle la représentation est inscrite : elle présente par implication I’« architecture » de la représentation.
14Cependant, à contempler la fresque, c’est-à-dire à se poser comme le sujet-regard qu’elle exige par le distribution des lieux et des architectures dans l’espace qu’elle représente, les deux positions de l’arche définissent de façon impérieuse une zone de fuite à l’horizon, une région où, visuellement, convergent les orthogonales au plan de représentation, région qui, à l’œil, est le lieu originaire du déplacement-pivotement de l’arche, le lieu central à partir duquel se trouvent optiquement définies les deux positions successives de l’arche : c’est enfin le lieu où s’origine le « sol de scène » triangulaire où sont disposées, en profondeur, les figures du récit. Ce lieu est, très précisément, placé sur l’axe médian de la lunette. Il est alors essentiel de remarquer que cette région (de fuite et d’origine) de l’espace représenté, « locus » visuellement requis par un regard que contraignent les deux figures locales d’encadrement, est occupé, pour ce regard, par l’image d’un arbre frappé par la foudre. « Ce jour-là, jaillirent toutes les sources du grand abîme et les écluses du ciel s’ouvrirent ». (Gen. 7, 11). « Paolo figura... la tempête, la fureur des vents, les éclairs, les arbres brisés, la terreur des hommes, mieux qu’on ne saurait dire »11. La figure qui occupe le lieu de fuite de l’espace représenté est donc à la fois, pour le regard du spectateur, le lieu central à partir duquel est généré le procès de spatialisation que nous avons évoqué et produit le mouvement de l’objet architectural qui ouvre l’espace de la scène narrative et le lieu du récit, mais aussi, pour l’œil du sujet, le point temporel générateur du récit lui-même, le point aveuglant de l’éclair déchirant le monde pour le livrer au chaos.
15Il n’est pas sans intérêt alors de signaler que deux figures anthropomorphes encadrent l’arbre frappé par l’éclair de foudre, deux figures que courbe et retourne la violence du vent de la tempête, l’une noire, l’autre blanche, placées sur une petite île triangulaire, la noire pliée en deux vers la gauche, dos tourné à l’éclair, les mains sur les yeux, la blanche, mains étendues vers l’avant, la regardant en s’éloignant vers la droite. Ainsi se trouve figuré en ce lieu d’origine (et de fin) visuelle-optique de la construction de l’ensemble de la représentation, avec l’éclair, l’arbre et les deux figures, blanche et noire, un imprésentable de la représentation, la figuration même du « sublime », c’est-à-dire de l’excès et du défaut où elle trouve son fondement.
16Si l’œil du spectateur-sujet est alors doublé d’un regard « théorique », si la perception visuelle l’est d’une construction rationnelle, l’œil du corps, du regard de l’entendement géométrique et l’architectonique de la scénographie, de la construction perspective qui la sous-tend, alors on découvre que les deux positions, dans le même espace représenté, du même « édifice », définissent, par la convergence de leurs orthogonales au plan de la représentation, deux points de fuite sur la même ligne d’horizon, l’un à gauche de l’axe médian pour le lieu et la position de droite, l’autre à droite pour ceux de gauche, deux « points » de fuite donc, situés de part et d’autre du lieu d’origine et de fin optique-visuel figuré par l’éclair du Déluge sur l’arbre. Autrement dit, en ce lieu et en cette région, s’indique un triple déplacement :
- un déplacement « narratif », qui est celui de l’objet architectural, l’arche de Noé, entre le début et la fin de la séquence du récit du Déluge que l’on trouve dans la Genèse de 6, 5 à 8, 14 ;
- un déplacement « métanarratif » ensuite, puisque ce déplacement de l’arche dans le récit de la position de gauche à la position de droite laisse, dans la représentation, la trace d’un parcours de la ligne d’horizon par le point de fuite de l’objet architectural, parcours inverse de droite à gauche (du point de fuite à droite de la position gauche au point de fuite à gauche de la position droite). Ces points de fuite, en marquant ainsi les positions extrêmes du parcours, inscrivent sur la ligne d’horizon un non-représenté de la représentation, les quarante jours du Déluge, autour de l’arbre frappé par l’éclair de foudre ;
- un déplacement « constructeur » (ou déconstructeur) enfin, entre l’architectonique « géométrique » de la représentation par l’entendement architecte, que reconnaît le regard théorique du constructeur de sa contemplation rationnelle, et l’architectonique perceptive, visuelle, de la représentation par l’œil sensible du spectateur concret ; déplacement ou écart entre sensibilité et entendement, lieu de l’imaginaire occupé par la figure de l’imprésentable qui, à la fois, contraint et fascine ce regard vers l’origine-fin qu’est le Déluge12.
17On notera enfin, dispersés ça et là sur le sol de scène, un certain nombre d’objets « constructeurs », artefacts à structure géométrique, mazzochi, tonneaux, planches, édicule en bois, et au premier plan, une échelle. Ces objets posés sur le sol ou plutôt flottant sur l’eau montante sont à la fois des repères pour l’œil théorique du spectateur géomètre, lui permettant de reconnaître l’architecture de la représentation, mais aussi des dispositifs opératoires permettant sa construction. De ce point de vue, si l’on peut dire, l’échelle est remarquable : instrument servant à monter de bas en haut, outil de l’ouvrier maçon dressant les murs, elle est ici un viseur gradué du lieu de fuite, permettant au regard de « monter » régulièrement dans la troisième dimension, du premier plan au bas de la fresque vers son fond dans la partie supérieure13. Par ailleurs, avec les autres objets à structure géométrique, elle permet de résoudre un problème spécifique à la représentation du Déluge. Inondation absolue, la catastrophe divine supprime le « sol » scénique, un des éléments clefs du dispositif constructeur de la représentation : échelle, tonneaux, mazzocchi sont ainsi des fragments de « définition » du « sol » et, par leur structure même, doivent en présenter la construction, à la différence des figures anthropo- ou zoomorphes qui, s’enfonçant dans le « sol », en manifestent narrativement la disparition. A l’inverse, on notera que les figures remarquables de la ligne d’horizon sont la colombe porteuse du rameau d’olivier et la main de Noé tendue vers elle par la fenêtre ouverte de l’arche échouée sur la droite : investissement symbolique, par les figures mêmes du récit, du dispositif architectonique de la représentation dans la partie droite de la fresque, comme l’avait été sa partie gauche par les trois sommets encore émergés des montagnes alignés en taille décroissante vers le point de fuite.
18Une fois cela noté, la signification « métanarrative » de la grande figure monumentale dressée, debout au premier plan dans la partie droite, apparaît peut-être plus clairement. Non seulement, elle constitue une articulation des deux épisodes de la séquence du déluge puisqu’elle est à la fois du côté de la montée des eaux - ne se dresse-t-elle point sur un fragment du sol et n’a-t-elle pas les chevilles tenues par un homme en train de se noyer qui s’y cramponne ? - et du côté de leur retrait - n’est-elle pas tournée vers la droite, le visage illuminé par la lumière de l’« avenir » ? -. Mais en outre, elle pourrait bien constituer, par sa position au premier plan, avec le pied droit posé sur le bord horizontal interne de la fresque, son immobilité « forcée » et sa stature verticale, la « figure-repère » de la construction de tous les autres personnages anthropomorphes dans l’espace perspectif : elle serait l’unité étalon de 1’« échelle » des figures verticales en récession sur le lieu scénique ouvert dans la troisième dimension. Dans cette hypothèse, ce grand personnage debout serait, dans la partie droite, le « correspondant » structural de l’échelle étendue sur le « sol » dans la partie gauche. On peut même se demander si précisément, il ne regarde pas sur la gauche, hors du cadre, la zone vers laquelle fuit le dispositif perspectif que construisent latéralement les barreaux de l’échelle. Peut-être pouvons-nous, dès lors, risquer un pas interprétatif supplémentaire à son propos, concernant son investissement symbolique. On sait que ce personnage énigmatique a été interprété comme la figure de l’orgueil humain qui « si esilia dalla tragica realtà circostante con altero disdegno », interprétation suggérée en particulier par son contraste avec Noé au visage creusé de rides qui se penche de la fenêtre de l’arche, la main tendue sur l’horizon vers la colombe au rameau d’olivier, main qui se trouve, dans le plan, immédiatement à l’aplomb de la tête de son autre, « l’orgueilleux », dans une sorte de geste de bénédiction inversée : (la paume vers le haut) ; cet autre dont la main droite est ouverte dans un geste d’admiration à la vue du spectacle invisible qu’il regarde sur la gauche comme halluciné. Orgueil peut-être ; mais ne serait-ce pas celui de l’homme, architecte du monde, mesure de toute chose, étalon de la création, et qui, dans le récit du Déluge, raconté par le « fond de la perspective » sur le mur du Cloître Vert, contemple hors cadre, hors représentation, une partie de son dispositif constructeur14 ?
Le Sacrifice et l’Ivresse de Noé
19Nous nous proposons d’examiner le registre inférieur, non plus en le comparant à la lunette supérieure - quel pourrait être d’ailleurs le sens d’une telle comparaison par ressemblances et différences ? - mais en l’étudiant comme la variation ou la transformation structurale de l’architectonique de la représentation, et ce à partir des figures architecturales qui y sont représentées. D’où une première remarque essentielle : alors que, dans la lunette supérieure, le plan d’inscription de la fresque est une surface géométrique semi-circulaire, le registre inférieur se déploie selon un plan rectangulaire. Le site architectural de la représentation change et constitue une contrainte « énonciative » nouvelle de la représentation peinte qui, d’emblée, dispose ses figures et organise son espace selon la construction architecturale où la représentation prend place.
20Dans la zone supérieure, Uccello inscrivait « en profondeur » un « sol de scène » triangulaire dans un encadrement constitué par les deux positions successives de l’arche. Aussi la problématique des points et des zones de fuite centraux et latéraux s’était-elle imposée, en particulier dans la partie centrale, avec l’inscription du sommet du triangle entre les deux « points » de fuite des deux volumes pyramidaux d’encadrement, l’arc circulaire d’inscription étant « repris » dans la « matrice narrative » du déplacement de ces points de fuite sur la ligne d’horizon, déplacement linéaire correspondant au pivotement de l’arche.
21Dans la zone inférieure, Uccello obéit à la contrainte d’une surface orthogonale en découpant le plan de représentation en autant de rectangles dans lesquels il inscrit les figures des scènes successives du récit et les décors de leurs actions selon une division correspondant schématiquement au rapport 4/6/9, soit le rapport musical du double diapente (cf. L.B. Alberti, De re aedificatoria, livre IX).
22Dans la première aire de gauche (4/9 environ), prennent place l’ouverture de l’arche et le sacrifice de Noé. Dans l’aire de droite (soit 5/9), se déroule l’Ebrezza di Noè elle-même divisée - au moins par son décor (et nous verrons l’importance de ce point) - en un lieu « introductif » (2/9) avec Cham de profil sous une treille au fond de laquelle on discerne une figure blanche, et la scène de l’ivresse proprement dite (3/9). Entre l’aire de gauche et l’aire de droite, une femme qui participe au sacrifice, debout, tournée vers la gauche, en marque narrativement l’articulation, puisque son bras et son coude transgressent leur limite, tout en soulignant l’alignement en profondeur des poteaux soutenant la treille.
23On notera qu’à la différence de la partie droite, le sacrifice de Noé, dans la zone de gauche, est en continuité avec l’ouverture de l’arche, la partition étant horizontale, à peu près à mi-hauteur, entre les oiseaux et les quadrupèdes du côté de l’arche, puis entre les hommes et Dieu du côté du sacrifice, alors qu’un rythme de verticales scande le plan d’inscription de l’Ébriété de Noé.
24On remarquera enfin - et c’est sans doute là sinon l’opérateur, du moins un élément important de la transformation du registre supérieur dans le registre inférieur - que, dans l’aire de gauche de ce dernier, Uccello va reprendre, mais à titre de figure narrative, la structure architecturale de la lunette supérieure : la curvature semi-circulaire de la lunette devenant l’arc-en-ciel de la réconciliation avec Dieu de l’humanité d’après le Déluge. De même, le sol de scène triangulaire s’enfonçant dans la troisième dimension et sur lequel se déroulait le récit du déluge est devenu la charpente interne de l’arche reposant sur les figures animales et humaines groupées à l’alignement sous l’arc-en-ciel de la paix dans l’alliance divine.
25Ainsi s’inverseraient presque totalement, du registre supérieur au registre inférieur, les éléments du chiasme de l’architecture de la représentation et de la représentation de l’architecture, puisque c’est la première qui devient la seconde en passant de l’un à l’autre, l’architectonique de la lunette avec son arc devenant l’arc-en-ciel, et le triangle de son « sol scénographique » horizontal (en troisième dimension) devenant la charpente triangulaire dressée de l’arche présentant précisément la structure interne de l’architecture de l’édifice désormais immobile15.
26On notera en outre que l’aire de gauche du registre inférieur, avec la disposition en frise des figures animales et humaines qui y sont représentées groupées sous l’arc-en-ciel, est cadrée à gauche par le bord de la paroi et à droite par un des poteaux verticaux de soutien de la treille, poteau également remarqué, nous l’avons vu, par la figure féminine placée devant lui et qui l’interrompt deux fois par son coude et sa coiffure.
27Si nous passons à la lecture de l’autre partie du registre inférieur, nous rencontrons d’abord le lieu d’introduction de la séquence de l’ébriété de Noé, une treille de vigne sous laquelle se trouvent deux figures, l’une au fond, blanche, de face, qui porte une auréole, et l’autre, immense, de profil, au premier plan, tournée vers la droite, vers la suite de notre lecture, vers la séquence de la dérision de Noé proprement dite. L’ensemble de la scène est donc « pris » dans ce cube architectural, la treille avec son quadrillage de bois et de feuilles comme « plafond », et les poteaux de bois qui la soutiennent selon un alignement très serré en profondeur. Pour cette partie « introductive », et elle seulement, le lieu du spectateur est situé au-dessus du bord inférieur de la fresque et sur la ligne médiane qui partage l’ensemble du plan, à l’aplomb de la figure blanche du fond (et également à l’aplomb, dans le registre supérieur, de la chute de l’éclair sur l’arbre. On reconnaîtra dans la figure d’arrière-plan ainsi dressée sur l’axe médian et posée sur le lieu « final » du rayon de l’œil (avec un angle de vue très étroit puisqu’il ne vaut que pour ce lieu), Noé, auréolé là encore, comme il l’était, et lui seul, dans la scène du Sacrifice. Aussi pouvons-nous difficilement résister à produire un double déplacement des deux figures : au registre supérieur, celle de Noé s’encadrant dans la fenêtre de l’arche et, dans le registre inférieur, apparaissant dans l’ouverture rectangulaire du fond de la treille, d’une part, et, d’autre part, celle du grand personnage debout au premier plan à droite dans la lunette, devenu au registre inférieur Cham regardant, lui aussi vers la droite, mais cette fois, la nudité de son père. Par son regard, sa posture et le geste indicatif de sa main droite, il sort lui aussi du cadre donné au lieu narratif vers le suivant où Noé est étendu entre Sam et Japhet.
28Si nous acceptons une intéressante hypothèse de Parronchi16 selon laquelle Dieu serait le reflet inversé de Noé sacrifiant, Noé serait ainsi quatre fois représenté dans le registre inférieur : debout au premier plan à gauche en train de sacrifier ; sous la forme de son reflet en Dieu-le-Père à l’horizontale et en l’air, « scambiato e capovolto » ; debout ensuite, au centre, mais au fond de la scène ; et enfin, dernier épisode, étendu, à terre, sur le dos, les’ pieds vers le spectateur. Noé occuperait donc de façon dynamique, et jusqu’à les figurer, toutes les directions de l’espace représenté. Personnage d’une histoire dont le récit nous est conté dans ses épisodes successifs, Noé, par la location de sa figure dans un espace, là encore unitaire, en articule la topique et en balise, par ses positions, l’unicité ; en un mot, il en opère la construction.

Fig. 2. – Le Déluge, reconstruction perspective

Fig. 3. – Le Déluge, schéma des deux arches

Fig. 4. - Le Déluge, schéma compositionnel

Fig. 5. - Sacrifice et Ivresse de Noé, reconstruction perspective.
29Alors que la zone de gauche était, nous l’avons vu, cadrée dans sa partie supérieure par l’arc-en-ciel et par la structure triangulaire de la charpente de l’arche, la zone de droite, dans son lieu introductif, trouve pour décor et cadrage une architecture primitive et quasi « naturelle », une treille soutenue par des troncs d’arbres grossièrement coupés. Mais la treille a cette remarquable caractéristique de poser, sur l’indéfinité du ciel, lieu des tempêtes et des forces naturelles déchaînées, comme on le constate dans la lunette qui la domine, un quadrillage régulier d’orthogonales, tout en constituant cependant une forme primitive de « plafond à caissons » que soutiendraient à droite et à gauche les versions primitives et naturelles de colonnes alignées17. A l’arc-en-ciel, signe divin de l’alliance avec le genre humain (de la zone gauche), succède ici, dans la partie centrale et médiane, un ciel quadrillé par une treille soutenue par quelques troncs d’arbres plantés dans le sol. Médiane, cette partie est aussi le lieu d’une médiation narrative puisque - la treille étant aussi une vigne - elle constitue le lieu qui rend possible l’épisode suivant, l’ébriété de Noé.
30La définition de son lieu est, là encore, la représentation d’une architecture : deux poteaux de bois, à gauche, soutiennent, cette fois non une treille, mais un toit de planches qui forme une sorte d’auvent sous lequel se trouvent debout Sem se retournant vers le spectateur et Japhet se préparant, semble-t-il, à recouvrir la nudité de son père. Le fond n’est plus toutefois ouvert comme tout à l’heure, mais clos par un mur fait d’un treillis ou d’un tissage serré de branches, mur qui revient vers l’avant, sur le bord extrême de la fresque à droite18. Un plafond et deux murs primitifs : la vigne est devenue toit ; le mur apparaît succédant aux « colonnes » archaïques.
31De la gauche à la droite, le spectateur s’est déplacé : selon les injonctions des représentations « d’architecture » (la charpente de l’arche et l’autel du sacrifice ; la treille et ses troncs d’arbres alignés ; les poteaux de bois et le plafond), selon les postures du « corps » de Noé également, il a occupé trois lieux successifs, à gauche, au centre, à droite, et, ce faisant, il a lui-même accompli le parcours qui, dans le registre supérieur de la fresque, était effectué par l’arche. Le spectateur s’est déplacé pour « lire » le récit que lui conte le registre inférieur : ce n’est pas le cadrage architectural qui lui en présente le lieu scénique comme dans la lunette ; ce sont les décors successifs qui le « contraignent » à se déplacer19. On comprendra alors que l’architectonique de la représentation apparaisse dans la fresque inférieure selon sa contrainte « présentative » sur le regard. Encore convient-il d’ajouter qu’avec le récit de l’ouverture de l’arche et du sacrifice de Noé, avec celui de l’ébriété de Noé et de la dérision de Cham, il lui est conté encore une autre histoire, celle de la fin d’une architecture et du commencement d’une autre, la fin de l’arche dont la conception était divine et l’exécution, seule, humaine, et les débuts d’une architecture humaine qui, peu à peu, maîtrise ses éléments et leurs relations, qui, peu à peu, réalise l’« habiter » de la société recréée dans un monde réconcilié avec Dieu et que Dieu livre à ses propres forces. Peut-être est-ce à partir de là, mais à partir de là seulement, qu’il conviendrait de reprendre le problème iconographique, non seulement des deux fresques d’Uccello que nous avons examinées, mais aussi de l’ensemble du cycle du Cloître Vert au moment où il a été défini.
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32« Dieu dit à Noé : “La fin de toute chair est arrivée, je l’ai décidé, car la terre est pleine de violence à cause des hommes et je vais les faire disparaître de la terre. (Fac igitur tibi arcam de lignis quadratis) Fais-toi donc une arche en planches de bois équarries. (Nidos faciès in arca) Tu feras dans l’arche des nids (cases, rayons, cabines), et tu l’enduiras de bitume en dedans et au dehors. Voici comment tu la feras : trois cents coudées pour la longueur de l’arche, cinquante coudées pour sa largeur, trente coudées pour sa hauteur. Tu feras à l’arche un toit (Hébr. : et à une coudée, tu l’achèveras) par dessus. Tu placeras l’entrée de l’arche sur le côté et tu feras un premier, un second et un troisième étages” »20. Le texte de Gen. 6,13-16 est tout à fait explicite, sinon clair. Dieu conçoit les plans de l’« arca », ses dimensions, sa structure interne, sa forme externe ; Dieu précise également la nature des matériaux utilisés, les formes que Noé devra leur donner et les techniques de construction. En bref, Dieu est l’architecte de l’arche, et Noé l’exécutant. Le premier est artiste et, avec l’annonce du Déluge, il ordonne à Noé l’édifice à construire, dans son dessin et son projet. Dieu est Maître de l’art libéral d’architecture et l’œuvre est d’abord, dans son agencement et dans sa structure, cet ordre idéal et transcendant qui tombe du Ciel comme commandement divin adressé à Noé. A celui-ci est réservé le rôle de réalisateur du projet, de manœuvre de la construction ; il est l’homme de l’art mécanique, le charpentier de l’arche.
33Dans la fresque peinte sur le mur immédiatement précédent (quatrième travée du côté oriental du Cloître)21, on aperçoit dans la partie droite du registre supérieur la « construction de l’arche » ; des ouvriers s’affairent autour de pièces de bois, l’un d’entre eux reporte, sur le rebord du toit de l’arche, une mesure avec un compas. Introduisant toute la scène, Noé, un genou en terre, une main sur la poitrine, l’autre main pointée vers le groupe des travailleurs, tête levée, écoute un ange qui plane dans le ciel, les bras tournés vers l’arche. L’annonce du Déluge s’identifie aux instructeurs divines d’édification dont le patriarche est à la fois l’humble destinataire et l’intermédiaire auprès de ses fils et enfants au travail de construction.
34On notera en outre que, tant à cause du terme latin employé arca, coffre, armoire, cercueil (Caton, Agr., 11, 3 ; Cicéron, Div., 2, 86 ; Horace, S., 1, 8, 9), cellule (Cicéron, Mil., 60), citerne, réservoir (Vitruve, 6, 3), qu’en raison des mesures imposées par Dieu lui-même à l’édifice, celui-ci ne saurait se réaliser concrètement dans la forme d’un bateau22, mais sous celle d’une demeure à trois étages avec un toit s’élevant à une coudée au-dessus, demeure toutefois sans ouverture (n’était la porte d’entrée), close comme un coffre, un cercueil ou une citerne23 : paradoxe d’une demeure sans fondation, d’un navire sans quille ni proue ni poupe, d’une « boîte flottante » tombée du ciel sur la terre avec l’ordre transcendant de sa représentation, mais en même temps archétype de l’architecture divine dont un autre paradigme exemplaire sera, dans Exode 25, 8-22, à nouveau une arche, celle de la Loi : « Fais-moi un sanctuaire que je puisse résider parmi eux. Tu te conformeras exactement, dans l’exécution de la Demeure et de tout son mobilier, aux modèles que je vais te montrer » (Exode, 25, 8-9) arche dont on comparera le plan à ceux du temple de Salomon (I. Rois, 8, 10 sq.) et surtout du Temple futur (Ezéchiel, 40, 1 sq.) qui sont, avec les deux arches, les deux autres constructions divines de l’Ancien Testament24.
35Dans le registre inférieur qui nous conte l’après déluge, l’objet architectural divin qui était à la fois un actant essentiel du récit du Déluge et un opérateur décisif de construction de l’architectonique interne de la représentation, cet « objet » architectural, clos sur lui-même, s’ouvre à droite selon une coupe « orthographique » qui en laisse apercevoir sa structure interne et déjà sa ruine, son transit d’instrument en monument, et bientôt en vestige. Si le Déluge avait toutes les caractéristiques d’une « dé-création », d’un retour au chaos originel, il était aussi le point de commencement d’une nouvelle création que marque le sacrifice de Noé à Dieu25, et où l’arc-en-ciel est le signe de l’alliance désormais infrangible entre Dieu, la Nature créée et la culture de la société humaine, cette dernière trouvant son assise dans la domination qui lui est donnée sur tout être vivant, et dans le travail de la terre.
36Nulle surprise, dès lors, qu’une fois l’objet architectural « transcendant » disparu, l’architecture réapparaisse, d’abord sous la forme de l’autel que Noé construit à Dieu (Gen. 8, 20) et qui est un des acteurs de la nouvelle création à venir, ensuite et surtout, sous l’espèce du décor de l’histoire de la culture humaine, décor lui-même soumis à l’histoire puisqu’il retrace les premières étapes du progrès architectural, de la treille au toit, du tronc d’arbre au poteau et au mur natté et tressé. De ces étapes, Paolo Uccello trouve, parmi d’autres, les modèles précis, en particulier dans le chapitre premier du 2e Livre de Vitruve, ouvrage dont les manuscrits - comme le note Panofsky26 - étaient accessibles bien avant leur fameuse « invention » en 1414 par Poggio Bracciolini27. Le prouveraient, entre autres, les longues citations de ce même chapitre par Boccace dans sa Genealogia Deorum et les références à Vitruve des Commentarii de Lorenzo Ghiberti28. Toutefois, l’œuvre de notre peintre échapperait, si nos hypothèses de lecture sont exactes, à l’opposition qu’après Lovejoy et Boas, Panofsky construit dans son étude « The Early History of M an in Two Cycles of Paintings by Piero di Cosimo » avec les termes de « soft » et de « hard primitivism », entre les deux grandes conceptions des origines de l’homme et de sa vie primitive : d’une part, l’âge d’or du Paradis terrestre dont l’homme est chassé et pour qui l’existence n’est rien d’autre que « successive stages of one prolonged Fall from Grâce »29 ; d’autre part, l’état de semi-bestialité dont l’humanité s’affranchit par le progrès technique et intellectuel. Paolo Uccello, sur le mur de la cinquième travée du Cloître Vert, introduirait le motif vitruvien d’un progrès humain et, pour mieux dire, d’une histoire « naturelle-culturelle » de l’architecture archaïque d’une humanité qui n’est pas tant primitive que saisie à un nouveau départ de sa destinée, après le Déluge qui a la même fonction « historique » que l’expulsion du Paradis Terrestre. Aussi bien cette architecture de la « cabane »30 n’apparaît-elle qu’en décor d’un épisode de l’histoire sacrée de l’Ancien Testament qui est celui d’une recréation du monde humain sous le signe et le serment de l’Alliance. Elle ne saurait être, si on la compare à l’architecture de l’arche qui « historiquement » la précède immédiatement, une projection, voire une « progettazione » d’un dessein transcendant de Dieu dont la réalisation dans le monde créé atteint d’emblée sa perfection.
37Ainsi Vitruve (et, avec lui, Pline, Lucrèce ou Diodore de Sicile et tous les tenants du « hardprimitivism ») se trouve-t-il, mais parce qu’il s’agit du Déluge et de la Nouvelle Alliance, « récupéré » dans la grandiose perspective chrétienne et plus précisément augustinienne des deux cités : la terrestre, qui regroupe « ceux qui vivent selon l’homme », et la céleste « ceux qui vivent selon Dieu [...] deux sociétés d’hommes dont l’une est prédestinée à régner éternellement avec Dieu, l’autre à subir un éternel supplice avec le démon »31. Mais cette imbrication du « primitivisme dur » avec une vision augustinienne de l’Ancien Testament dans la fresque de Paolo Uccello pourrait se révéler plus profonde encore, à la lecture du texte d’Augustin : « Noé fut un homme juste et, au témoignage véridique de l’Écriture, parmi ceux de sa génération, un homme parfait ([...] comme peuvent l’être les hommes en terre d’exil). Dieu lui commande de faire un arche, afin d’échapper par elle au désastre du déluge, lui et les siens [...] ainsi que les animaux [...] Tout cela est sans nul doute une figure de la Cité de Dieu séjournant comme à l’étranger en ce siècle, c’est-à-dire de l’Église sauvée par le bois où fut suspendu le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme Jésus-Christ. Les mesures mêmes de sa longueur, de sa hauteur, de sa largeur figurent le corps humain dans la réalité duquel on a annoncé qu’il viendrait chez les hommes et qu’il est venu »32.
38L’arche, figure de l’Église ? Cette typologie est non seulement fréquente, mais essentielle dans la tradition33, d’Irénée à Jean Chrysostome, de Tertullien à Origène et bien au-delà. En revanche, la mise en correspondance des mesures de l’arche et des proportions du corps humain - fût-il celui parfait de l’incarnation de Jésus - relève, semble-t-il, de l’exégèse d’Augustin, et, avec lui, de celle de Philon, In Genesi Quaest., II, 5, et d’Ambroise dans son De Noe et arca34. Augustin, reprenant très précisément le texte ambrosien, construit la figure exégétique de l’arche sur le modèle d’un rapport d’échelle ou de proportions métriques entre les mesures de l’édifice données par Dieu et celles « canoniques » du corps humain35 : « La longueur du corps humain en effet de la tête aux pieds vaut six fois sa largeur qui va d’un côté à l’autre et dix fois son épaisseur (altitudo) mesurée du dos au ventre. L’homme étant couché sur le dos ou le ventre, sa longueur de la tête aux pieds égale six fois sa largeur de droite à gauche ou inversement et dix fois son épaisseur au-dessus du sol. C’est pourquoi l’arche fut faite selon les mesures suivantes : trois cents coudées de long, cinquante de large et trente de haut »36. Il ne saurait naturellement être question de retrouver ces « proportions » dans la fresque d’Uccello. En revanche, les hypothèses interprétatives proposées ci-dessus concernant ce que nous avons nommé les figures de construction de l’architectonique de la représentation, comme l’échelle à gauche et le grand personnage dressé à droite, qui, l’une et l’autre, se trouvent directement en relation de position avec les deux « représentations » de l’arche selon sa longueur à gauche et sa largeur à droite, pourraient trouver une amorce de validation sur le plan iconographique en référence au texte d’Augustin de la Cité de Dieu, manifestement connu des commanditaires dominicains des décorations du Cloître Vert37.
39De plus, le balisage par le « corps » de Noé des directions et des locations de l’espace dans le registre inférieur, de la position à gauche, sur le ventre, tête vers le fond et en l’air (son « reflet » divin), à la position à droite, sur le dos, tête vers le fond et à terre (Noé ivre), renverrait également aux mensurations augustiniennes que nous avons citées38. En revenant au corps de Jésus incarné, Augustin poursuit son exégèse de l’arche par l’interprétation de l’« ostium » latéral : « C’est assurément la blessure qu’ouvrit la lance dans le côté du Crucifié », et lorsque, dans la fresque d’Uccello, nous voyons Noé s’y pencher pour accueillir de la main la colombe céleste avec le rameau de paix, n’est-ce pas son commentaire typologique que nous entendons dans le texte d’Augustin : « Par là certainement entrent ceux qui viennent à lui, car de là découlèrent les sacrements par lesquels les croyants sont initiés... ». Augustin, après l’évocation des ligna quadrata, figure de « la parfaite stabilité de la vie des Saints » ajoute : « tout ce qui est encore décrit dans la construction de cette arche est un signe des réalités de l’Église »39, avertissement auquel, bien évidemment, les Dominicains de Santa Maria Novella devaient être particulièrement attentifs, comme semble par avance le signaler la Crucifixion de Stefano Fiorentino (1360-65 ?) en conclusion emblématique anticipée d’un cycle de fresques consacré à l’histoire de l’Ancien Testament, cycle qui serait construit sur le thème des deux cités, celle du monde et celle de Dieu.
40Si cette perspective est exacte, il est bien certain que l’histoire du Déluge et de l’arche de Noé devront occuper une place centrale, qui est la sienne dans la Cité de Dieu où elle fait l’articulation du livre XV (de Caïn et d’Abel au Déluge) et du livre XVI (du Déluge aux Rois). N’est-ce pas cette place que la fresque occupe dans la série des douze fresques de la partie orientale du Cloître Vert ; précisément le registre inférieur du mur de la troisième travée décorée et le registre supérieur de la quatrième, soit l’entrée dans l’arche des animaux et de la famille de Noé d’une part (fresque n° 6), et, d’autre part, le Déluge et le retrait des eaux (fresque n° 7) ? Et n’est-elle pas encadrée, à gauche (côté spectateur), au registre supérieur par la Cité d’Enoch, l’annonce du Déluge et la construction de l’arche, et, à droite, au registre inférieur, par l’ouverture de l’arche, le sacrifice de Noé, suivi de la dérision par Cham de son père ivre ? Par rapport aux deux fresques « centrales » (n° 6 et n° 7) et dans celles qui les précèdent et les suivent immédiatement, « la cité d’Enoch et la dérision de Noé » occupent donc deux positions symétriques et inverses.
41Nous ne reviendrons pas pour cette dernière sur la place en décor des éléments architecturaux, leur fonction « constructive », leur rôle iconographique de signifier des progrès de l’architecture primitive. En revanche, l’examen de la partie gauche de la lunette du mur de cette troisième travée fait apparaître, au sommet d’une montagne, une ville ceinte de murailles et de tours avec un grand édifice en forme de donjon, et, au-dessous, sur un fond de bois, un homme hirsute, porteur d’une tunique courte (ou de braies barbares) et de bottes, qui vient de décocher une flèche sur un personnage barbu agenouillé ou tapi dans les arbres, cependant qu’un enfant semble s’efforcer de retenir le meurtrier. La référence biblique est claire. On lit en effet dans Gen. 4, 16-17 : « Caïn se retira de la présence de Dieu et séjourna au pays de Nod, à l’orient d’Eden. Caïn connut sa femme qui conçut et enfanta Hénoch. Il devint constructeur de ville et donna à la ville le nom de son fils Hénoch ». C’est à Hénoch que naquit, à la quatrième génération, Lamech (Gen. 4, 18), qui entonne aux versets 23 et 24 le chant sauvage dont la fresque du Cloître Vert est l’illustration : « Ada et Cilla, femmes de Lamech, entendez ma voix, écoutez ma parole. J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure ; c’est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamech, septante-sept fois »40. Une ville donc construite par Caïn, le chef de la cité terrestre, et nommée du nom de son fils, et un double meurtre accompli par un de ses descendants, meurtre lié par la formule de vengeance au meurtre d’Abel, le fondateur de la cité de Dieu41, telles sont les deux figures symétriques de la dérision de Noé par Cham sous les frêles abris de l’architecture des nouveaux temps, Noé qui, de son côté, est, précisément à ce moment-là de l’histoire, la figure de la passion du Christ selon Augustin42 : la treille de vigne est la maison d’Israël ; le vin, le calice de la passion ; l’enivrement, la souffrance ; la nudité, la crucifixion dans son infirmité.
42Dans la même perspective iconographique, on ne sera donc pas surpris de rencontrer, dans les deux fresques suivantes (mur de la cinquième travée, côté est), le récit de la fondation de Babylone (registre supérieur) et de la construction de la Tour de Babel par Nemrod (« Nenbrot »), descendant de Cham, le mauvais fils de Noé, celui dont nous avons admiré l’imposante stature sous la treille de vigne, pointant du doigt la nudité du père étendu dans le sommeil de l’ébriété, Cham dont Augustin interprète le nom, avec Jérôme, comme « le chaud », « lui qui n’appartient ni aux prémices d’Israël (Sem) ni à la plénitude des Nations (Japhet ou latitudo) », « ce fils placé entre deux frères dont il se sépare pour ainsi dire tout en restant entre les deux », symbolise « la race des hérétiques échauffée non par l’esprit de sagesse mais par celui d’intolérance (impatienta), laquelle brûle d’ordinaire dans leur cœur et trouble la paix des saints [...] car la passion du Christ symbolisée par la nudité de Noé, ils la proclament en la professant, mais, en vivant mal, ils la déshonorent »43. Ce symbole des hérétiques, orgueilleusement dressé dans la fresque d’Uccello, n’est-ce pas lui qui est à l’origine de la superbe architecture de confusion, Babylone-Babel, projetée par le géant Nebroth, son descendant, pour une hauteur prodigieuse, jusqu’au ciel en parlant d’une seule de ses tours44, Babylone-Babel aussi disproportionnée par démesure de l’orgueil humain confronté à Dieu, que l’arche de Noé était proportionnée aux mesures du corps de l’Homme-Dieu par la sagesse de l’architecte divin ? Symbole des hérétiques que les « Domin canes » ont reçu, de leur saint fondateur, mission de confondre et de réduire45.
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43Il ne saurait être question ici de poursuivre un examen iconographique de l’ensemble du Cloître qui excéderait largement les limites de cette recherche, non seulement matériellement, mais encore et surtout théoriquement et méthodologiquement. Il nous apparaît en effet, au terme de cette étude, qu’il a appartenu au seul Paolo Uccello, au « fou de la perspective » que nous a décrit Vasari, et sans doute parce qu’il en était fou, de « travailler », par elle, la « constructivité » de la représentation picturale moderne. Un des lieux de ce travail, nous avons proposé de le reconnaître à l’articulation de ce que les sciences contemporaines du langage ont défini comme les dimensions énoncive et énonciative du discours, dimensions que nous avons retrouvées, pour notre part, dans le champ de l’iconique comme celles de la transitivité et de la réflexivité de la représentation. Plus précisément, un des lieux de ce travail nous a semblé être, pour parler rapidement et « faire image-dans-le-langage », la barre du chiasme par laquelle la représentation de l’architecture comme actant, acteur, figure, personnage, décor ou ornement d’un récit mis en images de peinture se renversait en architecture de la représentation, c’est-à-dire en structure, dispositif, appareil, opération construisant ou permettant de construire les relations de ce qui est représenté (le récit de l’histoire) aux instances d’énonciation et de réception, à l’espace et aux lieux qu’elles investissent dans la réalité des édifices par l’imaginaire des représentations sociales culturelles, politiques, religieuses puisées dans les riches trésors symboliques des textes antiques et chrétiens et leurs interprétations. Il n’est donc pas surprenant qu’il appartînt à l’un des fondateurs de la « représentation moderne » de formuler, sur le mur de la quatrième travée de la partie orientale du Cloître Vert, toute la problématique de la construction de la représentation moderne dans deux fresques où deux représentations d’architecture, architecture divine et architecture humaine, posent les questions fondamentales de l’architecture de la représentation sous leurs aspects visuel et rationnel, théorique et historique, et cela dans un ensemble architectural, le Cloître Vert, relevant d’une grande église dominicaine de Florence, et selon un programme iconographique général qui nous a paru proposer une méditation cohérente de l’édification de l’Église dans ce monde, de la construction de la Cité de Dieu dans l’histoire46. Il n’était donc pas surprenant que le « travail » théorique d’Uccello sur la constructivité de la représentation ait été investi par les puissantes forces d’un capital symbolique qui avait fructifié pendant des siècles dans l’Église et, depuis le xiiie siècle, dans l’Ordre de saint Dominique.
APPENDICE
44Sujets des fresques du Cloître Vert et Textes bibliques de référence
45Partie orientale
46I A. Création des animaux et d’Adam. Gen. 1, 24-26 ; 2, 7.
47B. Paradis terrestre, création d’Eve ; Péché originel. Paolo Uccello (1425 ?). Gen. 2, 8-9 ; 18, 21-22 ; 25 ; 3,1-6.
48II A. Adam et Eve chassés du Paradis ; Eve file, Adam bêche ; Caïn et Abel. Gen. 3,16-24 ; 4, 1-2.
49B. Le sacrifice de Caïn et d’Abel ; Caïn tue Abel.
50Peintre florentin de l’entourage d’Uccello (1425-1445). Gen. 4, 3-8.
51III A. Cité d’Enoch ; Lamech tue un homme et un enfant ; annonce du déluge universel ; construction de l’arche. Gen. 4,16-17 ; 3 ; 24-26 ; 5 ; 6,1-7 ; 8-19 ; 22.
52B. Entrée dans l’arche des animaux et des oiseaux ; entrée dans l’arche, de Noé et de sa famille. Dello Delli ou Francesco d’Antonio. Gen. 7,11-16.
53IV A. Le Déluge ; le Retrait des eaux. Gen. 7,17-24 ; 8,1-11.
54B. L’ouverture de l’arche ; le sacrifice de Noé ; l’ébriété de Noé ; la dérision de Cham. Gen. 8,14 ; 18-22 ; 9,1-23.
55Paolo Uccello, 1446-1448.
56V A. Fondation de Babylone par Nemrod. Gen. 10, 8-12. 11,1-9.
57B. Construction de la Tour de Babel.
58Peintre florentin inconnu (1450 ?), le même qui aurait peint tout le côté méridio-nal du Cloître.
59VI A. Noces d’Abraham avec Sara et de Nahor avec ( ?) Milka. Gen. 11, 29-31.
60B. Terach quitte Ur en Chaldée avec Abraham, Lot, Sara et sa famille et s’établit à Haran.
61Le « Primo Maestro », cf. Procacci (1960).
62Partie méridionale
63I A. Dieu ordonne à Abraham de quitter Haran pour aller dans la terre de Chanaan. Gen. 12,1-5.
64B. Dieu apparaît à Abraham dans la vallée de Sichem. Abraham édifie un autel et dresse une tente entre Béthel et Aï. Gen. 12, 6-7 ; 12, 7 ; 12, 8.
65II A. Abraham et Lot quittent l’Égypte et se séparent près de Béthel. Lot se dirige vers Sodome. Gen. 13, 1-6. 13, 8-12.
66B. Guerre des Elamites contre la Pentapole du Jourdain ; capture de Lot ; Abram libère Lot et sa famille. Bénédiction de Melchisédeck et serment d’Abraham. Gen. 14,17-24 ; 15 ; 16 ; 17.
67III A. Apparition, des trois anges à Abraham qui les accueille à sa table. Sara apprend qu’elle concevra un fils. Gen. 18,1-15.
68B. Destruction de Sodome et fuite de Lot vers Zoar. Gen. 19,15, 17-22, 24-26.
69IV A. Querelle entre Isaac et Ismael. Sara demande à Abraham de chasser Ismael et sa mère Agar. L’Ange de Dieu apparaît à Agar.
70B. L’Ange du Seigneur ordonne à Abraham de sacrifier Isaac. Abraham se met en route vers la terre de Moria. Sacrifice d’Isaac.
71V A. Mort de Sara ; Abraham achète la tombe pour l’ensevelir.
72B. Serment d’Eliézer qui part à la recherche d’une femme pour Isaac. La prière d’Eliézer, Rébecca reçoit les dons d’Eliézer.
73VI A. La rencontre d’Isaac et de Rébecca.
74B. La mort d’Abraham.
75Partie occidentale
76I A. Rébecca donne naissance à Esaü et à Jacob. Esaü vend à Jacob son droit d’aînesse. Gen. 25,24-34.
77B. Jacob reçoit la bénédiction d’Isaac à la place d’Esaü. Rébecca l’envoie chez Laban. Gen. 27,1-46.
78Attribution par Vasari, confirmée par Venturi (1911) et par Van Marie (1928), à Dello Delli, qui serait l’auteur des fresques de toute la partie occidentale (1425 et 1446).
79II A. Rencontre de Jacob et de Rachel qui court prévenir Laban. Laban, Rachel et Lia accueillent Jacob. Gen. 29,1-8.
80B. Banquet de noces de Jacob. Laban donne Lia en mariage à Jacob. Gen. 29, 20-21 ; 22-24.
81III A. Jacob demande à Laban de pouvoir épouser aussi Rachel. Gen. 29, 28-35
82Rachel donne à Jacob pour femme sa servante Bila et Lia, son esclave Zilpa parce qu’elle avait de nombreux fils. Lia se réjouit de la naissance de Gad et d’Aser nés de Zilpa. Gen. 30,1-2 ; 30, 5-8 ; 30,17-24
83B. Jacob demande à Laban de partir ; ils se mettent d’accord pour le départ. Les fils de Laban rapportent que Jacob est devenu riche. Jacob, Lia et Rachel décident de partir. La multiplication du troupeau de Jacob. Gen. 30, 35-36 ; 30, 37-43 ; Gen. 31,1-2,4-16.
84IV A. La fuite de Jacob ; Gen. 31, 17-20.
85Dieu apparaît en songe à Laban. Gen. 31,21-24.
86Rencontre de Laban et de Jacob. Gen. 31,25-35.
87Recherche des idoles de Laban.
88V A. Nouveau départ de Jacob auquel apparaissent les anges du Seigneur. Jacob envoie en avant de lui des messagers et des dons à son frère Esaü. Gen. 32,4-12.
89B. Lutte de Jacob avec l’ange du Seigneur. Les femmes et les fils de Jacob. Rencontre de Jacob avec Esaü. Gen. 32,23-30 ; 33,1-2 Gen. 33,3-17.
90VI A. Jacob édifie un autel proche de Salem et prie le Seigneur. Gen. 33, 18-20 ;
91Sichem fait violence à Dina et ensuite cherche à lui plaire. Gen. 34,1-3.
92B. Les fils de Jacob vengent leur sœur en saccageant Salem et en passant au fil de l’épée tous les mâles de la ville. Gen. 34,25-31.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour un exposé particulièrement clair et incisif de ce modèle - celui de la théorie représentationnelle du signe élaborée par les logiciens de Port-Royal au xviie siècle - on lira F. Récanati, Transparence et énonciation, Paris, 1979.
2 C’est sans doute cette dissimulation qui constitue un des points forts du récent livre de S. Alpers, The Art of Describing, Dutch Art in the xviith Century, University of Chicago Press, 1983, trad. fr. L’art de dépeindre ; La peinture hollandaise au xviie siècle, Paris, 1990.
3 G. Rosolato, Essais sur le symbolique, Paris, 1969.
4 Nous avons abordé cette problématique dans toute son ampleur dans « The Iconic Text and the Theory of Enunciation : Luca Signorelli at Loreto (1479-1484) », New Literary History, Johns Hopkins U.P., vol. XIV, 1982-1983, p. 553-596, et dans « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di Estetica, 11-12, Turin, 1982, p. 16-35, à propos de la fresque de \’Annonciation de Pinturicchio (1501) dans la chapelle Baglioni de l’église Santa Maria Maggiore à Spello.
5 Cf. R. Lunardi, Arte e Storia in Santa Maria Novella, Florence, 1983.
6 La page toute entière mériterait d’être citée « Bien que cette étude soit belle et féconde en recherches, à s’y adonner sans mesure on ne fait que consumer temps après temps, forcer sa nature et charger son esprit de préoccupations qui détruisent sa spontanéité naturelle et le rendent stérile et tortueux. On en tire, en s’y attachant plus qu’aux figures mêmes, un style sec, tout en contours ; c’est ce qui arrive pour trop de minutie dans le travail. Et cela rend souvent solitaire, bizarre, mélancolique et pauvre. Tel est le cas de Paolo Uccello ; doté par la nature d’un esprit pénétrant et subtil, il n’eut plaisir qu’à l’étude des points de perspective difficiles, voire insolubles ; recherches qui, malgré de belles trouvailles, devinrent si gênantes pour les figures qu’en vieilllissant il les fit de plus en plus mauvaises. Il ne fait aucun doute que forcer sa nature par un violent excès d’étude aiguise l’esprit ; mais de telles créations n’ont jamais cette marque de facilité et de grâce qu’obtiennent naturellement ceux qui composent avec mesure et qui ont un jugement réfléchi : les touches sont alors à leur place et évitent les singularités qui donnent à l’œuvre on ne sait quoi de contraint, de sec, de mal venu, propre à susciter chez le spectateur la pitié plutôt que l’admiration. L’esprit de recherche ne doit être mis à contribution que dans la mesure où l’intelligence est excitée au travail et l’inspiration enflammée ; alors seulement naissent les œuvres excellentes et divines, les idées merveilleuses » (G. Vasari, Le vite..., 1568, trad. fse les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Paris, t. 3, 1983, Vie de Paolo Uccello, peintre florentin, p. 105).
7 Vasari, ed. cit., p. 105.
8 Vasari, ed. cit., p. 110.
9 On sait que D. gioseffi, « Complementi di prospettiva », Critica d’Arte, XXV-XXVI, 1958, p. 102-139, ne considère pas comme pertinente la dualité des points de fuite dans la mesure où, dans une perspective, il peut y en avoir plusieurs. Il suffit cependant, ajoute-t-il en substance, qu’il y en ait un principal. A notre sens, le problème est bien là, car c’est à la construction ou reconstruction « géométrique » qu’apparaissent les deux points de fuite alors que, pour la vision ou la perception « sensible », il y a une « zone » de fuite occupée par l’éclair de foudre tombant sur l’arbre : ces deux points et ce lieu de fuite ne sont pas situés sur le même plan d’analyse et de description de l’œuvre. On sait également que Gioseffi, critiquant les hypothèses de Parronchi sur les erreurs visuelles calculées de Paolo Uccello (cf. note ci-dessous), note qu’en particulier pour la grande figure de « Noé » du premier plan à droite, dressée contre l’arche, il suffit de construire explicitement la géométrie linéaire du volume de l’arche pour se rendre compte de la façon dont Uccello a réussi à proportionner les figures avec la représentation de l’architecture. Ce en quoi Gioseffi a sans doute raison, mais ce qui ne signifie pas que, pour l’œil sensible du spectateur, la figure à droite au premier plan n’ait pas une grandeur « excessive ». Or n’est-ce pas précisément cela, une « erreur visuelle » ? C’est peut-être dans le travail de cet « écart » entre sensibilité et entendement qu’apparaissent à plein, dans la représentation moderne, les tensions et les exigences qui l’animent.
10 Sur l’investissement théologique de ces poutres équarries, cf. en particulier Ambroise, De Noe et Arca, Augustin, La Cité de Dieu, XV, XXVI (voir ci-dessous), et Origène, In Genesim Homiliae II (Sources chrétiennes, t. 7bis, p. 81, 1. 43-46 ; p. 95-97 c.4 et p. 111 c.6, 1. 43-55).
11 Vasari, ed. cit., p. 109.
12 Vasari n’écrit-il point (ed. cit., p. 106) : « [Paolo] s’appliqua tant à ces questions [de construction perspective par les représentations d’architecture] qu’il créa une méthode et des règles nouvelles pour situer les figures sur les plans où elles posaient leurs pieds et où elles diminuaient peu à peu, au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient vers le fond du tableau, ce qu’on faisait avant lui au jugé » (c’est moi qui souligne).
13 L’importance de l’échelle a été parfaitement soulignée par J. White, The Birth and Rebirth of Pictorial Space, Londres, 19571, p. 204 (qui note également l’intérêt des deux points de fuite pour l’aspect non albertien du dispositif perspectif adopté par Uccello). L’échelle, en effet, non seulement « pointe » avec ses deux montants le point de fuite de la structure architecturale de droite, mais encore, avec ses barreaux, un point situé à gauche, en dehors du champ de la représentation et au-dessus de la ligne de flottaison de l’arche. Cette convergence latérale, qui est également le fait des lignes horizontales des bois de construction des « arches », renverrait, selon White, à une forme plus archaïque, de « construction » de la représentation qu’on trouve chez Ambrogio Lorenzetti ou Maso di Banco (ibid., p. 29). Cela signifierait, toujours selon White, qu’Uccello, qui a pourtant maîtrisé en 1445 les principes de la perspective artificielle, en reviendrait à une « vérité visuelle » que Giotto avait reconnue, et essaierait de la développer dans sa composition. C’est bien dans une direction de ce type que nous nous sommes avancés plus haut, mais en lui donnant un autre sens.
14 A. Parronchi, dans ses deux études « Le fonti di Paolo Uccello » parues dans Paragone, 89 et 95, 1957, et reprises dans ses Studi su la « dolce » prospettiva, Milan 1964 (p. 486 sq.), pense que Paolo Uccello a appliqué, dans le registre supérieur, les idées de Vitellion concernant le dérèglement de certains éléments de la vision comme la lumière, la couleur, la distance, la situation, la grandeur, la solidité, la transparence et le temps, notamment dans le 28e théorème du 4e Livre, où sont précisément expliquées des erreurs visuelles dues à de grandes perturbations atmosphériques comme celles-là mêmes du Déluge. C’est pourquoi, en particulier, Paolo Uccello, selon Parronchi, aurait donné une taille excessive à la grande figure de « Noé » dressée contre l’arche. Nous ne reprendrons point ici le reste des démonstrations de Parronchi (p. 488-491), fort convaincantes à cette nuance près que, pour la première d’entre elles, nous ne pensons pas que le grand personnage debout au premier plan à droite soit Noé, mais qu’il représente bien une mesure, en quelque sorte « démesurée », des figures anthropomorphes verticales, disposées çà et là sur la scène narrative. D’où son interprétation comme la figure de l’orgueil, interprétation que nous avons acceptée en la déplaçant vers l’idée d’un « orgueil théorique » où se signalerait la tension entre les principes constructeurs de l’architecture divine (l’arche) et ceux « humains » constitutifs de l’architectonique de la représentation (la perspective comme la mesure par l’homme, et à partir de lui, de la représentation de toute chose). L’article de F. Ames-Lewis, « A Portrait of Leon Battista Alberti », The Burlington Magazine, XLVI, 1974, p. 103 sq., en serait une confirmation inattendue, qui aperçoit, dans cette figure, celle du grand théoricien, ami de Paolo Uccello.
15 Cf. la gravure du « Sacrifice de Noé » dans P. Seroux d’Agincourt, Histoire de l’Art, Paris, 1826.
16 Parronchi, prenant pour base les théorèmes 42, 43 et 49 du Livre IV de la Perspective de Vitellion, suggère « che la figura finora ritenuta dello Eterno sia invece l’immagine del riflesso entro la nebulosa concavità irradiata dall’arcobaleno, della figura, scambiata e capovolta, dello stesso Noè nell’atto del sacrificare che ben inteso al riguardante, può anche sembrare una immagine sopranaturale » (op. cit.. p. 490).
17 C’est cette « indefinite » du ciel que Brunelleschi introduit dans son expérience de la tavoletta du Baptistère avec la plaque d’argent bruni qui, à la fois, « représente » le ciel dans le tableau peint et le reflète avec tous ses accidents réels de lumière et d’ombre (cf. H. Damisch, Théorie du nuage, Paris, 1972). On notera une utilisation « théorique » de la treille tout à fait semblable à celle d’Uccello dans les fresques de Mantegna du Martyre de saint Christophe à la Chapelle Ovetari aux Eremitani de Padoue.
18 Cf. la gravure de 1’« Ebbrezza di Noè » de Calendri, publiée dans l’Etruria pittrice en 1791.
19 A ce déplacement de lecture narrative correspondraient structuralement les trois points de vue A, B, D, placés sur le même axe médian de la fresque et à égale distance les uns des autres. C’est, comme le montre la reconstruction perspective effectuée par P. A. Rossi avec la collaboration de M. Beccatini et de R. Laurigherardi à la suite de l’étude de E. Sindona (« Introduzione alla poetica di Paolo Uccello... », L’Arte, XVII, 1972, p. 81), le point de vue le plus bas qui « vise » la partie gauche de la fresque« pour mieux cadrer l’arc, le groupe autour de l’autel et Dieu ». Pour la partie droite, l’horizon s’élève au niveau B pour « obtenir une meilleure vision de Noé » sous la treille. Si le point de vue D définit pour la partie gauche la hauteur des figures de gauche, le point C définirait le point de fuite « plafond-auvent » de la cabanne de droite. Mais, en tout état de cause, c’est la pergola « centrale » (et l’axe médian qui la traverse) qui constitue la matrice architectonique de la construction d’ensemble.
20 De ce point de vue, la référence que fait E. Wind (dans « The Revival of Origen », Studies in Art and Literature for Belle da Costa Greene, éd. D. Miner, Princeton, 1954, p. 412-424) à l’arche d’Uccello et à celle de Ghiberti à la porte du Paradis, à propos de la description, à la fois arithmétique et mystique, de l’arche par Origène, deviendrait d’une particulière pertinence pour notre analyse. Cf. Origène, In Genesim Homiliae, II, P.G. XII, cols 161 sq., et, confirmant E. Wind, D.C. Allen, The Legend of Noah, 1949, p. 168 sq. E. Wind souligne (n. 48 p. 50) que les artisans du « revival » d’Origène à Florence vers le milieu du Quattrocento, Matteo Palmieri et Leonardo Dati, étudièrent le grec avec Ambrogio Traversari, dont R. Krautheimer (Lorenzo Ghiberti, Princeton, 1950, p. 171 sq.) admet la contribution, peut-être avec Niccolò Niccoli, au programme des bas-reliefs de Ghiberti de la Porta del Paradiso. Le même Traversari n’avait-il pas découvert des sermons d’Origène jusque là inconnus, à l’époque même où les portes de bronze furent projetées (p. 179 sq.) ? L’arche pyramidale est une « construction » d’Origène à laquelle s’oppose Hugues De Saint Victor dans son De Arca Noe morali, I, III, « De forma et quantitate arcae secundum litteram » (P.L., CLXXVI cols, 626 sq.), qui codifia au xiie siècle la structure générale et la forme de l’arche. Cf. également, du même. De Arca Noe Mystica (P L., ibid. cols 682 sq.). Il n’en reste pas moins que saint Ambroise, De Noe et Arca, et saint Augustin, La Cité de Dieu, XV, XXVI, constituent le fil directeur de l’exégèse littérale et spirituelle de Gen. 7,15, d’Origène à A. Traversari, à Lorenzo Ghiberti, Uccello et Piero della Francesca. Sur Traversari on consultera E. Wind, loc. cit. ; R. Krau-Theimer, op. cit., et C. Ginzburg, Indagine SU Piero Turin, 1981, trad. fse, Paris, 1983, chap. I, n. 14, 15 et 17, et leurs références. Sur une relation possible de la Summa Theologica de saint Antonin (qui revint à Florence en 1433, mais qui avait commencé son ouvrage dès 1435-39, pour l’achever en 1455) évoquée par Frederick Hartt et écartée par Krautheimer à la note 77 p. 187 de son ouvrage sur Ghiberti, il ne semble pas, pour les mêmes raisons, que nous puissions l’admettre pour Uccello au Cloître Vert.
21 Attribuée à Della Delli par Parronchi ou à Francesco d’Antonio par Volpe.
22 C’est le fond même de la critique qu’adresse Hugues De Saint Victor à Origène : l’arche d’Origène ne peut pas flotter. Or il est essentiel, à la fois quant aux sens littéral, moral et mystique, que l’arche de Noé (Église de Jésus-Christ) soit capable de se comporter en bateau dans la tempête de ce monde (De Arca Noe Morali, lib. I, C. III : « [...] haec forma ad natandum non videtur esse idonea » P.L., t. 176 col. 627 A).
23 Il faut ajouter qu’apparemment l’arche de Dello Delli ou de Francesco d’Antonio n’a pas la structure parfaitement pyramidale « origénienne » de celle de Paolo Uccello (ou de Ghiberti) (voir notes ci-dessus).
24 Dans J. Rykwert, On Adam’s House in Paradise, New York Chicago, 1972, trad, fse La maison d’Adam au paradis, Paris, 1976, on lira le chapitre 6 « Raison antique et grâce chrétienne », et ses références.
25 « Dieu respira l’agréable ordeur [du sacrifice] et il se dit en lui-même : je ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme parce que les desseins du cœur de l’homme me sont mauvais dès l’enfance ; plus jamais je ne frapperai les vivants comme j’ai fait » (Gen. 8, 21).
26 E. Panofsky, Studies in Iconology, Humanistic Themes in the Art of the Renaissance (lre éd. Oxford U.P., 19391), New York, 1962, p. 39, n. 18.
27 Sur l’importance de la bibliothèque de Santa Maria Novella et l’usage des livres, voir W.A. Hinnebusch, The History of the Dominican Order, Staten Island (New York), vol. II, 1973, p. 200, 208, 215, 216.
28 « Homines [...] coeperunt in eo coetu, alii de fronde facere tecta, alii speluncas fodere sub montibus, nonnulli hirundinum nidos et aedificationes earum imitantes de luto et virgulis facere loca quae subirent. Tune observantes aliéna tecta et adiieientes suis cogitationibus res novas, efficiebant in dies meliora genera casarum... Primumque furcis erectis et virgulis interpositis luto parietes texerunt. Alii luteas glaebas arefacientes struebant parietes, materia eos ingumentantes, vitandoque imbres et aestus tegebant harudinibus et fronde. Posteaquam per hibernas tempestates tecta non potuerunt imbres sustinere, fastigia facientes, luto in ducto proclinatis textis, stillicidia deducebant ». (Vitruve, De Architectura, II, I, 2-3). Il suffit également d’examiner les illustrations de l’étude de Panofsky (en particulier celle tirée de Filarete, Trattato d’Archittetura, Florence, cod. Maglibacchianus II, 1, 140, 1470) pour retrouver quelques-unes des structures que nous apercevons dans l’Ébriété de Noé.
29 E. Panofsky, op. cit., p. 40.
30 J. Rykwert, op. cit., p. 136-137.
31 Augustin, Cité de Dieu, XV, I, 1 (Œuvres, Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, t. 36, 5e série, Paris, 1980, p. 34-35).
32 Augustin, op. cit., XV, XXVI, 1-2, ed. cit., p. 156-161.
33 Quoiqu’elle ne semble pas avoir de fondement dans l’Écriture, malgré Jérôme, Epist., 133, P L. XXII, 1054, qui la retrouve dans I Petr. III, 20-21.
34 En particulier aux chapitres VI, VII, Vili et IV (P.L. XIV, cols 379 sq.).
35 Philon insistera particulièrement sur ce point : « Symbolice vero rectius per pensum pro notifia facturae corporis nostri usurpando erit non quantitas cubitorum sed quae in his continetur rationis certitudo. Rationes autem in Ulis comprehensae sunt sextupla, decupla et alterae partes adjectae... Tales ergo sunt et corporis rationes », alors qu’Ambroise rattache Y « analogia » à l’exégèse des « ligna quadrata » dont nous avons déjà noté l’importance.
36 Augustin, op. cit., ed. cit., p. 156-157.
37 Cinquante-six manuscrits du xive et quatre-vingt-dix-neuf du xve siècles subsistant aujourd’hui ; première publication imprimée en 1467 à Subiaco ; première traduction italienne, attribuée à Jacopo Passavanti, aux environs de 1480.
38 Et il n’est pas jusqu’à la position de Noé à droite que semble évoquer le texte d’Ambroise à propos des ligna quadrata : « Quadrata autem hominis membra esse evidens ratio, si considérés pectus hominis, considéré ventrem pari mensura longitudinis et latitudinis, nisi cum voluptatibus et epulis ventre disteni mensura naturalis exceditur ».
39 Augustin, op. cit., (ed. cit., p. 156-157 et p. 158-159.
40 Formule qui n’est compréhensible dans sa barbare ironie que par Gen., 4, 14-15. Caïn chassé par Dieu lui dit : « Je serai un errant parcourant la terre, mais le premier venu me tuera ! ». Dieu lui répondit : « Aussi bien, si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois ». C’est également cette formule qu’inversera Jésus dans Matthieu, 18, 21-22, en réponse à une question de Pierre institué chef de l’Église : « Combien de fois devrai-je pardonner les offenses que me fera mon frère ? Irai-je jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répond : « Je ne dis pas jusqu’à sept fois mais jusqu’à soixante-dix-sept fois ».
41 Abel, on le notera, ne construit pas de ville sur la terre, où il n’est qu’un passager, à la différence de Caïn qui, coupable, est condamné à l’errance, et qui bâtit la cité du péché.
42 Augustin, op. cit., XVI, II, ed. cit., p. 178-179, 184-185.
43 Augustin, op. cit., XVI, II, l, ed. cit., p. 180-181.
44 Gen. XI, 1-9 ; Augustin, op. cit., XVI, IV, ed. cit., p. 196-197-198, 199.
45 Il convient ici d’évoquer le remarquable travail iconographique de R. Lunardi, op. cit., dont bien des analyses recoupent celles contenues dans la dernière partie de cette étude. Lunardi a, je crois, démontré l’unité et la cohérence du programme iconographique du Cloître Vert, même si l’attribution de la conception de ce programme au Fr. Jacopo Passavanti, encore que très vraisemblable, pourrait être discutée. Il en a également souligné la permanence, puisque l’ensemble de la décoration du Cloître a été réalisé près d’un siècle après les donations, les commissions et sa conception. En remarquant que les histoires de la Genèse qui sont représentées autour du Cloître s’ouvrent avec la Création pour s’achever avec l’épisode rarement illustré de la Punition de la Cité de Salem, Lunardi découvre la clef de la lecture du cycle dans la Crucifixion avec saint Dominique et saint Thomas (attribué à Stefano Fiorentino) qui le conclut, non seulement parce que le sacrifice du Christ scelle la nouvelle alliance de Dieu avec l’humanité, en accomplissant et parachevant parfaitement les alliances successives de l’Ancien Testament, mais encore et surtout parce que saint Thomas est représenté dans la fresque de Stefano Fiorentino en train d’écrire une formule (aujourd’hui disparue) « Sacerdos in aeternum », dont il retrace les références d’abord à l’Épître aux Hébreux de saint Paul (5, 6), au Psaume 110, 4 (109) et enfin au type du sacerdoce du Christ, Melchisedeck, roi de Salem et prêtre du Dieu unique. Cette clef de lecture et d’interprétation est en effet précieuse non seulement, comme le montre très bien Lunardi, parce qu’elle permet l’articulation du programme iconographique à la spiritualité et aux finalités religieuses de l’Ordre Dominicain, mais encore et surtout parce qu’elle permet de souligner, plus peut-être que ne le pense Lunardi, l’importance des représentations d’architectures et de cités dans l’ensemble du cycle, et ce à partir du texte même de l’Épître aux Hébreux. En effet, il ne semble pas que le chapitre II de l’épître fournisse le principe de sélection des épisodes de l’Ancien Testament pour le Cloître. Pour ne citer que deux exemples, mais décisifs, on notera que sans doute on y trouve Abel et Noé, Abraham, Isaac et Jacob, mais qu’à l’inverse, « Paul » choisit dans la Genèse - c’était prévisible - la généalogie sacerdotale des patriarches d’avant le Déluge, où Hénok n’est pas du tout celui que nous rencontrons dans notre fresque, et que la chute des murs de Jéricho se substitue, dans l’épître, à la destruction de la ville de Salem. En revanche, nous retrouvons avec insistance le thème du séjour en terre étrangère, de l’errance, de la recherche et de l’attente d’une patrie comme d’une ville (v. 7, 8, 9, 10, 13, 14, 16, etc.), mais d’« une ville pourvue de fondations dont Dieu est l’architecte et le constructeur » (v. 10 ; on lira également les v. 22, 23 et 24 du chap. 12), motif qui a constitué un des axes de notre recherche sur le plan iconographique. Dès lors il apparaît qu’au delà de la Crucifixion de Stefano Fiorentino, c’est la grandiose décoration de la salle du chapitre (dite Chapelle des Espagnols) qui constitue le pôle décisif de l’interprétation iconographique d’ensemble du cycle par l’importance qu’y revêtent les représentations d’architecture et leurs valeurs symboliques : l’allégorie de l’Église et de l’Ordre Dominicain de la paroi orientale mériterait une analyse approfondie (cf. Lunardi, op. cit., p. 71), mais également les parties gauche et droite de la zone inférieure du mur nord, sans parler des architectures où sont inscrits le triomphe de saint Thomas d’Aquin et l’allégorie des sciences sacrées et profanes.
46 On remarquera que les deux fresques d’Uccello occupent sur le mur du Cloître l’exacte place qu’occupe, sur le mur de l’église Santa Maria Novella, une autre œuvre fondatrice de la représentation moderne, la Trinité de Masaccio, qui, elle aussi, met en œuvre, mais d’une tout autre façon, le « chiasme » de la représentation de l’architecture et de l’architecture de la représentation. Le hasard - mais est-ce le hasard ? - fait parfois bien les choses dans l’histoire de l’art et dans l’histoire de la théorie. Une version légèrement modifiée de ce texte a paru dans L. Marin, Opacité de la peinture, Usher, Paris-Florence, 1989.
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