4. Une autre voie de construction de l’État-nation : l’expérience christophienne (1806-1820)
p. 243-272
Texte intégral
1L’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806 consomme une double rupture dans la stratégie unitaire qui avait conduit à la conquête de l’Indépendance. Tout d’abord, les groupes dirigeants des forces révolutionnaires se divisent à la fois sur la question du contenu et sur celle du mode d’exercice du pouvoir d’État. L’opposition entre Christophe et Pétion symbolise cette double division. Mais en même temps, la disparition du principal Père fondateur de l’Indépendance provoque une fracture profonde et durable entre d’une part les ambitions abusives des secteurs élitaires encore en gestation et, d’autre part, les aspirations égalitaires nourries par les larges couches de cultivateurs. La plus ou moins forte intensité de cette double opposition constitue la toile de fond du déroulement postérieur des conflits politiques et sociaux au cours de la première période de l’histoire de l’État située entre 1804 et 1859.
2Dans ce contexte général, les années écoulées de 1806 à 1820 revêtent une importance significative. De façon particulière, elles appartiennent à cette étape transitionnelle et fondatrice qui voit s’affronter au niveau des couches dirigeantes deux modèles d’organisation et de fonctionnement de l’État et de la nouvelle communauté. Dans le Nord s’installe dès 1807 un pouvoir scissionniste qui se transforme quatre ans plus tard en une royauté mettant en œuvre une politique rigoureuse de relance économique, sur la base du maintien systématique de la grande production des denrées d’exportation. Ce choix exprime sans conteste un certain prolongement des perspectives antérieurement ébauchées par Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines. Dans l’Ouest et le Sud au contraire s’implante, avec la Constitution de 1806, une république dont l’évolution aboutit à la longue à la liquidation de fait du système plantationnaire. La mort tragique du roi Henri Christophe en octobre 1820 met fin à cette dualité étatique. À la suite d’âpres luttes et d’habiles concessions, un fragile compromis se forge entre les divers groupes d’intérêts contradictoires pour assurer sur le territoire de toute l’île l’extension et la stabilité du régime républicain qui constitue depuis lors le cadre formel d’existence de l’État. Ce système sera seulement remis en question pendant la décennie 1849-1859 avec la parenthèse impériale de Soulouque issue elle aussi d’une autre crise politique et sociale, celle de 1843-1848.
3Dès son instauration, l’État du Nord, sous l’appellation d’État d’Haïti, adopte avec la Constitution de 1807 une orientation nettement différente de la forme républicaine. Quatre ans plus tard, une nouvelle constitution y est proclamée pour instituer une monarchie. L’influence de cette expérience dépasse naturellement la durée relativement courte de ses treize ans d’existence. Dans la zone géographique de son extension, d’imposantes traces matérielles témoignent aujourd’hui encore de ses remarquables résultats. De plus, toujours au niveau régional, elle a aussi laissé une marque durable sur le faciès agraire ainsi que sur le mode d’expression de certains comportements locaux. À l’échelle nationale et internationale, le débat se déroule, à son époque même et jusque longtemps après, autour de la portée de l’orientation politique mise en application dans ce royaume éphémère. De nos jours, la profonde crise de l’État, dont les origines remontent justement au triomphe généralisé de la République, nous invite à revisiter l’autre voie expérimentée il y a juste deux siècles afin d’en dégager des pistes nouvelles de réflexion sur la problématique et l’évolution de la construction de cet organisme dans la société. Pour ce faire, nous indiquerons d’abord d’une manière générale les limitations du traitement de la réalité de l’entité étatique du Nord dans l’historiographie nationale et étrangère. Puis, après quelques considérations sur le personnage Henri Christophe, nous aborderons certains points liés à la politique développée dans cette région au cours de l’époque en question.
Un traitement historique trop limité
4Les écrits de certains contemporains de l’événement du 17 octobre 1806 et les œuvres des principaux historiens du XIXe siècle, Thomas Madiou (1988), Beaubrun Ardouin (2005) et Joseph Saint-Rémy des Cayes (1956), constituent jusqu’ici la source de base pour la compréhension du conflit surgi après cette date fatidique. Tous, à travers leur vision respective, présentent en général la scission du pays en deux États durant cette phase ultime de la transition postesclavagiste comme le résultat de l’antagonisme entre Christophe, prétendant naturel à la succession de Dessalines en tant que général en chef de l’armée, et Pétion, puissant commandant de l’Ouest également très influent dans le Sud. Ces deux principaux protagonistes cristalliseraient la vieille opposition de couleur entre Noirs et Mulâtres, héritage de la racialisation de l’exploitation coloniale et fondement de la sanglante guerre du Sud de 1799-1800 opposant Toussaint Louverture et André Rigaud. À cette explication s’ajouterait la virulente opposition entre le camp des partisans de l’établissement d’un régime de liberté avec Pétion et celui des défenseurs d’un pouvoir despotique autour de Christophe.
5D’une façon générale, la forme impériale du pouvoir d’État n’est pas prise en compte dans l’appréciation du contenu politique et social du gouvernement de Dessalines. Le cas diffère totalement concernant la monarchie instaurée par Christophe. Les concessions de grands domaines, la création d’une noblesse et l’organisation d’une cour royale ont permis l’assimilation du régime établi dans le Nord au type même du féodalisme considéré comme arriéré face à la « modernité » du système républicain qui s’étendra par la suite sur l’ensemble du territoire. Ainsi, l’on est parvenu à assigner à chacun des deux camps en conflit l’un ou l’autre de ces attributs faussement généralisateurs et considérés comme antinomiques dans la société d’alors : nouveaux libres – les Noirs – versus anciens libres, Mulâtres en majorité. Les premiers auraient été des partisans du despotisme et les instaurateurs de la monarchie. Les seconds, au contraire, se seraient affirmés comme des défenseurs de la liberté et des promoteurs de la république. Ce cadre originel d’explication est maintenu en vigueur pendant longtemps et constitue chez plus d’un le fondement référentiel de l’interprétation des conflits politiques et sociaux de l’époque.
6Par exemple, le travail de Vergniaud Leconte (2004), publié au début des années 1930, n’échappe pas à cette règle. Avec une forte sympathie pour le monarque, cet auteur, dans sa présentation de la vie et de l’œuvre politique de Christophe, fonde également l’action de celui-ci sur le développement des vieilles rivalités entre le Nord et le Sud. François Dalencour, pour sa part, se situe dans une position contraire et affiche une aversion particulière pour le chef de l’État d’Haïti puis du royaume du Nord. Il n’a pas consacré une étude spécifique à ce personnage mais, dans sa biographie de François Cappoix (Dalencour, 2006), il oppose systématiquement ces deux généraux et impute à Christophe la responsabilité de l’assassinat de Cappoix. Mais il va encore plus loin. Obnubilé par sa totale préférence pour les dirigeants du système républicain en vigueur dans l’Ouest et le Sud, il présente Christophe comme un « traître », « un homme sans scrupule », « un criminel invétéré » et considère Toussaint ainsi que Dessalines comme « des tyrans sanguinaires » (cité par L. Péan [2000 : 101]).
7À partir de la décennie 1960, commence à se renouveler la vision d’ensemble de la période située entre 1793 et 1820 que caractérise la problématique du passage à une nouvelle société postesclavagiste et postcoloniale. Divers travaux abordent depuis lors de manière directe ou indirecte les multiples aspects de cette phase de transition dont la compréhension toujours plus enrichie se révèle si indispensable à une meilleure connaissance de l’évolution ultérieure d’Haïti. À travers eux s’élargit et s’approfondit de plus en plus l’étude des apports d’un nombre varié d’acteurs issus de toutes les couches de la société saint-dominguoise. De même, on parvient de mieux en mieux à mettre en relief les différents épisodes d’affrontement entre des intérêts opposés sur les plans interne et externe, ainsi qu’à déterminer le poids de ces conjonctures dans le jeu des forces en action. Enfin, nombre d’auteurs ont bien su faire ressortir les options et les choix propulsés par les diverses catégories sociales ouvertement engagées dans la contestation du système établi : par exemple, le refus maintes fois manifesté par les cultivateurs libérés du travail esclavagiste dans les anciennes habitations coloniales à l’égard du projet des secteurs dirigeants d’assurer le fonctionnement de la grande culture d’exportation avec de nouveaux rapports sociaux. Il y a là sans aucun doute deux voies qui se sont opposées sous des formes multiples durant toute cette phase historique (Fick, 1990 ; Hector, 1995 ; Moulier-Boutang, 2003 : 201-215 ; Moïse, 2001).
8En ce qui concerne la signification globale du régime de Christophe dans la dernière phase de ce processus de transition, on reste encore plus ou moins prisonnier des approches traditionnelles. Le principal cadre d’explication de la nouvelle réalité demeure toujours lié au déroulement de l’opposition entre les dénommés anciens et nouveaux libres. La tendance est ainsi forte à minimiser la portée même de l’expérience effectuée dans l’État du Nord qui est surtout considérée comme une étrangeté par rapport au triomphe de la République de l’Ouest et du Sud à la suite de l’effondrement du royaume en 1820. Certes, on reconnaît l’importance de ses résultats, mais la question essentielle de sa nature et de son orientation en tant qu’État est pratiquement escamotée. D’ordinaire, on met plutôt en relief le caractère monarchique et despotique du régime ainsi que la férocité des moyens utilisés pour en assurer plus ou moins le fonctionnement. C’était déjà la position de certains abolitionnistes français qui, en ces premières décennies du XIXe siècle, menaient fermement le combat en faveur de la reconnaissance de l’Indépendance haïtienne. Par exemple, en juin 1814, Christophe entre en correspondance avec l’abbé Grégoire « pour l’informer de son achat de cinquante exemplaires de De la littérature des nègres et l’inviter à venir au Cap » (Benot, 2005 : 275). Une année plus tard, ce dernier signale les progrès réalisés dans le royaume et écrit en ce sens :
Dans le Nord de l’île qui est la partie la plus importante, les Noirs ont un gouvernement complètement organisé ; quelqu’opinion qu’on ait sur la forme constitutionnelle de ce gouvernement, il est certain qu’une législation régulière préside à toutes les branches de l’administration. En juin dernier, les codes criminel, militaire et de police rurale, étaient sous presse ; l’oisiveté y est punie ; le travail exercé par des mains libres, y est protégé et récompensé ; l’éducation et les arts y font des progrès ; des journaux et d’autres ouvrages y sont rédigés par ces enfants de l’Afrique à qui la mauvaise foi conteste des talents, et même l’aptitude pour en acquérir [...]. Le chef a juré de ne pas souffrir de retour à l’esclavage, et, le premier janvier, à la fête annuelle de l’Indépendance, on renouvelle le serment de la maintenir ; c’est déclarer que ce mouvement ne traitera avec les autres que d’égal à égal. (Benot et Dorigny, 2000 : 146.)
9Mais tous ces constats positifs n’empêchent pas le même abbé Grégoire, sous l’influence de la promotion des idées libérales en France, de faire allusion aux actes de cruauté révélés par quelques gazettes européennes et de condamner en 1819 le régime monarchique du Nord. Les abolitionnistes anglais pour leur part ne nourrissent pas cette aversion pour la forme monarchique de l’État christophien dont l’action gouvernementale est hautement appréciée par Clarkson, Wilberforce et plusieurs autres éminentes figures de ce mouvement qui s’y réfèrent particulièrement au cours de leur lutte contre les théories racialistes sur l’infériorité des Noirs justifiant la Traite négrière et l’esclavage.
10Nombre de travaux plus ou moins récents sur le régime de Christophe se limitent plutôt à en signaler les performances sans s’embarrasser du problème de la caractérisation politique de l’État installé dans le Nord. Ce sont entre autres les cas de certains ouvrages parfois bien documentés comme celui de Henoch Trouillot, ou de quelques manuels d’histoire d’Haïti pour la classe terminale du cycle de l’enseignement secondaire (Trouillot, 1972 ; Zamor, 1986). Ces derniers s’inscrivent dans la tradition de l’image généralement véhiculée de nos chefs d’État dont on présente surtout les résultats de leur administration sans trop se préoccuper de la nature du système politique en place. D’autres études plus actuelles situent l’œuvre du chef du royaume du Nord dans la lignée de l’action des despotes éclairés du XVIIIe siècle européen. Déjà, dans un article publié en 1968, Rémy Zamor parlait de « dirigisme éclairé », catégorie qu’il ne reprend d’ailleurs pas dans son Cours d’histoire précédemment cité (Zamor, 1968 : 78-83). Mais c’est Leslie Manigat qui spécifiquement utilise la notion de « despotisme éclairé » pour définir la qualification du régime christophien. En mettant en relief l’ampleur, pour l’époque, de la politique éducative de Christophe, l’auteur a voulu prendre le contre-pied de ces points de vue minoratifs et/ou dépréciatifs dont l’unique fondement réside dans le caractère despotique du pouvoir (Manigat, 2001 : 293-309). Jusqu’à nos jours, de telles approches subsistent. Dans un livre qui vient tout juste d’être publié, nous lisons ce qui suit à propos de cette première phase de mise en place de l’État haïtien :
Sous la férule de ces nouveaux dirigeants, Haïti entrait dans une période d’instabilité politique, de coups d’état, de dictatures et d’anarchie. Dessalines, le successeur de Toussaint, procédera à l’extermination de tous ceux qui ne se soumettront pas à son autorité. « Grands Blancs », « petits Blancs », professions libérales, artisans... mulâtres enrichis et même quelques Noirs et hommes de couleur, seront massacrés sans distinction. [...] Le pays est bientôt divisé en deux royaumes. Celui du Nord formé en grande majorité de Noirs, avec à sa tête Christophe, chef analphabète, qui y installe une monarchie férocement despotique où les anciens esclaves redeviennent des serfs. Copiant les apparences de la monarchie française il constitue une cour avec des comtes, des ducs, des barons, aux noms plus ridicules les uns que les autres. Celui du Sud, où vivent bon nombre de mulâtres, dirigés par Pétion, un peu plus libéral. Les plantations sont accaparées par les anciens chefs rebelles, ou démantelées en petits lopins, et distribuées ou squattées par les anciens esclaves. [...] Faute de main-d’œuvre et de cadres compétents, les plantations tombent en ruine. L’économie haïtienne entame sa stagnation biséculaire. (Crusol, 2007 : 49-86.)
11Les toutes dernières études consacrées par des auteurs haïtiens au thème de l’État dans son évolution biséculaire rejettent naturellement une telle vision réductionniste et manichéenne des épisodes initiaux de la période nationale. Tout en soulignant les notables réalisations opérées dans la monarchie du Nord, eu égard à la situation qui prévaut dans l’autre partie du territoire, elles ne parviennent cependant pas à présenter la construction et le fonctionnement de l’entité politique du Nord comme un phénomène historique relativement autonome qui répond objectivement à une vision totalement distincte du rôle de l’État dans l’édification de la nouvelle société. Par exemple, dans son ouvrage sur la mise en perspective du parcours doublement centenaire de l’État national, Sauveur Pierre Étienne accorde très peu de place à l’expérience christophienne. Celle-ci est expliquée par la résurgence de la partition du pays en deux grandes régions et de la reprise sur cette base du vieil affrontement de l’époque louverturienne. Pour l’auteur, la liquidation des bandes de marrons dans le Nord, à l’opposé de la survivance de ces dernières dans le Sud, a facilité le maintien des grandes propriétés qui, avec le semi-servage, ont constitué le fondement d’un État « plus stable », « plus viable », « fort et prospère ». Cependant, dans la conclusion de son travail, il affirme laconiquement que le projet mis en œuvre dans ce cadre étatique « représentait la seule alternative viable au système colonial esclavagiste » (Étienne, 2007 : 119-120 et 324).
12En réalité, entre le royaume du Sud et la république établie dans l’Ouest et le Sud, on se trouve en présence de deux finalités totalement différentes. Le régime de Christophe prend pour l’époque une option clairement développementaliste. L’État qu’il est appelé à diriger se propose de conquérir de plein droit une place dans le monde occidental par un niveau élevé de production, d’instruction et d’éducation ainsi que par une organisation rigoureuse et hiérarchisée de la vie politique et sociale. D’où une vision de grandeur sous-tendue par un rejet sans faille de toute subordination à l’ancienne métropole afin de préserver jalousement la souveraineté de la nouvelle communauté et de traiter d’égal à égal avec tous les autres États (Fischer, 2004 ; Casimir, 2007 : 26-51). La finalité dans l’Ouest et le Sud évolue dans une direction opposée. Avec ses 260 000 habitants, la région est plus peuplée que le Nord qui en compte 240 000 (Brutus, 1979, 1 : 71). Les guerres de l’Indépendance y ont provoqué moins de victimes avec en même temps une occupation de l’espace beaucoup moins dense pour être de colonisation plus récente. Elle dispose de beaucoup plus de terres non exploitées et l’attractivité de la propriété du sol se révèle plus forte dans toutes les couches sociales. Dans ces conditions, l’oligarchie de cette partie du pays dirigée par Pétion « avait à mettre une immense majorité d’hommes sous la puissance d’une minorité très faible » (Mollien, 2006 : 214). Ainsi, le pouvoir d’État, disposant de peu de moyens, se fixe comme principal objectif la recherche d’un minimum d’accommodements afin d’asseoir une domination qui dès le départ est fortement contestée à la fois par des secteurs des couches dirigeantes et par des rébellions de la paysannerie en formation (Hector, 2003 : 179-199). Dans cette polarité de l’orientation générale des deux États de l’époque, réduire l’expérience christophienne à la mise en œuvre d’un projet social « de consolidation des avantages acquis » par « la fraction des nouveaux propriétaires surgie des bouleversements de la société coloniale (1791-1804) » et « au prix d’une effroyable répression des travailleurs » (Moïse, 1988 : 49), ne traduit qu’un aspect de la question quelle qu’ait pu être d’ailleurs l’importance de cette répression. En effet, au-delà des étroits intérêts de classe et des moyens terriblement coercitifs utilisés, il y avait aussi, chez un dirigeant remarquable, la vision et la volonté d’une grande œuvre collective à réaliser.
Un personnage hors du commun1
13Né le 6 octobre 1767 dans l’île de Grenade de parents libres, Henri Christophe arrive très tôt à Saint-Domingue (Saint-Rémy, 1956). Sur cette nouvelle terre caribéenne devenue définitivement sienne, il commence tout jeune à travailler dans l’hôtellerie en apprenant le métier de cuisinier. L’effervescence révolutionnaire qui, vers la fin du XVIIIe siècle, secoue à la fois certains pays d’Europe, d’Amérique du Nord et des Antilles lui permet de se construire une personnalité dotée d’un savoir-faire militaire et d’un sens pratique remarquables. En effet, dès l’âge de douze ans il prend contact avec le métier des armes et fait sa première expérience dans l’art de la guerre : il se retrouve en 1779 enrôlé dans les troupes levées par un officier de la marine française, le comte d’Estaing, pour aller combattre les forces coloniales anglaises aux côtés des insurgés américains. Cette entreprise le conduit, ainsi que plusieurs autres affranchis de Saint-Domingue, à participer à la fameuse bataille de Savannah, premier symbole d’une précoce solidarité anti-colonialiste entre des membres de deux peuples encore en gestation.
14À son retour à Saint-Domingue, Henri Christophe renoue pendant environ une dizaine d’années avec le monde de l’hôtellerie, toujours dans la ville du Cap Français. Vers 1789, il travaille encore dans une auberge. Durant toute cette décennie de calme relatif, il mène une existence plus ou moins régulière. Aurait-il, au cours de ce laps de temps, connu l’esclavage et acheté sa liberté du propriétaire de l’hôtel dont il deviendra le gendre comme le prétendent certains auteurs ? (Saint-Rémy, 1956). Vergniaud Leconte (2004) soutient une opinion contraire. Selon lui, Henri Christophe a toujours maintenu son statut d’homme libre. En tout cas, à la faveur de sa position d’aubergiste, il parvient à établir d’étroits rapports avec quelques habitants de la partie Est de l’île.
15Les troubles qui bouleversent la colonie entre 1789, année de l’éclatement de la Révolution française, et août 1793, date de conquête de la liberté générale, ne semblent pas avoir perturbé sa vie outre mesure. De fait, il ne participe ni dans un camp ni dans l’autre aux divers conflits politiques et sociaux qui ébranlent le système colonial esclavagiste. C’est ainsi par exemple qu’il reste en marge de la grande révolte des esclaves de 1791. En réalité, Henri Christophe fait un autre choix, celui de la carrière militaire. Il sert déjà en 1789 comme canonnier dans un régiment colonial d’artillerie. Dès le début, il opte donc pour un cadre institutionnel reconnu par les autorités en place. Cet attrait pour le fonctionnement dans des structures formelles intégrées dans l’ordre établi va constituer chez lui une constante.
16Les événements survenus en 1793 et 1794 vont jouer un rôle décisif dans son évolution future. Tout d’abord, du corps d’artillerie où il se trouvait, il passe au service de l’infanterie comme capitaine dans le 2e régiment de grenadiers sous les ordres du colonel Pierre Michel. De là, il combat les partisans des colons soulevés contre les représentants légitimes de la métropole lors de l’affaire Galbaud. Dans le cadre des rivalités intercolonialistes pour le contrôle des mers, il est affecté dans la marine, toujours au grade de capitaine, à bord d’un navire corsaire. Rapidement il abandonne ce nouveau poste ainsi que les activités militaires. Par la suite, toujours en 1793, il s’adonne au commerce des bestiaux, grâce auquel d’ailleurs il élargit et consolide ses relations dans l’autre partie de l’île. Il s’agit d’une filière importante de l’activité économique. Comme nous le dit A. Fritz Pierre, « durant toute l’époque coloniale les administrateurs dominguois vont s’épuiser à rechercher vainement le bon accord avec les Espagnols pour garantir sans discrimination la fourniture de bétail à leurs manufactures, leur milice et leurs boucheries » (Pierre, 1997 : 37-61). Mais Christophe persévère très peu dans cette occupation et reste même inactif pendant un certain temps. En juillet de la même année, il épouse Marie Louise Coidavid, fille d’un Noir libre qui dirige l’Hôtel de la Couronne où il a travaillé2 (Desroches, 1919). Quatre enfants naîtront de ce mariage. Un mois plus tard, en août, la liberté générale est proclamée et l’invasion anglaise contre l’abolition de l’esclavage se produit dans le Nord et le Sud de la colonie vers la fin de septembre.
17Immédiatement, Henri Christophe réintègre la vie de soldat dans les rangs de l’armée régulière. Au cours de sa première bataille contre les Anglais, il remporte une de ses rares victoires – il ne se révéla guère au cours de sa longue carrière militaire un stratège de la trempe de Toussaint Louverture ou de Dessalines. En février 1794, la Convention à Paris sanctionne la liberté conquise à Saint-Domingue et proclame pour l’ensemble des possessions coloniales sous son contrôle la libération des captifs jusque-là en esclavage. Trois mois plus tard, Toussaint Louverture consacre son alliance avec la France et combat, dans la colonie, la présence de l’Espagne et de l’Angleterre, les deux principales puissances esclavagistes qui s’opposent à la Révolution française et à la liberté générale. C’est au cours de cette année que Christophe rallie le « parti » louverturien. Depuis lors, et pour la décennie qui suit, il participe à tous les grands combats de l’époque. Porteur, comme son chef, d’un puissant idéal de liberté et de grandeur pour sa communauté à peine sortie de l’esclavage, il accède rapidement au groupe dirigeant du complexe processus de lutte qui va aboutir à Saint-Domingue à la destruction complète de cette domination coloniale esclavagiste, pourtant si puissante au niveau mondial à ce moment-là, et pour longtemps encore.
18Dans le collectif de direction de ce mouvement révolutionnaire, Henri Christophe se caractérise surtout par son intrépidité, sa détermination et sa fermeté. Au moment de la tentative de restauration de l’ancien ordre colonial esclavagiste par Napoléon Bonaparte qui, à cette fin, envoie dans l’île une armée et une flotte importantes, il est parmi les rares généraux qui appliquent à la lettre l’ordre de destruction des villes donné par Toussaint Louverture. Il met personnellement le feu dans la métropole du Nord, en commençant d’ailleurs par sa propre maison, et promet au commandant des troupes françaises de continuer à le combattre même sur les ruines de la ville incendiée. Son parcours, à travers les glorieux épisodes qui jalonnent ces années, le situe, avec la constitution officielle de l’État-nation en janvier 1804, dans le cercle restreint des Pères de la patrie haïtienne à côté de Toussaint Louverture, Dessalines et Pétion.
19À cette phase du passage de l’ancien système colonial esclavagiste vers une nouvelle formation sociale, il est important de souligner que, dans la réalisation de cette tâche gigantesque et éminemment originale, ces Pères fondateurs ne disposaient d’aucun archétype et ne pouvaient internationalement compter, à leur époque, sur aucune alliance privilégiée. Henri Christophe, dans la lignée de Toussaint Louverture, choisit d’assurer la primauté d’une volonté de progrès et de dignité pour l’ensemble de la communauté nationale en construction. En ce sens, il est un volontariste qui s’inscrit en son temps dans la mouvance d’une certaine modernité du faire politique et se révèle pour autant un grand organisateur, un forgeur de lien social, un civilisateur.
Or on sait que tout le mouvement de la politique moderne s’analyse comme assomption de la volonté humaine, comme primat de la volonté sur l’ordre naturel et la tradition. C’est le volontarisme qui constitue la matrice des théories modernes du pouvoir et du lien social comme des pensées du sujet dans l’ordre de la philosophie et de la connaissance. (Donegani, 1998 : 73-90.)
20Aussi, de nos nombreux chefs d’État, il est l’un des rares à avoir nourri et mis en œuvre un grand projet de société et à s’être donné des moyens autonomes pour son exécution.
21L’expérience du régime christophien, au cours des treize années de sa durée, comme d’ailleurs celles des brefs mandats de Toussaint Louverture et de Jean-Jacques Dessalines, représente en quelque sorte le pari risqué de confronter au principe de réalité un même rêve régénérateur pour l’après 1793 et l’après 1804. Dans l’époque historique ouverte par cette double conquête, construire une nouvelle société de liberté en rupture complète avec la dépendance colonialiste et les préjugés racistes, à partir de cette communauté de Noirs tout récemment transplantés à Saint-Domingue et hier encore en esclavage, correspond concrètement à s’engager à marche forcée dans la réalisation d’une variété de ces « utopies relatives » dénotant une forte dose d’irréalisme, non pas dans l’absolu, mais surtout dans les conditions concrètes de leur temps (Bobbio et Matteucci, 1981). L’ordonnancement sociétal impulsé par le pouvoir monarchique heurte à l’intérieur du pays plusieurs types d’intérêts dans divers groupes sociaux, tandis que tout l’environnement international d’alors, à l’exception de quelques rares esprits marginaux, évolue de fait à l’encontre de la matérialisation d’un tel projet tant du point de vue théorique que pratique.
Quelques grands objectifs politiques dans le royaume du Nord
22En dépit de nombreuses et lourdes difficultés, issues des limitations internes et externes, Henri Christophe parvient à mettre en œuvre une politique qui impressionne encore par la diversité des domaines envisagés. À ce compte, il fait preuve de la maîtrise d’une large vision. Et pourtant, la concrétisation de chacun des objectifs basiques de son gouvernement constitue en soi une véritable gageure. Qu’il s’agisse du maintien de l’économie de plantation, de l’extension de l’éducation ou de la forme, du mode d’organisation et de fonctionnement de l’État, ainsi que des nécessaires changements à entraîner dans les comportements, le projet christophien bénéficie en fait d’une marge d’acceptation très réduite dans cette jeune société en formation.
23La volonté de maintenir en vigueur dans le royaume du Nord l’économie de plantation sans les relations coloniales esclavagistes se situe directement dans la perspective de la politique appliquée en son temps par Toussaint Louverture. On retrouve en effet chez ces deux dirigeants, ainsi d’ailleurs que chez Dessalines, la même conception qui associe étroitement la liberté à la reprise du travail sur les anciennes habitations pour la production de denrées exportables, et particulièrement le sucre. C’est le but principal de toute la réglementation consignée dans les 133 articles du Code Henry consacrés au système agricole. La renaissance de la prospérité économique à peine amorcée sous Toussaint Louverture s’épanouit au cours des treize années du régime mis en place par Christophe.
24De fait, le Code Henry « est composé de : la loi civile, la loi pénale, la procédure civile, la procédure pénale, la loi sur le commerce, celle sur les prises, celle sur la culture, la loi sur le service militaire et la loi pénale militaire » (Leconte, 2004 : 398-399). Du point de vue du problème de la construction de l’État, il précède de plus d’une dizaine d’années le durable ensemble législatif légué par le régime de Jean-Pierre Boyer. Il convient de remarquer que comparativement aux deux Codes ruraux du XIXe siècle, le premier publié en 1 826 sous Boyer et l’autre sous Fabre Geffrard en 1864, la loi concernant la culture dans le Code Henry est le seul de ces trois textes qui comporte une série d’articles réservés aux « obligations réciproques des Propriétaires, Fermiers et agriculteurs » et de plus fait figurer au début même du premier chapitre de ladite loi les devoirs des propriétaires et fermiers vis-à-vis des cultivateurs. Cela relève certes d’un souci général de tout codifier dans le domaine agricole mais dénote aussi l’importance accordée par le régime de Christophe à un certain type de préoccupations en faveur des travailleurs agricoles.
25Il est prévu en effet que ceux-ci puissent porter plainte jusqu’au Conseil privé du Roi pour tout abus commis ou mauvais traitement infligé par les propriétaires et/ou fermiers. Ces derniers ne peuvent renvoyer aucun cultivateur frappé par la vieillesse ou une quelconque incapacité. Ils sont obligés au contraire de prendre soin d’eux normalement et de tenir en conséquence un établissement de santé dans chaque habitation. Ainsi est mis en place un service de santé dont une partie est réservée à l’armée et l’autre mise au service des cultivateurs. Mais toutes ces mesures sont certainement loin d’être appliquées à la lettre. Les visites médicales sur les plantations ne se réalisent pas de manière régulière à cause du « nombre restreint de médecins et d’officiers de santé disponibles pour les tournées » (Bordes, s.d. : 21). La question des salaires relève du même déficit d’application. La loi précise que les agriculteurs sur les habitations doivent être payés en argent. Cette obligation doit être exécutée immédiatement après la vente des produits et tout retard de quinze jours sur le paiement des salaires entraîne une amende pour le propriétaire. Pourtant Hénoch Trouillot nous apprend que cette rétribution « n’était pas toujours effective ou l’était au petit bonheur » (Trouillot, 1972 : 134). Plus loin le même auteur signale que les salaires étaient parfois versés en nature à l’exemple des agriculteurs placés sous le contrôle du prince Jean, un membre de la famille royale (ibid. : 136).
26La durée illimitée de l’engagement obligatoire du travailleur sur la plantation représente sans aucun doute dans la loi sur la culture du Code Henry le principal point de rupture avec l’aspiration généralisée des cultivateurs à un système de production totalement différent de l’univers plantationnaire. Le problème du maintien des travailleurs sur les anciennes habitations se pose dès l’abolition de l’esclavage en 1793. D’où l’existence de l’abondante phraséologie destinée aux agriculteurs pour qu’ils n’assimilent pas la liberté fraîchement reconquise à la possibilité de ne plus jamais avoir à s’adonner à ce type d’activité. En réalité, il s’agit avant tout de prévenir la mobilité de la main-d’œuvre et d’en assurer la fixation indispensable au fonctionnement de l’économie de plantation. Tout de suite après la proclamation d’abolition, les commissaires Polvérel et Sonthonax se prononcent respectivement dans l’Ouest et le Sud ainsi que dans le Nord pour une prestation de travail d’une année sur l’exploitation agromanufacturière dans laquelle les anciens captifs se trouvaient antérieurement. Plus tard, sous Hédouville, cette obligation est portée à trois ans au minimum. Cette mesure provoque le courroux des cultivateurs et contribue ainsi au renforcement du mouvement déclenché contre la présence de l’agent métropolitain dans la colonie. Toussaint Louverture fixe dans la foulée à cinq ans le temps minimal de l’engagement au travail sur les anciennes habitations dans des dispositions réglementaires du 3 août 1798. L’existence de ce texte est problématique vu la situation créée par l’intervention de l’agent Hédouville dans ce domaine, comme le souligne judicieusement Ardouin (Ardouin, 2005, 3 : 102). Quoi qu’il en soit, les Règlements du 12 octobre 1800 et la Proclamation du 25 novembre 1801 sur les relations de travail dans les campagnes ne fournissent plus aucune indication sur la durée de l’engagement des cultivateurs. Tout semble indiquer que le Général en chef a évolué dans l’intervalle vers la fixation des travailleurs sur la plantation sans aucune prescription temporelle. Par la suite, Dessalines et Christophe, parvenus successivement à la direction du pays, font également silence sur la conditionnalité temporelle de l’engagement et instituent concrètement l’assignation permanente d’une portion de la force de travail à chacune des différentes unités de production réparties sur l’ensemble du territoire placé sous leur contrôle. Ainsi, dans ce régime les travailleurs se trouvent pratiquement attachés à la glèbe sous le poids de la contrainte extra-économique.
27Le refus des anciens captifs de continuer à travailler sur les plantations après leur libération constitue un comportement quasi généralisé au cours de tous les processus d’abolition de l’esclavage. Les dispositions imposant le travail obligatoire pendant quatre à sept ans sans rémunération sous prétexte d’apprentissage de la liberté, le colonat partiaire, l’importation de nouveaux bras avec le retour au « système des engagés », le salariat contraint sont autant de mesures appliquées dans les différentes régions concernées pour faire face à cette situation (Duncan et Rutledge, 1987 ; Charroppin, 1848 ; Moulier-Boutang, 1998 ; Florescano, 1975 ; Cardoso, 1976). Cependant, dans le cadre de cette volonté de conserver l’économie de plantation, les règlements de culture mis en vigueur par Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines et Henry Christophe non seulement tranchent dans le pays même sur les dispositions antérieurement prises dans ce domaine, mais maintiennent les cultivateurs dans un état de servitude plus rigoureux que celui généré par les solutions envisagées postérieurement dans la Caraïbe, ou dans d’autres pays d’Amérique du Nord et du Sud, ainsi que dans certaines îles de l’océan Indien (Fabre, 1970 ; Kolchin, 1998 ; Ho, 2002 : 151-177). Pourtant, de ces trois dirigeants, seul le roi Christophe a pu, pendant plus d’une dizaine d’années, relativement faire fonctionner la politique de maintien de la plantation dans un contexte de totale indépendance, malgré la résistance passive des agriculteurs et malgré l’existence « d’une dépression économique mondiale qui se prolonge jusque vers 1850 ». Rappelons, comme l’indique judicieusement Jean Piel, que cette phase dépressive affecte négativement tous les États nés sur le continent sud-américain à la suite du mouvement d’indépendance (Piel, 1988 : 192).
28Dans la vision politique du monarque du Nord, liberté et souveraineté de l’État en construction marchent ensemble avec comme fondement commun la prospérité économique soudée à l’instruction et l’éducation. Au moment de l’insurrection qui provoque la chute du royaume, Christophe apprend que les insurgés de son armée crient « Vive la liberté ! ». Il répond alors : « Mais ne sont-ils pas libres ? Si je ne travaillais pas pour qu’ils devinssent des hommes essentiellement libres, est-ce que je leur ferais enseigner la religion, la lecture, l’écriture, le calcul et les devoirs de famille ? » (Madiou, 1988 : 126). Effectivement, outre l’établissement d’un espace affecté spécialement à l’enseignement gratuit de ces matières dans les casernes de chaque régiment de l’armée, Christophe développe pour le reste de la société une véritable politique d’éducation. L’instruction publique constitue pour lui la « première dette de l’administration d’un État » selon la formulation qu’il en donne dans sa proclamation du 1er janvier 1816 (Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, n° 216 : 151-156). Dès son discours d’investiture du 18 février 1807, il s’engage à accorder une place de choix à ce domaine. À cette occasion, il affirme en effet : « L’éducation publique, ce bien, après la religion et la liberté, le plus précieux de l’homme, sera ranimée et soutenue de la morale ; elle sera remise en honneur et vénérée au milieu de nous » (Leconte, 2004 : 301).
29Dans les conditions générales de son époque, surtout face à la sérieuse limitation des ressources matérielles et humaines disponibles, le gouvernement du roi Christophe a dans une large mesure respecté à la lettre la résolution prise au début de son mandat. Divers témoignages contemporains et les travaux postérieurs de nombreux auteurs attestent de l’importance des efforts réalisés pour l’extension de l’enseignement aux niveaux primaire, secondaire et universitaire, ainsi que dans les domaines professionnel et artistique. Tous les témoignages sont unanimes à reconnaître le remarquable degré d’excellence atteint dans les différentes institutions de formation fonctionnant dans le royaume. Une Chambre royale est installée pour la supervision de toute la politique d’instruction publique. De même des Académies se dédient au perfectionnement des artistes respectivement en musique et en peinture. Un théâtre, construit dans la ville du Cap, assure l’avancement des comédiens. En ce qui concerne l’enseignement supérieur, une chaire de médecine et d’anatomie fonctionne également dans la capitale du royaume. Entre 1816 et 1820, ont été dénombrées pour le cycle primaire au moins treize écoles nationales réparties sur plusieurs points du territoire. Des estimations évaluent a environ 72 000 les enfants qui auraient fréquenté l’école durant le règne de Christophe. Une fois la formation primaire achevée, ces derniers peuvent être orientés soit vers une des écoles d’arts et métiers pour l’acquisition d’une profession technique, soit vers un des collèges royaux pour l’enseignement secondaire où commencent à se préparer les futurs cadres de l’administration publique (Brutus, 1948 ; Tardieu, 1990 ; Manigat, 2001).
30Pour la mise en œuvre de cet ensemble d’activités éducatives, Christophe fait appel à des professeurs étrangers. Jeannot Hilaire signale l’existence à cette époque d’une « coopération prussienne avec le royaume de Christophe » et fait état sur la base du témoignage de Karl Ritter, un biologiste en visite au pays entre avril 1820 et mars 1821, de la présence d’« une trentaine de ces coopérants allemands qui travaillaient dans divers domaines de l’art sous la direction du roi ». On en retrouve aussi dans la formation de travailleurs qualifiés dans l’exercice de certains métiers (Hilaire, 2007 : 165). Mais il recrute surtout des enseignants anglais qui, au nombre d’une quinzaine, ont travaillé entre 1816 et 1820 dans tous les degrés de l’enseignement. Le choix d’établir des relations privilégiées avec l’Angleterre se situe non seulement dans le cadre des rivalités traditionnelles entre les puissances de l’époque, mais s’explique aussi par le fait que dans ce pays le mouvement abolitionniste, nourri par diverses traditions de pensée, avait atteint à cette époque un niveau inconnu dans d’autres régions du monde occidental. Rappelons que la traite négrière y avait été abolie et formellement interdite l’année même de la fondation de l’État du Nord. Pour ce dernier, ces avancées de l’opinion anglaise constituaient incontestablement une base favorable d’alliance. Les couches dirigeantes de l’Ouest et du Sud, malgré leur attachement à l’ancienne métropole, ne pouvaient guère bénéficier d’un tel avantage. En France, au cours de ces deux premières décennies du XIXe siècle, l’opinion publique est au contraire profondément esclavagiste et agite le double spectre de Saint-Domingue et de la « perfide Albion » pour bloquer dans la société toute possibilité d’extension des idées abolitionnistes (Cohen, 1981 : 280-282).
31On comprend alors plus aisément chez Christophe cette volonté de rupture avec les principaux marqueurs de l’influence idéologique de l’ex-métropole. Dans une lettre de 1816, adressée à Wilberforce, il écrit en effet :
Je suis pénétré et je sens la nécessité de changer ce que les manières et les habitudes de mes concitoyens peuvent encore conserver de semblables à celles des Français et de les modeler sur les manières et les habitudes anglaises.
32Il se propose particulièrement d’assurer la prédominance de l’usage de la langue anglaise et des pratiques de la religion anglicane. Les efforts déployés dans le domaine de l’éducation à partir justement de 1816 s’inscrivent aussi dans cette perspective de rejeter l’emprise culturelle de la France pour consolider l’Indépendance. Il ne veut maintenir « absolument rien de commun avec une nation » qui lui est ouvertement hostile. Dans sa vision, cette position résulte surtout d’un choix politique circonstancié mais aussi – et pourquoi pas – d’un certain engouement culturel anglophile qui serait alors en totale contradiction avec la francophilie historique des élites haïtiennes durant tout le XIXe siècle (Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, 216 : 157-161 ; Denis, 2007 : 93-139).
33À l’étranger, la forme monarchique ainsi que le mode d’organisation et de fonctionnement de l’État dans le Nord d’Haïti ne posent, comme nous l’avons déjà signalé, aucun problème aux abolitionnistes anglais favorables à Christophe. Ce n’est pas du tout le cas pour les libéraux français, beaucoup plus attachés à la forme républicaine installée dans l’Ouest et le Sud. Mais au niveau national, cette question répond sans aucun doute à des préoccupations qui se situent au-delà du simple affrontement idéologico-politique entre monarchistes et républicains ou entre despotes et démocrates. Le développement et le mode de résolution des luttes de pouvoir dans la République entre 1806 et 1818, ainsi que par la suite la longue évolution du système politique haïtien jusqu’au mouvement de 1986, ne laissent aucun doute sur le caractère spécieux d’une telle approche. Empereur, roi ou président, nous sommes toujours en présence d’une monocratie à forte connotation despotique dans la plupart des cas.
34Dans la première période de formation de l’État, nous assistons à la récurrence en trois moments différents des formes impériale et monarchique avec l’empire dessalinien en 1805-1806, le royaume christophien de 1811 à 1820 et l’empire établi une nouvelle fois sous Soulouque de 1849 à 1859. L’explication de ce phénomène répétitif mérite d’aller au-delà de l’unique constat du besoin d’imiter le statut de la suprême autorité en place dans l’ancienne métropole pour être en situation d’égalité formelle. Elle ne joue d’ailleurs pas pour Faustin Ier qui institue son pouvoir impérial avant celui de Napoléon III en France. Et un très récent ouvrage montre précisément l’utilisation très souvent teintée de ridicule et de racisme qui est faite de l’exemple de celui-là dans la lutte contre celui-ci (Hofmann, 2007 : 13 ; Corvington, 1975 : 99-120). De même, on ne peut pas s’arrêter à incriminer la seule satisfaction des penchants inavoués d’absolutisme et de grandeur chez tel ou tel de nos dirigeants d’alors, même si l’un d’entre eux, en l’occurrence Faustin Soulouque, pour mieux faire passer son projet de se faire consacrer empereur, n’hésite pas à abuser d’une certaine crédulité fondée sur la religiosité populaire en organisant la diffusion de l’idée que son initiative répond à une injonction de la Vierge Marie (Moïse, 1988 : 135).
35Pour tous ces cas en question, il faut en fait dépasser la seule volonté des chefs d’État concernés. D’autres aspects importants doivent également être pris en considération. Rappelons en tout premier lieu qu’au niveau mondial à ce moment-là et pendant tout le XIXe siècle, contrairement à la situation qui plus tard prévaudra à partir de la fin de la guerre de 1914-1918, la forme républicaine d’organisation de l’État est loin d’être majoritaire. En Amérique du Sud, le régime impérial règne sur le Brésil indépendant jusqu’en 1889. La république n’y sera définitivement installée qu’avec la Constitution du 22 février 1891. Pour leur époque, l’empire de Dessalines et celui de Soulouque, de même que la royauté de Christophe ne représentent guère des phénomènes anachroniques. En outre, au cours de toute cette première période de formation de l’État alors que vivent encore des générations de transplantés ayant connu l’esclavage, on ne peut pas écarter la probable influence des souvenirs de l’existence d’anciens royaumes africains, particulièrement ceux du Bénin et du Kongo, donnant ainsi naissance dans l’imaginaire de plus d’un à des velléités de reconstitution de ce monde perdu au niveau étatique.
36Déjà en 1805, Dessalines répond : « Moi seul je suis noble » et ferme ainsi la porte aux pressantes sollicitations de membres de son entourage pour la création d’une noblesse d’empire. Madiou, qui nous fournit l’information, précise en même temps :
Des hommes qui n’avaient pris les armes contre le parti colonial et plus tard contre la France que parce qu’ils avaient été victimes de l’inégalité des conditions, songeaient déjà à se placer au-dessus de leurs anciens frères d’armes et d’infortune par des titres qui, dans les anciens États constituent l’aristocratie de naissance. (Madiou, 1988, 1 : 221.)
37L’Empereur, également pour préserver le maintien de l’unité, fondement de l’Indépendance fraîchement conquise, ne cède pas aux pressions. Il est conscient que la construction du nouvel État ne peut se faire dans la résurgence des vieilles dissensions et cherche plutôt à négocier un certain niveau d’accommodement entre des intérêts opposés. Là aussi réside pour lui la source d’une double garantie : celle d’une défense intraitable de la souveraineté et en même temps celle de l’exercice d’une solidarité active avec les luttes contre le colonialisme et l’esclavagisme.
38Quels sont donc ceux qui aspirent à ces titres de noblesse ? Si une réponse précise s’avère difficile, on peut quand même avancer quelques éléments de compréhension du problème à partir de certains repères consolidés par de nouveaux apports. On connaît mieux maintenant la situation des Noirs libres de la colonie avant l’éclatement des troubles révolutionnaires. Dans cette catégorie de population, surtout celle de la partie Nord de Saint-Domingue, il a existé, dans les villes comme dans les campagnes, une grande variété de conditions économiques et sociales incluant des couches relativement aisées dont d’ailleurs quelques-uns des membres n’ont jamais connu directement l’esclavage (Rogers, 2006 : 47-69). C’est principalement à partir de l’insurrection générale du 23 août 1791 que les Noirs libres, en quête surtout de reconnaissance sociale, se manifestent sur le plan politique pour rester fondamentalement dès lors dans la mouvance de l’action collective des anciens captifs des plantations. Après la proclamation de la liberté générale, dans le développement des luttes successives pour la constitution de nouveaux espaces de pouvoir et pour la mise en place d’un premier modèle d’État avec l’expérience louverturienne, ainsi que pour la conquête de l’Indépendance aboutissant à la fondation de l’État-nation, il se forme, au prix de nombreux avatars, un bloc politique plus ou moins solide entre les chefs de guerre issus de la couche des anciens Noirs libres et ceux qui ont émergé du mouvement de la grande masse des libérés de 1793.
39C’est dans cette fraction composite des élites militaires qu’on aurait dû trouver ces prédispositions favorables, dont parle Madiou, à la mise en place d’une forme d’État monarchique ou impériale avec l’accompagnement d’une noblesse, comme cela a été proposé à Dessalines et matérialisé sous les gouvernements du roi Christophe et de l’empereur Soulouque. Contrairement au groupe des généraux, foncièrement attachés au régime républicain, ce secteur aurait eu deux raisons de réclamer l’établissement de signes distinctifs à caractère aristocratique. Tout d’abord, cela aurait permis d’élaborer une plus étroite interdépendance et ainsi une plus forte unité sociale entre les différents noyaux élitaires s’octroyant du coup le même niveau d’honorabilité et de reconnaissance. Mais en second lieu, cela aurait augmenté et mieux justifié la distance sociale entre cette nouvelle aristocratie et le gros des cultivateurs qui avant 1793 étaient enchaînés dans l’esclavage à l’égal de certains des membres de ces élites. Ces titres de noblesse, avec tout leur apparat, représentent sans aucun doute, comme nous le dit Bourdieu, une forme de violence symbolique (Bourdieu, 1980 : 217, 227 ; Lagroye, François et Sawicki, 2002 : 203-204). Il faut justement noter que le groupe dirigeant de l’Ouest et du Sud dispose aussi bien que celui du Nord à la fois du prestige militaire et du contrôle des lieux décisifs du pouvoir d’État. Cependant, ses membres manipulent d’autres marques importantes d’affirmation de leur statut dans la stratification sociale. En effet, ils occupent majoritairement les réseaux du savoir et de la fortune matérielle. Et à ces privilèges s’ajoute dans ce secteur la prédominance de Mulâtres aux nuances variées épousant tons les critères du préjugé de couleur. Tout cela confère à cette variante de la minorité élitaire une évidente visibilité qui en fait ne nécessite guère d’autres formes particulières de violence symbolique pour légitimer sa domination. Ainsi, indépendamment du choix idéologique, son attachement à la forme républicaine d’organisation de l’État correspondrait également, par la monopolisation d’autres privilèges, à une plus grande marge de manœuvre dans les moyens d’obtenir l’acceptation de sa position dans la hiérarchie sociale. Un citoyen français de l’époque, Civique de Gastine, qui meurt à Port-au-Prince en juin 1822, lie justement l’implantation de la République dans l’Ouest et le Sud à une plus forte concentration dans ces régions de capacités dans le domaine du savoir détenues par ceux que cet auteur appelle par euphémisme « les habitants éclairés » (Benot et Dorigny, 2000 : 145).
40Une noblesse d’empire a bel et bien existé au cours des dix années du règne de Faustin Soulouque en réponse à ce besoin d’affirmation et de reconnaissance sociales dans le secteur, cette fois notablement élargi, de ces élites en formation. Née dans la foulée de la crise sociale de 1843-1848, elle a certes bénéficié des donations de terres de la part de l’État et d’autres privilèges accordés par l’Empereur. Mais son établissement relève uniquement de cette mentalité prédatrice de grandes propriétés qui se manifeste depuis la ruée sur les terres à la campagne et sur les maisons urbaines tout de suite après l’Indépendance. Il ne s’insère donc ni dans la perspective productive de mise en œuvre d’un projet économique, ni dans le fonctionnement d’un cadre institutionnel propre. En ce sens, l’empire de Soulouque diffère beaucoup de la monarchie antérieurement établie par Henri Christophe. Dans le Nord, entre 1811 et 1820, fonctionne véritablement un ensemble d’institutions royales, strictement réglementées, pour l’organisation de la vie du roi et de sa famille ainsi que pour l’accomplissement des diverses tâches administratives et militaires par les grands dignitaires du royaume. De plus, ces derniers, comme nous l’avons déjà indiqué, constituent une pièce maîtresse dans l’exécution de la politique du maintien de l’économie de plantation, avec d’ailleurs des obligations bien précises de rendement.
41L’historien Alain Turnier, dans un de ses travaux les plus connus (Turnier, 1989 ; Hofmann, 2007), publie la liste des biens respectivement attribués à Soulouque et Christophe au moment de leur chute. Une lecture comparative de la fortune consignée par l’auteur pour chacun d’eux suggère assez nettement sur le plan économique la différence de perspective dans la réalité de ces deux styles de pouvoir. En ce qui concerne essentiellement les biens immobiliers, nous retrouvons surtout pour Soulouque la mention de maisons en ville et de quelques habitations. La richesse immobilière de l’ex-chancelier Damien Delva, un des principaux collaborateurs de l’Empereur, présente la même caractéristique. Pour cette noblesse d’empire, la possession terrienne et la « consommation ostentatoire », comme marques de distinction sociale, s’avèrent beaucoup plus importantes que la production elle-même, selon une tendance esquissée depuis la république de Pétion et généralisée par la suite sous Boyer. Au contraire, dans le relevé des biens de Christophe et de la famille royale figure une liste impressionnante de maisons de plaisance, châteaux, sucreries, cotonneries, haras et hattes. L’identification même du type d’affectation et de la nature de ces biens traduit certes l’ostentation aristocratique et l’opulence de la famille royale, mais elle dénote aussi une volonté réelle de maintenir et de développer la production.
42Christophe organise une cour royale qui, à travers ses divers réseaux et instances, constitue le centre principal du pouvoir où les grands dignitaires exercent sous l’œil vigilant du monarque une gestion rigoureuse des affaires de l’État. C’est aussi, au niveau des élites politiques et militaires du royaume, le lieu essentiel du déploiement et du modelage de la vie sociale. Tout y est minutieusement codifié et formalisé. Le roi veille personnellement à ce que l’étiquette et le cérémonial se déroulent conformément aux règles fixées. La « configuration sociale » que cristallise la cour, selon le concept de Norbert Elias (Elias, 1974), devient à la fois un foyer de vassalisation mais aussi une école symbolique d’appropriation de codes de conduite, de schèmes de comportement et d’un nouveau savoir-vivre de pacification et d’adoucissement des rapports humains après cette longue période de « brutalisation » des mœurs due au système esclavagiste lui-même ainsi qu’à l’extrême violence des luttes pour la liberté et l’Indépendance. Dans ce domaine, des résultats semblent avoir été remarqués à l’époque même. Mollien, au cours de sa visite au pays en 1826, signale, parmi les traces du régime déchu, l’existence d’« une certaine politesse, [d’] un amour de l’ordre et des bienséances, dont manquent les habitants du Sud. C’est à Christophe que le peuple du Nord doit ces qualités » (Mollien, 2006 : 208). Juste à peu près une vingtaine d’années plus tard, Demesvar Delorme mentionne lui aussi le Cap-Haïtien comme « ville de la politesse, des manières recherchées, quintessenciées même » (Delorme, 1989 : 35-40). En définitive, la cour royale sous Christophe se transforme en un puissant pôle d’édification d’une nouvelle société susceptible d’affirmer la capacité de la race noire d’entrer sur un pied de parfaite égalité dans cette même civilisation qui l’a si longtemps méprisée. Dans les conditions internes et externes de l’époque, il s’agit bien d’un dilemme insurmontable magnifiquement traité dans l’œuvre d’Aimé Césaire opportunément intitulée : La tragédie du roi Christophe.
Les raisons d’un échec
43Les succès économiques du royaume du Nord, nous l’avons déjà noté, sont reconnus de manière unanime. Le maintien de l’économie de la plantation, l’introduction de nouvelles cultures – comme le blé par exemple – dans les montagnes, l’expérimentation de machines agricoles telles que la charrue, l’impulsion donnée à l’extension de l’élevage, l’implantation d’établissements industriels pour la fabrication de tissus, de bougies et autres constituent autant de domaines d’intérêt dans la vision et l’action du monarque. Somme toute, cette politique économique associée au développement de l’éducation primaire, professionnelle secondaire et universitaire, à la défense intraitable de la souveraineté, et enfin à l’organisation rigoureuse du fonctionnement des services administratifs, nous met incontestablement en présence d’une autre voie de construction de l’État-nation quand on considère la situation qui prévaut à l’époque dans l’Ouest et le Sud pour s’étendre par la suite à tout le pays. Alors, une question vient nécessairement à l’esprit : pourquoi donc cette expérience christophienne a-t-elle échoué ?
44La réponse à une telle interrogation doit être cherchée en tout premier lieu du côté des forces internes, en particulier des deux secteurs fondamentaux de la production : les agriculteurs d’une part et les propriétaires et/ou fermiers de l’autre, pour employer la terminologie utilisée par le Code Henry. En général et quelle que soit la période historique, l’existence et parfois l’engagement d’un pouvoir d’État se révèlent indispensables à la mise en œuvre de toute perspective de développement économique. Mais, pour en assurer le succès durable, il faut évidemment une franche et solide implication des autres acteurs ou forces sociales concerné(e)s, particulièrement ceux ou celles qui sont appelé(e)s à jouer un rôle capital dans le processus en question. C’est surtout à ce niveau qu’il faut considérer les problèmes posés soit par les résistances dues aux conflits d’intérêts, soit par les méthodes utilisées pour affronter ces difficultés. En deuxième lieu, un autre élément d’explication de cet échec se situe au niveau des questions relatives à l’isolement international et aux mesures appliquées pour surmonter les obstacles surgis de cette situation.
45L’une des principales pierres d’achoppement du régime économique en vigueur dans la monarchie du Nord réside, comme nous l’avons déjà signalé, dans le refus affiché et/ou latent du système plantationnaire par les cultivateurs. Exception faite du soulèvement de Rebecca dans les régions de Port-de-Paix et de Gros Morne en mai-juin 1807, la monarchie christophienne n’a pas connu d’affrontements armés ouverts avec les agriculteurs. À la même époque les mouvements importants de rébellion paysanne se produisent surtout dans le Sud où pourtant ne se pratique pas une politique de restauration de l’économie de plantation. Le mouvement de Goman, par sa portée et sa durée, ne peut guère être comparé à cette flambée contestataire du Nord-Ouest tout au début de l’installation du nouveau régime dans le Nord. Même si à l’origine la rébellion dans la Grande Anse s’inscrit plus ou moins dans le cadre d’une certaine réaction contre l’assassinat de Dessalines, elle se transforme par la suite en un long combat qui s’étale de 1807 à 1820 et s’insère plutôt dans la tradition d’implantation des campements marrons dans l’Ouest et le Sud durant la période précédant l’Indépendance.
46Comment donc se manifeste cette opposition d’en bas à la politique économique en application ? Juste une année avant la chute de son royaume, Christophe prend enfin des mesures de distribution de petites concessions de terre aux membres subalternes de son armée. Il s’agit sans aucun doute de répondre à une attente réelle et encore insatisfaite en vue de consolider l’attachement de la base de l’institution militaire au pouvoir en place. Mais le pillage et la destruction de certaines plantations du roi, immédiatement après l’annonce de sa disparition, montrent justement la fragilité de cette fidélité. En réalité, un fort degré de violence ouverte est exercé contre les formes d’action collective des cultivateurs dans la généalogie même du nouveau pouvoir étatique qui s’installe à la suite de la proclamation de la liberté générale. Résistances armées sporadiques, déplacements incontrôlés d’un point à l’autre du territoire, associations pour exploiter en commun des terres constituent au niveau de la paysannerie en formation des modes d’expression toujours sévèrement réprimés.
47Dans le Nord, un certain radicalisme populaire se manifeste très tôt, dès 1795, en opposition à la politique de Toussaint Louverture et se maintient en activité lors des luttes contre les troupes expéditionnaires françaises au cours des années 1802-1803. Ce courant de protestation populaire charrie dès ses débuts un clair contenu antiplantationnaire, contre les grands propriétaires blancs ou hommes de couleur, et plaide pour la rupture des liens avec la métropole, c’est-à-dire déjà pour l’indépendance immédiate. L’un de ses foyers se situe aux alentours de Port-de-Paix dans un assez vaste espace a appelé alors « la Vendée de Saint-Domingue » à cause de la présence active, dans la même zone, d’autres groupes de contestataires formés d’anciens captifs nouvellement libérés et alliés à des forces esclavagistes hostiles à la métropole française. Toussaint Louverture, dans son parcours vers l’accession à l’autorité suprême, ne ménage pas cette première expression du radicalisme populaire dans le Nord-Ouest. Les chefs de cette opposition sont à la longue exécutés sans merci (Laurent, 1974). Quelques années plus tard, vers la fin de 1801, avec l’affaire Moyse, se reproduit cette fois dans le Nord, l’Artibonite et même dans le Sud-Est une forte poussée de l’agitation des cultivateurs contre la politique louverturienne. L’ampleur du mouvement ébranle sérieusement le régime en place. Une sévère répression s’abat sur les zones concernées. Massacres à l’arme blanche, fusillades en masse, exécutions au canon, rien n’est négligé pour frapper l’imaginaire et terroriser la population. Ces soulèvements donnent lieu à de très nombreuses victimes tant parmi les meneurs que parmi les simples participants. On en parle de milliers et, dans la conduite de ces événements, Dessalines et Christophe se trouvent directement impliqués comme principaux collaborateurs du Gouverneur à vie (Auguste, 1995 : 7-47).
48Dans les quatre à cinq mois postérieurs à ces derniers événements, la tentative de rétablissement de l’esclavage avec l’expédition Leclerc provoque le déclenchement des guerres pour l’indépendance. Celles-ci entraînent dès les premières phases de leur déroulement une résurgence du vieux radicalisme populaire qui tend de plus en plus à s’affirmer comme un mouvement autonome autour de l’aspiration à la conquête définitive du territoire pour y organiser la vie autrement. La réalisation de l’unité de commandement des divers courants s’opposant au fur et à mesure à la domination française s’opère aussi avec la liquidation physique d’importants leaders indépendantistes qui n’avaient jamais déposé les armes dans les provinces du Nord et de l’Artibonite, et dénommés péjorativement « chefs de bande ».
49La matérialisation, le 1er janvier 1804, du projet d’établir un État indépendant entraîne l’adhésion et l’enthousiasme de toutes les catégories sociales d’alors. Madiou signale l’allégresse de la population en ces jours fastes d’initiation d’une ère nouvelle. Avec l’accord des divers courants et secteurs de la communauté autour du rejet définitif de l’esclavage, du racisme et du colonialisme, un large consensus politique commence à s’ériger. Cependant, sur nombre d’autres points essentiels, particulièrement sur ceux relatifs à la propriété et au mode de production, les fissures ne tardent pas à apparaître dans l’édifice en construction. Évidemment, face à la rigueur des mesures coercitives imposées dans le royaume du Nord pour assurer le fonctionnement de l’économie de plantation, les cultivateurs de cette partie du pays ne disposent plus des mêmes capacités de résistance. D’un côté, les nouvelles conditions créées par la victoire des luttes pour l’Indépendance, et de l’autre les effets durables des diverses vagues de répression antérieurement signalées ont fini par émousser les formes d’expression ouverte et violente du rejet du travail sur la plantation. La rébellion politique étant devenue trop coûteuse, des modifications se produisent dans les comportements et le mécontentement tend plutôt à se manifester de manière latente. À travers l’apparente adhésion au système en place, il y a tout un monde d’attitudes et de gestes d’hostilité sournoise qui se manifestent surtout en l’absence des autorités. Déjà en 1796, Sonthonax parlait d’« oisiveté concertée » pour qualifier les abandons sur les habitations (Laurent, 1965 : 139). Ces fuites et les dénonciations réitérées de ce qui est considéré, depuis les règlements de culture de cette époque jusqu’au Code rural de Boyer, comme du désœuvrement et du vagabondage montrent bien que la résistance se manifeste aussi d’une autre manière. Pour l’époque du régime de Christophe, il y a dans ce domaine tout un champ d’étude à initier.
50Les propriétaires ou fermiers d’habitation, grands bénéficiaires et piliers de fait du régime, affrontent pour leur part de sérieuses difficultés. Il y a d’abord tous les embarras provoqués par les exigences qui leur sont faites avec les dotations d’habitations. La loi sur la culture édictée dans le Code Henry leur prescrit en effet une série d’obligations sur l’activité agricole en général ainsi que sur les dépenses nécessaires à l’obtention obligatoire d’un niveau de productivité en conformité avec les objectifs de la couronne. Ces exigences ne sont pas toujours respectées dans leur totalité tant dans le domaine des relations de travail, comme nous l’avons déjà vu, que dans celui des engagements vis-à-vis de l’administration. Par exemple, la charge est lourde pour les propriétaires et fermiers parfois grands fonctionnaires du royaume qui vivent presque exclusivement des revenus de leurs terres et qui en outre doivent strictement verser à l’État la part qui lui revient sous forme d’impôt. Vers la fin du règne, nombre d’entre eux ont de sérieux démêlés avec le fisc (Trouillot, 1972 : 130-131). Dans le Nord, on ne trouve aucune forme d’acceptation ou même de tolérance à l’égard des détournements d’argent aux dépens du Trésor public, comme cela avait été le cas sous Dessalines ou sous Pétion. Les formules du premier, « Plumez la poule, mais ne la laissez pas crier », et du second, « Voler l’État n’est pas voler » ou bien « Tous les hommes sont voleurs » n’y ont absolument aucun cours (Péan, 2000 : 143 et 198). La rigueur des méthodes de contrôle et la sévérité de la lutte contre la contrebande et tous les autres types de fraude dans l’administration publique réduisent considérablement l’efficacité coutumière des procédés illégaux d’enrichissement généralement utilisés par les divers secteurs des couches dirigeantes en formation. Pourtant, tout cela n’empêche pas le monarque et sa famille de bénéficier d’immenses privilèges.
51D’un autre côté, propriétaires fonciers, fermiers, noblesse de cour, commerçants étrangers, travailleurs des villes et des campagnes, tout le monde, à un moment ou à un autre, peut être victime des méthodes autoritaires du monarque, y compris les membres de sa propre famille. La brutalité des méthodes utilisées par le roi dans le champ politique, lourd héritage de l’ancienne société, entre en contradiction avec la volonté affichée de polir les mœurs dans le cadre de l’apparat de la vie de cour. La violence aveugle employée pour imposer une nouvelle discipline collective et individuelle dans tous les domaines de la vie sociale confine à une forte marque de cruauté très rarement justifiée, contrairement au jeune Jacques Roumain à l’un des plus forts moments de la lutte contre l’occupation nord-américaine de 1915-1934 pour la reconquête de la souveraineté nationale (Hoffmann, 2003 : 151-152, 627-628). Mais très longtemps avant le fondateur du mouvement communiste des années 1930, Victor Schœlcher (1973, 238) écrivait :
Pendant que le roi du Nord usait de moyens violents et barbares pour mettre un frein à l’indiscipline, réprimer le vol, rétablir la culture, relever les ruines, fonder des manufactures, couvrir son royaume d’écoles pour lesquelles il appelait des professeurs étrangers, Pétion opposait la fausse liberté du désordre à ce despotisme de fer qui du moins organisait.
52Comparé au régime de Christophe, le paternalisme de Pétion, du point de vue de la mise en place de l’État, octroie « une autonomie et une marge de manœuvre relativement large [...] aux sujets dans l’organisation de leur vie quotidienne » (Sutter, 1997 : 543-567). Même si par ce laisser-faire partiel, le choix de Pétion n’a naturellement pas permis d’atteindre les résultats éclatants obtenus dans le royaume du Nord, il a cependant correspondu davantage aux disponibilités de la communauté postesclavagiste haïtienne d’alors pour l’établissement d’accommodements minima entre les intérêts opposés des divers groupes sociaux. La société paysanne du XIXe siècle va justement résulter des fragiles compromis tissés sur la base du renoncement obligé à toute perspective de maintien généralisé et forcé de l’économie de plantation d’abord dans l’Ouest et le Sud, puis dans le Nord à la suite de la chute du régime de Christophe. Voilà ce qui explique la non-application au départ du Code rural promulgué par Boyer en 1826. Ce texte, à ce moment-là, se situe incontestablement à contre-courant de la tendance antiplantationnaire qui triomphe définitivement dans les couches subalternes de la société après l’effondrement de la monarchie nordiste.
53Avec la fin de l’expérience christophienne s’achèvera aussi la politique systématique consistant à rechercher du côté de l’Angleterre un contrepoids à l’influence française pour vaincre ainsi l’isolement imposé par l’ancienne métropole. Au niveau du commerce international, l’embargo économique a été partiellement brisé. Les activités dans ce domaine sont florissantes. Des étrangers de provenance variée s’installent dans le royaume et s’adonnent aux échanges commerciaux avec divers pays. La Constitution sous Christophe ne leur interdit pas le droit de propriété. Malgré tout persiste le manque des capitaux indispensables à l’extension et au renouvellement des activités productives. Les sommes accumulées par l’État, une trentaine de millions de gourdes trouvées à la Citadelle, répondent beaucoup plus à la fonction prioritaire d’accumulation d’un trésor pour la défense qu’à la nécessité de réinvestir au profit de la production. Les importantes quantités de vivres alimentaires gardées en réserve, également à la Citadelle, s’inscrivent dans la même perspective. Voilà ce que nous en dit le journal La Feuille du Commerce dans son édition du 13 mars 1842 :
Malgré tant d’oppressions, l’État ne se laissait pas de resplendir d’un grand éclat de richesse et de prospérité, de jouir d’une excessive abondance dont on ne retrouve plus aucune trace. Le commerce florissait dans toute sa splendeur, alimenté par la quantité prodigieuse des productions d’un sol dont la culture fixa l’attention particulière de son administration, qui en avait compris l’importance et qui la regardait, avec raison, comme le nerf de l’État. Un immense numéraire en or et en argent était en circulation indépendamment des millions qui, chaque année, allaient se déposer dans les caves de sa citadelle.
54Pour le monarque du Nord, comme d’ailleurs dans la théorie mercantiliste des débuts du capitalisme au siècle précédent, l’État puissant est celui qui dispose d’une monnaie forte et abondante.
55Par ailleurs, les milieux abolitionnistes anglais expriment beaucoup de réticences vis-à-vis des efforts déployés pour obtenir leur intervention auprès de leur gouvernement en faveur de la reconnaissance de l’Indépendance haïtienne. Ces efforts n’aboutissent pas aux résultats escomptés. Les influents amis de la cause de Christophe en Angleterre refusent d’entreprendre de telles démarches si celui-ci n’admet pas au préalable le principe du paiement d’une indemnité à la France en faveur des colons. Le royaume du Nord manifeste son opposition à toute éventualité de ce genre (Brière, 2008 : 81 ; Sepinwall, 2000 : 107-128). Aussi, il donne la priorité, tout au cours de l’existence de l’État du Nord, aux préoccupations de défense et d’indépendance du territoire, avec toutes les conséquences pratiques que cela entraîne sur le développement de la situation interne. Les puissances de l’époque, au-delà de leurs criantes rivalités, conservent néanmoins leur solidarité dans l’expression d’une commune réserve face à l’ensemble des traits particuliers d’un mouvement libérateur en totale opposition avec leur système de domination alors en vigueur.
En guise de conclusion
56D’une manière générale, la Révolution haïtienne, par son radicalisme anti-esclavagiste, anticolonialiste et antiraciste, ainsi que par le fort contenu anti-plantationnaire charrié par la base du mouvement, ne pouvait que très difficilement s’accorder avec la vision prédominante chez les grandes puissances de l’époque dans le développement des rapports interétatiques. Même les nouveaux pays de l’Amérique du Sud, nés de la rupture avec l’oppression coloniale et bénéficiaires – certains d’entre eux – de l’appui actif du jeune État républicain d’Haïti dans leur lutte libératrice, modelèrent leur conduite à son égard, une fois la victoire acquise, sur une approche profondément influencée par les schèmes racialistes en vogue à l’époque en Occident. La pensée progressiste durant tout le XIXe siècle pouvait, dans la tradition des Lumières, prendre position contre l’esclavage mais l’anticolonialisme en tant que tel, considérant l’expansion des puissances européennes en Afrique et en Asie, ne s’y manifestait que timidement et dans certains cas seulement. Quant au racisme, il est largement admis que les esprits les plus éclairés d’alors, sauf de très rares exceptions, partageaient tous fermement « le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire » (Coquery-Vidrovitch, 2003 : 646-691 ; Plumelle Uribe, 2001 ; Firmin, 2005). Aussi, vers la fin de ce siècle, les Noirs accédaient encore très difficilement à des postes de responsabilité dans certaines branches de l’appareil politique et administratif. Par exemple à la Martinique en 1881, parmi les fonctionnaires de l’État dans l’île on ne trouvait qu’un seul Noir, agent de police (Cohen, 1981 : 288). À la Jamaïque, c’est seulement à partir du gouvernorat de Sir Sidney Oliver (1907-1913) que des membres de la population noire parvinrent à occuper des postes importants dans la vie politique, sauf dans le cas d’un parlementaire noir, Dixon, qui en 1896 occupait un siège au Conseil législatif (Muñoz, 2000 : 66).
57Il est évident que dans ces conditions, au moment où triomphe la Révolution haïtienne au début du XIXe siècle, le problème résidait dans la survie même de l’État qui en découla. Aucune des options qui s’affrontaient pour la construction de la nouvelle société, le maintien de la plantation sans l’esclavage et sans les planteurs métropolitains, la grande propriété sans la plantation coexistant avec la liberté des cultivateurs, la dominance de la petite exploitation paysanne, n’était susceptible de se conformer avec les schémas en vigueur dans le monde d’alors et de bénéficier d’un solide total appui externe. Ainsi, une espèce d’antinomie s’installa-t-elle entre les intérêts des grandes puissances de l’époque et les aspirations des élites haïtiennes à demeurer dans le circuit de la civilisation occidentale. À ce compte, Henri Christophe mena également à sa façon un combat antiraciste. Sa volonté de développer la région sous son contrôle ambitionne précisément de prendre dans le réel le contre-pied de la vision racialiste qui imprégnait « les critères de scientificité élaborés à propos du concept de civilisation » (Coquery-Vidrovitch, 2003 : 646-691) élaborés par les penseurs occidentaux de son temps.
58De plus, outre le poids des visions racialistes dans les relations entre les États, il faut aussi, dans cette phase finale de la première expansion coloniale du capitalisme, tenir compte de la résistance des grandes nations commerciales à accepter de plein gré le processus d’élévation d’autres pays à un niveau de développement autonome. Par exemple, au cours de toute la première moitié du XIXe siècle, les rares expériences historiques de réformateurs comme Muhammad Ali en Égypte, de 1805 à 1849, et José Gaspar Francia au Paraguay, entre 1814 et 1840, montrent bien comment ces chefs d’État, malgré la durée de leur présence au pouvoir, n’ont pas pu vaincre les sérieux obstacles dressés par les intérêts étrangers qui, à travers l’action d’agents locaux, constituèrent ainsi de sérieux obstacles à toute entreprise visant à rompre plus ou moins les pratiques de dépendance et de pillage considérées comme normales dans le système de domination néocoloniale établi par les économies-monde (Couland, 1988 : 127-154 ; Fournial, 1985). Henri Christophe fit également face à ce genre de difficultés. Pour deux commerçants nord-américains qui ne respectèrent pas une commande qui leur avait été confiée, il réunit tous les ressortissants de cette nationalité établis sur la place et exigea le paiement de la somme due. Dans la foulée et en deux occasions successives, il refuse pour manque de respect des normes diplomatiques les envoyés du gouvernement des États-Unis qui ainsi ne purent même pas discuter de la question (Turnier, 1955 : 111-112).
59On est loin du libéralisme qui règne et de la complaisance qui prévaut dans l’Ouest et le Sud. Quel que soit le domaine considéré, en comparaison avec la situation de la république de Pétion, l’expérience christophienne, se déroulant dans un même univers d’hostilité quasi généralisée sur le plan tant politique qu’idéologique, représente incontestablement une volonté d’entreprendre différemment l’édification de l’État-nation, pour en assurer le développement économique, garantir la souveraineté et privilégier un certain épanouissement culturel de secteurs de plus en plus importants de la population. Il faut bien admettre que la manière forte utilisée pour atteindre ces objectifs ne représente pas à cette époque-là un élément capital dans l’appréciation historique de l’œuvre accomplie. L’idéologie triomphante de la République en a fait son principal cheval de bataille pour ternir l’image du royaume du Nord. Pourtant, l’échec du royaume du Nord n’a pas empêché les classes dominantes haïtiennes de toujours recourir aux méthodes violentes pour la résolution des conflits politiques et sociaux. Certes, en comparaison de la virulence des interventions étatiques durant la courte période gouvernementale d’Henri Christophe, la violence institutionnelle des appareils répressifs se serait exercée de façon moins contraignante dans la vie quotidienne des travailleurs des campagnes vu que l’État dispose en général de moyens plus faibles pour le contrôle d’un territoire plus étendu et bénéficie en même temps d’un niveau d’acceptation relativement plus étendu. En tout cas, depuis l’abandon de l’expérience christophienne, une des caractéristiques marquantes de l’État a justement résidé dans le fait que les couches sociales qui en détenaient le contrôle n’étaient plus porteuses d’un véritable projet de développement économique et social. Cette situation subira surtout des modifications au cours de la période ouverte en 1860 où se produiront des débats et se prendront des initiatives au niveau de l’État pour une nouvelle orientation économique, politique et sociale.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Ardouin, Beaubrun, 2005, Études sur l’Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Éditions Fardin.
Auguste, Claude Β., 1995, « L’affaire Moyse », Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, 7-47.
Benot, Yves, 2005, Les Lumières, l’esclavage et la colonisation, Paris, La Découverte.
Benot, Yves et Marcel Dorigny (éds), 2000, Grégoire et la cause des Noirs. Combats et projets (1789-1831), Paris, Société française d’histoire d’outre-mer et Association des études de la colonisation européenne.
Bobbio, Norberto et Nicola Matteucci (éds) 1981, Diccionario de política, Mexico, Siglo XXI, voir « Utopia ».
Bordes, Ary, s.d., Évolution des sciences de la santé et de l’hygiène publique en Haïti, Port-au-Prince, Publication du Centre d’hygiène familiale.
10.3406/arss.1976.3383 :Bourdieu, Pierre, 1980, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de minuit.
Brière, Jean-François, 2008, Haïti et la France, 1804-1848. Le rêve brisé, Paris, Karthala.
Brutus, Edner, 1979 [1948], Instruction publique en Haïti, 2 vol., Port-au-Prince, Les Éditions Panorama.
Cardoso, Ciro, 1976, « Características básicas de la economía latinoamericana (siglo XXI) : algunos problemas de la transición », IVe simposio de historia económica de América Latina, Paris.
Casimir, Jean, 2007, « Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourds », Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, 229 : 26-51.
Charroppin, Ad., 1848, Du travail libre dans les colonies françaises, Bordeaux, Chaumas Gayet.
10.3917/deba.004.0169 :Cohen, William B., 1981, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880, Paris, Gallimard.
Coquery-Vidrovitch, Catherine, 2003, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », in M. Ferro (éd.), Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont : 646-691.
Corvington, Georges, 1975, Port-au-Prince au cours des ans. La métropole haïtienne du XIXe siècle 1804-1888, Port-au-Prince, Imprimerie Henri Deschamps.
Couland, Jacques, 1988, « L’Égypte de Muhammad Ali : transition et développement », in C. Coquery-Vidrovitch, D. Hemery et J. Piel (éds), Pour une histoire du développement. États, sociétés et développement, Paris, L’Harmattan.
Crusol, Jean, 2007, « Abolition et transition post-esclavagiste dans les sociétés insulaires de la Caraïbe », in É. Lambourdière (éd.), Les Caraïbes dans la géopolitique mondiale, Paris, Ellipses.
Dalencour, François, 2006, Biographie du général François Cappoix. Le héros de la bataille de Verrières, 18 novembre 1803, Port-au-Prince, Éditions Presses nationales d’Haïti.
Denis, Watson, 2007, « Orígenes y manifestaciones de la francófilia haitiana : nacionalismo y política exterior en Haití (1880-1915) », Secuencias, 67 : 93-139.
Delorme, Demesvar, 1989, « Le Cap-Haïtien avant le séisme de 1842 », Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, 162 : 35-40.
Desroches, J. Β. N., s.d., Henry Christophe intime, Cap-Haïtien, Imprimerie du Petit Capois, Conférence prononcée au Ciné Variété en 1919.
Donegani, Jean-Marie, 1998, « De la séparation des instances à l’indécision des frontières », in S. Berstein et P. Milza, Axes et méthodes de l’histoire politique, Paris, PUF : 73-90.
Duncan, Kenneth et Ian Rutledge, 1987, La tierra y la mano de obra en América Latina. Ensayos sobre el desarrollo del capitalisme agrario en los siglos XIX y XX, Mexico, F.C.E.
Elias, Norbert, 1974, La société de cour, Paris, Flammarion.
10.4000/books.pum.15165 :Étienne, Sauveur Pierre, 2007, L’énigme haïtienne. Échec de l’État moderne en Haïti, Montréal, Mémoire d’encrier/Les Presses de l’université de Montréal.
Fabre, Michel, 1970, Esclaves et planteurs dans le Sud américain au XIXe siècle, Paris, Julliard, Coll. Archives.
Fick, Carolyn Ε., 1990, The Making of Haiti. The Saint Domingue Revolution from Below, The University of Tennessee Press.
Firmin, Anténor, 2005, De l’égalité des races humaines, Montréal, Mémoire d’encrier.
10.2307/j.ctv11hppr5 :Fischer, Sybille, 2004, Modernity Disavowed. Haiti of the Culture of Slavery in the Age of Revolution, Londres, Duke University Press.
Florescano, Enrique (éd.), 1975, Haciendas, latifundios y plantaciones en América Latina, Mexico, Siglo XXI.
Fournial, Georges, 1985, Francia, l’incorruptible des Amériques, Paris, Messidor/Éditions Sociales.
Hector, Michel (éd.), 1995, La Révolution française et Haïti. Filiations. Ruptures. Nouvelles dimensions, Port-au-Prince, Société haïtienne d’histoire et de géographie/Éditions Henri Deschamps.
— 2003, « Les deux grandes rébellions paysannes de la première moitié du XIXe siècle », in Y. Benot et M. Dorigny (éds), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802. Aux origines d’Haïti, Paris, Maisonneuve et Larose : 179-199.
Hilaire, Jeannot, 2007, Histoire en quarantaine. Haïti et son droit d’entrée au club des nations, Haïti/Suisse, Edikreyol.
Ho, Hai-Quang, 2002, « La transition de l’esclavage au salariat à la Réunion (1828-1853) », in F. Célimène et A. Legris (éds), L’économie de l’esclavage colonial. Enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Éditions CNRS : 151-177.
Hoffmann, Léon François (éd.), 2003, Jacques Roumain. Œuvres complètes, Espagne, Collection Archivos.
— 2007, Faustin Soulouque dans l’histoire et dans la littérature, Paris, L’Harmattan.
Kolchin, Peter, 1998, Une institution très particulière : l’esclavage aux États-Unis, 1619-1877, Paris, Belin.
Lagroye, Jacques, Francois, Bastien et Frédéric Sawicki, 2002, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz.
Laurent, Gérard, 1965, Le commissaire Sonthonax à Saint-Domingue, vol. 2, Port-au-Prince, Imprimerie La Phalange.
— 1974, Le commissaire Sonthonax à Saint-Domingue, vol. 4, Port-au-Prince, Imprimerie adventiste.
Leconte, Vergniaud, 2004, Henry Christophe dans l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie Deschamps/Rotary Club du Cap-Haïtien.
Madiou, Thomas, 1988, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps.
Manigat, Leslie, 2001, « Le Roi Henry Christophe et l’éducation nationale 1807-1820 », in Éventail d’histoire vivante, tome 1, Port-au-Prince, Collection CHUDAC : 293-309.
Millet, Kettly, 2003, « Christophe », in C. Moïse (éd.), Dictionnaire historique de la Révolution haïtienne (1789-1804), Montréal, CIDIHCA/Éditions Images.
Moïse, Claude, 1988, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti (1804-1987), tome 1, Montréal, CIDIHCA.
— 2001, Le projet national de Toussaint Louverture et la Constitution de 1801, Port-au-Prince, Les Éditions Mémoire.
Mollien, Gaspard Théodore, 2006, Haïti ou Saint-Domingue, tome 2, Paris, L’Harmattan.
Moulier-Boutang, Yann, 1998, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF.
— 2003, « La fin de l’esclavage : Haïti et les modèles de transition abolitionnistes », in Y. Benot et M. Dorigny (éds), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802. Aux origines d’Haïti, Paris, Maisonneuve et Larose : 201-215.
Muñoz, Luiz, 2000, Jamaica, una historia breve, Mexico, Instituto Mora.
Péan, Leslie, 2000, Économie politique de la corruption. De Saint-Domingue à Haïti, Paris, Maisonneuve et Larose.
Piel, Jean, 1988, « La naissance des États(-nations ?) en Amérique latine entre 1770 et 1850 », in C. Coquery-Vidrovitch, D. Hemery et J. Fiel (éds), Pour une histoire du développement. États, sociétés, développement, Paris, L’Harmattan.
Pierre, Fritz Α., 1997, « Le commerce de la viande au XVIIIe siècle », Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, 192 : 37-61.
Plumelle Uribe, Rosa Amelia, 2001, La férocité blanche. Des non blancs aux non aryens, Paris, Albin Michel.
Rogers, Dominique, 2006, « Les nègres libres de la partie nord de la partie française de Saint-Domingue à la veille de la Révolution », in D. Bégot, J. Casimir et M. Hector, La Révolution et l’Indépendance haïtiennes : autour du Bicentenaire de 1804, histoire et mémoire, Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, Novembre : 47-69.
Saint-Rémy, Joseph, 1956, Pétion et Haïti, Port-au-Prince.
Schœlcher, Victor, 1973 [1843], Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, tome 2, Pointe-à-Pitre, Désormeaux.
10.3406/outre.2000.3804 :Sepinwall, Alissa Goldstein, 2000, « Grégoire et Haïti : un héritage compliqué », in Y. Benot et M. Dorigny (éds), Grégoire et la cause des Noirs (1789-1831). Combats et projets, SFHOM et AECE : 107-128.
10.3406/ahess.1997.279584 :Sutter, Andréas, 1997, « Histoire sociale et événements historiques. Pour une nouvelle approche », Annales. Histoire, sciences sociales, 3, mai-juin : 543-567.
Tardieu, Charles, 1990, L’éducation en Haïti de la période coloniale à nos jours (1980), Port-au-Prince, Imprimerie Deschamps.
Trouillot, Henoch, 1972, « Le gouvernement du Roi Henry Christophe », Revue de la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie, 117, octobre-décembre, Port-au-Prince, Imprimerie centrale.
Trouillot, Pascal, Trouillot, Ertha et Ernst, 2001, Encyclopédie biographique d’Haïti, Montréal, Les Éditions Semis.
Turnier, Alain, 1955, Les États-Unis et le marché haïtien, Washington.
— 1989, Quand la nation demande des comptes, Port-au-Prince, Le Natal.
Zamor, Rémy, 1968, « Un administrateur génial pour son époque : le Roi Christophe », Conjonction, 107 : 75-83.
— 1986, Histoire d’Haïti, Classe de Philo, Port-au-Prince, Imprimerie La Diffusion.
Notes de bas de page
Auteur
Historien, ancien professeur d’histoire à l’université autonome de Puebla au Mexique ; depuis 1986, professeur à l’université d’État d’Haïti, directeur du Centre de recherches sociologiques et historiques (CRESOH) de la Faculté des sciences humaines ; président de la Société haïtienne d’histoire et de géographie et du comité du bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, et membre du comité scientifique international de la Route de l’esclave (Unesco). Dernier ouvrage paru : Crises et mouvements populaires en Haïti (Port-au-Prince, éd. Michel Hector, 2006)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Formations économiques et politiques dans le monde andin
John Victor Murra Sophie Fisher (trad.)
2012