Chapitre 5. Du sujet à l’institution. L’Espagne, le 15M et Podemos
p. 101-114
Texte intégral
1L’année 2011 fut importante à divers égards et endroits. Pour la sociologie, dont on nous annonçait la mort depuis au moins deux décennies1, ce fut une année singulière. On a pu y observer l’accomplissement de certains pronostics annoncés par des sociologues de renom durant la première décennie du millénaire, illustrés par le Printemps arabe, le 15M des Indignés et les autres mouvements du type Occupy. Bien que tous soient imbriqués ou reliés à des projets dans des contextes différents, leurs similarités nous permettent de parler d’un changement d’historicité.
Les nouveaux mouvements sociaux
2Les nouveaux mouvements sociaux ne sont pas aussi nouveaux qu’ils le paraissent ou, du moins, la sociologie en parle de manière régulière depuis les années 1970. Ainsi, Michel Wieviorka2 distingue trois périodes clés qui se chevauchent : jusqu’aux années 1970, durant lesquelles le mouvement ouvrier jette les bases de la sociologie des mouvements sociaux ; la fin des années 1960 et le début des années 1970 quand apparaissent et se développent de nouvelles manifestations à caractère ethnique, culturel et écologique ; et, enfin, les révoltes globales propres aux années 1990.
3Le mouvement ouvrier naît de la relation de domination entre la classe ouvrière et le patronat. Son cadre d’action est l’État-nation. S’il aspire à l’internationalisation, il n’en demeure pas moins un mouvement à caractère local et national. Sa participation politique se concrétise à travers ses liens avec les différents partis existant au niveau national. Il y subsiste une conscience de classe et, par là donc, une subjectivité définie en termes sociaux à partir d’une très nette relation de domination.
4Les nouveaux mouvements sociaux, terme consacré par Alain Touraine3, conservent le cadre de référence de l’État-nation, bien qu’on y évoque déjà une dimension transnationale comme, par exemple, dans les mouvements antinucléaires ou écologistes. Leur adversaire social est diffus et difficile à définir. Ces nouveaux mouvements sociaux ont une composante culturelle de très grande importance, en s’opposant aux définitions culturellement homogénéisantes et en affirmant leur droit à la différence. Bien qu’ils proposent une nouvelle relation à la politique, ces mouvements se sont souvent institutionnalisés dans le circuit politique normalisé et, plus particulièrement, dans les partis de gauche. En leur sein, tant pour les acteurs que pour le collectif, la subjectivité reste importante.
5En troisième lieu se trouvent les mouvements dits globaux surgissant du processus mondialiste et de la postmodernité et pour lesquels le cadre de l’État-nation cesse d’être central. Selon Michel Wieviorka, ce qui rend ces mouvements véritablement globaux est « la conscience des acteurs, qui savent articuler un combat limité avec une vision planétaire, ainsi qu’à leur capacité à se connecter à des réseaux transnationaux »4. Toutes les mobilisations comprennent des demandes de reconnaissance et leur adversaire est diffus : la mondialisation néolibérale, le marché, etc. Le plus intéressant dans leur relation à la politique est la construction de nouveaux espaces pour la pratiquer, surtout au niveau international. Les forums altermondialistes internationaux de Seattle ou de Porto Alegre en sont un bon exemple. Si le sujet du mouvement ouvrier était social, celui des nouveaux mouvements sociaux est désormais culturel.
6Outre ces trois mouvements, ou plutôt ces trois grands groupes, un bon nombre d’experts5 identifient un quatrième type, dans lequel s’inscriraient le Printemps arabe, le 15M et autres Occupy. Ces mouvements dits « post-2010 » possèdent tous des caractéristiques communes :
7- Une infrastructure de ressources se matérialisant dans le travail de réseau, des réunions et des échanges produits durant la dernière décennie. Les acteurs se sentent eux-mêmes proches ou même inspirés par des mouvements similaires.
8- L’impact de la mondialisation, dont l’exemple le plus évident est la crise économique mondiale. Les activistes appartiennent à une génération précaire6. Ils ont grandi dans une ambiance néolibérale d’insécurité de l’emploi, de restriction des services publics et dans une crise financière mondialisée.
9- Une série de requêtes communes : démocratie, justice sociale et dignité.
10C’est précisément sur ces requêtes que nous pouvons constater les différences les plus significatives par rapport aux mouvements altermondialistes antérieurs de quelques années. L’accent mis sur la justice sociale au niveau local et national est un aspect important. Dans ces mouvements, le contexte de l’État-nation est bien plus fort qu’il y a dix ans7. Même si les revendications ont bien une composante, voire un ennemi international semblable, celles-ci considèrent que le triomphe du néolibéralisme ou autres comme la corruption ou l’absence d’une démocratie réelledits a un ancrage local et national. Au-delà des simples requêtes de justice sociale et de démocratie, ces mouvements dans leurs manifestations et dans leurs expériences mettent en place des pratiques et des actions de justice sociale et de démocratie.
L’hyperglobalisation : nouvelles formes de communication de masse et de production du sens
11À l’évidence, un des thèmes centraux dans tous les mouvements sociaux, spécialement en occident, est ce que j’avais dénommé dans un précédent texte « l’utopie autoréalisatrice du néolibéralisme » et concerne le triomphe de celui-ci sur le plan international et la crise économique8.
12La « révolution conservatrice » a fait en sorte que, grâce à la crise économique, les projets les plus ambitieux, les objectifs finaux, l’utopie néolibérale née dans les années 1980 et mondialisée par la suite deviennent une réalité. Aux États-Unis, mais surtout dans le sud de l’Europe, nous assistons, imperturbables, au démantèlement absolu de l’État social, à la dissolution du service public, à l’établissement d’États policiers et de régimes à la teinte totalitaire. L’économie, le champ économique, a envahi, colonisé les autres domaines de nos vies, jusqu’à devenir non seulement le moteur de la politique, mais également le seul sujet de transcendance. Le contrôle budgétaire, les marchés financiers, la dette publique, les agences de notation, sont, par décret, les seuls thèmes dignes d’intérêt public présents au jour le jour. En effet, les prévisions d’auteurs comme Pierre Bourdieu9 dépassent un discours qui, à bien des égards, pouvait paraître alarmiste.
13Cependant les conséquences importantes de la mondialisation n’ont pas été prévues par les idéologues et autres décideurs néolibéraux, ainsi que par une grande partie des auteurs critiques de la mondialisation. La multiplicité des identités et des demandes de reconnaissance s’est imposée comme un des principaux aspects de la nouvelle ère globale.
14Alfonso Pérez-Agote10, bien qu’ayant partagé grand nombre des thèses des auteurs « postmodernes », les a nuancées dès les années 1990 en affirmant que, même si le monde tend à l’occidentalisation, l’homogénéisation est plus une prétention qu’une réalité. Le processus globalisant et d’extension de la rationalité moderne ou postmoderne n’est pas unidirectionnel et ne produit pas toujours une homogénéisation. Fernando García Selgas11 affirme que la mondialisation est un phénomène très vaste, mais aussi une série de processus éloignés du sujet. En plus des transformations dans la famille, l’État, etc., la mondialisation implique la multiplication des espaces, des lieux de passage, de mélange et de friction entre diverses cultures et la transformation des référents subjectifs. L’identité ne sera pas un concept statique, mais plutôt un processus constructif, interactif, narratif et politique.
15Telle est précisément la grande caractéristique de la mondialisation : la multiplication des identités, des ancrages dans lesquels celles-ci s’articulent et la visibilité progressive de ces différences dans l’espace public. Et ceci bien au-delà de la tentative d’homogénéité que le libéralisme le plus radical prétend étendre à toute la planète, à travers les particularismes économiques, politiques et culturels propres à comprendre la vie.
16La communication de masse, qui est pour beaucoup le canal ou le moyen à travers lequel s’homogénéisent les cultures, les économies et les politiques des pays immergés dans la mondialisation, a également rendu possible la multiplication exponentielle de l’information que nous recevons.
17On pourrait parler ainsi d’une seconde phase de la mondialisation dans laquelle l’homogénéité cède la place à la diversité dans son acception la plus large, et surtout dans laquelle les médias de masse cessent d’être contrôlés, du moins en ce qui concerne la production et la diffusion de contenu informatif par les grandes agences.
18Dans cette seconde phase, la dimension globale du social, du politique et de l’économique est désormais incontestable et dénuée de surprise. C’est l’environnement dans lequel nous parvenons à aller et venir quasiment tous, avec plus ou moins d’aisance. La mondialisation n’est plus une nouveauté, un cadre d’action des élites financières et commerciales, ni même un sujet de débat dans les sciences sociales. Les nouvelles générations, nées dans la société de l’information, vivent cette réalité globale tout naturellement. Il n’y a pas de rupture avec le passé, la postmodernité et la mondialisation font partie de leur vie dès la naissance. On est dans l’hypermondialisation. Aujourd’hui, la vie est mondialisée, virtuelle et informelle et cependant, ce qui étonne est que celle-ci soit de surcroît locale et matérielle.
19Les Printemps arabes de 2010 et le mouvement des indignés espagnols ont été une confirmation de ces transformations annoncées par des chercheurs comme Baudilio Tejerina, Saskia Sassen ou Maria Luz Morán12. En ce qui concerne la citoyenneté, la mondialisation n’a pas produit d’homogénéité, elle en a plutôt remis en cause la conception marshalienne. La transformation des médias de masse est un élément fondamental de celle des ancrages de la citoyenneté13. Les auteurs « postmodernes » ont décrit les effets homogénéisants et la capacité de contrôle social des médias mais, avec le développement de la technologie, tout particulièrement de l’Internet et des réseaux sociaux, la manière de communiquer a changé. Si auparavant, comme Maria Luz Morán en faisait l’analyse pour les manifestations contre la guerre d’Irak, les gens rentraient chez eux et se regardaient quelques minutes plus tard défiler à la télévision, désormais les participants produisent eux-mêmes leur propre contenu. Pendant les Printemps arabes, l’utilisation de la messagerie instantanée et des réseaux sociaux par le biais des téléphones portables a permis au monde entier d’être témoin de la répression et des manifestations en Tunisie, en Égypte, au Maroc, au Yemen, etc. D’une part, le public a été informé des abus commis par les militaires et la police et une opinion publique globale, par la suite impliquée de diverses manières dans les mobilisations, a ainsi été forgée. D’autre part, le téléphone portable a été un canal de communication immédiat entre les manifestants mêmes, qui parvenaient ainsi à convoquer les mobilisations ou même à signaler l’endroit où une répression avait lieu. Les Printemps arabes sont rapidement devenus une affaire globale, et les protestations ne se limitèrent pas aux seuls pays affectés, mais se manifestèrent partout en Europe. Bien plus remarquable, a été l’implication directe des migrants, de deuxième et troisième génération, en provenance de ces pays-là. Mais on note aussi celle d’Européens d’origine qui ressentaient, en quelque sorte, ces revendications comme étant les leurs et s’identifaient aux sujets actifs dans les protestations.
20Le paysage social dans lequel nous nous trouvons, loin de répondre aux prémisses fatalistes d’un grand nombre de théoriciens de la mondialisation, est le terreau fertile parfait pour la transformation sociale et pour l’enrichissement mutuel. Il semble ainsi que l’absence d’alternatives soit plus un précepte de la pensée unique qu’une réalité.
Les origines sociales et politiques du 15M
21Le mouvement du 15M est une démonstration sans commune mesure de la transformation absolue de l’espace, des identités, de la politique et, par conséquent, de la citoyenneté. Ses mobilisations ont des dimensions locale et nationale évidentes, en mettant en cause le système électoral espagnol devant l’absence d’alternatives politiques durant les élections municipales de 2011. Mais elles s’insurgent surtout contre le très grand nombre d’affaires de corruption dévoilées quelques mois auparavant, alors que les mesures progressives d’austérité réduisaient au même moment les droits sociaux. Les caractéristiques de ce mouvement sont propres à la société globale. Pour preuve, non seulement ces manifestations se sont étendues dans le monde entier, mais des mouvements aussi distants que les Printemps arabes ou celui de l’Islande, entre autres, se déclaraient « jumelés ».
22Les mouvements sociaux en Espagne se distinguent de ceux d’autres pays occidentaux, car la dictature franquiste n’avait permis aucun type de protestation ou d’alternative au dogme national catholiciste. Ainsi, les premiers mouvements sociaux, surgis durant la période de transition au milieu des années 1970, ont une composante locale forte de quartier pour réclamer des droits politiques, mais surtout des biens et des services. Avec la démocratie et les premières élections, ces mouvements ont cessé d’avoir un caractère homogène et de voisinage. Grand nombre d’entre eux sont institutionalisés dans les nouvelles structures de l’État et dans les nouveaux partis politiques. Cela ne veut pas dire que les mobilisations sociales ont disparu, mais plutôt que celles-ci sont fragmentées, que d’autres associations apparaissent, mais en ayant toujours une forte relation institutionnelle. Les années 1990 ont été le troisième théâtre d’action et sont caractérisées par la présence de mouvements sociaux fortement institutionnalisés14 – le fameux associationnisme devient subventionné –, et la continuité de certains mouvements radicaux, comme les okupas « squatteurs », et d'autres d’extrême gauche et d’extrême droite. Mais, en même temps, de nouveaux mouvements sociaux à caractère culturel et identitaire voient le jour. Leurs aspirations politiques ainsi que de reconnaissance au sein de la société sont claires : les mouvements gays et lesbiens, les mouvements contre-culturels, les premières revendications de type ethnique (musulmans, gitans) et les mouvements écologistes.
23Une décennie plus tard, et en syntonie avec ce qui était en train de se passer dans d’autres pays alentour, les mouvements globaux apparaissent. Le contexte national change, se diversifie, et de nouveaux thèmes sous-tendent les mobilisations sociales. Dans ce contexte global, les nouveaux mouvements sociaux se rebellent face à la mondialisation néolibérale, en participant activement dans les forums mondiaux, dans les manifestations organisées devant les réunions internationales du G7, de Davos, etc. Les manifestations contre la guerre en Irak, autre événement fondamental, ont une composante internationale évidente, mais aussi nationale. Cette double dimension locale/globale, nationale/internationale, est désormais présente à chaque fois.
24Il est intéressant de noter que ces mouvements sociaux ont surgi dans une période de croissance économique considérable, de développement du secteur public, grâce, entre autres, à la montée de l’immigration. Le marché immobilier espagnol devient le plus important d’Europe et l’Espagne, la septième puissance économique mondiale. De ce contexte d’opulence, du moins en apparence, se trouve exclue toute une série de secteurs et d’acteurs : la classe ouvrière qui, malgré le faible taux de chômage, doit vivre dans un marché déréglementé, précaire et flexible, et dans lequel les jeunes diplômés rencontrent les plus grandes difficultés à devenir économiquement indépendants et à quitter le nid familial. Les salaires sont bas, mais surtout les prix de l’immobilier s’envolent, rendant difficile, voire impossible, pour ces jeunes de s’établir à moins d’hypothéquer quarante années de leur vie.
25Voilà donc le terreau fertile du 15M. Depuis la transition, l’Espagne a vécu un processus croissant de développement des droits sociaux et de l'économie. La crise économique pourtant importante dans les années 1990 n’a pas de commune mesure avec le choc que subissent actuellement les Espagnols concernant le taux de chômage ou les droits sociaux. Les jeunes de la génération perdue, sans futur, dite néolibérale, n’ont eu ni les opportunités ni même les attentes que leurs parents. Ce nouveau mouvement répond à de nouvelles formes d’aliénation dans un nouveau monde globalisé, dominé par le capital financier. Ce n’est plus l’idéologie ou l’identité qui entraîne l’adhésion au 15M, mais les problèmes quotidiens, indépendamment du passé de chacun15.
26Ces manifestations surgissent dans un contexte dans lequel la forme et les lieux où la politique s’exerce sont différents, pluriels. Mais, en même temps, certaines modalités de participation publique restent classiques. Ainsi coexistent, au sein du 15M, des éléments nouveaux et d’autres plus traditionnels, mais, dans toutes ses mobilisations, prétentions ou revendications, la nouvelle relation avec la politique ou ce qui est de l’ordre politique, tant au niveau interne qu’externe, ne fait aucun doute. De quelle manière les mobilisations du 15M seraient-elles à même de transformer, changer, influencer la politique institutionnelle ? Il semble que les partis politiques traditionnels n’aient pas su ou pas pu en attirer les activistes. Comme dans d’autres pays européens, on a donc assisté à la naissance de nouveaux partis et de nouvelles initiatives politiques en rapport avec le 15M et avec une intensité d’un autre ordre, parmi lesquels se démarque Podemos.
Podemos ou l’institutionnalisation du 15M
27Podemos est-il véritablement la représentation politique du 15M ? Pour la plupart des médias internationaux et pour les partis traditionnels, la réponse est oui16. D’ailleurs, le 15M et Podemos ont été reconnus comme de véritables acteurs politiques. Ainsi, dans les premiers temps, le 15M a reçu le soutien du Partido Popular Madrileño17, qui avait compris ces manifestations comme étant une opposition au Partido Socialista Obrero Español(PSOE), le parti socialiste ouvrier espagnol alors au pouvoir. Les réactions autour du 15M, et ensuite de sa transformation politique en parti comme Podemos, ont toujours oscillé entre la condescendance et éventuellement la peur. Lorsque Podemos se présenta aux élections européennes en 2014, il a été traité comme un parti « sympathique » d’universitaires mécontents. Mais, après avoir remporté quatre sièges au Parlement européen, le discours changea du tout au tout, et Podemos devint un mouvement « populiste », né dans les bureaux du président du Venezuela, et au caractère clairement totalitaire, ou du moins antisystème. Tout ceci s’est accentué d’autant plus dans les mois qui ont suivi, car Podemos s’affichait dans les sondages comme la première force politique.
28Il semblerait que ces critiques aient porté leurs fruits, réduisant les perspectives de vote, notamment au sein du parti même. Dans sa tentative d’étendre le mouvement à d’autres secteurs de la population, et dans son intention déclarée de l’emporter sur les forces politiques prépondérantes et d'en finir avec le pouvoir en place, Podemos a fini par s’institutionnaliser. Son programme, tant sur le plan économique que social, s’est nuancé, réduisant ses aspirations au changement. Son discours s’est tempéré, et les alliances pour gouverner avec les grands partis de la « caste », ou du moins du PSOE – ce qui était totalement exclu dans un premier temps – ont été décisives pour son ascension lors des élections municipales, en mai 2015. Ses pratiques, la manière d’établir ses listes et son programme se sont éloignés de la nouvelle démocratie proposée par le 15M. Podemos a fait le choix d’une politique plus traditionnelle et a réduit fortement son propre fonctionnement démocratique interne et changé l’identité des nouveaux mouvements sociaux. La distance entre le 15M et Podemos est de plus en plus appréciable.
29Le cas Podemos illustre bien que, dans la politique des partis, les apparences sont plus importantes que la substance. On y constate un souci démesuré des aspects esthétiques, aux dépens des propositions. Outre les problèmes de contenu, il faut aussi noter l’absence d’espaces de discussion où proposer et concevoir les programmes politiques. S’il est vrai que dans un premier temps le 15M a été, de son propre aveu, excessivement délibératif et enclin aux assemblées à répétition, Podemos en revanche a fait le choix de s’enfermer progressivement tant pour les débats que pour les propositions créatives d’initiatives réelles.
30La transition du 15M, un mouvement composé essentiellement de jeunes, vers un parti politique aspirant au pouvoir au niveau national et qui, pour y parvenir, a voulu sympathiser avec un autre électorat, s’est réalisée à travers l’utilisation de formes et de préceptes traditionnels de l’action politique, mais surtout par son institutionnalisation. La pratique politique des plazas, des mouvements d’occupation, se traduit d’une manière très lente et très peu visible dans la politique conventionnelle. La nouvelle manière de faire la politique, présente chez les acteurs publics, dans les plazas, dans les mouvances sociales, est apparente dans les partis politiques apparus après le 15M. Une phrase du numéro deux du parti, Juan Carlos Monedero, l’illustre bien : « Nous venons du 15M mais nous ne sommes pas le 15M, nous sommes la politisation de ses arguments18. »
31Autrement dit, bien que les nouveaux mouvements sociaux post-2010 comme le 15M soient un réflexe d’une société civile nouvelle et de nouvelles manières de faire la politique, leur transformation en une formation capable d’entrer en lice au coude-à-coude avec les partis traditionnels, dans la démocratie représentative, passe inévitablement par leur institutionnalisation. Les nouveaux partis politiques, par nécessité ou par inertie, finissent par acquérir des structures, des formes de gouvernement interne ainsi que des programmes conventionnels, avec des différences et des nuances certes visibles, mais compris par la plupart des citoyens comme étant bien loin de ces nouvelles formes de faire et de comprendre la politique revendiquées par les nouveaux acteurs sociaux.
32Ainsi nous pouvons affirmer qu’il existe deux domaines d’action, deux champs séparés et dont les connexions, pas toujours très claires, sont diffuses et discontinues. Dans les deux cas, on fait de la politique mais l’influence de la politique conventionnelle, celle des partis, reste beaucoup plus puissante que celle pratiquée dans les nouveaux mouvements sociaux. Malgré cela, il est important de souligner que, même si ces communications sont diffuses, le 15M, les « marées citoyennes » ou autres mouvements apparentés ont atteint des objectifs politiques et sociaux visibles, palpables et de très grande importance, comme par exemple celui d’avoir empêché l’expulsion d’un grand nombre de résidents surendettés en Espagne, ou le fait que les tribunaux aient paralysé la privatisation des services publics de santé, ou encore que toute la lumière soit faite sur divers scandales de corruption, et que certains banquiers et politiciens soient mis en examen, y compris l’ex-ministre et ex-directeur du FMI, Rodrigo Rato. Mieux encore, le fait d’avoir accédé au pouvoir dans de grandes villes comme Madrid et Barcelone, non pas grâce à un grand parti politique cette fois-ci, mais à une coalition de mouvements politiques et sociaux, d’une nature plus proche de celle du 15M, et sans qu’aucune tête d’affiche, notamment les deux nouveaux maires, n’appartienne ou n’ait appartenu à Podemos. La pluralité des conseillers municipaux semble avoir permis d’esquiver les rigidités propres aux partis institutionnalisés, bien que Podemos fasse partie de ces deux coalitions, Barcelona en Común et Ahora Madrid. Le succès de ces alliances repose sur le triomphe du projet politique qui s’impose par rapport à l’institutionnel, au dogmatisme et aux structures rigides de participation des partis traditionnels, chaque jour plus présentes dans Podemos et dans son comité directif. Place est faite au travail collectif et à la visibilité publique des nouvelles formes de faire et de comprendre la politique.
33Les nouveaux mouvements sociaux présentent et répondent à cette nouvelle conception de la citoyenneté. Cependant, cela ne s’est pas traduit par des partis politiques ayant la même composante symbolique et la même manière de comprendre cette nouvelle politique. Podemos s’est progressivement distancié par ses pratiques et ses propositions du contenu et de l’identité du 15M, dont il est issu. L’institutionnalisation de Podemos passe par l’adoption des procédés et des structures classiques des partis.
34Tout ceci oblige donc à concevoir l’existence de deux champs différenciés où s’exercerait la politique, le premier étant conventionnel et l’autre celui des nouveaux mouvements sociaux. Ceci semble s’être traduit par diverses manières de concevoir la citoyenneté, la participation dans les affaires publiques, sociales et politiques. Les formes traditionnelles de la politique et de la citoyenneté coexistent avec de nouvelles citoyennetés et de nouvelles manières de faire la politique. Ces deux réalités ne doivent pas obligatoirement interagir dans une relation dichotomique, mais les transvasements entre les deux champs restent peu fréquents et intermittents. La primauté du traditionnel, du conventionnel demeure incontestable au niveau institutionnel.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Alberich Nistal Tomas, « Asociaciones y Movimientos Sociales en España: Cuatro Décadas de Cambios », Revista de estudios de Juventud, n° 76, 2007, p. 71-89.
Álvarez-Benavides Antonio, « New actors and new opportunities. The role of social workers in a world in transformation », in Ponce de Leuón Laura, Sroka Ana, García Francisco (coord.), Social Work, Welfare State and Social Cohesion in the European Union, Warsaw, Institute of Iberian and Latin American Studies at the University of Warsaw, 2014, p. 79-98.
Álvarez-Benavides Antonio, « Bourdieu y la crisis del capitalismo global », Revista Latina de Sociología, n° 2, 2012, p. 5-22.
Bourdieu Pierre, Contrafuegos, Madrid, Anagrama, 1999.
Bourdieu Pierre, Contrafuegos 2, Madrid, Anagrama, 2001.
García-Selgas Fernando, Romero Bachiller Carmen et García Garcia Antonio , « Sujetos e identidades en la globalización » ; in Barañano Margarita, La globalización económica, Madrid, Consejo General del Poder Judicial, 2002, p. 9-68.
Fuster Morell Mayo, « The Free Culture and 15M Movements in Spain, Composition, Social Networks and Synergies », Social Movement Studies, vol. 11, n° 3-4, 2012, p. 386–392.
Glasius Marlies et Pleyers Geoffrey, « The Global Moment of 2011: Democracy, Social Justice and Dignity », Development and Change, vol. 44, n° 3, 2013, p. 547-567.
10.1111/dech.12034 :Morán Maria Luz, « Viejos y nuevos espacios para la ciudadanía: la manifestación del 15 de febrero de 2003 en Madrid », Política y Sociedad, vol. 42, n° 2, 2005, p. 95-113.
Pérez-Agote Alfonso, « Reflexiones sobre el multiculturalismo que nos viene », in Lamo de Espinosa (coord.), Culturas, Estados y ciudadanos: una aproximación al multiculturalismo en Europa, Madrid, Alianza, 1995, p. 81-99.
Perugorría Ignacia et Tejerina Baudilio, « Politics of the encounter: Cognition, emotions, and networks in the Spanish 15M », Current Sociology, vol. 61, n° 4, 2013, p. 424-442.
10.1177/0011392113479743 :Pleyers Geoffrey, « Présentation », Réseaux, n° 181, 2013, p. 9-21.
10.3917/res.181.0009 :Pleyers Geoffrey et Glasius Marlies, « La résonance des mouvements des places : connexions, émotions, valeurs », Socio, n° 2, 2013, p. 59-79.
10.4000/socio.393 :Sassen Saskia, Contrageografías de la globalización. Género y ciudadanía en los circuitos transfronterizos, Madrid, Traficantes de sueños, 2003.
Tejerina Baudilio, « Movimientos sociales, espacio público y ciudadanía: Los caminos de la utopía », Revista Crítica de Ciências Sociais, n° 72, 2005, p. 67-97.
10.4000/rccs.982 :Touraine Alain, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.
Wieviorka Michel (éd.), Les Sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2007.
Wieviorka Michel, Neuf leçons de sociologie, Paris, Robert Laffont, 2008.
Notes de bas de page
1 Alfonso Pérez-Agote, « Reflexiones sobre el multiculturalismo que nos viene », in Lamo de Espinosa (coord.), Culturas, Estados y ciudadanos: una aproximación al multiculturalismo en Europa, Madrid, Alianza, 1995, p. 81-99 ; Michel Wieviorka (éd.), Les Sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2007.
2 Michel Wieviorka, Neuf leçons de sociologie, Paris, Robert Laffont, 2008.
3 Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.
4 Michel Wieviorka, Neuf leçons de sociologie, op. cit., p. 133.
5 Geoffrey Pleyers et Marlies Glasius, « La résonance des movements des places : connexions, émotions, valeurs », Socio, n° 2, 2013, p. 59-79 ; Mayo Fuster Morell, «The Free Culture and 15M Movements in Spain. Composition, Social Networks and Synergies », Social Movement Studies, vol. 11, n° 3-4, 2012, p. 386–392.
6 Marlies Glasius et Geoffrey Pleyers, « The Global Moment of 2011: Democracy, Social Justice and Dignity », Development and Change, vol. 44, n° 3, p. 547-567.
7 Geoffrey Pleyers, « Présentation », Réseaux, n° 181, 2013, p. 9-21.
8 Antonio Álvarez-Benavides, « Bourdieu y la crisis del capitalismo global », Revista Latina de Sociología, n° 2, 2012, p. 5-22.
9 Pierre Bourdieu, Contrafuegos, Madrid, Anagrama, 1999 ; et Contrafuegos 2, en 2001 chez le même éditeur.
10 Alfonso Pérez-Agote, « Reflexiones sobre el multiculturalismo que nos viene », op. cit.
11 Fernando García-Selgas, Carmen Romero Bachiller et Antonio García Garcia, « Sujetos e identidades en la globalización », in Barañano Margarita, La globalización económica, Madrid, Consejo General del Poder Judicial, 2002, p. 9-68.
12 Baudilio Tejerina, « Movimientos sociales, espacio público y ciudadanía: Los caminos de la utopía », Revista Crítica de Ciências Sociais, n° 72, 2005, p. 67-97 ; Saskia Sassen, Contrageografías de la globalización. Género y ciudadanía en los circuitos transfronterizos, Madrid, Traficantes de sueños, 2003 ; Maria Luz Morán, « Viejos y nuevos espacios para la ciudadanía: la manifestación del 15 de febrero de 2003 en Madrid », Política y Sociedad, vol. 42, n° 2, 2005, p. 95-113.
13 Antonio Álvarez-Benavides, « New actors and new opportunities. The role of social workers in a world in transformation », in Ponce de Leuón Laura, Sroka Ana, García Francisco (coord.), Social Work, Welfare State and Social Cohesion in the European Union, Warsaw, Institute of Iberian and Latin American Studies at the University of Warsaw, 2014, p. 79-98.
14 Tomas Alberich Nistal, « Asociaciones y Movimientos Sociales en España: Cuatro Décadas de Cambios », Revista de estudios de Juventud, n° 76, 2007, p. 71-89.
15 Ignacia Perugorría et Baudilio Tejerina, « Politics of the encounter: Cognition, emotions, and networks in the Spanish 15M », Current Sociology, vol. 61, n° 4, 2013, p. 424-442.
16 RadioCable.com, le 26 avril 2014.
17 Qué, le 20 mai 2011.
18 Europapress, le 14 décembre 2014.
Auteur
Universidad Internacional de la Rioja, Madrid
Antonio Álvarez-Benavides est docteur en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales et de l’université Complutense de Madrid. Il est chercheur au CADIS-EHESS et, depuis 2012, chargé de cours en travail social à l’Université nationale d’enseignement à distance (UNED) et à l’Université internationale de La Rioja (UNIR). Ses travaux portent sur la théorie sociologique, la sociologie des migrations et le travail social.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser global
Internationalisation et globalisation des sciences humaines et sociales
Michel Wieviorka, Laurent Lévi-Strauss et Gwenaëlle Lieppe (dir.)
2015
Laïcité, laïcités
Reconfigurations et nouveaux défis (Afrique, Amériques, Europe, Japon, Pays arabes)
Jean Baubérot, Micheline Milot et Philippe Portier (dir.)
2015
Subjectivation et désubjectivation
Penser le sujet dans la globalisation
Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers et Paola Rebughini (dir.)
2017
Semé sans compter
Appréhension de l'environnement et statut de l'économie en pays totonaque (Sierra de Puebla, Mexique)
Nicolas Ellison
2013
Musicologie et Occupation
Science, musique et politique dans la France des « années noires »
Sara Iglesias
2014
Les Amériques, des constitutions aux démocraties
Philosophie du droit des Amériques
Jean-René Garcia, Denis Rolland et Patrice Vermeren (dir.)
2015