Chapitre 4. Art et anthropologie
Créativité anthropologique et artistique pour un dépassement de la souffrance
p. 73-87
Texte intégral
1L’anthropologie se consacre, traditionnellement, à étudier des cultures, pendant que l’art se comprend comme une contribution à la vie culturelle ; elle crée de la culture. La distance objective exigée dans le canon classique en sciences sociales aux antipodes de l’immersion de l’artiste et l’exigence d’avoir un impact social dans la communauté où il vit influencent le rapport à la réalité et les choix méthodologiques de l’un et de l’autre. Bien que la rencontre entre les deux domaines ait donné naissance à l’anthropologie visuelle, par exemple, et forgé le regard anthropologique porté sur l’art1, l’anthropologie s’est rarement laissé inspirer par l’art dans ses approches méthodologiques. Une des raisons réside, selon Arnd Schneider et Christophe Wright, dans une certaine ambiguïté de l’anthropologie, voire une hostilité envers la créativité2. Les deux innovateurs dans l’approche de l’art et de l’anthropologie cherchent des inspirations mutuelles entre les deux domaines au-delà des frontières qui les distinguent : « Our aim, in exploring certain areas of overlap, is to encourage fertile collaborations and the development of alternative shared strategies of practice on both sides of the border3. »
2Dans des contextes de souffrance énorme, le besoin de se recréer à partir des cendres est aussi profond que la douleur. Pour l’anthropologue, l’empathie, qui naît dans la rencontre avec l’autre, intellectuellement et humainement nécessaire, ruine l’exigence d’une distance objective. En même temps, elle constitue la source d’une transformation mutuelle.
3Le Rwanda a vécu le génocide contre les Tutsi en 1994 et éprouve depuis cette nécessité existentielle de se recréer, de se reconstruire. Les voies de reconstruction sont multiples : économique, socio-psychologique, juridique, etc. Dans de tels processus, les espaces de créativité favorisent une réinterprétation du passé ainsi que des formes de guérison de l’individu et de la société, ouvrant vers une réconciliation.
4En tant qu’anthropologue, nous sommes invités à comprendre ces processus. En même temps, notre âme d’artiste peut nous amener à participer, à engager un processus de création avec d’autres sur place, à assumer finalement une présence plus engagée dans notre travail d’anthropologue. Dans ce double rôle, mon engagement au Rwanda, qui a commencé en 2005, a pris forme au travers d’ateliers d’écriture que j’organise à Kigali depuis 2014. Ces activités couvrent des espaces de créativité poétique reposant sur une philosophie qui comprend l’expression poétique du vécu (traumatique) comme une source de guérison, comme la source d’une transformation de l’être. C’est dans ce sens que je parle de transpoesis4. Les ateliers que j’anime s’adressent tout particulièrement à des jeunes et des femmes.
5Ce travail s’inscrit à trois niveaux dans un espace de rencontre entre art et anthropologie :
- Avec les ateliers, j’interviens avec mes capacités d’anthropologue et d’artiste dans le sens où mon approche repose à la fois sur un savoir anthropologique du Rwanda, notamment sur sa longue tradition poétique et son art de la parole nuancée et riche, ainsi que sur mon savoir psychologique et thérapeutique, en m’inspirant de la poésie-thérapie qui sollicite l’imaginaire créatif de l’anthropologue pour emporter les participants vers l’espace de créativité. La poésie-thérapie s’est développée ponctuellement à partir du début du xxe siècle, avec une place reconnue aujourd’hui en Amérique du Nord à travers les « expressive therapies »5. En Europe, Hilarion Petzold et Ilse Orth figurent parmi les chercheurs qui ont créé une méthodologie de guérison à partir de la poésie6.
- Cette approche est pertinente dans le contexe du Rwanda, où le passé traumatique est mère de silences et où le besoin se fait fort de se libérer par une parole « protectrice ». La parole poétique est une parole qui protège l’individu d’un trop de déchirures et d’une perte de face, du danger d’une mise à nu lors de l’expression de son vécu dans la communauté. Au Rwanda, la souffrance est souvent retenue, intériorisée. L’approche poétique permet alors d’explorer des voies indirectes et métaphoriques de l’expression.
- Les poèmes qui se créent au cours des ateliers d’écriture donnent à voir des dimensions sensuelles de l’être et le monde intérieur des personnes. Charles Ansell souligne dans son essai Psychoanalyse und Dichtung (psychanalyse et poésie) que la poésie parle des dimensions invisibles de la culture (das verborgene Wesen der Kultur), contrairement au savoir de l’historien qui appréhende « les idées apparentes de son époque » (die vordergründigen Ideen seiner Zeit)7. Le dernier repose sur le principe de cause à effet alors que l’univers du poète est un univers de significations invisibles/cachées (verdeckte Bedeutung). Il s’exprime dans des symboles, en tant que condensation de significations8. D’ailleurs, dans de nombreuses études fondatrices sur le monde mythologique, l’anthropologie s’est depuis longtemps intéressée aux dimensions ontologiques de la vie à travers des narrations culturellement spécifiques, comme celles que nous trouvons aussi dans les poèmes du Rwanda et ses chroniques du passé monarchique9.
L’art de se recréer
6En Afrique, face à des guerres et à des crises multiples, l’anthropologie manifeste un intérêt grandissant à l’art en tant que forme de guérison et de réconciliation.
7Lizelle Bisschoff et Stephanie Van de Peer montrent dans leur ouvrage Art et Trauma in Africa que l’art, tel que des films en République démocratique du Congo, le hip-hop au Nigeria, la danse kuduro10 en Angola ou la photographie au Rwanda, parmi d’autres, contribue à des processus de réconciliation individuelle et collective et reconstruit des personnes ayant subi des formes de violence extrême11. Dans cette optique, la danse kuduro12 est comprise comme un « re-enactement » (reconstruction historique) du vécu traumatique13. L’Angola figure, après trente ans de guerre civile, parmi les pays présentant les densités les plus élevées de mines antipersonnel. De nombreux danseurs kuduro sont handicapés. Cette danse énergétique et expressive leur permet de réintégrer leurs blessures dans leur narration de vie, via des narrations corporelles. Dans cette manière de se construire, nous trouvons une référence au concept de mimesis que Stephan K. Levine aborde dans Trauma, Tragedy, Therapy14 et nous pouvons penser que les corps dansants sont des variations de répétition qui retravaillent sans cesse le passé. Tenant compte du fait que le présent et l’avenir se construisent sur les ruines du passé, nous pouvons penser que l’expression créative permet une intégration des blessures intérieures et corporelles dans la reconstruction de soi, une réconciliation avec soi-même, notamment dans une mise en récit individuelle ou collective, au moyen de narrations corporelles.
8L’expression artistique n’est pas seulement une manière de surmonter des expériences de la violence (dans le passé), elle peut aussi constituer une alternative face à la violence.
La créativité face à la violence
9Albert O. Oikelome montre avec pertinence que la musique hip-hop au Nigeria s’inscrit dans une longue tradition dans laquelle la musique et la poésie œuvrent à un processus de réconciliation entre le passé et l’avenir15. Les artistes de la parole hip-hop contribuent à une sensibilisation politique en dénonçant l’exploitation écologique et économique de la région du delta du Niger par les entreprises pétrolières, ainsi que la corruption et les meurtres au sein d’une population marquée par un manque de perspectives. L’art contribue ici à une transformation des frustrations en revendication ; il exprime une résistance, artistique.
10À une autre échelle, l’art, la poésie ici en particulier, est devenu une forme de résistance et une arme contre la terreur et la violence : le festival international de poésie à Medellin témoigne que la poésie peut être une alternative forte – « une réalité magique16 » – à la criminalité et à une économie de la violence et de la drogue ; une « culture de la mort17 » en somme, que la Colombie a payée d’un lourd tribut. Le festival a été créé en 1991 par les poètes Fernando Rendón et Angela García afin que la poésie devienne une « arme contre la terreur ». Depuis, plus de quatre-vingts poètes participent chaque année à cet événement, qui est aujourd’hui le plus grand festival de poésie au monde. Parmi eux, on retrouve des plumes renommées comme Hans Magnus Enzensberger, Breyten Breytenbach ou Elke Erbe18. En 2006, le festival a reçu le prix Nobel alternatif en reconnaissance de la démonstration faite que la créativité, la beauté, l’expression libre et la société peuvent prospérer ensemble et transformer de la peur et de la violence19.
11Pendant l’apartheid, Breyten Breytenbach, poète, peintre et écrivain sud-africain, s’était déjà fortement engagé à travers la poésie. Emprisonné, il a continué à écrire des poèmes comme autant d’armes contre l’injustice mais également comme un moyen de survie contre la peur et l’angoisse de la prison. Poem on toiletpaper20 figure parmi les poèmes qu’il a écrits pendant cette période de sa vie21.
12Carolyn Christov-Bakargiev souligne que l’art a le potentiel de transcender des tensions intérieures et extérieures22, comme celles que représente la prison en tant qu’épreuve intérieure et violence politique. La directrice artistique de l’exposition « dOCUMENTA 2012 » à Kassel argumente que l’art est un exercice ambigu qui, contrairement à la violence, a le potentiel de créer, d’inventer des manières de vivre moins destructives. Le travail de créativité poétique que j’effectue au Rwanda s’inscrit dans cette vision.
Les ateliers d’écriture poétique
13Le premier atelier de créativité poétique intitulé, Figures of Transformation, a eu lieu au Goethe-Institut de Kigali les 25 et 26 avril 2014. Au nombre de vingt personnes environ, le groupe des participants était constitué de filles et de garçons rwandais, issus pour la plupart d’un milieu créatif (cinéaste, poète, mannequin, etc.). Adelithe Mugabo, un ami de longue date, m’a servi d’interprète23 et a constitué un pont important entre mon monde d’anthropologue et celui des jeunes artistes et poètes du Rwanda. L’atelier proposait des exercices qui visaient à initier une poesis of flow24. J’utilise cette expression pour nommer une circulation des forces humaines en vue de la reconstruction. Il s’agit d'un processus de mise en mots génératrice de guérison. Stephen K. Levine25 a développé davantage l’idée que la créativité permettait de retravailler les traumatismes. Selon le philosophe, le concept de poiesis représente la capacité de transformer des expériences par la force de l’imagination. Lorsqu’elles viennent à être exprimées, elles perdent leur nature figée.
14La transformation à travers l’expression poétique peut s’opérer au niveau individuel comme au niveau social26. La poésie intervient dans le processus de symbolisation du vécu. La voix poétique est une dimension émotionnelle et corporelle de l’être – elle se réfère au senti – et, en naissant dans l’être, elle transforme sa manière de penser et d’agir. À partir du moment où une créativité poétique génère une autre perception de soi et du rapport à l’autre – une autre perception de soi dans le monde –, la poésie devient, la poésie est sociale.
15Sous l’angle du regard thérapeutique, la poésie peut permettre d’accéder à une vérité intérieure, par la contemplation de ses émotions et de ses expériences, autant que le peut un arrêt mélancolique sur un instant de vie. En même temps, la mise en parole est considérée comme une forme d’agency27 – en mots – qui contribue à une transformation du statut de la victime.
16Cette approche rejoint la philosophie de l’art-thérapie comme « an area of psychology that underscores the carthartic power of art through creation and experience28 ». En revanche, l’utilisation de la notion de thérapie est controversée. Dans leur recherche en Afrique, Lizelle Bisschoff et Stephanie Van de Peer évitent de parler de l’art comme thérapie mais considèrent que l’art ouvre comme thérapie « whereby the artwork is valued in and of itself, as the manifestation of the process of working through the traumatic experience, and coming to terms with the past29 ». Ce regard porté sur la créativité des talents artistiques évite de mettre en avant le trauma, source de stigmatisation dans de nombreuses sociétés, mais focalise sur la force créative des individus et des cultures.
17Nous pouvons maintenant nous concentrer sur trois exercices proposés au cours de l’atelier Figures of Transformation, ainsi que sur les poèmes qui en sont nés.
Le symbole de soi
18Un premier exercice consistait à se présenter à travers un symbole. Les participants étaient invités à faire un voyage intérieur dans des souvenirs de bonheur, de force et de beauté pour laisser émerger un symbole de soi. Cet exercice peut stimuler l’autoguérison à travers un renforcement des souvenirs de joie ou de bonheur. À l’image d’une lumière qui brille de plus en plus fort, la sensation de joie transforme les pensées et le sentir, le paysage mémoriel de l’individu.
19Richmond Runanira avait choisi un livre en soulignant ses qualités en tant que symbole de sa vie.
20Un livre peut être lu et regardé.
21On a aussi la possibilité de tourner une page, un chapitre.
22Il constitue une richesse, des chapitres à découvrir.
23Adelithe, quant à lui, avait opté pour un bouclier en s’inspirant des symboles du monde guerrier d’autrefois. Son poème se nourrit de sa fierté au moment où il est devenu père d’un enfant, d’un fils, et exprime la joie d’avoir vaincu des obstacles dans la vie. Adelithe a écrit son poème en tant qu’icyivugo30. Cette forme de poésie a été utilisée par des hommes-guerriers du passé monarchique pour dire leur bravoure et proclamer leur identité sous forme de poème. Il s’agit d’une expression du soi performatif. Son poème, Je suis un bouclier, dit ainsi :
Je suis un bouclier31
Je suis celui qui tape
À point nommé qui ne craint pas
D’attaquer avec détermination
Je ne recule point au plus fort des combats
Je suis le bois redoutable de la lance
Je suis craint, je suis le meilleur danseur
L’homme qui ne fuit pas
Celui qui ne me connaît pas s’attaque à moi
Et je le défie et le fais reculer
Celui qui veut mon soutien je vais vers lui
Et je le réconforte et le protège
Sa peur s’en va et il retrouve son souffle
Et il dit : « J’arrive chez le redoutable, le Lion
Qui leur dépasse la crinière, Umushakamba32
Qui n’a pas froid au ventre. »
Créer un univers imaginaire
24Un deuxième exercice consistait à créer un univers imaginaire qui allait au-delà des limites du réel.
25Certains participants imaginaient un univers dans lequel ils accueillaient une personne aimée en la constituant en « être adoré ». Nous trouvons dans cet imaginaire une force, un savoir qui fait que, lorsque le poète aimant « emballe » l’autre symboliquement par une grande affection – l’amour –, la pensée crée, par une logique ontologique, un univers en tenant compte des désirs de l’autre.
26Pour d’autres, comme Mustapha Kayitare, cet exercice permettait de « rencontrer » une personne décédée afin de retravailler des liens douloureux avec des membres de la famille. C’est aussi une manière de penser autrement une relation avec les morts.
27Le jeune homme commençait ainsi son poème en évoquant un espace neutre. En tant que Suisse, on pense immédiatement à son pays, mais pour Mustapha, cet espace se situait plutôt dans une neutralité par rapport au bien (le ciel, pour utiliser des références religieuses) et au mal (l’enfer).
28Au fur et mesure que l’on écoutait son poème, on se rendait compte qu’il créait cet univers pour rencontrer son père décédé.
29Je pense avoir compris que son père est décédé avant que Mustapha n’ait pu savoir s’il fallait situer les actions de son père vers le bien ou vers le mal.
30Le poème créait donc la possibilité d’une rencontre au-delà de la mort qui permette de reconstituer des liens émotionnels et relationnels.
Le dialogue avec le mal – le dépassement de la douleur
31Dans une troisième fenêtre de création, les jeunes étaient invités à penser, à faire face – intérieurement – à des moments douloureux, des moments de souffrance en vue d’un dépassement à partir d’une mise en dialogue avec la douleur.
32Un jeune homme parlait alors de la Mort. Il évoque dans son poème sa force destructive.
33Mais en même temps, il y a cette voix qui dit :
Non, je ne veux pas être écrasé par ta présence terrible, dans mon pays, par rapport à ma vie !
Non, je ne te laisse pas dominer ma vie.
34Une autre personne est entrée en dialogue avec l’Histoire. Son poème peut être compris comme une revendication d’être sujet, d’être un acteur de sa vie.
35Ngo Semzara Kabuta, guérisseur, dit qu’en Afrique la poésie de l’éloge de soi est cet espace où la voix individuelle trouve son expression dans un contexte de vie dans lequel la collectivité prime sur l’individu, où l’histoire du pays, comme dans le cas du Rwanda, prime – cruellement – sur l’histoire de l’individu, sur sa capacité à être sujet33. Le poème qui interroge l’histoire à travers un dialogue cherche alors l’éloge de soi à partir du poids du passé du génocide.
La place de la poésie dans la société
36L’atelier donnait aussi lieu à une vive discussion sur la signification de la poésie dans la société, sur la place et le rôle qu’un poète, une poétesse peut y prendre.
37Selon Richmond, « la poésie est la source de tous les arts ». Ainsi, la poésie ne se limite pas seulement à son expression en mots, mais il s’agit d’une manière d’être dans le monde, un regard sensuel porté sur la société. Par d’autres, le poète est décrit comme les « yeux de la société ». Il se distingue par sa fonction de « réveiller les gens, d’être attentif à la nature et à l’autre ». Ce regard critique, sensible, exprime l’envie d’être responsable, de contribuer à la construction du pays aujourd’hui et demain. « Doué avec du talent, le poète peut même prédire l’avenir », soulignait une jeune femme. Nous trouvons ici une référence à la force spirituelle des devins et des poètes autour du roi (mwami), gardiens du savoir sacré de la royauté, ainsi qu’à la capacité de saisir l’invisible, même aujourd’hui, dans la vie des êtres, dans la société.
Art et anthropologie
38Les deux jours de création étaient clôturés par une lecture publique des poèmes, accompagnée de musique inanga34 (luth joué au Rwanda et au Burundi). Cette cérémonie contribuait à une reconnaissance des voix des jeunes poètes et poétesses dans leur société. Stephen K. Levine nous rappelle l’importance du moment de partage de la douleur : « Being witnessed in the expression of our suffering is another core principle of his approach to art and healing. Thus the role of the therapist is largely one of being present to other people and their expressions, furthering a notion of beauty were an experience can show itself as it is in itself35. » L’audience peut avoir un rôle thérapeutique dans le sens qu’elle « porte » la personne par un moment d’empathie. S. K. Levine nous suggère que la voix poétique constitue cette recherche de la beauté (de soi) malgré et contre la destruction individuelle et collective par la force de se constituer en être précieux.
39Les artistes contribuent au processus de réinterprétation du passé. « Art has a task, and we believe in its power to engage people in a shared experience », précisent Lizelle Bisschoff et Stephanie Van de Peer36. L’expression du vécu individuel peut donc générer des expériences partagées, fondatrices d’avenir, car de telles émotions permettent de repenser, de recréer des liens sociaux marqués par la violence. Cette vision considère la réception de l’œuvre artistique comme faisant partie du processus de guérison, et la signification de l’art même se crée dans cette interaction.
40L’art sur la souffrance questionne l’anthropologue. À partir de son travail sur les violences en Amérique du Sud, Michael Taussig37 propose une rencontre novatrice entre fiction et anthropologie afin de garder présente la dimension hallucinante de la terreur38. Pour penser des formes de guérison, l’anthropologue australien appelle à être attentif aux « histoires de guérison », comme celles racontées par les chamans de la région amazonienne du Pérou, marquée par un passé colonial de violence extrême. Avec les jeunes poètes et poétesses du Rwanda, nous découvrons des « histoires de guérison » qui expriment un savoir de guérison et la force intuitive de repenser les relations sociales. À l’avenir, les ateliers d’écriture pourront également donner lieu à des espaces de créativité qui permettront de repenser les rapports entre les bourreaux et les victimes. L’anthropologue-artiste peut créer des rencontres imaginaires ou réelles entre les victimes et les bourreaux du génocide pour que la poésie œuvre socio-thérapeutiquement à une transformation des déchirures sociales profondes.
41L’œuvre de Michael Taussig nous rappelle également qu’une rencontre entre anthropologie et art incite à intégrer un regard esthétique culturellement spécifique dans la forme de communication du savoir anthropologique. Si l’anthropologue devient poète39, la mise en mots des silences de l’autre peut donner lieu à un moment de guérison ou constituer une ouverture créatrice. Elle peut communiquer un savoir émotionnel ontologique autrement qu’à travers une argumentation anthropologique classique40. En dernière instance, la poésie face au passé du génocide nous rappelle que la beauté de la personne ne peut être anéantie par la force destructrice des êtres humains, et qu’il s’agit de la nommer – poétiquement – pour la retrouver à l’intérieur de chaque individu.
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10.1215/08992363-5-1-63 :Notes de bas de page
1 Raminder Kaur et Parul Dave-Mukherji critiquent le fait que l’art soit ainsi séparé de la vie quotidienne et élargissent le regard anthropologique dans ce sens-là. Voir Raminder Kaur et Paul Dave Mukherji, « Introduction », in Id. (dir.), Arts and Aesthetics in a Globalizing World, Londres/New Delhi/New York/Sydney, Bloomsbury Academic, 2014, p. 1.
2 Arnd Schneider et Christopher Wright (dir.), Contemporary Art and Anthropology, Oxford/New York, Berg, 2006, p. 4.
3 Ibid., p. 1.
4 Il s’agit d’une philosophie de guérison/de transformation à travers la poésie. Voir <http://www.transpoesis.ch>.
5 Hilarion G. Petzold et Ilse Orth (dir.), « Poesie- und Bibliotherapie. Entwicklung, Konzepte und Theorie – Methodik und Praxis des Integrativen Ansatzes », in Id., Poesie und Therapie: Über die Heilkraft der Sprache. Poesietherapie, Bibliotherapie, Literarische Werkstätten, Paderborn, Junfermann, 1995, p. 28.
6 Ibid.
7 Charles Ansell, « Psychoanalyse und Dichtung », in H. G. Petzold et I. Orth (dir.), Poesie und Therapie…, op. cit., p. 171.
8 Ibid., p. 172.
9 Alexis Kagame, Introduction aux grands genres lyriques de l’ancien Rwanda, Butare, Éditions universitaires du Rwanda, 1969.
10 En Angola, la danse kuduro (littéralement « cul dur », en portugais) a gagné en popularité à partir de 1996. Il s’agit d’un mélange de break dance, d’électro et de semba, ainsi que d’instruments africains développés.
11 Lizelle Bisschoff et Stefanie Van de Peer (dir.), Art and Trauma in Africa: Representations of Reconciliation in Music, Visual Arts, Literature and Film, Londres/New York, I. B. Tauris, 2013.
12 L’exposition « Sometimes people in Luanda shine! About landmines, disability and creativity in urban landscapes », qui s’est tenue du 9 au 16 mars 2015 à Zurich (université de Zurich/Haute École d’art de Zurich), abordait la signification de la danse kuduro chez les personnes handicapées.
13 Stefanie Alisch et Nadine Siegert, « Grooving on broken: Dancing war trauma in Angolan Kuduro », in L. Bisschoff et S. Van de Peer (dir.), Art and Trauma in Africa: Representations of Reconciliation in Music…, op. cit., p. 50-68.
14 Stephen K. Levine, Trauma, Tragedy, Therapy: The Arts and Human Suffering, Londres/Philadelphie, J. Kingsley Publishers, 2009. Voir également Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975. Le philosophe précise que « la triade poiêsis-mimêsis-catharsis dépeint de manière exclusive le monde de la poésie » (p. 18).
15 Albert O. Oikelome, « Hip Hop lyrics as a tool for conflict resolution in the Niger Delta », in L. Bisschoff et S. Van de Peer (dir.), Art and Trauma in Africa…,op. cit., p. 29-49.
16 Nora Gomringer, « Kolumbianische Szene: Poesie ist hier magische Realität », Frankfurter Allgemeine, le 26 juin 2012, disponible sur <http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/buecher/kolumbianische-szene-p...ie-ist-hier-magische-realitaet-11799764.html?printPagedArticle=true> [consulté le 06/05/2015].
17 Camilo Jiménez, « Poesie gegen die Kultur des Todes: Fernando Rendón im Interview mit Camilo Jiménez, anlässlich der Verleihung des Alternativen Nobelpreises », Avinus Magazin, le 8 décembre 2006, disponible sur <http://www.avinus-magazin.eu/2006/12/08/jimenez-rendon-interview-alternativer-nobelpreis/> [consulté le 03/05/2015].
18 Environ 200 000 personnes assistent aux lectures dans les nombreux villages et villes colombiennes partenaires.
19 Camilo Jiménez, « Poesie gegen die Kultur des Todes… », art. cité.
20 Al Imfeld (dir.), Afrika im Gedicht, Zürich, Offizin, 2015, p. 174-175.
21 Wole Soyinka, poète et lauréat du prix Nobel de littérature, a également écrit des poèmes durant son emprisonnement pour son engagement politique.
22 Carolyn Christov-Bakargiev, On the Destruction of Art—Or, Conflict and Art, or Trauma and the Art of Healing, D. Gamboni (postf.), Ostfildern, Hatje Cantz, 2011.
23 L’atelier se déroulait en anglais-kinyarwanda.
24 J’aborde cette expression en détail dans ma thèse, Collines des mille souvenirs. Vivre après et avec le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda (Genève, Globethics, 2016, p. 27). Elle fait référence à une symbolisation et à une conceptualisation de la santé/de la maladie dans des métaphores culturelles de circulation/blocage (flow and blockage).
25 Stephen K. Levine, Trauma, Tragedy, Therapy…, op. cit.
26 Des recherches sur la créativité montrent que des moments d’écriture réguliers ont un effet significatif sur la guérison : Karen A. Baikie et Kay Wilhelm, « Emotional and physical health benefits of expressive writing », Advances in Psychiatric Treatment, vol. 11, no 5, 2005, p. 338-346, disponible sur <http://apt.rcpsych.org/content/11/5/338>. Voir aussi <http://www.wsd-ausbildungszentrum.de/index.php/de/fortbildungen-bek-und-poesie/poesie-therapie>.
27 Tudor Balinisteanu, Violence, Narrative and Myth in Jocye and Yeats: Subjective Identity and Anarcho-Syndicalist Traditions, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.
28 Lizelle Bisschoff et Stefanie Van de Peer (dir.), Art and Trauma in Africa…, op. cit., p. 13.
29 Ibid., p. 14.
30 Florent Kampayana, L’homme et la langue. Étude ethnolinguistique du Kwivuga, genre littéraire rwandais, mémoire de licence de lettres, Université nationale du Rwanda, Ruhengeri, s/d L. Nkusi, 1984.
31 Traduction du kinyarwanda par Laurent Munyandilikirwa.
32 Littéralement : « guerrier ».
33 Ngo Semzara Kabuta, Éloge de soi, éloge de l’autre, Bruxelles/New York, PIE/Peter Lang, 2003.
34 L’art, en tant que voix sociale et engagée au Rwanda comme dans les autres pays d’Afrique, dans sa fonction de mémoire et d’appel au sein de la communauté, est traditionnellement accompagné par la musique.
35 Stephen K. Levine, Trauma, Tragedy, Therapy…, op. cit., p. 12.
36 Lizelle Bisschoff et Stefanie Van de Peer (dir.), Art and Trauma in Africa…, op. cit., p. 4.
37 Michael Taussig, « Culture of terror―Space of death: Roger Casement’s Putumayo report and the explanation of torture », Comparative Studies in Society and History, vol. 26, no 3, 1984, p. 467-497.
38 Dans The Magic of the State, Michael Taussig va au plus loin dans l’exploration d’une rencontre entre fiction et réalité, « commettant le crime de la décontextualisation », en situant son histoire dans un Venezuela au nom fictif (New York, Routledge, 1997).
39 Comme Michael Jackson, poète et anthropologue néo-zélandais, et Ruth Behar, née à Cuba, pour n’en mentionner que deux.
40 L’anthologie Afrika im Gedicht d’Al Imfeld (op. cit.) est née de la vision que l’Occident a besoin de la poésie pour comprendre, entendre l’Afrique, pour une véritable rencontre avec l’autre. Elle comprend environ cinq cents poèmes de plus de quarante pays d’Afrique.
Auteur
Andrea Grieder est chercheuse associée au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (EHESS-CNRS) et à l’université de Zurich (Suisse). Elle enseigne à l’université de Kigali (Rwanda). Sa thèse de cotutelle, dirigée par Michel Wieviorka et Willemijn De Jong, aborde des formes de reconstruction après le génocide au Rwanda. Elle a été publiée sous le titre : Collines des mille souvenirs. Vivre après et avec le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda (Genève, Globethics, 2016). Anthropologue, son regard porte sur la signification de l’art dans les processus de reconstruction. Elle a une expertise dans l’étude des expressions des traumatisés et des génocides. Poète, elle a fondé transpoesis, un groupe d’artistes qui vise à ouvrir des espaces de créativité poétique. Elle organise des ateliers d’écriture, notamment pour le Goethe-Institut (Kigali) « My Story writes History » et avec le British Council (Kigali) « Shakespeare visits Rwanda ». Elle a publié « Rwanda: Healing and the aesthetic of poetry », in K. Raminder et P. Dave-Mukherji, Arts and Aesthetics in a Globalizing World (Londres/New York, Bloomsbury, 2014), ainsi que « Rwanda : créations poétiques d’après le génocide ou éclats de beauté dans un ciel nuageux », in V. Golaz et C. Thibon (dir.), Enfants et jeunes hors les liens en Afrique de l’Est (Nairobi/Paris, IFRA/Karthala, 2015).
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