De la relique à l’image : la promotion du Suaire de Turin
p. 95-112
Texte intégral
1En 1614, Gian-Battista Marino publie, sous le titre de Dicerie Sacre1, un recueil de sermons profanes dont le premier, intitulé La Pittura, prend pour objet le Suaire de Turin. Dans l’abondante littérature consacrée à la relique depuis sa translation de Chambéry à Turin en 15782, ce texte apparaît comme tout à fait singulier. Son étrangeté ne tient pas seulement à un titre ambigu3, ni à son statut paradoxal de sermon impossible (écrit par un profane, il ne saurait être prononcé sur la chaire, à laquelle pourtant il feint d’être destiné), mais à un mélange aberrant du laïque et du profane, qui développe concurremment un discours théorique sur la peinture, fait d’emprunts reconnaissables aux traités contemporains4, et un éloge du Suaire où le lyrisme du prédicateur se donne libre cours. Rencontre inattendue de l’abstrait et du concret, du général et du particulier : Marino feint de penser la peinture à partir de ce qui est radicalement au-delà de son empire, et de mesurer l’image miraculeuse à l’aune de ce que, par définition, elle excède.
2En vérité, que le Suaire en vienne à incarner ce paradigme aberrant de la peinture n’est pas chose si inexplicable si l’on considère les retrouvailles entre la théologie des images et la théorie picturale : elles coïncident à peu près avec la translation de la relique5. L’énigme n’est donc pas tant cette paradoxale érection du Suaire en parangon pictural que sa soudaine fortune littéraire. On voudrait montrer ici que celle-ci est liée à une véritable « conversion » de la relique en image, et qu’un changement d’orientation de la théologie post-tridentine n’est pas étranger à la rapide promotion du « nouveau » simulacre en « image des images ».
La fonction totémique : de la relique au symbole
3Il serait naïf de croire que le Suaire est une image : c’est, fondamentalement, une relique. Le silence que les théologiens de l’image conservent à son propos le confirme : ce n’est pas qu’ils l’ignorent6, mais il échappe à leur compétence. Gabriele Paleotti, qui l’invoque pour illustrer l’une des définitions qu’il donne de l’image sacrée, n’infirme la règle que pour la confirmer. Car, en donnant le Suaire pour exemple d’image « qui a touché le corps ou la face de Notre Seigneur ou d’un saint »7, il continue de le traiter essentiellement comme une relique : c’est le contact avec le corps saint qui importe, beaucoup plus que la semblance, somme toute accidentelle. La meilleure preuve en est que, dans le passage qu’il consacre aux portraits authentiques du Christ, Paleotti, comme ses prédécesseurs, continue d’ignorer le Suaire8. Celui-ci n’est pas un portrait, c’est une relique qui, presque accessoirement, est investie d’une fonction mimétique : il ne doit sa présence dans le Discorso intorno aile imagini sacre e profane qu’à son statut de relique prestigieuse, et il reste passablement étranger à la théorie de l’image.
4Relique majeure, le suaire l’est pour deux raisons ; parce que le corps saint auquel il est lié est le corps des corps, celui du Christ, mais surtout parce qu’il n’est pas simplement « une » relique : il les rassemble toutes.
5Non pas objet partiel - synecdoque - mais objet global, présentant le corps simultanément en toutes ses parties, et sous les deux angles de vision qui, d’ordinaire, s’excluent : pile et face9. Tous les prédicateurs s’entendent à relever cette exhaustivité comme le signe même de la suprématie - qu’ils traduisent par le génitif biblique : le Suaire est la « relique des reliques »10. Ce qui ne va pas sans un certain trouble, apparent dans une telle description :
« [l’image] est en partie figurée par le très précieux sang, en partie -à ce que l’on peut conjecturer - par les onguents merveilleux dont le Seigneur a été oint avant d’être inhumé. On discerne admirablement la partie antérieure et la partie postérieure du corps, bien que la forme exacte de l ‘ensemble ne soit pas délimitée ni les traits intégralement cernés ; néanmoins les parties des membres, prises séparément, sont fort bien mises en évidence par la figure : on distingue tant la couronne tressée d’épines que les blessures du flanc, des pieds et des mains. Qu’un tel ouvrage ne puisse, assurément, de l’avis de tous les peintres et artisans, être obtenu par l’art ni imité par le pinceau, ni exprimé ou feint par les couleurs, quiconque s’en est approché l’avouera franchement : car là, le respect et la ferveur émeuvent l’esprit du spectateur au point que, de loin, il a l’intime conviction d’être devant une manifestation de la présence divine, et que c’est là l’œuvre de Dieu lui-même et non pas d’un homme »11.
6Tous les éléments sont là, dans leur évidence de fragment, mais l’ensemble ne se livre pas au premier regard. Il y a comme un trouble de la relation métonymique : le Suaire est une collection de reliques, dont la cohérence mystérieure finit par constituer un ensemble qui dépasse la somme de ses composantes. Des reliques qui, par une métamorphose étrange, finissent par former une image en gestation. Une forme qui n’est pas exactement délimitée, des traits qui ne sont pas intégralement cernés : une figure comme en attente de représentation - de même que le corps martyrisé du Christ était en attente (en souffrance) de sublimation.
7Ce n’est pas tout à fait une image, c’est beaucoup plus qu’une simple relique. Cette incertitude ne doit pas abuser : tissant autour de lui tout un réseau de relations qui ne sont plus seulement de contact mais d’homologie, le Suaire manifeste clairement laquelle de ses deux identités l’emporte. Car c’est le propre des reliques que de passer ainsi, insensiblement, du régime de la métonymie à celui du symbole. Elles ne se définissent pas seulement par le lien « ombilical » qui les rattache à un corps saint, mais également par l’espace sur lequel elles ont établi leur empire et où elles recrutent leurs dévots. Tirant leurs pouvoirs de leur origine sainte, elles exercent, sur tout un territoire, une protection miraculeuse qui souvent se mue en principe d’identité. Les dévots se reconnaissent en elle, les cités invoquent son patronage : la relique devient totem.
8Le Suaire est une relique exemplaire, puisqu’il a la sphère d’action la plus large possible : il étend son prestige à la Chrétienté qui le vénère, et à la France entière, dont le roi vient en pèlerinage l’adorer12. Toutefois, sa clientèle véritable est plus restreinte : la ville de Chambéry, dont c’est le plus grand trésor, la famille de Savoie, qui en a la propriété légale, et tout particulièrement son chef, le duc. Dans ces trois cas, la relique a une même fonction totémique : elle est le garant symbolique sur lequel une organisation sociale, familiale, voire une identité personnelle peuvent se fonder. Rôle symbolique qui se double, à l’occasion, d’une importance économique très réelle : attirant les pèlerins, le Suaire favorise le développement de la cité, et c’est pourquoi les notables de Chambéry, avant même le transfert de capitale, et sans savoir que le duc est prêt à dépouiller la ville de sa richesse principale, essaient de la lui acheter13.
9Les trois liens sont inégaux, et le rapport que la relique entretient avec la maison de Savoie est beaucoup plus fort que celui qui l’attachait à Chambéry. Même si le duc ménage, par un subterfuge, la susceptibilité de ses sujets14, il est clair que ses droits priment tout. L’abondante littérature dévote consacrée à la relique le reconnaît qui associe étroitement l’éloge du voile miraculeux à celui du prince. On met volontiers en équivalence la merveille sans prix et le bonheur sans égal de son possesseur15. Chez Marino, l’éloge de l’objet se ponctue d’interpellations au duc pour se conclure, dans une envolée lyrique, par la célébration du cœur du prince, digne reliquaire d’un si rare trésor16. Il n’est guère de panégyrique qui, directement ou implicitement, ne rejaillisse sur le prince. Ces contrepoints sont plus qu’une réponse aux exigences de la rhétorique encomiastique : ils donnent à la translatio son caractère politique profond. Car, en passant de Chambéry à Turin, le Suaire parachève symboliquement le transfert de capitale du duché, et il scelle la réorientation de la politique de la maison de Savoie. Ce n’est pas pour sacrifier au culte rhétorique du parallèle que les auteurs, quand ils font l’historique de leur objet, montent en épingle deux pèlerinages, celui de François Ier et celui de Charles Borromée, c’est pour mieux marquer le renversement d’alliances par une belle antithèse implicite : le Français et l’Italien, le prince temporel et le prince spirituel, le guerrier et le saint. Comment dire plus délicatement que, désormais, la maison de Savoie, avec son saint emblème, se tourne vers l’Italie et non plus vers la France ?
10Dans le cas du prince, la fonction symbolique - totémique - de la relique est obscurément liée à son statut d’image - mais à condition de jouer sur le double sens (figuration plastique et parenté spirituelle) du mot. Si le prince terrestre est le dépositaire de cette image du prince céleste, c’est que la possession est la marque visible d’une homologie profonde. Le prince terrestre est « à l’image » du prince céleste dont il possède la semblance, comme la preuve matérielle et le gage de leur relation spéculaire17. On pourrait même aller plus loin et suggérer que la fonction directement symbolique du Suaire (la trace laissée par le corps, signe de la résurrection, devient promesse de vie éternelle : c’est ainsi que les théologiens « lisent » l’image) rappelle la fonction symbolique du corps du prince, incarnation de son royaume. Le corps crucifié du Christ incarne le royaume de Dieu de la même manière que le corps du prince représente le royaume d’ici-bas18. Les variations de Marino sur le cœur-reliquaire ne sont donc pas nées du seul débordement d’une imagination maniériste : entre le prince, son royaume et sa relique, les rapports vont bien au-delà de la possession reconnue par la loi. Toute onction métamorphose : une identité symbolique naît, là où il n’y avait que contact.
11Dans cette logique complexe, la valeur mimétique apparaît tout à fait liée au statut de relique, mais elle intervient comme en surplus, pour saturer les relations. Même sans image imprimée, le Suaire pourrait avoir cette fonction totémique qui n’est pas, en elle-même, liée à la présence d’une figure. Mais bien évidemment, celle-ci renforce sensiblement les liens symboliques. Vierge de toute empreinte, le linge garantirait moins bien cette homologie en chaîne qui va du terrestre au céleste et du politique au corporel. L’image, traduction visible du ad imaginem, vient parachever les solidarités nouées par la relique.
La prise du pouvoir par le Suaire : la triade achéropoïète
12Les rapports de la relique et de l’image sont inextricables : relique, le voile tient sa prééminence de sa nature de simulacre ; image, il se définit par le contact (Paleotti) et par conséquent comme relique. Les deux natures sont intrinsèquement liées, ce qui n’empêche pas une véritable métamorphose de s’opérer, par laquelle la relique devient image. Car la soudaine fortune du Suaire après 1578 n’est pas seulement liée à sa translation -même si celle-ci, et l’opération politique qu’elle recouvre, en ont été un élément déterminant - elle tient également à une transformation du voile. Non que l’objet soit matériellement altéré (encore qu’une altération effective ait eu, comme on le verra, des conséquences non négligeables) mais il est enfin reconnu comme image par les théologiens, et promu au rang des plus insignes.
13Dans les deux dernières décennies du siècle, le Suaire fait une irruption assez remarquable dans les traités théologiques sur l’image, où il conquiert rapidement une place éminente : il forme le dernier terme d’une triade qui devient canonique, celle des portraits archéropoïètes du Christ - image d’Abgar (ou d’Edesse), Véronique et Sindone. A vrai dire, ce n’est pas cette promotion soudaine qui doit étonner, mais le long silence qui l’a précédée19, car la relique de Turin était, avec la Véronique conservée à Saint-Pierre, une des deux images achéropoïètes les plus célèbres du xvie siècle. Mais avant d’en venir aux raisons d’un si long dédain et d’une si soudaine volte-face, il faut marquer les principales étapes de cette prise du pouvoir.
14La fonction des images achéropoïètes dans la théologie iconophile est claire : elles permettent de rattacher l’usage des simulacres aux pratiques de l’église primitive et surtout à la personne même du Christ qui, laissant des portraits de sa face humaine, légitime les images et, tout à la fois, en propose un idéal impossible20. Dans cette démonstration, l’argument essentiel est l’image d’Abgar21, à laquelle s’adjoint par la suite la Véronique22. D’autres portraits authentiques viendront s’ajouter, mais dont le Christ n’est pas le peintre prodigieux.
15Deux auto-portraits ne suffisent pas à faire un ensemble : même appariés, le linge d’Abgar et la Véronique ne disent rien que chacun ne puisse, isolément, proférer. La force du Suaire est qu’il transforme ce binôme hasardeux en une triade pleinement signifiante : complétant admirablement ses deux devanciers, il achève le puzzle et fait apparaître le dessin secret qui présidait obscurément à cette série. Ce qui s’opère en plusieurs étapes.
16Dans les Historiae de Maioli (1585)23, qui enregistrent chronologiquement tous les témoignages concernant les images à partir de l’apparition du Messie, le Suaire fait une apparition discrète mais efficace : les premiers chapitres sont consacrés successivement à Abgar (chap. 2), à la Véronique (chap. 3), au Suaire (chap. 4) et à l’hémorrhoïsse (chap. 5). La triade, à vrai dire, n’apparaît pas en tant que telle, mais elle est prête, car l’image érigée au Christ par la femme que son attouchement a guérie d’un flux de sang, se distingue radicalement des précédentes : elle n’est pas formée par le Christ lui-même et, si elle est bien miraculeuse (à ses pieds pousse une herbe qui guérit), c’est seulement par ses vertus thaumaturgiques et non par son origine.
17Avec le Dell’imagini sacre de Ghini (1595)24, la triade est constituée, pleinement distincte des autres images authentiques - celle de l’hémorrhoïsse, de saint Luc, de Nicodème. Les trois images n’ont pas seulement pour elles d’être chronologiquement les premières, ni même d’être les seules véritablement achéropoïètes25, mais surtout de constituer un « legs » du Christ. Si, selon la vieille métaphore de saint Grégoire, les images sont des livres (liber idiotarum), le Suaire et ses deux acolytes forment le Testament iconique qui redouble et confirme l’Évangile.
18La triade trouve son aboutissement chez Louis Richeome, dans le dernier de ses Trois discours pour la religion catholique (1597)26. Richeome ne se borne pas à dégager le trait commun qui singularise les trois images - à savoir qu’elles sont faites par le modèle lui-même : « du temps mesme de nostre Seigneur furent faites quatre ou cing Images, de trois desquelles luy mesme fut le peintre » (p. 474) - il fait apparaître également une organisation d’ensemble. L’examen - assez succinct - des trois exemples se conclut en effet par cette considération laconique : « Voilà comme nostre Seigneur s’est pourtrait en trois divers temps : en sa vie, en son agonie, & après sa mort » (p. 476). La brièveté de la remarque ne doit pas tromper sur l’importance du propos. Car, si les trois images répondent à une organisation biographique, cela implique, de la part du Christ, une sorte de projet iconique. Les images s’articulent autour des trois moments clefs de la vie du Messie : vie, Passion et mort. Loin d’être semées au fil des circonstances, elles formeraient autant de jalons destinés à scander les étapes décisives d’un récit exemplaire. Par là, elles constituent un témoignage à part entière et comme un Évangile figuré.
19L’idée d’une configuration d’ensemble que dessineraient les trois images n’est pas une fantaisie passagère du Père Richeome, elle se retrouve chez d’autres auteurs, et notamment Daniel Mallonius, dans l’une des annotations qu’il ajoute au traité d’Alfonso Paleotti sur la Sindone. Cette elucidatio, qui prend la forme d’un véritable traité des images en miniature, amorce ainsi l’apologie :
« Que donc l’usage des saintes images soit pieux, catholique et louable, l’exemple du Christ le prouve. Celui-ci, en effet, a peint des images de son vivant comme après sa mort, avant, pendant et après la Passion. Vivant, c’est le linge transmis à Abgar, et un autre laissé à Véronique, qu’il a imprimés d’une peinture merveilleuse et indélébile ; mort, c’est le linge posé sur sa tête et le Saint Suaire. Avant la Passion, le voile d’Edesse ; pendant la Passion, le mouchoir de Véronique ; après la Passion, le Saint Suaire »27.
20La triade finit par faire système, dans ce rythme ternaire organisé autour de la Passion. Tripartition qui n’est pas, du reste, purement chronologique, mais qui suppose une forte hiérarchie ontologique. Car le dernier venu prend sur les deux autres portraits une prépondérance marquée, pour des raisons proprement théologiques : alors même que, apparu plus récemment, il est loin de jouir de la même autorité, il a une puissance symbolique infiniment plus forte.
21Le Suaire, en effet, n’est pas simplement la trace authentique du corps du Christ, il est aussi la trace de sa Passion. Il est à la fois portrait et récit, et les deux sont liés puisque l’image, produite par le sang des plaies, est la conséquence de la Passion. L’impression miraculeuse ne se borne pas à présenter la semblance du corps, elle le saisit en ce moment suprême du sacrifice où l’incarnation trouve sa raison d’être. Car, le Christ ayant assumé la chair pour racheter l’humanité, la Passion est comme la réalisation finale de l’incarnation, sa justification en même temps que son achèvement. Le Suaire est donc l’image cruciale, puisqu’il est au centre de tous les réseaux : il présente le corps au moment suprême où l’incarnation a, dans la Passion, trouvé son accomplissement ; en outre, la production même de l’image est totalement insérée dans ce drame, puisqu’elle est directement liée au supplice ; enfin, effet de la Passion, l’image est également la trace tangible de la résurrection : le succédané de cette chair que le Christ vient de quitter et la trace palpable d’une incarnation qui vient de se clore. Il est difficile d’imaginer nœud plus complexe : trace d’un corps martyrisé au moment même où il va passer de l’abjection totale à l’état de gloire, le Suaire devient le legs ultime, monument authentique d’une chair qui n’est plus, produit par l’événement même (la Passion) qui, accomplissant le destin de la chair (le Sacrifice) en signe l’abolition. On est très loin du linge d’Abgar, qui légitime les images en fournissant aux peintres un idéal de portrait parfaitement adéquat à son modèle28. En imprimant miraculeusement le Suaire, le Christ fait beaucoup plus qu’autoriser l’usage des images, il donne à l’incarnation une suite logique : cette iconisation qui, au moment de la résurrection, reproduit le geste initial. L’assomption du simulacre clôt, pour la poursuivre, celle de la chair.
22La position du Suaire est donc plus forte que celle de l’image d’Edesse, et pour deux raisons. Tout d’abord, au lieu d’être un épisode « mobile » de la vie du Christ, le Suaire est lié fonctionnellement au moment ultime, à la mise à mort. Ce faisant, l’image n’est plus simplement ce qui pallie l’absence (c’est la définition habituelle du portrait), elle devient le sceau d’un véritable pacte : elle ne prend pas seulement la relève du corps, elle devient le monument éternel et le garant symbolique du contrat entre Dieu et les hommes - comme une nouvelle arche d’alliance. L’image d’Abgar ne livre que la semblance du Christ, le Suaire est, en outre, monument du sacrifice divin et promesse de vie éternelle.
23A cette position privilégiée, qui lui donne un retentissement symbolique considérable, le Suaire ajoute un autre principe de supériorité : le mode de formation. L’image d’Abgar incarne le mystère achéropoïète dans toute sa pureté énigmatique : on peut trouver des métaphores pour qualifier l’empreinte29, mais rien ne fournit le moindre commencement d’explication, et le miracle conserve entièrement la marque de l’arbitraire divin30.
24Le mystère du Suaire est moindre en ce qu’une amorce de causalité apparaît : c’est l’effraction du corps martyrisé qui, avec le sang, les humeurs, les onguents, imprime le linge. Le miracle subsiste quant à la technique, mais il est partiellement explicable quant aux pigments : du point de vue des matières, l’objet est « naturel », mais de celui de l’art, l’énigme reste entière. Cette amorce d’explication rationnelle, loin de diminuer le prestige de la Sindone, a favorisé sa fortune, en encourageant les spéculations des théologiens31 : l’aura symbolique et ces incitations rationnelles vont, de façon inattendue, dans le même sens.
25Reste, entre le Suaire et les deux autres images achéropoïètes, une différence radicale. L’image d’Edesse et la Véronique sont avant tout des êtres de raison : elles sont la longue suite des Auteurs qui les mentionnent avant que d’être ces objets incertains et, en tout cas, rivaux, qui se disputent l’honneur d’incarner la « véritable image » léguée par le roi Abgar ou sainte Véronique. Même si l’on s’accorde, à la fin du xvie siècle, à décerner ces brevets à la relique de Gênes et à celle du Vatican32, leur existence reste plus littéraire que matérielle. Il suffit que les textes les évoquent pour que la légitimité des images soit fondée : une foule d’icônes anciennes peuvent prétendre au titre, l’identification n’a, finalement, qu’une importance secondaire. Pour le Suaire, la situation est exactement inverse : sans racine textuelle, ni biblique ni patristique33, il a un « poids » objectai indéniable. Non seulement à cause de son prestige populaire, et parce qu’il a relativement peu de rivaux34, mais parce que c’est un objet véritablement étrange. Les autres images « authentiques » sont des icônes byzantines qui ont nécessairement un air de familiarité entre elles ; le Suaire, lui, a l’air de venir d’ailleurs. N’importe quelle peinture un peu ancienne peut prétendre au rang d’image authentique, mais on ne peut si facilement se déguiser en Suaire : l’apparence de l’objet a donc un poids beaucoup plus grand et, de fait, la spéculation théologique sur cette apparence s’est donné libre cours comme pour aucune autre image.
26Cette « prise de pouvoir » par le Suaire s’expliquerait donc non seulement par des potentialités symboliques exceptionnelles, mais également par des traits matériels - dont certains sont, on le verra, accidentels. Mais ces deux séries d’atouts seraient restées sans effet si l’évolution de la théologie n’avait permis de reconnaître cette relique comme image.
Les fluctuations de la matière
27Jusqu’au lendemain du Concile de Trente, les théologiens catholiques ont, sur la question des images, adopté face aux attaques protestantes une attitude défensive qui a pris deux formes principales. Ou bien ils rejettent catégoriquement toutes les critiques et défendent, au nom d’une autorité sans appel et d’une tradition sans faille, tous les usages traditionnels et les formes, même superstitieuses, de la dévotion populaire, ou bien ils s’emploient à penser l’image comme une pure relation entre le dévot et le prototype divin et, avec une argumentation empruntée à la scolastique, ils s’efforcent de démontrer que l’image n’est véritablement image qu’en tant qu’elle est signe et non chose. Double réponse à l’accusation d’idolâtrie qui faisait de l’image, non plus un instrument pédagogique concédé à notre nature corporelle, mais un instrument de séduction diabolique qui nous englue dans l’abjection de la matière. On récuse en bloc les accusations ou bien l’on cherche à démontrer - non sans paradoxe - que l’image n’a rien de matériel. Cette étonnante entreprise de dématérialisation, dont Mathieu Ory est le plus digne représentant35, ne fait que pousser à bout un des caractères essentiels du discours des théologiens sur l’image : une abstraction livresque qui se soucie fort peu des pratiques concrètes des peintres et qui, à quelques exceptions près, ignore superbement les réalités matérielles de la peinture36. Après le Concile c’est bien connu, la stratégie change : le besoin de réformer les abus et de promouvoir une nouvelle politique offensive de l’image suscite, dans la production théorique, une rencontre entre théologie des images et théorie picturale dont Gabriele Paleotti est le symbole. A quoi s’ajoute, dans la pratique, une politique nouvelle de promotion et de contrôle. L’un des effets de ce changement d’orientation est l’intérêt pour les images concrètes, qui se traduit par le développement d’une littérature spécialisée. Après des décennies de traités abstraits qui ne s’appuyaient que passagèrement sur l’exemple de l’image d’Abgar ou de la Véronique, paraissent des traités entiers consacrés à une image miraculeuse ou simplement vénérable. Auparavant, l’image concrète n’avait rien à apprendre au théoricien ; désormais, par un juste retour des choses, c’est le discours théorique qui est réduit en position ancillaire, simple préambule à la glorification d’une statue ou d’une peinture vénérée.
28Les traités et les sermons consacrés à la Sindone relèvent tout à fait de cette littérature de l’image concrète qui se développe, à la même époque, autour du Volto Santo de Lucques, de la Madone de San Michele de Vérone ou de celle du Monte délia Guardia à Bologne37. A cette différence près que le Suaire a un étrange statut de « méta-image ». Faire son éloge, ce n’est pas seulement faire celui du prince qui la possède, mais surtout celui des simulacres. Relique des reliques, il est également image des images - capable, à elle seule, de dire la gloire de ses semblables.
29Un des témoins de ce renversement étonnant est la quatorzième des Lettioni que Francesco Panigarola prononce à Turin, en 1582, devant le duc Carlo-Emmanuele. Ce sermon, inclus dans une série qui constitue une réfutation systématique de la doctrine de Calvin, est consacré aux images, et il s’achève sur cette envolée :
« Et finalement où parlay-je et devant qui parlay-je sinon devant vous sérenissime Prince, auquel Dieu a donné le Sainct Suaire, gardé en ceste ville de Turin ? J’avois grand tort si je vous reputais tant ingrat, qu’ayans ceste image, vous ne fissiez honneur aux images : Sainct Suaire, je vous adore, aussi très humblement de ce lieu, relique des reliques qui avez eu aussi le corps, en ce plus heureux que n’a eu le ventre de la Vierge Marie, puisque l’ame retournant, il n’estoit plus mortel, qui avez en vous imprimées toutes les effigies des plus grandes reliques, où le corps est pourtrait : où on voit les batures [ = coups, it. battitura.] & où je diray quasi que le sang de nostre sauveur Jésus Christ fume encore, y aura il icy où vous estes langue tant hardie qui parle contre les images ? Ha langue temeraire, si tu y es, il est bien raisonnable que tu sois brûlée, & que le feu te punisse, puisque le feu mesme, plus modeste que toy, n’osa passer pour offenser l’image d’une si sainte image. O Monseigneur vous estes très heureux, très riche et très puissant : c’est icy vostre heur, vostre thrésor, vostre deffence : voire mesme c’est le livre où nous lisons l’honneur des images.
Nos adversaires donc nous accusent à grand tort. Allez en paix etc. »38.
30Ce lyrisme est un bel exemple des rapports nouveaux qui s’instaurent entre le discours théorique et l’exemple concret. Panigarola se situe à mi-chemin entre le traité général, qui ne fait que des mentions passagères de l’image concrète, et le traité spécialisé qui, s’attachant exclusivement à la célébration d’une image vénérable, ne développe que par parenthèse la question théorique39. Ici, les deux discours sont confrontés, en deux blocs antagonistes. Certes, quantitativement, ils sont très inégaux : l’éloge de la Sindone est très court, mais sa position finale lui donne une intensité dramatique très vive. Au lieu d’être invoqué, en passant, comme la preuve concrète que le Christ a légitimé l’usage des images, le Suaire constitue le but ultime d’un discours théorique qui vient, pour ainsi dire, s’échouer aux pieds de la relique. La défense des images ne se conclut pas sur cet objet, on pourrait dire qu’elle se tait. Le Suaire intervient comme le mot de la fin. Son invocation suffit : que son nom soit prononcé et la cause est entendue. Moment de pathétique ultime où le prédicateur renoue avec les usages de l’ancienne rhétorique. Là où la parole faut, l’ostension produira, au-delà des mots, cet effet de preuve par lequel l’affect est bouleversé. Le rhéteur antique, pour emporter la conviction des juges, exhibait brutalement le linge souillé du crime - la vue du sang de la victime étant censée emporter, dans le désordre des affects, une conviction que les méandres du raisonnement n’avaient pas assez ancrée40. De même, semble-t-il, le prédicateur médiéval brandit l’image ou la relique pour achever de secouer une torpeur que son éloquence ne peut dissiper toute seule41.
31Le geste de Panigarola n’est donc pas sans antécédents. Il n’en constitue pas moins, dans la production théorique sur l’image, un moment clef : celui où une image singulière conquiert cette position de suprématie qui lui donne, de plein droit, statut directement théorique. Moment de dévoilement où la raison se tait devant l’évidence absolue. Moment de sidération : un objet en lieu et place de tout un discours. La métaphore banale du livre sur laquelle Panigarola clôt sa « leçon » (« c’est le livre où nous lisons l’honneur des images ») prend ici un sens nouveau, car l’économie même du sermon met en œuvre cette équivalence entre l’image et le discours, puisque celui-ci abdique devant celle-là42.
32L’image parle. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? Parce que sa position symbolique lui donne, malgré son arrivée très tardive sur la scène, une autorité incontestable. Mais également parce que, entre toutes, elle est la plus singulière et la plus déroutante. Dans cette période où les théologiens se penchent sur les images concrètes et, d’un œil d’expert, commencent à spéculer sur leur apparence sensible, les « défauts » mêmes du Suaire - il est difficilement déchiffrable et plusieurs systèmes de traces s’y superposent - deviennent autant de richesses théologiques. Les caractéristiques matérielles de l’objet sont donc pour une part non négligeable dans son succès. C’est parce qu’elle ne livre pas tout de go la semblance de son modèle, parce qu’elle est brouillée et difficilement déchiffrable, en un mot, parce qu’elle est en partie à construire, que l’image parle, incessamment offerte aux caprices herméneutiques et allégoriques des théologiens. Et dans cette apparence matérielle, un accident de son histoire est décisif : le miracle qui, en 1532, la sauve des flammes.
La Passion de l’Image
33Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532, un incendie ravage la Sainte Chapelle de Chambéry où le Suaire est conservé, dans sa châsse d’argent scellée au mur. La relique est sauvée in extremis, mais le feu a laissé des traces noircies et des trous dont la symétrie rappelle les pliures du linge, sans toutefois empiéter sur l’image du corps. L’événement a eu un retentissement considérable, et c’est, de très loin, le principal épisode que retienne la geste du Suaire.
34Cet incendie est providentiel, puisque sa première conséquence est d’établir avec éclat l’identité de la relique et d’accréditer pleinement ses prétentions achéropoïètes. Auparavant, les conditions de sa translation de Palestine en France étant obscures, rien n’attestait que le linge de Chambéry fût le linceul du Golgotha. Par le feu, les lacunes - spatiales et temporelles - de l’histoire du Suaire sont comblées d’un coup. C’est la preuve du miracle par le miracle : la préservation miraculeuse atteste l’origine achéropoïète. Si Dieu permet qu’un simple linge échappe à un feu qui brûle tout - jusqu’au marbre de la chapelle ! -, s’il écarte les flammes sur le passage des sauveurs43, c’est pour confirmer que cet objet échappe aux lois de la nature et que c’est bien miraculeusement que le corps de Jésus a déposé sur lui sa trace. La chose est avérée, du reste, par une enquête menée à l’instigation de Clément VII ; et les indulgences plénières accordées en 1506 par Jules II sont confirmées par une nouvelle bulle. Le jugement de Dieu est certifié par le jugement des hommes et le prestige de la relique s’accroît du poids juridique d’une expertise.
35En vérité, l’épisode est un peu plus complexe. En un premier temps, le miracle n’a pas été pleinement reconnu : les sceptiques se gaussent de cette insigne relique qui brûle comme fêtu de paille44, et les hérétiques brocardent ce phénix qui, disparu en fumée, renaît de ses cendres45. L’incendie suscite donc des rumeurs que l’enquête papale aura pour mission d’invalider. Au prix d’un paradoxe, et d’une définition nouvelle du miracle -où la relique assume pleinement sa fonction d’image. Le paradoxe tient à une contradiction entre les auteurs qui affirment que le Suaire est indemne46 et ceux qui reconnaissent que le feu l’a atteint47. Contre toute logique, les deux partis ont raison car, si des marques de brûlure ont entamé le linge, l’image corporelle est totalement intacte. Le Suaire est brûlé et néanmoins sauf. Si le support est troué et noirci, la semblance est préservée sans dommage48.
36On pourrait imaginer plusieurs interprétations de cette situation ambiguë. La plus évidente, peut-être, serait d’y voir un avertissement céleste, une mise en garde contre les excès d’un culte matériel : la semblance est sauve, mais la matière est condamnée par le feu divin. Bien évidemment, les théologiens catholiques allégorisent l’affaire tout autrement, et de façon plus ingénieuse. Simone Maioli, dans ses Historiae, ne recule pas devant le paradoxe49. Les brûlures du linge, loin d’infirmer ou même de limiter le miracle, ne font que le mettre en évidence, car elles gravent le souvenir de cet événement dans la matière même de l’image. Elles assument ainsi une double fonction. Tout d’abord, elles prouvent le miracle en éliminant la seule explication rationnelle d’une pareille préservation, l’hypothèse d’un linge tissé dans ce lin des Indes dont parle Pline50 et qui, par nature, résiste au feu : un Suaire par nature incombustible réintégrerait l’événement dans le fonctionnement normal des propriétés naturelles ; il faut donc que le feu laisse sa marque pour prouver qu’il avait bien prise sur l’objet et que, s’il n’a pu faire son œuvre, c’est qu’il en a été empêché. Première valeur des brûlures : dans l’investigation « expérimentale » du miracle, elles sont un indice probant. Mais elles ont également une fonction plus troublante : enregistrant l’événement, elles gravent, dans l’image même, sa propre histoire51. Ce qui constitue un curieux détournement de la fonction première que toute la tradition chrétienne reconnaît aux images : la fonction mémorative. Indemne, le Suaire conserve le souvenir de l’apparence humaine du Christ ; endommagé, il porte témoignage, non plus seulement des souffrances de la Passion, mais du prodige qui, révélant la nature miraculeuse de l’image, prouve a posteriori son origine achéropoïète. Fonctionnement vertigineux : l’image ne se contente plus de présenter un objet (le corps christique), ni même de raconter une histoire (la Passion), elle témoigne, à travers les accidents de sa propre histoire, de son statut d’image miraculeuse. Et par conséquent, elle annonce cette fonction de « fondement des images » dont les images achéropoïètes sont investies, cette étrange propriété qu’elles ont de légitimer, par leur seule existence, l’usage des images.
37Ce « dérapage » de la fonction mémorative, qui détourne l’image de son objet (le Christ) et la pousse à capter pour elle-même l’attention du spectateur, peut sembler concorder entièrement avec les critiques que les Protestants adressent inlassablement aux simulacres. Il y a véritablement détournement des affects, et des fidèles sont incités à célébrer, non plus la Passion du Christ, mais le miracle de l’image. Celle-ci détourne à son profit une adoration qu’elle est censée transmettre directement au prototype. Les Catholiques pourraient rétorquer que le miracle n’est lui-même qu’un avatar de la Passion : c’est une de ces Passions de l’image dont la piété iconophile se nourrit52. En témoignant ainsi du miracle dont elle a été le théâtre, l’image ne fait donc que pousser jusqu’au bout sa vocation mimétique : représentant la Passion, elle va jusqu’à la mettre en acte. Créée par les effractions de la chair du Christ, elle subit, dans sa chair d’image, les blessures de la Passion. Joli thème de prédication sur lequel brode Camillo Balliani, dans la troisième partie du cycle de sermons qu’il consacre au Suaire :
Ainsi, ces fissures qui, avec la permission de la Providence divine, sont restées dans le Suaire pour conserver une mémoire éternelle du miracle et le mettre mieux en évidence, étaient autant de bouches que le feu a ouvertes pour inviter les populations à le révérer, comme pour dire le vers de David Adorate scabellum pedum ejus quoniam sanctum est [ « adorez son marchepied parce qu’il est saint »53]. Paroles qui, avec tant de force et de clarté, enseignent et démontrent le culte et la révérence dus aux saintes reliques et particulièrement au très saint Suaire54.
38Les trous du Suaire sont les plaies-bouches qui appellent à l’adoration des icônes55. Comme les plaies du Christ interpellent le dévot et le convient à une conversion de cœur, les fissures du linge l’invitent à suivre la « vérité catholique », c’est-à-dire la foi en Jésus et la vénération des images et des reliques.
39Balliani, par ces plaies-bouches qui rappellent les plaies vociférantes de Marino56, parachève l’allégorisation de l’incendie de 1532. En outre, ainsi marqué, le Suaire trouve l’aboutissement de sa vocation iconique, car, non content de détourner à son profit la fonction mémorative, il opère de même avec une des deux autres fonctions canoniques de l’image, l’imitation. L’image est supposée inciter le spectateur à suivre les vertus du saint qu’elle représente. Le Suaire ne se borne pas à pousser les dévots dans la voie ouverte par le Christ, il met lui-même en pratique une telle imitation. Les plaies-bouches qui s’ouvrent dans le linge sont, en quelque sorte, les stigmates par lesquels l’imitation christique parachève le mimétisme achéropoïète : stigmatisée, l’image imite en sa chair ce corps qu’elle figure, et la perfection de l’imitation achéropoïète se trouve comme saturée et presque dépassée57. Il est impossible de pousser plus loin la vocation mimétique, le Suaire conjugue toutes les formes imaginables de mimésis - à l’exception de celle même qu’il légitime : l’art.
Un sang incombustible
40L’incendie ne fournit pas seulement un prétexte aux débordements de la passion allégorisante, il offre également l’occasion de sonder le mystère achéropoïète, en interrogeant celui de la préservation. Car, pour établir le miracle, il ne suffit pas de constater que, brûlé, le linge n’était pas, par nature, à l’abri du feu, encore faut-il comprendre par quel mécanisme il en a été préservé. Maioli l’explique ainsi :
...et il ne faut pas penser que ceci - à savoir que l’on observe sur le linge des traces de combustion - soit arrivé fortuitement, car si dans l’image il n’y a eu aucun dégât, c’est afin que l’ampleur du miracle en soit accrue, et que l’on comprenne que c’était le privilège du sang du Christ, et non pas du lin de Chypre ou d’Inde qui ne brûle pas. Car si le linge avait été peint ou enduit selon une technique humaine, tous les pigments auraient été effacés, le lin étant préservé, certes, mais, à défaut d’être brûlé, complètement nettoyé. Et pourtant, c’est le contraire qui s’est produit : c’est le linge qui a été brûlé et le sang qui a été préservé sans dommage, pour que soit établi, non pas le privilège ou les propriétés naturelles du lin de Chypre, mais la puissance divine dans l’image58.
41Le miracle est soumis à l’appareil déductif des investigations scientifiques. Il n’est plus question d’invoquer le mystère divin sans preuve concluante : il faut l’asseoir sur un fond de rationalité. On trouve ici, assurément, une réponse indirecte à la critique protestante du miracle. La volonté divine n’opère plus dans le pur caprice - si le miracle déroge aux lois de la nature, c’est désormais dans le mécanisme réglé d’une raison supranaturelle. La vision extatique laisse place au regard myope de l’expert. Le miracle échappe à la nature, il ne saurait pour autant contrevenir à la logique. Pour sauver le linge, la Providence a dû recourir à des instruments qui, pour être surnaturels, n’en sont pas moins rationnels. Si l’image sort indemne des flammes, sans que, par lui-même, le linge soit incombustible, c’est que quelque chose, dans l’image, a la vertu de repousser le feu - la logique est sans défaut qui conduit à cette réponse imparable : le sang est incombustible.
42L’invention est belle, d’une apparente lapalissade (le sang ne brûle pas) qui se retourne en mystère59. L’investigation rationnelle débouche sur une réponse qui importe moins pour ses pouvoirs d’élucidation que pour sa puissance de suggestion et pour les associations obscures qu’elle éveille. La raison, ici, travaille le phantasme : ce sang plus fort que le feu, c’est celui même qui embrase le cœur des dévots et distille dans leurs veines les ardeurs de la foi. Une dialectique des éléments s’esquisse, qui relie obscurément les procédures miraculeuses qui ont formé l’image aux voies mystérieuses par lesquelles elle étend son empire sur les âmes.
43L’examen des brûlures - ou plus exactement la méditation allégorique qui en tient lieu - permet de spéculer sur la matière du simulacre, comme si le miracle du feu présentait une version plus lisible du mystère achéropoïète. De tels examens deviennent courants dans la littérature consacrée aux images concrètes : on scrute l’apparence de l’objet pour trouver la preuve de son authenticité dans les ravages du temps ou dans les merveilles de la « ressemblance ». Mais, au regard de la tradition théologique, ces examens sont troublants car ils impliquent une inversion totale des valeurs. De l’image et de sa matière, les théologiens catholiques ne connaissaient qu’une face noble : sa face abstraite et philosophique, celle qui la montre portant secours à l’imbécillité humaine et permettant à la connaissance de pénétrer par les sens. Et ils voulaient résolument ignorer la face honteuse, celle qui précipite la dévotion populaire dans de louches pratiques qu’il vaut mieux passer sous silence : ces couleurs que les simples grattent pour en faire des potions magiques, ces membres qu’ils touchent et embrassent, ces figures qu’ils immergent, exposent à la pluie ou couchent sur des lits d’épines. Les théologiens ne voulaient rien savoir de cette matière de l’image et voilà qu’ils y traquent la vérité, qu’ils la scrutent d’un œil d’expert pour y trouver la formule du miracle et le secret de son action. Preuve que l’image, désormais, est matière et non pur signe. Relique aussi bien que semblance.
L’image invisible
44Dans le cas du Suaire, cette attention à la matière est normale, puisque c’est d’abord une relique. Mais l’incendie, en posant la question du rapport du support (brûlé) et de la semblance (intacte), souligne dramatiquement sa nature d’image, et la lie étroitement à son état matériel. Cette attention redoublée à la matière va de pair, bizarrement, avec une autre séquelle de l’incendie, apparemment contradictoire : fragilisé, l’objet est retiré du regard60. Le souci de l’apparence concrète coïncide avec une mise au secret. Ce qui n’est pas sans logique : on compense la rareté des apparitions par l’intensité nouvelle du regard.
45Ce n’est pas, il est vrai, le principe de l’ostension qui est mis en cause, mais sa périodicité. Auparavant, la relique était montrée une fois par an, selon une décision papale de 1506, instituant une fête du Suaire le 4 mai. Après, elle ne sort plus que rarement de sa cassette, image exceptionnelle réservée aux circonstances exceptionnelles. Le rythme calendaire laisse place aux caprices du sort, le Suaire ne répondant plus qu’aux appels du Destin, bénéfiques (mariages princiers) ou maléfiques (épidémies).
46En outre, ces rares ostensions d’une image difficile à déchiffrer se déroulent dans des conditions telles que peu de gens, finalement, peuvent se targuer de l’avoir vue - et, de fait, beaucoup d’auteurs n’en parlent que par ouï-dire, sur la foi d’autorités61. Curieux paradoxe que cette image dont les apparitions sont fugitives et dont néanmoins on commente les menues particularités, sans même les avoir vues. Ce nouveau mode de visibilité n’en répond pas moins admirablement à l’emploi que le discours théologique confère au Suaire. Car celui-ci est plus qu’une image et son existence n’est plus tout à fait de l’ordre du visible : image au second degré, il cherche moins à assouvir un désir de voir qu’à fonder un ordre de la figuration. Et c’est exactement l’usage qu’en fait Panigarola dans le sermon cité plus haut62 : le discours sur les images s’achève par une ostension du Suaire, mais celle-ci est purement verbale. Il faut que le simulacre soit caché pour atteindre ce statut de symbole où s’incarne la Vérité des images. Et il y a une étrange collusion entre la mise au secret et le statut de « méta-image ». Il faut que l’icône reste occulte précisément parce que son propos n’est pas d’engluer le spectateur dans la contemplation d’un corps supplicié. Elle est là, toute proche, mais absente. Elle existe, mais à l’abri des regards. Témoin éternel de la Passion d’un corps et de sa résurrection, elle ne révèle ce corps que pour en marquer l’absence définitive. Et pour mieux figurer cette présence-absence du corps, elle-même s’offre et se refuse. Le corps divin lui a donné mission de le représenter et de fonder les représentations. Elle pousse l’imitation de son modèle jusqu’à se faire représenter elle-même par des copies63. Trace pérenne de ce qui n’était que trace passagère, voile figurant le voile terrestre qu’assumait un Dieu incorporel, le Suaire devient ce fondement occulte où la Vérité s’incarne et se dérobe.
L’au-delà de la peinture
47L’image du Suaire n’est pas exactement de l’ordre du visible, et c’est sans doute ce qui en fait un paradigme pictural.
48Visible, pourtant, le Suaire l’est assurément. L’œil saisit des formes, sur le linge. Mais ces formes sont multiples, enchevêtrées et brouillées. L’incendie de 1532 a sa part dans cette confusion puisque, aux taches de sang et d’» humeurs » (onguent, sueur) qui dessinent la figure, il a superposé d’autres traces : brûlures et trous, et ces grandes auréoles, produites vraisemblablement par l’eau jetée pour éteindre les flammes, que les auteurs du xvie siècle ne mentionnent pas, parce que, couvrant en partie l’empreinte du corps, elles compromettent l’analyse qu’ils font du miracle64. Ces surimpositions rendent la figure difficilement lisible et c’est ce brouillage qui, de manière inattendue, rapproche cet objet aberrant d’une œuvre de peinture.
49Ces traces incertaines, où une image divine naît du hasard des taches, ne sont pas sans évoquer les caprices de la Nature-artiste : le Suaire offre la version chrétienne des méditations sur la part du hasard dans l’élaboration du dessin et sur les ludi Naturae. Théoriquement, il répond au dessein concerté d’un Dieu peintre, mais concrètement, il se présente comme ces nuages ou ces murs lépreux qui ont fasciné un Piero di Cosimo et un Léonard de Vinci65. L’analogie picturale ne s’arrête pas là : le quadrillage opéré par les brûlures suggère tour à tour une métaphore du cadre (accompagnant et respectant l’image, elles la cernent et délimitent comme un espace figuratif) et un rapprochement avec les techniques picturales : gravant dans le linge le réseau symétrique de ses plis, les brûlures prennent le corps dans une construction géométrique qui rappelle les dessins préparatoires des peintres. Mais ces analogies ponctuelles ne sont rien à côté de ce qui transforme la relique en idéal de la peinture.
50Achéropoïète, l’image échappe complètement à cette compromission avec la main qui fait obstacle aux prétentions libérales de la peinture humaniste. Dans l’image achéropoïète, la peinture sort définitivement des arts manuels et trouve sa légitimité intégrale : non pas seulement sa légitimation religieuse, mais sa dignité humaniste. Cette hypothèque de la main et de la technique, les peintres essaient de la lever dans la maniera, cette sublimation du geste qui fait de la main le dépassement d’elle-même. Le Suaire va encore plus loin, car il est plus qu’une simple image achéropoïète dont la formation ne doit rien à la main humaine, il est non seulement au-delà de la technique, mais presque au-delà du sensible - une image intelligible. Obligeant le spectateur à reconstruire, dans ce dédale de signes superposés, l’image d’un corps, cette figure étrange se présente à la fois comme un objet plastique et comme une opération mentale.
51D’où la théorie du double dessin que Marino emprunte à Zuccari pour traduire le caractère exemplairement pictural d’un Suaire qui incarne à la fois le disegno interno intellettivo (en gros : l’idée du peintre) et V ester no prattico (l’agencement des formes sur la toile). Le développement de Marino est essentiellement allégorique : il traduit cette opposition par une longue série de couples binaires : amour et douleur, esprit et sens, intention et effet, volonté et exécution, offrande et souffrance, etc.66 Mais il ne faut pas croire pour autant que Marino se contente de prendre au hasard quelques concepts picturaux comme simple prétexte à une chaîne métaphorique qui se perd dans le lyrisme. Car le Suaire est bien double. En son principe, c’est une image parfaite, et par son origine divine et par sa production miraculeuse. Mais en son apparence sensible, c’est une ébauche trouble.
52Contradiction qui débouche sur ce paradoxe : le Suaire, si peu satisfaisant qu’il soit picturalement, incarne un idéal de la peinture parce qu’il rencontre l’idéal humaniste d’un art fondé sur la subordination entière du visible à l’intelligible. Idéal laïque qui consonne sensiblement avec l’idéal religieux. Assurément, il n’est pas possible de soupçonner une pareille image de compromission avec le voyeurisme : cette image - intellectuelle en ce qu’elle demande un effort de déchiffrement - ne saurait encourir le soupçon de chercher à séduire, à flatter l’œil et, par une complaisance coupable pour le corps, entraîner l’âme dans les séductions de la chair au lieu de l’élever vers les hauteurs arides de la vertu dévote. Image sensible, certes, puisque, faite par les blessures mêmes que la Passion a ouvertes dans le corps christique, elle est déjà au-delà des apparences : entre l’image de ce corps qu’elle livre de façon trouble et le sens allégorique de cette figure.
53L’esthétique platonicienne que Marino emprunte à Zuccari est donc tout à fait à sa place. Dans le Suaire, coïncident absolument la forme sensible et son fondement spéculatif (l’idée) devenu visible. Car, forme plastique, il est une forme inaboutie : une forme difficilement lisible et qui demande un effort intellectuel comme aucune esquisse de peintre. S’il n’était sacralisé par son statut de relique, l’objet n’existerait même pas au regard des témoins : un linge souillé. Mais, exigeant un effort de déchiffrement, il incarne admirablement ce besoin d’une forme qui serait encore intellectuelle. Image nécessairement parfaite mais pratiquement inaboutie, elle est au-delà et en-deçà de l’image, entre la visibilité des choses de ce monde et la lisibilité de celles de l’au-delà.
54L’image miraculeuse réalise donc cette interpénétration du sensible et de l’intelligible que la peinture humaniste se propose pour idéal. Mais sa fonction picturale ne se borne pas là, elle incarne également le Parangon de l’œuvre peinte. Le chef-d’œuvre a toujours eu, dans la théorie de l’art, un statut singulier puisque, défini en termes d’excès, il fait constamment obstacle aux efforts rationnels de l’analyse. Conçu comme un dépassement du savoir-faire, contrevenant aux lois de l’art, il lance un perpétuel défi à l’intelligence théorique. Comme si la théorie ne se fondait que sur ce qui la dépasse, le chef-d’œuvre se définit d’échapper sans cesse à une analyse qui, cherchant à le définir, ne vise qu’à l’enfermer. Or, si l’œuvre, en sa perfection, est meraviglia et miracolo67, le Suaire apparaît comme la quintessence du chef-d’œuvre. L’énigme d’un chef-d’œuvre sans origine dans les secrets de l’art est radicalisée par le miracle divin. Celui-ci présente à l’investigation une limite absolue : le mystère de la foi et les voies impénétrables du divin. Le Suaire se situe donc en ce point de convergence où la théorie picturale rencontre ses limites théologiques : le mystère du chef-d’œuvre divin vient « expliquer » les profondeurs occultes du miracle humain.
55La tentative de Marino, qui réécrit en termes théologiques la théorie picturale et, inversement, laïcise la mystique du Suaire par un lexique profane, n’est donc pas si étrange qu’il y paraît, car elle se fonde sur une parenté secrète mais réelle. Si l’œuvre d’art est pensée sur le modèle du miracle, en termes de « surplus », de dépassement de la technique, de défi aux lois de la matière, l’image miraculeuse n’est pas tant, pour l’art humain, un au-delà radical qu’un idéal. L’achéropoïète est dans un rapport moins antinomique que tangentiel avec le chef-d’œuvre : les deux ont en commun de provoquer un même saisissement, une même interrogation sans réponse sur une technique sans explication visible. Et le rapprochement est d’autant plus net que la conception de l’achéropoïète est en train de changer. Interrogeant la matière et la manière, pour éliminer une à une les hypothèses et conclure à un fonctionnement hors nature, l’analyse de l’image achéropoïète s’apparente à celle du chef-d’œuvre, et elle conclut pareillement à une maestria qui défie l’explication technique. Apparemment, les deux discours s’excluent ; en réalité, ils sont sourdement homologues.
56En empruntant les concepts de la théorie picturale, Marino démontre ce rapport étrange, cette « homologie dans l’exclusion mutuelle » : le Suaire incarne d’autant mieux ces catégories qu’il les excède radicalement. On peut le vérifier à propos du coloris. Dans les deux couleurs du linge - blanc et rouge - Marino découvre, conformément à l’habitude, des valeurs symboliques (divinité/humanité, innocence-/patience, etc.)68, mais à cette différence près qu’il ne s’agit plus de symbole : c’est l’humanité qui s’incarne directement en ces couleurs. Ce qui est d’ordinaire lien conventionnel et symbolique devient consubstantialité et participation métonymique : la couleur même est une relique.
Le voile de Parrhasius
57Avec Marino, le Suaire devient donc ouvertement une allégorie de la peinture. Ce n’est pourtant pas au seul Marino que revient le mérite d’avoir perçu les possibilités d’une analogie qui travaille sourdement toute la littérature sur le Suaire. Il a, sur certains points, des devanciers qui vont plus loin que lui. Ainsi Camillo Balliani, dont le propos, d’ordinaire, n’a rien de pictural : dans la première partie de ses Ragionamenti (1610), il applique allégoriquement au Suaire la rivalité de Zeuxis et de Parrhasius. Cette anecdote - un des plus célèbres apologues antiques sur la peinture, rapporté par Pline (Hist. Nat. XXXV, 64-66) - raconte la compétition organisée entre les deux artistes, invités à produire chacun un chef-d’œuvre. Zeuxis présente des raisins si bien imités que les oiseaux s’y laissent prendre et essaient de les picorer. Avisant, dans l’atelier de Parrhasius, un voile, il veut le soulever, pour découvrir le tableau caché dessous - mais le voile, peint en trompe-l’œil, ne dissimule rien : il est le tableau lui-même. Son erreur reconnue, Zeuxis concède la palme à son rival, qui a su prendre à son illusion non pas des animaux sans jugement mais un homme de l’art.
58Balliani et, à sa suite, Marino appliquent l’apologue au Suaire, identifié au voile de Parrhasius, dans la rivalité qui oppose le Christ au Démon. Tout comme Zeuxis séduit les oiseaux avec ses raisins, le Démon séduit les hommes avec la vigne et le vin (Balliani)69, ou avec la pomme du péché originel (Marino)70. Mais le Christ, par cette nouvelle toile de Parrhasius, triomphe des ruses du grand Séducteur. En vérité, malgré son propos ouvertement pictural, Marino se contente de la transposition : il ne tire pas grand parti de l’apologue, à la différence de Balliani qui développe ainsi l’allégorie :
« Christ notre Rédempteur ne peint pas, comme Zeuxis, des raisins trompeurs, beaux et agréables en apparence, qui s’avèrent ensuite vénéneux et mortifères, mais il a peint, comme Parrhasius, une toile comme s’il y avait, cachée dessous, (et de fait elle y était et elle y est encore) une excellente image. Et il l’a peinte avec tant d’art que le Démon son adversaire, avec tous ses méchants tours, en est resté trompé, et que toutes ses œuvres ont été perturbées. Et voilà la toile peinte avec un art si merveilleux par notre prodigieux peintre : c’est le très saint Suaire. Et bien que sa vue nous rappelle la Passion la plus douloureuse et la mort la plus avilissante qu’ait jamais subies aucun homme, néanmoins sous lui est caché un si grand bien que le cœur humain n’est pas de taille à le pénétrer ni la langue humaine à pouvoir l’expliquer convenablement »71.
59Par la suite, est déroulée la litanie des secrets du Suaire : « Sous cette toile est cachée la vie éternelle des croyants », « Sous cette toile est cachée la force, la vertu et la puissance du Christ », etc. (p. 105). En soulignant ainsi la dimension occulte, Balliani met le doigt sur le cœur de cet apologue : l’image sous l’image. Et l’application au Suaire est une trouvaille dont il pressent les possibilités beaucoup mieux que Marino. Ce dernier se borne à établir une similitude proportionnelle, selon une technique qui est typique de son écriture métaphorique72 : le Christ est à Parrhasius ce que le Démon est à Zeuxis. Dans cette similitude, le rapport est double : le fruit comme instrument de tromperie (les raisins de Zeuxis, la pomme de la tentation) et la toile (peinte en trompe-l’œil pour Parrhasius, support d’image pour le linceul). Si ingénieux que soit le parallélisme, Marino laisse de côté l’élément essentiel, sur lequel Balliani mettait à juste titre l’accent. Car le rapport entre la toile de Parrhasius et le linge du Suaire va bien au-delà d’une identité de motif un peu boiteuse. Chez Marino, le recoupement est purement synonymique, et tient au simple fait que l’on peut désigner les deux objets par le même vocable, alors que tout, par ailleurs, les oppose : la toile est, chez Parrhasius, fictive (c’est l’objet de la représentation), alors que, dans le Suaire, c’est le support réel. Pourtant, cette assimilation fortuite recouvre une identité plus profonde - c’est la question du secret de la peinture.
60En quelque sorte, le Suaire vient révéler les possibilités théoriques latentes de l’apologue. Car celui-ci n’est pas si simple qu’il le paraît. De prime abord, il semble proposer à l’art un idéal de réalisme illusionniste : l’impression de réalité est le but ultime, et les techniques d’illusion sont la forme la plus achevée de virtuosité technique. Pourtant il y a quelque paradoxe dans ce chef-d’œuvre où la maestria s’affirme dans la négation même de tout objet : car un voile n’est qu’un voile. Même si le drapé a été de tout temps, en peinture comme en sculpture, un des exemples canoniques de l’exploit technique et de la maîtrise illusionniste, le voile est un objet indigne du regard du peintre, en même temps que le paradoxal désaveu de la fonction primordiale de l’œuvre plastique : donner à voir73.
61A l’époque de Pline, où la théorie picturale est faite essentiellement de listes généalogiques et de considérations techniques, un tel apologue a pour vocation de « penser obscurément » la peinture, la théorie ne s’écrivant que sous le couvert de l’anecdote. Et le rôle de cette anecdote-ci est de mettre en scène l’articulation essentielle du caché et du montré : Parrhasius fait paraître (le récit de Pline insiste sur le caractère théâtral) un objet pour faire croire qu’il en cache un autre. Ce faisant, il joue avec la crédulité du spectateur pour mettre à nu, d’un coup, son désir de voir et la maîtrise du peintre. Caché-montré, l’objet n’est finalement que la scène insignifiante où un désir rencontre l’impossibilité de sa satisfaction. Leurre et déception qui se retournent en plaisir symbolique : affirmation, pour la peinture, de sa maîtrise dans une réflexivité narcissique74.
62Assurément, il y a plusieurs lectures possibles de l’apologue, mais sa fortune à la Renaissance provient essentiellement de la manière dont il devance la théorie humaniste, en sous-entendant que la peinture n’est pas reproduction gratuite des apparences. Car Parrhasius opère, en ce chef-d’œuvre, une véritable dérision de la peinture. Il pousse jusqu’au bout sa puissance d’illusion, mais en adoptant un objet qui, n’ayant rien à voir avec la « Beauté », reste étranger à l’art - un objet paradoxalement indigne de la maestria qu’il met en évidence. Ce faisant, il montre que la peinture est autre chose qu’un art du visible, que c’est un art tout intellectuel qui peut jouer avec l’imagination et avec le désir. Assumant des objets immontrables, il feint de cacher un secret sans autre profondeur que la peinture elle-même. En exhibant ainsi qu’il cache quelque chose, pour montrer qu’il n’a rien à cacher que sa propre apparence, le tableau de Parrhasius se construit sur le secret feint d’un manque-à-voir qui n’est jamais que l’autre face d’un manque-à-cacher. Inversant radicalement la métaphore humaniste (la peinture comme fenêtre ouverte sur le monde, comme veduta), le voile de Parrhasius dit, au fond, la même chose, car on n’exhibe jamais qu’en cachant ce qui déborde le cadre. Désignant le jeu perpétuellement réversible du visible et de l’invisible, allégorie d’un désir intrinsèquement inassouvi, l’apologue désigne la peinture comme son propre excès : non pas plate copie des apparences sensibles - si ce n’est par feinte - mais exploration, impossible en son projet, d’un au-delà du visible.
63Apologie du trompe-l’œil ou triomphe de la réflexivité, l’apologue se prête à bien des moralités - mais en particulier à la lecture théologique. Et Balliani en ouvre la voie, en mettant à jour la métaphysique implicite dont l’apologue était porteur. Car ce dernier se prête étrangement à une allégorie de la peinture chrétienne. Per visibilia ad invisibilia. Le Démon peint des raisins puisqu’il retient les hommes aux choses d’ici-bas, il englue leur désir dans la matière, et Zeuxis, à sa suite, incarne la mauvaise peinture, qui n’excite que les appétits mauvais et n’éveille que la concupiscence charnelle. Le Christ, lui, lance le désir vers un au-delà des choses, et la peinture est l’un des moyens de cette projection. Loin d’être arrêt dans le sensible, elle engage une translatio du désir -de l’affect, de la foi -, elle renvoie à un prototype perpétuellement absent, perpétuellement hors d’atteinte. Il y a tromperie, certes, puisqu’elle met en jeu un désir qu’elle s’ingénie à décevoir, mais la déception est pédagogique, car elle pousse le désir à ne s’assouvir que dans l’arrachement à l’ordre du visible et du sensible. La peinture est un leurre, mais un leurre nécessaire, dont il faut se détourner pour satisfaire le désir qu’elle met en branle. Le peintre païen séduit les oiseaux ; le peintre chrétien renvoie à un au-delà du visible, à une transcendance inaccessible au pinceau.
64Un détail, néanmoins, se plie mal à cette moralisation : le trompe-l’œil de Parrhasius ne mène nulle part, sinon à la reconnaissance d’un art qui revendique hautement sa condition de mirage. Et l’on imagine sans peine une allégorie protestante qui verrait dans le Suaire ce voile en trompe-l’œil que l’église romaine exhibe pour étayer sur un faux-semblant son empire sur les âmes, tout comme Parrhasius ne propose son leurre que pour affirmer sa suprématie et emporter la palme. Il n’y a pas de borne au jeu allégorique.
***
65Cette annexion du voile de Parrhasius, pour ambiguë qu’elle soit, parachève la promotion picturale du Suaire. Le voile de Turin représente l’idéal religieux d’une peinture qui ne ferait qu’effleurer l’œil du spectateur, l’invitant aussitôt à se déprendre des séductions du sensible pour lancer ses affects vers cette image immatérielle que la figure brouillée se borne à suggérer.
66La relique, avec une entière disponibilité, se plie à tout ce que les exégètes voudront bien lui faire dire. Esquisse balbutiante, elle incarne l’idéal tout intelligible d’un chef-d’œuvre entièrement libéré de la tyrannie de la main. Empreinte traquée par l’incendie, elle n’en remplit que mieux les offices de l’image pieuse : elle représente (un corps supplicié), garde mémoire (d’un martyre), imite (cette Passion, dont elle reçoit les marques en sa propre chair) - et, pour finir, elle se dédouble, célébrant conjointement la gloire du Christ et celle des images.
67Pour éclatante qu’elle soit, la promotion est bien tardive. C’est qu’il fallait un renversement complet de perspective pour que cette relique insigne fût enfin considérée comme une image à part entière. Il fallait que cet objet sans histoire patristique et sans autre autorité que la vénération des foules et la fascination que suscite une apparence singulière, rencontrât une théologie prête à lui donner sa place. Il fallait que l’Église, ne redoutant plus de s’appuyer sur des arguments aux fondements scripturaires si fragiles, passât d’une politique défensive à une politique offensive. Il fallait surtout que l’image cessât d’être cette entité théorique, pure de toute attache compromettante avec la matière, pour se reconnaître dans des objets concrets. Seule une relique, à condition qu’elle pût se faire image, pouvait complètement répondre à cette attente : car sa présence sensible est irrécusable, et pourtant sa matière est comme rédîmée par l’onction divine. Quel simulacre était, mieux que ce linge souillé, capable d’incarner ce double idéal : une relique que sa semblance « exhaustive » affranchit de tout morcellement fétichiste, et une image que le miracle libère des contingences matérielles de l’art humain ?
68La fortune du Suaire dépasse donc de très loin les renversements d’alliance de la maison de Savoie, elle est fondamentalement liée à ce retournement par lequel la théologie catholique, en assumant la matérialité de l’image, vient, paradoxalement, réaliser les ambitions humanistes de la peinture. A première vue pourtant, les théologiens, en focalisant leur attention sur la texture même du linge sacré, prennent le contre-pied des théoriciens qui font de la peinture une cosa mentale, mais la contradiction n’est que superficielle, car la relique rédîme la matière : la semblance des reliques est le meilleur garant que, dans le chef-d’œuvre, la matière devient pur intelligible.
Notes de bas de page
1 Éd. G. Pozzi, Turin, Einaudi, 1960.
2 Voir E. Dervieux, Bibliografia della SS. Sindone di N.S. Giesu Cristo, Chieri, 1929, qui, recensant 523 titres de 1578 à 1929, est loin d’être complète.
3 Il s’en explique dans un avertissement à la 1re éd. : « diceria » n’est pas à prendre au sens habituel de « bavardage » mais de morceau oratoire. C’est bien d’éloquence sacrée qu’il s’agit.
Le même titre sera repris par le Père Tommaso CARAFFA en 1632 dans ses Dicerie poetiche pour un recueil de « lieux » théologiques.
4 Les principaux emprunts sont tirés de B. Varchi, Della maggioranza delle arti, 1546, pour le parallèle entre peinture et sculpture développé dans la première partie, et de F. Zuccari, L’idea de’ Pittori, scultori et architetti, 1607, pour les spéculations sur le dessin de la deuxième partie. Voir G. Ackerman, « Gian Battista Marino’s Contribution to Seicento Art Theory », Art Bulletin, XLIII, 1961, p. 326-336.
5 Le Discorso intorno aile imagini sacre e profane de Gabriele Paleotti, qui est le principal artisan de cette conjonction, date de 1582, c’est-à-dire quatre ans après la translation.
6 Bien avant sa translation, le Suaire est une des reliques majeures de la Chrétienté : les papes ont plusieurs fois concédé par bulles des indulgences plénières à ses pèlerins, et elle compte des rois parmi ses dévots. En mai-juin 1516, François Ier fait à pied depuis Lyon, avec sa cour, le pèlerinage de Chambéry, pour rendre grâce de sa victoire de Marignan.
7 Op. cit., I, 16 « Quali si chiamino imagini sacre ». C’est la deuxième des huit catégories de l’image sacrée.
8 Le chapitre 11,23 « De ritratti de’ santi », ed. cit., p. 349-350, énumère seulement l’image d’Abgar, la Véronique et les portraits peints par saint Luc.
9 La rhétorique a oublié de penser cette figure, qu’incarne parfaitement le Suaire, qui est l’inverse de la synecdoque : celle d’une totalité impossible, la saisie exhaustive d’un objet dont on n’a jamais, d’ordinaire, qu’une saisie partielle.
10 L’expression est de F. Panigarola (texte cité infra, voir n. 37). L’exhaustivité est soulignée par C. Ghini, Dell’imagini sacre, 1595, p. 59. La formulation de Marino est légèrement différente : le Suaire concentre en lui les merveilles de dévotion éparses dans l’univers (op. cit. parte terza, en part. p. 189 sq.).
11 Simone Maioli, Historiarum totius orbis omniumque temporum pro defensione sacrarum imaginum adversus Iconomachos Libri seu Centuriae sexdecim, Rome, 1585, I, 4, p. 14-15. Cet ouvrage est une réponse tout à fait spécialisée - à la différence des Annales de Baronius - aux Centuriateurs de Magdebourg.
12 Voir supra n.6. Il est vrai que François Ier a une raison particulière de l’adorer : c’est moins en roi de France qu’en parent, par sa mère, de la maison de Savoie, qu’il va rendre grâce au Suaire.
13 Voir G. Donna D’oldenico, « Da Chambéry a Torino », p. 86, in C. Moriondo & D. piazza éd., Torino e la Sindone, Turin, 1978, p. 71-99.
14 Le duc de Savoie transfère la relique à Turin sous prétexte de faciliter le pèlerinage de Charles Borromée qui, âgé, ne saurait franchir les Alpes à pied. Officiellement, la chose est provisoire, mais nul doute que, dans l’esprit du duc, elle ne soit définitive.
15 Voir F. Panigarola, texte cité infra, n. 37.
16 Marino, op. cit., p. 200.
17 Le « à l’image » (ad imaginem) est l’homologie qui unit l’homme à Dieu. Le Créateur a formé la créature « à son image et semblance ». Cette relation est constamment invoquée par les théologiens iconophiles comme l’un des fondements de la représentation plastique : c’est parce que le visible est « à l’image » de l’invisible que celui-ci est figurable.
18 Sur ce « corps politique » du prince, voir E. Kantorowicz, The King’s two bodies, Princeton, 1957, trad. fr. Les Deux Corps du Roi, Paris, 1989.
19 Et qui mène jusqu’à Paleotti, qui ne mentionne pas le Suaire dans sa liste des images achéropoïètes, voir supra n. 8.
20 Sur l’image achéropoïète, voir A. Grabar, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l’art chrétien antique, Paris, 1946, vol. 2, chap. 8, p. 343-357, et l’iconoclasme byzantin, Paris, 1957, chap. 1.
21 Abgar, roi d’Edesse, envoie, pour faire le portrait du Christ, un peintre qui, ébloui par la Sainte Face, ne peut mener à bien sa mission. Le Christ porte alors un linge à son visage et y laisse son empreinte miraculeuse. L’anecdote, qui fait l’objet d’un long récit de Constantin Porphyrogénète, devient, à partir de Jean Damascène, un des principaux arguments de l’apologie iconophile.
22 Pendant le portement de croix, une pieuse femme du nom de Véronique, tend au Christ un linge pour qu’il s’essuie le visage : son image reste miraculeusement imprimée.
23 Op. cit. (voir n. 11).
24 Op. cit., dialogo quarto, p. 45-46.
25 Il y a néanmoins une tendance très nette à l’assimilation : les images de saint Luc sont parfois présentées comme achéropoïètes. Nous reviendrons sur ce phénomène dans un autre travail.
26 Troisième discours, « Les images », chap. 15. Nous citons d’après la 2e éd., de 1598.
27 Jesu Christi stigmata sacrae Sindoni impressa ab Alphonso Palaeoto explicata [...] mellifluis elucidationibus [...] F. Daniele Mallonio auctore, Venise, 1606, p. 28. Il s’agit de la traduction latine annotée par Mallonius du traité d’A. Paleotti, Esplicazione del lenzuolo, 1597. Les annotations sont beaucoup plus abondantes que le texte et semblent avoir rencontré un grand succès : Paleotti est lu à travers Mallonius.
28 C’est ce qui fonde la nécessité de l’image de saint Luc : à côté des images miraculeuses, il faut des images authentiques mais humaines.
29 La décalcomanie serait la comparaison moderne ; la métaphore ancienne est plutôt sigillaire : la semblance humaine du Christ est de l’ordre de la signature et du pacte.
30 A la fin du xvie et au début du xviie s., on essaie de réduire le miracle achéropoïète. Cet effort « rationaliste » est, on le verra, une réponse à la critique protestante du miracle. Agostino Calcagnini, par exemple, s’interroge sur la « fabrication » de l’image d’Edesse, dans un vain effort pour penser le miracle achéropoïète (voir Dell’imagine edessena libri due, Gênes, 1639, osservatione IV « Del modo nel quale il Salvatore impresse il suo sembiante nel Sudario », p. 152-159).
31 Voir infra « un sang incombustible ».
32 La relique de Gênes est celle qu’illustre Calcagnini (op. cit.). Celui-ci recense les différentes images achéropoïètes du Christ dans son osservatione XXXIV : « Breve, e distinto Sommario di tutt’i Sudarii, Volti santi, Sagre Sindoni, & Imagini non artificiali del Salvatore, che si riveriscono nella Christianità », p. 462-465.
33 Les Évangiles mentionnent bien le linceul dont Joseph d’Arimathie enveloppe le corps du Christ (Mtt XXVII,59 ; Me XV,46 ; Le XXIII,53), mais sans mentionner d’image. Aucun Auteur ne l’invoque et il ne laisse, à partir du xive s., que des traces documentaires : lettres et bulles, pièces juridiques et non pas traités théologiques.
34 Les principaux sont ceux de Besançon, célébré par D’orival (Le Saint Suaire de Besançon, 1610) et Chifflet (De linteis sepulchralibus Christi servatoris, 1624), ceux de Compiègne, de Cahors et de Cadouin.
35 Son De imaginibus liber secundus, inédit conservé dans les Archives du Concile de Trente (Arch. Segr. Vat., Conc. Trid. vol. 7, f. 278-305 v°), a été étudié par H. JEDIN « Entstehung und Tragweite des Trienter Dekrets über die Bilderverehrung », repris in Kirche des Glaubens, Kirche der Geschichte, Freiburg, 1966, vol. 2, p. 460-498.
36 Le discours des théologiens - biblique, historique, dogmatique - est singulièrement coupé de la pratique, et la grande majorité d’entre eux donnent l’impression de n’avoir jamais regardé une image.
37 A partir de 1582, le Volto Santo suscite une copieuse littérature : éditions, traductions italiennes et adaptations du vieux récit de Lebonius, plusieurs Histoires anonymes, un opuscule de C. Franciotti (1613), etc. L’image du Monte della Guardia inspire en 1603 une Historia anonyme et, en 1604, un traité de Tommaso Ferrari. L’image de la Madone de San Michele donne lieu à un livre d’Alessandro Canobbio en 1587. Ce ne sont pas, tant s’en faut, les seules : beaucoup d’images vénérables sont ainsi « illustrées », à la même époque.
38 Francesco Panigarola, Lettioni sopra dogmi, Milan, 1582. Nous citons la trad. fr. Leçons catholiques sur les doctrines de l’Église, Lyon, 1583, Leçon XIV « En laquelle est monstré, comme la tradition et l’usage des sainctes images est licite, profitable et antique en l’Église de Dieu », p. 459-460. Dans le texte cité, l’expression « image d’une si saincte image » oppose le dessin du corps et l’objet de dévotion. Le même mot désigne la figuration et son support : cette synonymie est importante pour le Suaire, comme on le verra par la suite.
39 Par exemple, Mallonius, dans ses annotations au traité d’A. Paleotti (ann. 17 au chap. 2, ed. cit., p. 27-28).
40 Quintilien, Institutio Oratorio, VI, i, 30-32, donne l’exemple de la toge sanglante de César. A défaut de pouvoir produire la chose même, l’orateur peut brandir une représentation peinte du crime - il est vrai que Quintilien condamne cet usage comme un aveu d’impuissance de la parole.
41 Ou tout au moins il fait référence aux images que ses fidèles ont sous les yeux. Voir H. Martin « La prédication des masses au xve siècle. Facteurs et limites d’une réussite », in Histoire vécue du peuple chrétien, éd. J. Delumeau, Toulouse, 1979, vol. 2, p. 9-41, notamment p. 17-18.
42 Il reste, entre Panigarola et ses devanciers, une différence essentielle : chez lui, l’ostension est fictive. Et cette ostension purement verbale d’une image cachée est caractéristique du fonctionnement du Suaire (voir infra « L’image invisible »).
43 L’épisode est raconté, avec un luxe de détails, par Philibert Pingon, qui se donne pour un témoin oculaire de l’événement. Voir Sindon evangelica, Turin, 1584, p. 67. Son récit est repris par presque tous ses successeurs.
44 Rabelais (Gargantua, chap. 27) annonce que la relique a été brûlée jusqu’au dernier fil : pour être implicite, l’ironie n’en est que plus vive.
45 Calvin, Traité des reliques (1543), « Car quand un suaire a esté bruslé, il s’en est tousjours trouvé un nouveau le lendemain », éd. F. Higman in J. Calvin, Three French Treatises, Londres, 1970, p. 67. Calvin considère le Suaire avec une attention (op. cit., p. 65-68) qu’aucun théologien des images ne lui accorde à cette date : il est significatif que ce soit dans un traité sur les reliques.
46 Par exemple, C. Ghini, op. cit., p. 59 : « L’an 1532, le feu s’étant attaqué à ladite Chapelle, [le Suaire] resta indemne et sans la moindre tache ».
47 Par exemple, Pingon, op. cit., p. 22 ; F. Adorno, Epistola qua peregrinatio ab illustrissime cardinali Sanctae Praxedis suscepta exponitur (in Pingon, op. cit.), p. 67, et Maioli, op. cit., p. 16, etc.
48 Le miracle fait fi de la contradiction. En jouant sur le double emploi qu’il fait du terme « image », Panigarola (voir n. 37), pourrait affirmer à la fois que l’image est brûlée et qu’elle est intacte.
49 Op. cit., 1,4.
50 Pline, Hist. Nat. XIX, iv, 19-20. C’est le lin asbetinus ou amiantus : un Suaire d’amiante. L’hypothèse est reprise par MARINO, op. cit., p. 174. Curieusement, pour Pline, ce lin, qui tient « le premier rang » (principatus) dans l’univers, a vocation de fournir le linceul des rois. Le linceul du roi des rois se doit de se distinguer du linceul simplement royal.
51 Le Suaire a fait des émules. Un crucifix miraculeux de Valence, qui a changé de couleur dans un incendie, refuse de se laisser repeindre. Son historien, le franciscain Antonio-Juan Andreu de S. Joseph, rapproche ce miracle de celui de Chambéry, accordant aux traces de brûlures les mêmes valeurs que Maioli : mémoire et preuve du miracle. Voir Historia milagrosa del rescate que se hizo en Argel, del Santo Crucifixo que esta en el Monasterio de las Monjas de Santa Tecla de Valencia, y de otros Santos Crucifixos milagrosos de dicha ciudad, Valencia. 1631, p. 31-32. (Ce texte, posthume, est tiré de sermons prêchés en 1590).
52 L’apologue le plus célèbre est celui de l’image de Berytus en Syrie qui, transpercée par un juif, se met à verser un sang thaumaturge. Le miracle est rapporté par un récit attribué à Athanase, abondamment diffusé au xvie s.
53 Ps. 98, v. 5. Cette citation est un des arguments classiques des iconophiles, l’un des textes de l’Ancien Testament qu’ils invoquent pour prouver que la Loi autorise la vénération de représentants du divin, en modifiant le « adorate ad scabellum » (prosternez-vous devant) en « adorate scabellum » (adorez).
54 C. Balliani, Ragionamenti sopra la sacra Sindone di N.S. Giesu Christo, Turin, 1624, Rag. XIII,, p. 505.
55 Chez Balliani, le cas des images est lié à celui des reliques : immédiatement après le passage cité, ces « plaies » sont présentées comme le démenti apporté aux détracteurs des reliques et des saintes images. Il est significatif que l’accent soit mis, dans la citation, sur la relique : c’est bien le signe que la théologie des images n’était pas habituée à une pareille attention à la matière.
56 Marino brode sur les plaies-bouches, op. cit., p. 153.
57 Sur le stigmate comme nouvelle forme de mimésis, voir G. Didi-Hubermann, « Un sang d’image », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, XXXII, « l’humeur et son changement », p. 136-139.
58 S. Maioli, op. cit., ch. 4, p. 16.
59 La question du Saint Sang est présentée par G. Didi-Hubermann, art. cit. Pour le Suaire, cela peut se résumer ainsi : le pigment déposé sur le linge est-il matériellement dans le linge ou n’est-il que le souvenir - la sublimation - de lui-même, l’image devenant alors cet objet mémoratif qui ne serait matériellement constitué que du souvenir d’une couleur absente : une couleur apophatique.
60 Les ostensions du 4 mai cessent après l’incendie, car le linge risquerait d’en souffrir, malgré la restauration effectuée par les Clarisses de Chambéry. Sur celle-ci, voir l’étonnant récit que les Clarisses elles -mêmes en font, repris in G.M. Pugno, La Stinta Sindone che si venera a Torino, Turin, 1961, p. 134-138.
61 La principale est Pingon, op. cit., pieusement cité par presque tous les auteurs. Son prestige lui vient sans doute en partie de ce qu’il se dit témoin oculaire de l’incendie de 1532.
62 Voir supra n. 37.
63 Que le Suaire ne soit pas une simple image mais quelque chose comme le principe même de toute figuration, cela apparaît dans l’interdiction de toute reproduction non autorisée. L’Église exerce un contrôle vigilant des copies, non pas seulement pour préserver la semblance du corps, mais pour marquer qu’il ne s’agit pas d’une pure apparence, indéfiniment reproductible et « gaspillable ».
64 Les analystes modernes repèrent également des traces plus anciennes : des brûlures antérieures à 1532. Voir A. Legrand, Le linceul de Turin, Paris, 1980. Cet auteur donne des explications « scientifiques » de l’impression : l’image serait l’effet des réactions chimiques provoquées par la sudation surabondante de l’agonie. Ce faisant, la « science » ne fait que rationaliser l’étymologie : suaire, linge qui se couvre d’une sueur mortelle...
65 Voir H.W. Janson, « The “Image Made by Chance” in Renaissance Thought », in Essays in Honour of Erwin Panofsky, éd. M. Meiss, New York, 1961, p. 254-266, repris dans Sixteen Studies, New York, p. 53-69.
66 Marino, op. cit., p. 155 sq. Marino simplifie un peu les catégories de Zuccari (op. cit.). Voir G. Ackerman, art. cit.
67 Voir, par exemple, Giovan-Paolo Lomazzo, Idea del tempio della Pittura, 1590, chap. 7.
68 Op. cit., p. 168.
69 Balliani, op. cit., Ragionamento III (1610), éd. 1624, p. 99-105. Le vin et les raisins viennent de Deut. 32.
70 Marino, op. cit., p. 166-167.
71 Op. cit., p. 103-104.
72 Sur ce point, voir l’introduction de G. Pozzi à son édition.
73 Objet indigne, sans doute (Zeuxis ne peut pas envisager un instant que le voile soit l’œuvre même), mais les peintres aiment le paradoxe et ont fait la fortune de cet objet aberrant. Voir M. Brock, « Gérard Dou ou l’infigurabilité du peintre », Corps écrit, n° 5, L’autoportrait, p. 117-125.
74 Cette réflexivité rapproche d’emblée la voile de Parrhasius du Suaire : l’un célèbre les pouvoirs de la peinture comme l’autre démontre la légitimité des images.
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