Chapitre 13. Les défis presque intacts de l’action contre les discriminations liées à l’origine en France : une exploration à partir de l’expérience syndicale
p. 211-224
Texte intégral
1Depuis plus d’une quinzaine d’années, le thème des discriminations se pose avec force dans la société française. En contraste avec d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, la question des discriminations est longtemps restée invisible aussi bien dans le débat public qu’au sein de la sphère académique. Avant cette période, l’analyse du racisme, essentiellement inscrite dans des approches historiques, politistes et philosophiques, se référait rarement à des enquêtes empiriques permettant de rendre compte de la diversité de ses formes d’expression et des mécanismes complexes qu’il couvre, pouvant éventuellement prendre la forme de comportements discriminatoires. Les travaux pionniers de Michel Wieviorka sur le racisme1, qui ont révélé la diversité des processus et des expériences à l’œuvre dans les manifestations du phénomène, ont longtemps fait exception jusqu’à la constitution progressive d’un champ sociologique à part entière sur les phénomènes discriminatoires2.
2Le lien entre discrimination et origine, tout en marquant la genèse de l’institutionnalisation de la lutte contre les discriminations en France, a alimenté au fil des années un espace de tensions façonné par les normes républicaines, qu’il s’agisse de la définition même des critères ou du périmètre de leur reconnaissance. La discrimination fondée sur l’origine renvoie en effet à un entremêlement de catégories et de significations implicites et explicites qui déploient un univers de conceptions et d’orientations d’actions éventuellement contradictoires qui rendent sa reconnaissance particulièrement élastique. Le critère de l’origine charrie des conceptions et des représentations si variées de l’altérité (patronyme, couleur de peau, religion) qu’il est tentant de le définir d’emblée comme une nébuleuse. Il semble aussi bien s’imposer dès lors que l’on parle des discriminations ou de la diversité dans un sens générique que variablement interprété dans une dialectique qui va de la figure de l’immigré, du sans-papiers, de l’étranger à celle du descendant d’immigrés, du jeune habitant les quartiers populaires, en passant par celle du musulman. En outre, le respect des principes d’égalité et d’équité traditionnellement inscrit, suivant la culture politique républicaine, dans le fait d’ignorer les différences, mais aussi et plus récemment associé à la nécessité de mettre en place des mesures correctrices, donne des orientations différentes, voire opposées au combat contre les discriminations fondées sur l’origine. En d’autres termes, nous pouvons tous prétendre lutter contre les discriminations en ayant des définitions et des programmes d’actions fort différents. Cet ensemble de tensions met alors en question la prise en charge collective des discriminations liées à l’origine dans ses aspects les plus concrets et à différentes échelles. Une recherche réalisée en 2012 et 2013 sur les pratiques syndicales face aux discriminations liées à l’origine permet d’en proposer un éclairage récent à partir de l’expérience de militants syndicaux.
Des approches critiques de l’action syndicale contre les discriminations liées à l’origine
3Rappelons que depuis l’apparition du thème des discriminations à la fin des années 1990 et sa traduction juridique au début des années 2000, l’impératif d’action pour combattre ces phénomènes n’a cessé de croître et d’être interrogé. En effet, si les discriminations peuvent être définies comme des « inégalités illégitimes déclarées illégales », toutes les inégalités ne sont pas perçues comme illégitimes, tant sur le plan de la loi et davantage du point de vue des subjectivités. L’ancrage initial de la thématique antidiscriminatoire dans une définition juridique et sa traduction de longue date dans la ligne politique du syndicat invitent ainsi à explorer la façon dont les acteurs syndicaux s’en emparent. Au-delà de l’affirmation générale, devenue presque banale, d’une condamnation des discriminations, il s’agit de comprendre comment les militants syndicaux en perçoivent les enjeux et l’animent.
4Depuis plusieurs années, l’écart ou la tension entre l’affirmation du principe de non-discrimination et l’action antidiscriminatoire ont régulièrement été soulignés. L’étude des grands dispositifs mis en place pour lutter contre les discriminations attirent en effet essentiellement l’attention sur les obstacles, les difficultés et les limites de tels projets, ou encore les pièges d’un effet rhétorique3. Les travaux qui se sont intéressés de près à l’action syndicale contre les discriminations liées à l’origine en peignent un tableau relativement négatif marqué par le constat renouvelé d’une faiblesse de l’action syndicale en la matière4, qui donne aux résultats de l’étude de Philippe Bataille5, réalisée en amont du lancement d’une dynamique antidiscriminatoire, des accents actuels. Une des recherches les plus récentes note tout de même un certain nombre d’avancées, relevant, entre autres, que la lutte contre les discriminations ethno-raciales ne semble plus seulement être l’apanage des militants qui sont directement concernés ou encore que la discrimination syndicale n’apparaît plus comme l’unique critère de mobilisation des militants. Néanmoins, le paysage général reste marqué par de nombreuses difficultés auxquelles ils doivent faire face pour agir concrètement (déni des discriminations par la direction, persistance des difficultés à constituer la preuve, poids subjectif et objectif de la plainte, non suivi des accords, absence de regard sur le recrutement, force des stéréotypes, montée en puissance du thème de la diversité, etc.)6.
5L’objectivation limitée de certaines formes de discriminations en France, en particulier celles fondées sur l’origine, la couleur de peau, le patronyme, fait naître une tension singulière entre leur prohibition légale, leur dénonciation, leur traitement et leur persistance. Érigée comme principe incontournable et régulièrement rappelée dans toute une série de textes, de dispositifs, de procédures, etc., la non-discrimination n’en reste pas moins fragile et en tout cas controversée dans ses traductions pratiques.
L’impératif d’action en question
6Lorsque l’on interroge les acteurs syndicaux, on se retrouve rapidement face à un univers au sein duquel coexistent des positions et des logiques d’action extrêmement variées révélant l’éclatement des conceptions de l’action contre les discriminations. D’un combat relativement structuré autour du racisme qui se fondait sur ses expressions les plus spectaculaires à la réflexion que soulève depuis plusieurs années le thème des discriminations – aussi bien sur les catégories de population que l’on reconnaît y être exposées que sur les mesures que ces phénomènes réclament –, l’espace des définitions, des revendications et a fortiori des moyens pour lutter contre les discriminations liées à l’origine s’est considérablement élargi.
7La lutte contre les discriminations est identifiée comme une des valeurs-phares du syndicat, un de ses messages centraux, ce qui dessine une image globalement positive de la manière dont l’organisation se situe par rapport au sujet. Cette image entre cependant rapidement en tension avec les expériences des militants, qui relèvent et soulignent les nuances entre l’adhésion à la valeur et des engagements plus formels à l’échelle des personnes. Si l’adhésion à l’antidiscrimination, placée au rang de valeur humaniste, est unanimement partagée, son contenu, ses motivations et ses orientations apparaissent très inégaux, tant du point de vue de l’importance accordée à la réalité discriminatoire que de celui des sujets, des situations et des moyens d’action qui l’illustrent. L’antidiscrimination est fréquemment définie comme un des points de rupture de la dynamique collective de l’engagement syndical.
8Le fait même d’ouvrir une discussion sur les phénomènes de discriminations liées à l’origine est présenté comme un défi. Nous avons notamment pu constater, dans le cadre de la recherche sur les pratiques syndicales face aux discriminations liées à l’origine, que de nombreux militants sollicités interrogent et pour certains dévaluent leur légitimité à parler du sujet en adoptant une position de retrait. Si ces réactions peuvent être considérées comme le fruit de l’apparition progressive de rôles syndicaux spécialement dédiés à la lutte contre les discriminations et donc de la tentation de se placer dans l’ombre d’une parole experte, elles ne peuvent y être réduites. Les militants qui sont ou ont été en charge d’une mission liée à la lutte contre les discriminations témoignent, de leur côté, de leurs réticences à organiser des débats sur le sujet. Le faible intérêt qu’il suscite de la part des militants mais plus encore la crainte d’être exposé à des conflits graves au sein des équipes, présentées comme particulièrement divisées, remettent en question les actions de sensibilisation et de formation. Le combat contre les discriminations, tout en étant plus incarné que par le passé, à travers les multiples statuts qui l’institutionnalisent au sein de l’organisation syndicale, demeure cependant peu débattu au-delà de ses instances dirigeantes et de ses membres permanents.
9Pour la plupart des militants rencontrés, l’engagement dans le combat contre les discriminations liées à l’origine est présenté comme le fruit d’un engagement avant tout individuel, une sorte de « foi », souvent lié à des facteurs socio-biographiques et, dans tous les cas, à des convictions et à des valeurs personnelles qui poussent les uns et les autres à préférer agir « dans leur coin ». Il est en effet, aux yeux de nombreux militants, une illustration emblématique de la fragmentation des clivages politiques et idéologiques classiques au sein du syndicat et des dangers qu’elle représente, ce qui conduit certains à préférer délaisser ce combat afin de privilégier des sujets plus fédérateurs et considérés du même coup prioritaires sur la lutte contre les discriminations liées à l’origine.
10Si les discriminations sont souvent définies comme le résultat de représentations fausses, comme le fruit de conduites irrationnelles, les résistances face à la lutte contre les discriminations s’inscrivent, au moins en partie, dans les mêmes types de logique. La multiplication des différences revendiquées dans l’espace public – en partie animée par les accents donnés à la lutte contre les discriminations et à la promotion de la diversité – intensifie en effet la confrontation à l’altérité et met au défi l’universalité du modèle de vie de chacun. Certains militants notent à ce propos que le passage de la lutte contre le racisme à la lutte contre les discriminations marque le passage d’un engagement qui s’inscrivait dans la cité à un engagement dorénavant centré exclusivement sur l’entreprise.
11Le sujet des discriminations dérange également en raison de l’ambivalence qui caractérise la reconnaissance de certaines situations discriminantes. Des militants relèvent par exemple que la sensibilité aux différentes formes de discrimination est variable, encore plus au sein du monde du travail, où différents types d’arguments managériaux, directement porteurs de situations discriminatoires, sont complètement intégrés par les salariés ou les candidats au recrutement.
12La multiplication des critères pris en compte dans le cadre de la lutte contre les discriminations et la dynamique de promotion de la diversité ont créé plusieurs confusions qui pèsent sur l’interprétation et l’évaluation de l’action. Confusion notamment entre une dimension générique et une dimension spécifique de l’antidiscrimination7 qui, par effet de discours, laisse supposer que l’attention portée à un critère s’intègre naturellement à une action d’ensemble sur d’autres critères. Or, nous avons pu constater qu’une action intégrée, systématisant la prise en compte de différentes formes de discrimination, est loin d’être mise en œuvre et que l’action contre les discriminations liées à l’origine apparaît relativement reléguée par rapport à d’autres formes de discrimination.
13Parce qu’elles engagent directement les représentations de chacun sur des groupes et des problèmes particuliers, qu’elles mêlent des enjeux anciens à des questions plus récentes, les pratiques face aux discriminations liées à l’origine invitent à se tenir au plus près du travail d’argumentation des militants syndicaux, non pour essayer d’en tirer un inventaire d’actions mais pour en dégager des référentiels d’action qui permettent de mieux cerner comment les uns et les autres se situent par rapport à l’antidiscrimination. Pour explorer ces référentiels d’action, nous proposons de nous baser sur trois grands registres sur lesquels se fonde le principe de non-discrimination.
Trois registres
14L’affirmation d’une dynamique antidiscriminatoire au sein de la doctrine syndicale invite tout d’abord à interroger ses effets sur les conceptions militantes de l’égalité. Comme le souligne Will Kymlicka, le débat fondamental n’est pas de savoir si nous acceptons l’égalité mais comment nous l’interprétons, et de comprendre à quelle « plate-forme égalitariste8 » nous nous référons.
15Outre le fait d’engager une réflexion sur les conceptions de l’égalité, le débat sur les discriminations participe d’un processus de reconnaissance des différences et convoque diverses figures de l’altérité plus ou moins clairement définies dans le contexte français.
16Enfin, l’action antidiscriminatoire, en ce qu’elle exacerbe l’exigence de conciliation entre la demande de protection de catégories spécifiques de la population et la cohésion sociale, met également en jeu des conceptions de la solidarité, entendue – dans le cadre d’une enquête portant sur l’univers syndical dont elle est une des valeurs-phares – comme l’engagement moral pour la revendication de droits qui assurent à une catégorie d’individus d’être traitée en égale.
Le registre de l’égalité
17Les résonances universalistes du principe d’égalité formelle au sein des discours des militants sont sans doute les plus imposantes mais aussi les plus variées. On peut rappeler qu’une des caractéristiques centrales de ce principe est l’affirmation d’un principe d’indifférence aux différences érigé en une sorte d’impératif catégorique afin d’assurer le traitement égalitaire des citoyens9. Même si l’émergence du débat sur les discriminations raciales a partiellement détrôné ce raisonnement, leur combat demeure largement associé à l’exigence de neutraliser les différences. L’empreinte de cette perspective se décline de plusieurs manières dans les discours des militants sur l’antidiscrimination. Pour la plupart d’entre eux, l’antidiscrimination consiste à assurer, à rappeler, voire à recréer les conditions d’application d’un voile d’ignorance à l’égard de certains critères, comme en particulier ceux qui ont trait à l’origine des individus. La confiance en l’application de ce principe d’égalité formelle s’appuie notamment sur le constat de la présence d’individus d’origine, de culture et de religion diverses présenté comme la preuve d’une absence de discrimination. Mais la neutralisation des différences peut également être posée comme une exigence préalable à la lutte contre les discriminations.
18Les répercussions du principe d’égalité formelle jouent également dans la manière même de présenter l’action antidiscriminatoire. Tout en étant sensible à cette action en la promouvant activement via différents projets, une partie des militants interrogés l’associe à ce que l’on pourrait appeler des actions programmées ou programmatiques, qu’ils distinguent d’actions « spontanées », évidentes, à la portée de chacun, notamment lorsqu’il est en position de décider dans un processus de sélection. Après avoir décrit des projets formalisés autour de la lutte contre les discriminations, l’un d’entre eux évoque ce qu’il place volontairement « à part » des actions de lutte contre les discriminations et qu’il lie davantage à une action « informelle » de correction de l’égalité. On trouve ainsi dans les propos de plusieurs militants une sorte de ligne de partage entre des actions formelles, portées par une volonté particulière (action de sensibilisation, formation), et celles qui seraient l’expression d’une réaction « normale », « naturelle ». Dans l’étude des pratiques syndicales face aux discriminations liées à l’origine, il apparaît en tout cas important de prendre en compte l’idéal moral que constitue le principe d’égalité formelle qui pèse sur la qualification de l’action antidiscriminatoire, et qui conduit certains à requalifier l’action. En d’autres termes, « la lutte contre les discriminations en pratique », comme la qualifie un des militants, doit rester discrète. Cette perspective peut engendrer une minimisation de l’action par une opération de réenchantement fondée sur l’idée que l’idéal républicain peut et doit rester prioritaire.
Le registre de l’altérité
19Le saut que nous faisons régulièrement entre la série de critères relativement explicites définis par la loi – couleur de peau, patronyme, origine, race ou ethnie supposées, convictions religieuses – et les expressions « discriminations ethno-raciales » ou « liées à l’origine » peut être interprété comme une manière de déjouer opportunément les pièges essentialistes que ces éléments de l’identité dressent. Toujours est-il que ces critères comme ces expressions éclairent peu les situations et les problèmes que nous sommes supposés considérer discriminants. Le critère de l’origine renvoie en effet à un mélange indéterminé d’éléments naturels (la race supposée et ses attributs physiques) et culturels (l’origine nationale, les traditions, la religion, la langue notamment), c’est parfois une dénomination vague et attrape-tout qui amalgame des catégories fort distinctes. Les chemins qu’ont empruntés la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité ont certes ouvert le débat sur les catégories de population auxquelles ces deux engagements sont supposés s’adresser tout en laissant perdurer un flottement. Dans les deux cas, on peut observer les mêmes glissements et circulations entre une conception générique et une conception spécifique sous couvert desquelles se jouent de multiples repères implicites pour le repérage des discriminations. L’existence des différences, traduite par la présence de personnes supposées les représenter, n’est pas écartée ou contournée mais bascule ici dans une vision enchantée qui se fonde aussi bien sur la nationalité étrangère de certains employés que sur le caractère multinational de certaines entreprises ou groupes ou encore sur un « paysage » de différences. Le diagnostic de l’antidiscrimination est alors posé à partir d’un regard porté autour de soi, fondé sur les changements que chacun peut plus ou moins palper au regard de son expérience dans une entreprise. Ces constats semblent cependant contribuer à vider de sens l’impératif d’une lutte contre les discriminations liées à l’origine. Un autre point important à souligner renvoie à la tension persistante entre la lutte contre les discriminations et la crainte du communautarisme. Cette tension se décline majoritairement par rapport à la question de l’islam. Les questions que posent certaines pratiques de l’islam (en particulier le voile et les demandes particulières d’organisation du temps de travail) sont vécues par certains comme une dérive ou une instrumentalisation de l’antidiscrimination. Si la majorité des militants oscillent entre la fermeture et la mise à distance de ces questions, ils avouent volontiers se sentir perdus à ce sujet et attendent de trouver davantage de débats au sein de l’organisation.
Le registre de la solidarité
20Le débat majeur qui entoure la question de la solidarité associée à l’action antidiscriminatoire renvoie à l’enjeu des représentations des populations concernées par les discriminations, que nous venons d’évoquer, mais également à leur capacité à se mobiliser. Aux yeux de nombreux militants, la visibilité contestable des discriminations ainsi que le fonctionnement inégal des dispositifs antidiscriminatoires sont liés au manque de sollicitations et de mobilisation des individus qui ont vécu une expérience discriminante. L’action antidiscriminatoire va rarement de soi. Elle peut tout aussi bien reposer sur des valeurs humanistes qu’être écartée ou transformée en raison de ses effets pervers, notamment celui de « forcer » l’identité de celui qui est discriminé ou celui de l’entraîner dans des procédures complexes et longues ou encore celui de disperser les revendications. Ces deux attitudes cohabitent au sein du syndicat et renvoient à l’opposition entre une tendance à la compassion et une tendance à la suspicion, souvent moins à l’égard des discriminés qu’à l’égard de l’image supposée que l’action antidiscriminatoire risque de leur donner. De plus, ces deux attitudes varient non seulement en intensité mais ne sont pas non plus exclusives l’une de l’autre en fonction des problèmes et des situations évoqués. On pourra par exemple trouver chez le ou la même militant-e une solidarité sans faille pour les sans-papiers et une confiance totale dans les politiques de diversité de l’entreprise qui l’amèneront à négliger certains phénomènes discriminatoires. De même, on peut être face à un militant ou une militante qui se montre globalement méfiant-e par rapport à une action antidiscriminatoire formalisée (recours en justice, signature d’accord diversité, etc.) mais qui témoignera d’expériences de dialogue social face à un cas nécessitant à ses yeux une opération de vérification de l’égalité. Les pratiques syndicales face aux discriminations liées à l’origine apparaissent alors tiraillées entre deux logiques qui finissent souvent par se confondre : d’une part, celle de la nécessité de lutter contre les discriminations sans les discriminés, d’autre part celle de protéger les personnes potentiellement discriminées de toute assignation à une différence. Aux promesses de correction d’égalité ou de réparation que porte le projet de lutte contre les discriminations sont opposés les risques de stigmatisation, qui conduisent plusieurs militants à se distancier de la question des différences et du même coup de la lutte contre les discriminations. Plus une société s’ouvre à la lutte contre les discriminations, plus elle court le risque de négation de la subjectivité de ceux qui veulent échapper à toute injonction identitaire, à toute appartenance collective. L’individu peut certes faire le choix de s’engager au sein d’une identité collective ; il peut aussi faire celui de ne pas s’engager, ou bien encore de se désengager. Toute politique de reconnaissance et d’attribution de droits culturels court le risque de heurter ce type de position, sauf si elle est pensée non pas en faveur de groupes ou de minorités à qui seraient délégués ces droits, mais en faveur des individus qui font le choix d’en relever. Cependant, ce choix demeure difficile et chargé d’ambivalence et la tentation est grande pour de nombreux militants de renoncer à activer le combat contre les discriminations, voire de manière paradoxale, de « protéger » leurs collègues du statut de discriminé. La question de l’altérité liée à l’origine reste intimidante et la superposition de la stigmatisation et de l’identité, souvent invoquée en France, rend le chemin vers la dénonciation des discriminations escarpé. Ainsi, la crainte d’offenser ou de vexer des collègues prend le dessus sur la nécessité d'interroger la réalité discriminatoire.
Les deux pôles de l’action antidiscriminatoire
21Les quelques nuances que nous venons de souligner dans les formes d’appropriation du principe antidiscriminatoire lié à l’origine par les militants syndicaux nous invitent à dépasser une conception binaire de l’action qui laisserait supposer l’existence de repères assez nets et/ou mesurables pour évaluer celle-ci. L’opération de vérification qui nous permettrait de mesurer la correspondance entre les objectifs visés et ceux atteints est particulièrement limitée dans le contexte français. Le foisonnement de connaissances que nous avons aujourd’hui des discriminations – même si celle-ci reste très compartimentée en fonction des critères et des domaines de la vie sociale – nous offre certes un paysage plus précis de ces phénomènes mais reste relativement décroché de l’évaluation in situ de certains dispositifs. Certes, certaines pratiques peuvent faire l’objet d’une estimation chiffrée (recours en justice, négociations d’accords, dispositifs d’insertion professionnelle…), qui laisse cependant dans l’ombre d’autres formes d’action et surtout les significations que les militants syndicaux donnent à l’action antidiscriminatoire. Partir du sens qu’ils donnent à cette action n’a pas vocation à construire une vision enchantée ou relativiste du « tout action » mais à mieux cerner les enjeux qui fondent l’impératif d’agir contre les discriminations, à la façon dont les individus se perçoivent (ou non) en capacité d’agir. Au-delà de la diversité des dispositifs et des logiques individuelles qui dressent un répertoire de pratiques que nous n’avons pas développées ici – campagnes de sensibilisation, recherche d’une représentativité des minorités, accords diversité, etc. –, il nous semble important de mettre l’accent sur les façons de concevoir l’engagement antidiscriminatoire afin d’éviter de solder l’action ou de continuer à fonctionner sur la fiction d’un consensus. Nous avons pu relever deux conceptions majeures de l’action antidiscriminatoire. La première renvoie à une définition relativement abstraite qui tend à la rallier au combat contre toute forme d’injustice. La discrimination est envisagée ici moins comme un fait qu’un faisceau de causalité pouvant concerner toutes sortes de problèmes. Elle s’apparente alors à une sorte de coquille conceptuelle susceptible d’abriter diverses situations d’inégalités et d’injustices qui n’en sont que l’expression. Cette approche conduit en retour à penser l’antidiscrimination comme une démarche inhérente à de nombreuses pratiques syndicales inspirant des orientations d’action distinctes qui convergent cependant vers l’idée qu’il n’est guère possible d’agir sur la base des critères liés à l’origine et qu’il est préférable de contourner la question de la discrimination liée à l’origine en la traitant « du dehors ». Dès lors, les discriminations sont avant tout considérées comme un mode de raisonnement et s’agrègent à un autre problème qui reste le cœur de l’action. L’objectif d’un combat à mener « contre toutes les formes de discrimination » qui s’est imposé au sein de la dynamique antidiscriminatoire du syndicat a favorisé cette mise en généralité de l’action.
22La seconde conception de l’action antidiscriminatoire repose sur une définition spécifique de la discrimination liée à l’origine, associée à une réalité particulière et fondée sur un ensemble de données plus ou moins tangibles qui appelle, dans l’idéal, une action ciblée. Cependant, aux yeux de nombreux militants, l’action antidiscriminatoire liée à l’origine est tellement contrainte par les éléments de preuve à rassembler qu’elle est le plus souvent perçue comme relativement inaccessible et potentiellement décourageante. Les difficultés rencontrées dans les processus de mesure, d’identification et de preuves des discriminations liées à l’origine tiennent alors à la nature de son ambition. Cela n’empêche pas certains militants d’inventer ou d’épouser divers moyens d’action volontaristes (se rapprochant par exemple d’une action de discrimination positive), tout en soulignant qu’ils se sentent plus à l’aise lorsque ceux-ci demeurent « informalisés ». Même s’il est tentant d’opposer ces deux conceptions de l’action, elles apparaissent davantage en tension dans les expériences des militants, dont les prises de position sont d’une grande ambivalence. Ambivalence d’autant plus forte que la reconnaissance des discriminations est, pour certains, synonyme d’une défaite, d’un échec de l’idéal d’égalité. Il y a en effet une sorte d’idéal moral qui pèse sur la mise en œuvre plus formalisée de la lutte contre les discriminations liées à l’origine. Ainsi, de manière plus contre-intuitive, derrière l’idée de combattre les discriminations, il peut également y avoir l’idée de résister à une prétendue réalité discriminante, ce qui peut constituer un piège pour la reconnaissance du racisme et des discriminations. Que reste-t-il en effet aujourd’hui du potentiel d’indignation face au racisme à la lumière des métamorphoses qu’a subies la question ? On pourrait dire qu’auparavant le potentiel d’indignation primait sur la reconnaissance des réalités, des situations de discrimination (on ne s’intéressait qu’aux expressions extrêmes du racisme), alors qu’aujourd’hui la tendance semble s’être inversée : la conscience des discriminations semble être plus aiguisée, mais le potentiel d’indignation plus labile.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir, notamment, Michel Wievorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992 ; Id., Racisme et modernité (actes du colloque « Trois jours sur le racisme », Passages/ADAPes, Créteil, 5-7 juin 1991), Paris, La Découverte, 1993 ; Id., Le racisme, une introduction, Paris, La Découverte, 1998.
2 Laure Bereni et Vincent-Arnaud Chappe, « La discrimination, de la qualification juridique à l’outil sociologique », Politix, no 94, 2011, p. 7-34.
3 Didier Fassin, « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations », in D. Fassin et É. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La Découverte, 2006, p. 131-157 ; Joan Stavo-Debauge, « En quête d’une introuvable action antidiscriminatoire. Une sociologie de ce qui fait défaut », Politix, no 94, 2011, p. 81-105.
4 François Vourc’h et Véronique De Rudder, « De haut en bas de la hiérarchie syndicale : dits et non-dits sur le racisme », Travailler, no 16, 2006, p. 37-56.
5 Philippe Bataille, Le racisme au travail, Paris, La Découverte, 1997.
6 Rachid Bouchareb, « L’action syndicale face aux discriminations ethno-raciales », Sociologies pratiques, no 23, 2011, p. 69-81.
7 Vincent Caradec, Alexandra Poli et Claire Lefrançois, « Les deux visages de la lutte contre la discrimination par l’âge », Mouvements, no 59, 2009, p. 11-23.
8 C’est-à-dire « les conditions politiques, économiques et sociales sous lesquelles tous les membres de la collectivité sont traités sur un pied d’égalité » (Will Kymlicka, Les théories de la justice. Une introduction, M. Saint-Upéry [trad.], Paris, La Découverte, 2003 [1990], p. 11).
9 Régis Cortéséro, Sylvain Kerbourc'h, David Mélo et Alexandra Poli, « Recruteurs sous tensions. Discrimination et diversité au prisme de registres argumentaires enchevêtrés », Sociologie du travail, vol. 55, no 4, 2013, p. 431-453.
Auteur
Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (EHESS-CNRS)
Alexandra Poli est sociologue. Elle est chargée de recherche au CNRS et directrice du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (EHESS-CNRS). Ses recherches portent sur le racisme et les politiques publiques contre les discriminations, les discriminations liées à l’âge, l’islamophobie, ainsi que sur la mobilité Nord-Sud, de l’Europe vers le Maghreb. Sa thèse, L’expérience française du racisme et des discriminations raciales. De la condamnation morale à la prise en charge de la subjectivité des victimes, dirigée par Michel Wieviorka, a été soutenue en 2005 à l’EHESS.
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Les Amériques, des constitutions aux démocraties
Philosophie du droit des Amériques
Jean-René Garcia, Denis Rolland et Patrice Vermeren (dir.)
2015