3. Problèmes du passage à la société postesclavagiste et postcoloniale (1791-1793/1820-1826)
p. 93-117
Texte intégral
1Les trois décennies situées entre l’éclatement de la grande insurrection d’août 1791 dans la partie nord de la colonie et la promulgation du Code rural de Boyer en 1826, vingt-deux ans après la proclamation de l’Indépendance, constituent le moment capital de l’histoire de l’État. Dans cette tranche temporelle, il a fallu poser et résoudre à la fois les problèmes liés à l’organisation politique, à l’insertion de la nouvelle entité dans le monde international et à la mise en place d’un nouveau mode de production économique. Le développement ininterrompu des luttes menées pour la conquête de la liberté, contre le rétablissement du pouvoir métropolitain et les tentatives de restauration de l’esclavage, ainsi que plus tard pour la construction d’un État indépendant favorise l’éclosion de multiples capacités individuelles et collectives. C’est dans ce contexte généralisé d’affrontements continus que se sont définis au fur et à mesure les intérêts, souvent divergents, des catégories sociales engagées dans ces différents combats. Aussi les contradictions entre les multiples intérêts opposés vont-ils rapidement éclater et peser lourdement sur le déroulement du processus de mobilisation pour la fondation de l’État-nation et le passage à la nouvelle société.
2Ce mouvement historique de transition traîne en toile de fond, depuis la proclamation de la liberté générale en 1793, la question du type de rapports sociaux à mettre en œuvre pour remplacer l’ancien système esclavagiste et maintenir à flot la production économique. En son temps, il anticipe une problématique générale que l’on retrouvera plus tard pendant tout le XIXe siècle dans d’autres sociétés du même genre. Cependant, le poids spécifique de sa radicalité propre scelle définitivement dans le cas qui nous occupe le sort de l’économie de plantation. Ce processus particulier se déroule à travers des conjonctures et des voies différenciées ainsi que des succès marquants obtenus à des moments bien déterminés tant dans le domaine économique que dans d’autres aspects de l’organisation sociale.
Une problématique générale
3Partout où il s’installe sur le continent américain, le système colonial esclavagiste repose, comme d’ailleurs à Saint-Domingue, sur trois piliers fondamentaux : l’abondance d’une main-d’œuvre captive, la production prioritaire de denrées pour l’exportation et l’étroite dépendance vis-à-vis des marchés métropolitains. Dans certaines régions, ces trois éléments se condensent dans la structure constituée par la grande plantation esclavagiste qui unit à la fois une forme arriérée d’exploitation, en l’occurrence l’esclavage, et des modes avancés d’organisation de la production agromanufacturière fonctionnant avant tout au profit de certains secteurs de la grande bourgeoisie du commerce métropolitain. Aussi, la question du maintien ou de la liquidation de l’économie de plantation se situe-t-elle au cœur de la problématique du passage à la nouvelle société dont le développement, dans le cas de la Révolution haïtienne, s’articule nécessairement à la mise en place d’un État capable au fur et à mesure de mener à terme ce processus de transition.
4Colonisation, plantation et esclavage représentent donc trois aspects étroitement et directement intégrés au développement de l’« économie monde » capitaliste de l’époque. D’une manière générale, la rupture de la domination coloniale n’entraîne en aucune façon la disparition de la grande plantation et encore moins de l’esclavage. Les États-Unis d’Amérique du Nord et le Brésil, très tôt libérés de l’oppression d’une métropole européenne, se situent parmi les pays qui ont conservé le plus longtemps la plantation et l’esclavage. Les processus d’abolition de cette forme d’exploitation se sont étendus à l’échelle du continent sur environ un siècle, de 1793, année de la proclamation de la liberté générale à Saint-Domingue, jusqu’en 1888 avec la disparition du système esclavagiste au Brésil. En fait, c’est surtout la fin de l’esclavage qui affecte dans un sens ou dans l’autre le devenir de la grande plantation.
5En effet, le déclin et l’abolition définitive de la Traite puis de l’esclavage provoquent naturellement, tout au long du XIXe siècle, la nécessité de modifier les rapports sociaux, dans la grande plantation particulièrement, au niveau des modes d’organisation et de rémunération du travail ainsi que d’approvisionnement de la main-d’œuvre. Presque partout les anciens esclaves expriment leur refus de travailler sur les mêmes unités agromanufacturières de production. Ils manifestent en même temps leur volonté d’étendre cette petite économie paysanne qui avait opéré ça et là, sur la base des « places à vivres », une vigoureuse « brèche » dans le système esclavagiste. Face à cette situation, et dans le but d’assurer la permanence de la production des denrées d’exportation, des tentatives de fractionnement de la grande exploitation sont mises en pratique en divers endroits, sans aliéner pour autant les droits sacrés de la classe des grands planteurs sur la propriété de la terre. C’est plus ou moins l’expérience du colonat partiaire enregistrée tant dans certaines Antilles anglaises que françaises, et même dans le sud des États-Unis d’Amérique du Nord.
6Cette impérieuse obligation d’établissement de nouveaux rapports sociaux affronte aussi une autre tendance quasi généralisée au rejet du salariat. En réalité, les nouveaux bénéficiaires de la liberté intéressés aux relations salariales réclament désormais pour leur journée de travail un coût considéré comme trop élevé par les propriétaires. Dans la Caraïbe comme sur le continent, ceux-ci préfèrent alors recourir à l’importation de la main-d’œuvre pour imposer des conditions proches d’un véritable travail forcé, ou bien, comme nous venons de l’indiquer, implanter le morcellement de l’exploitation par le système du colonat partiaire. De tels modes d’organisation et d’utilisation de la nouvelle force de travail, dans de nombreux pays, ont permis de passer de la plantation esclavagiste de type agromanufacturier aux grandes installations agro-industrielles de caractère nettement capitaliste (Fabre, 1970 ; Clementi, 1974 ; Duncan et Rutledge, 1987 ; Fohlen, 1998).
Le cadre chronologique
7À Saint-Domingue, la radicalité des luttes contre la domination coloniale esclavagiste permet d’aboutir tout d’abord au triomphe de la liberté générale. Deux ans après la grande insurrection de 1791, les masses travailleuses de la riche colonie française atteignent une étape importante dans leur lutte déjà séculaire sur cette portion de terre caribéenne. Avec la proclamation de la suppression de l’esclavage le 29 août 1793, un coup décisif, irréversible est porté au régime en place et une période nouvelle s’initie dans l’histoire de l’île. Se pose immédiatement le problème du remplacement des rapports sociaux qui étaient en vigueur dans le système désormais aboli de production. En même temps, la résistance acharnée des forces conservatrices, procoloniales et proesclavagistes, la forte participation populaire dans les combats politiques et sociaux de l’époque, l’extraordinaire vision et la grande capacité de direction politique et militaire des principaux chefs d’un mouvement social qui se développe sur fond d’intenses rivalités intercolonialistes, particulièrement entre la France, l’Angleterre et l’Espagne, tout cela représente autant d’éléments qui, dans leur développement, créent un cadre favorable à l’éclosion d’un nouvel État-nation. C’est dans le contexte d’une progressive radicalisation de l’opposition tant à l’ordre ancien qu’à certains aspects du nouveau en voie de construction que se produit la totale disparition de l’économie de plantation environ une trentaine d’années plus tard.
8Avant d’aboutir à la stabilisation du nouveau régime économique et social, diverses tentatives sont systématiquement réalisées pour le maintien de l’économie de plantation entre 1793 et 1806. Vers la fin de cette dernière année et au cours de celle qui suit, la scène politique locale est dominée par les rivalités entre les couches dirigeantes pour le contrôle de l’appareil d’État. L’irréductibilité des positions des groupes en conflit provoque la division du pays en deux États : une république dans l’Ouest et le Sud sous la direction d’Alexandre Pétion et un royaume dirigé par Henry Christophe dans toute la partie septentrionale.
9La date coupure du 17 octobre 1806 se justifie par le fait qu’à la suite de la scission opérée par l’assassinat de Dessalines, une nouvelle expérience, dont certains traits essentiels restent en vigueur aujourd’hui encore, commence à être mise en place dans la République de l’Ouest et du Sud. Elle s’étendra par la suite à l’ensemble du pays à partir de 1820. Parallèlement, jusqu’à cette dernière année au cours de laquelle meurt Christophe et s’écroule son royaume, on retrouvera dans la zone qu’il dirige l’imprégnation des caractéristiques fondamentales de la politique de restauration de l’économie de plantation.
10Comme dans toute période de transition, les diverses tentatives d’établir de nouveaux rapports sociaux sont marquées par le chevauchement et la lutte de tendances contraires où l’on retrouve à la fois des éléments appartenant à l’ancienne structure et d’autres annonçant la nouvelle en formation. Mieux, même après 1820, alors qu’on assiste de plus en plus à la généralisation de la tendance à la prédominance des relations « semi-féodales »1 et néocoloniales, des efforts isolés sont tentés qui rappellent certaines orientations appliquées entre 1793 et 1806, soit au cours de la première tranche chronologique de la période de transition. En ce sens, le Code rural de 1826 publié par Boyer représente l’ultime expression de cette volonté d’assurer une certaine continuité au fonctionnement de l’économie de plantation. Cependant, tout en reprenant nombre d’aspects des expériences antérieurement faites dans ce domaine, ce texte essaie en particulier d’associer juridiquement à la grande plantation les pratiques de métayage introduites par Pétion depuis 1807 (Ardouin, 1958, 7 : 11 ; Collectif, Sacad-Famv, 1993 : 124). Mais la totale inapplication du Code rural de 1826 révèle bien l’échec de cette ultime velléité de conserver l’économie de plantation.
11En réalité, il est connu que dans le domaine des formations sociales il n’existe pas de système à l’état pur. Le passage d’une période historique à une autre comporte une imbrication extrêmement complexe de relations économiques et sociales diverses. Il s’agit beaucoup moins de rechercher les survivances de tel ou tel système antérieur que de dégager les caractéristiques fondamentales propres au nouveau système qui est en train de se développer. En même temps, il s’agit aussi de déterminer le poids spécifique de ces dernières dans l’évolution ultérieure de la société. À ce compte, nous constatons que la politique économique appliquée par Pétion et généralisée par la suite sous Boyer sera, dans son essence, suivie longtemps après et imprimera à l’économie nationale son caractère dépendant et durablement non industriel. En fait, malgré les velléités du Code rural de 1826, on peut dire que le sort de l’économie de plantation est résolu à la chute du royaume de Christophe. L’État depuis lors s’avère incapable d’en assurer le développement. La période de transition arrive pratiquement à sa fin, symbolisée par la totale disparition du sucre au tableau des exportations après 1826 (Lepkowski, 1968 : 127 ; Marte, 1984 :70-72 et 81). Les conditions politiques, économiques et idéologiques d’existence de la communauté nationale sont telles que les relations sociales dominantes, de type féodal et néocolonial, ne subiront plus de grandes transformations pendant tout le XIXe siècle.
Conjonctures et voies de la transition
12Le passage à la nouvelle société ne s’est naturellement pas opéré de manière uniforme et linéaire. Diverses possibilités d’établir de nouveaux rapports économiques, politiques et sociaux se sont, d’une façon ou d’une autre, manifestées au cours de conjonctures distinctes les unes des autres. C’est dans une lutte acharnée entre les principaux acteurs concernés, porteurs de choix opposés, que telle ou telle politique finit par triompher dans un laps de temps déterminé, pour être parfois postérieurement remise en question de manière totale ou partielle. En ce sens, on peut distinguer trois grandes conjonctures de transition qui comportent chacune des moments bien différenciés.
Les trois conjonctures de transition
131. De la proclamation de la liberté générale en août 1793 à l’achèvement de l’évacuation des Anglais en octobre 1798, Toussaint Louverture, sur le ferment de la grande insurrection d’août 1791, parvient, en bénéficiant de l’aide initiale des autorités espagnoles et en rupture par la suite avec ces dernières, à établir son influence ainsi que celle de la France dans la plus grande partie de la zone septentrionale de la colonie. Dans ce contexte, il se constitue déjà une solide armée qui sera le fer de lance de la construction du futur État qu’il dirigera. Au cours de cette première conjoncture de transition, d’autres généraux, comme par exemple Rigaud dans le Sud et Beauvais dans l’Ouest, sans compter les chefs des groupes marrons, ainsi que d’autres puissances telles que l’Angleterre et l’Espagne se partagent le contrôle du territoire de Saint-Domingue. Cette situation accentue le fractionnement de l’autorité et donne lieu à l’établissement de véritables « féodalités militaires » (Ambroise et Rameau, 1990 : 277). Sur le plan politique, la caractéristique principale de ce premier lustre de la période de transition se situe dans la lutte contre la réaction interne et externe farouchement hostile à la fois au décret d’abolition de l’esclavage et à la France révolutionnaire. Les anciens esclaves sont mobilisés dans l’un ou l’autre des camps en conflit. On en trouve en effet dans les forces anglaises, espagnoles et françaises, ainsi que dans les troupes régulières des dirigeants militaires autochtones et, naturellement, dans des groupes de rebelles autonomes, provenant pour la plupart des traditionnelles bandes de marrons. C’est ainsi qu’après la reddition des Anglais, Toussaint Louverture récupère un bon nombre de soldats noirs qui servaient dans leurs rangs et les incorpore tous dans son armée. On en parle ainsi d’environ 16 000 qui viennent grossir les rangs du leader noir (ibid. : 260). Quant aux groupes de rebelles autonomes, on compte déjà parmi eux des opposants farouches à toute présence des anciens colons esclavagistes, et partant de précoces partisans d’une rupture totale avec les colonisateurs d’hier. De ce fait ils sont, particulièrement ceux de la région de Port-de-Paix, les porteurs d’un certain esprit d’indépendance qui se manifeste dans la colonie dès les débuts de 1796 (Laurent, 1974 : 32-33). On est loin encore, sur le plan politique, de l’existence d’un courant homogène capable de s’imposer comme force politique susceptible de conduire le processus d’éclosion de la nouvelle société encore en gestation.
14Du point de vue économique, en particulier en ce qui concerne les politiques agraires mises en œuvre au cours de ces cinq premières années, des orientations différentes sont adoptées dans les diverses régions du pays. Tout d’abord, dans les zones sous domination anglaise, l’esclavage est rétabli. Là où l’abolition est effective, des mesures sont prises à propos des relations de travail et de la propriété des biens des colons absents. Dans le Nord, ces biens sont affectés, d’une manière générale, à de nouveaux grands fermiers chargés individuellement de leur exploitation. Dans certains cas, de nouveaux prétendants tentent d’en accaparer la propriété. Dès cette période, et pour longtemps, cette question constitue une source vive de conflits. Dans l’Ouest, tout de suite après la proclamation de l’abolition, Polvérel a voulu confier la propriété des domaines de colons absents à l’ensemble des cultivateurs qui y avaient été antérieurement attachés. Mais ce système désirant marier liberté et grande propriété n’est vraiment pas parvenu à s’implanter. Dans le Sud, où il y avait peu de propriétaires absents, les changements se sont situés surtout au niveau des relations de travail.
15Sauf dans certains secteurs, particulièrement de l’Artibonite, appartenant à des propriétaires blancs et mulâtres qui parviennent à réinstaller l’ancien régime avec l’appui des Anglais, les nouvelles relations de travail se proposent d’assurer la permanence de la main-d’œuvre pour la sauvegarde de l’économie de plantation, surtout sucrière, sans l’esclavage, dans le cadre naturellement d’un maintien des liens coloniaux avec la France. Qu’il s’agisse des proclamations publiées par Sonthonax et Polvérel ou des Règlements de culture édictés par Hédouville, Rigaud et Beauvais, tous tendent vers le même objectif. Toussaint Louverture, qui n’a pas encore défini, au cours de cette première conjoncture de transition, une politique propre dans ce domaine, s’active cependant à encourager fortement les nouveaux libres au travail sur les anciennes habitations. En effet, dans sa proclamation du 22 mars 1795 adressée à « ses frères et sœurs » des Verrettes, il écrit :
Art. 5 – Tous les cultivateurs, vingt-quatre heures après la publication de la présente proclamation, rentreront pour se livrer à tous les travaux de la culture dans les habitations dont ils dépendent, excepté celles contiguës au territoire ennemi. Les cultivateurs de ces habitations voisines de l’ennemi, s’ils ne sont devenus guerriers, se verseront dans les autres habitations pour donner la main à l’ouvrage.
Art. 6 – Le travail est nécessaire, c’est une vertu ; c’est le bien général de l’État. Tout homme oisif et errant sera arrêté pour être puni par la loi. Mais le service est aussi conditionnel et ce n’est que par une récompense, un salaire justement payé qu’on peut l’encourager et le porter au suprême degré. (Schœlcher, 1982 : 128-129.)
16Selon les règles fixées dans les divers textes promulgués au cours de cette période par les autorités françaises de la colonie, les cultivateurs sont obligés de travailler d’abord pendant une année et par la suite durant trois ans au moins sur les anciennes habitations. Un mode de rémunération est établi à la fois sur la base du salariat et du partage portionnaire des récoltes. En outre, aux cultivateurs, il est toujours assigné en propre à chacun d’eux sur l’habitation un espace exclusivement dédié à la petite culture vivrière pour l’augmentation de leurs revenus personnels.
17Outre les résistances manifestées tant par les anciennes couches dominantes hostiles à l’abolition de l’esclavage que par les nouveaux groupes de privilégiés en rivalité entre eux pour l’appropriation des biens abandonnés par les colons émigrés, il y a aussi, dès cette époque déjà, les premières formes d’expression du refus des cultivateurs d’accepter la mise en œuvre des choix politiques d’alors sur la question du maintien de l’économie de plantation. Des troubles éclatent en ce sens dans de nombreuses zones de la colonie. En effet, tant dans l’Ouest, comme par exemple à Jacmel, que surtout dans le Nord, particulièrement au Trou, à Vallières, Fort Liberté, Ouanaminthe, surgissent des agitations contestatrices de la situation en vigueur. Au milieu de l’année 1795, c’est Toussaint Louverture lui-même qui est mis en cause par l’une de ces « fureurs paysannes » du Nord. Les cultivateurs insurgés l’accusent de vouloir réinstaller l’esclavage. Le mouvement s’accompagne du massacre de responsables locaux des travaux agricoles, d’incendies de magasins d’habitations et de la destruction de moulins (Laurent, 1974 : 29).
18Quelques mois plus tard, en 1796, des révoltes sourdent dans la région de Port-de-Paix, y compris l’île de la Tortue. Rapidement, une très grande partie du Nord-Ouest se convertit en un foyer généralisé d’insurrection. Les cultivateurs réclament pour eux la même considération dont bénéficient les autres citoyens, c’est-à-dire un traitement égalitaire. « Nous sommes mal regardés, l’on nous vexe trop », dénoncent-ils. En outre, ils exigent des prix justes pour leurs produits et la cessation des exactions des autorités à leur endroit face à leurs récriminations (ibid. : 36).
19Au cours de toute cette première conjoncture de transition, des actions de rébellion des esclaves pour la conquête de la liberté se produisent dans la partie Est de l’île sous l’influence directe ou indirecte des événements qui se déroulent dans la colonie française. Après deux tentatives avortées de soulèvement dans les zones de Hinche en 1793 et de Samana deux ans plus tard, c’est également l’année suivante, en octobre 1796, qu’éclate l’important soulèvement de Boca de Nigua. Faisant écho aux révoltes de Saint-Domingue, plus de 200 esclaves de la sucrerie de Juan Bautista Oyarzabal se mobilisent les armes à la main dans la nuit du dimanche 30 octobre 1796 pour mettre fin à leur esclavage. L’insurrection, férocement écrasée par les troupes réunies à cet effet, entraîne la condamnation à la pendaison de plus d’une soixantaine de rebelles. Les corps des victimes, en tout ou en partie, sont exposés dans différents endroits de la capitale Santo Domingo dans le but naturellement de terroriser les esclaves (Esteban Deive, 1980, tome 2 : 471-474). Il n’est donc pas étonnant que, dans ces conditions, nombre d’entre eux choisissent alors de traverser la frontière pour accéder à la liberté conquise de leur côté par leurs frères noirs de la colonie française (Esteban Deive, 1989 : 220). Ce mouvement s’accentue d’ailleurs après la signature du Traité de Bâle par lequel l’Espagne cède à la France la partie orientale de l’île.
202. Entre la fin de l’intervention anglaise en 1798 et la mort de Dessalines en 1806 s’écoule une deuxième conjoncture de transition dans la problématique du passage à l’établissement de la société postesclavagiste. Cette conjoncture est surtout marquée par la question de la construction d’un nouvel État. Elle comporte trois moments principaux. D’abord, on peut distinguer celui de l’érection de l’État louverturien, considéré correctement comme le « premier modèle » d’instance étatique mis en place par les forces nationales en gestation (Manigat, 1980). Puis vient le moment de radicalisation et de généralisation de la lutte, avec particulièrement une massive participation populaire, contre la tentative de restauration de l’ancien régime par l’expédition Leclerc. Enfin, vient l’étape ouverte par la victoire définitive des troupes indépendantistes et la subséquente fondation d’un « État-nation » en 1804. Cette courte et dernière étape se termine deux ans plus tard.
21Immédiatement après l’évacuation des Anglais en octobre 1798, Toussaint Louverture s’engage dans une politique systématique d’élargissement et de renforcement de son pouvoir par l’expulsion du représentant de la France, l’agent Hédouville, obligé d’abandonner la colonie en août 1799, et par l’écrasement des « féodalités militaires » de Beauvais à Jacmel ainsi que de Rigaud aux Cayes, à la suite de la guerre du Sud menée tambour battant au cours de l’année 1800. La conquête de la partie Est, réalisée dans la foulée, lui permet d’étendre, au nom de la France, son contrôle sur l’ensemble du territoire de l’île. L’élaboration et la promulgation de la Constitution de 1801 ne font que couronner l’œuvre de matérialisation d’un projet politique autonome principalement sous l’hégémonie des intérêts et de la vision des Noirs anciens libres (Barthélemy, 1995 : 169-184). Ainsi se développe tout un processus d’édification d’une communauté avec ses caractéristiques et ses objectifs propres, ainsi que ses nouvelles contradictions sociales.
22L’unification du territoire respectif des deux peuples de l’île sous le commandement unique de Toussaint Louverture dure seulement de janvier 1801 à février 1802. Nonobstant sa courte durée, elle entraîne cependant des modifications substantielles dans l’ancienne colonie espagnole. Tout d’abord, pour la première fois, la liberté générale y est proclamée au bénéfice de l’ensemble des 20 000 esclaves sur une population totale d’environ 120 000 âmes. Dans cette même perspective, le pouvoir louverturien s’efforce d’aménager un certain équilibre dans la représentation des différents groupes ethniques à des postes de haute responsabilité. En même temps, il stipule de nombreuses mesures pour la promotion de la production et du commerce de denrées d’exportation en vue de réduire l’importance de l’économie fermière d’élevage au profit du développement de l’économie de plantation. Au cours des trois premiers mois de l’année 1801 par exemple, divers arrêtés, proclamations, ordonnances sont publiés en effet pour réglementer la vente des terres, réduire les tarifs douaniers, ouvrir de nouveaux ports au commerce extérieur, contrôler la circulation et la vente des animaux (Cordero Michel, 1989 : 55-61 ; Cassa, 1985, tome 1 : 143-145).
23Dans le domaine de la politique agraire, l’objectif fondamental au cours de cette deuxième conjoncture de transition est de maintenir, comme antérieurement, l’économie de plantation. Les liens de dépendance, déjà ténus avec la métropole sur le plan politique, deviennent pratiquement inexistants du point de vue économique avec le couronnement de la rupture du système de l’Exclusif suite à l’établissement de relations commerciales avec d’autres pays, particulièrement l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique du Nord. La nature des rapports sociaux de production n’a pas changé. Au contraire, la formation d’un État central très militarisé permet le renforcement des modes d’exploitation. Les cultivateurs sont obligatoirement attachés à leurs anciennes habitations pour un temps, cette fois, non défini. Les modes de rémunération restent toujours le colonat partiaire et le salariat. La petite propriété individuelle dans l’agriculture ainsi que les formes d’association pour le travail collectif des terres ne sont guère tolérées.
24Outre l’intensité des conflits au niveau des secteurs privilégiés pour la conquête de l’hégémonie, les résistances ne manquent pas de s’exprimer parmi les cultivateurs. Ces derniers s’opposent de différentes façons à leur enrégimentement dans les plantations. D’abord, il se produit de façon très accentuée une recrudescence des fuites, ce pourquoi ces années ont été considérées comme celles d’une seconde vague de marronnage dont les chiffres auraient dépassé ceux de toute la période antérieure (Lepkowski, 1968 : 73). De plus, vers la fin de l’année 1801, des actions de rébellion de cultivateurs contre la politique agraire en vigueur éclatent dans le Nord sous l’instigation d’un des plus proches collaborateurs de Toussaint Louverture. Il s’agit du mouvement contestataire connu sous le nom d’Affaire Moyse. La protestation paysanne se propage dans l’Artibonite, le Sud-Est et le Sud. Cette fois encore, les camps retranchés de marrons dans le Bahoruco, les « maniel(es) », se transforment en une précieuse base arrière pour les insurgés. La répression, conduite par de très hauts chefs de farinée s’abat partout férocement, traduisant ainsi l’ampleur du divorce entre les révoltés et le pouvoir en place (Auguste, 1994 : 7-55). La proclamation officielle du 25 novembre 1801, publiée à la suite de l’exécution de Moyse, dénonce la paresse, l’oisiveté, la prostitution dans le monde des cultivateurs et cultivatrices, et renforce les mesures de police contre toute possibilité de sédition. En ce sens, on établit une carte de sûreté obligatoire pour indistinctement les citoyennes et les citoyens de toutes les communes (Schœlcher, 1982 : 419-427 : texte de la Proclamation du 25 novembre 1801). La violence utilisée dans et pour la construction de l’État est dès lors fortement employée en vue de l’obtention d’un certain niveau de développement économique.
25Au cours des quatre années qui s’étendent entre 1802 et 1806 se produisent trois types de phénomènes d’importance capitale dans le déroulement de cette deuxième conjoncture de transition. Trois mois après le débarquement des troupes françaises expédiées par Napoléon Bonaparte pour réimplanter la domination coloniale esclavagiste, le régime louverturien s’effondre au bout d’une résistance héroïque. Son chef se trouve dans l’obligation de se soumettre. Il est vite déporté en France et la structure militaire du corps expéditionnaire absorbe ce qui restait encore de son armée. C’est donc l’échec total de cette large vision d’un grand compromis politique et social que voulait mettre en œuvre Toussaint Louverture sur les plans interne et externe pour assurer le passage à l’établissement de la nouvelle société.
26Les conséquences de cette situation ne tardent pas à se faire sentir. Les paroles prophétiques exprimées par Toussaint Louverture au moment de son embarquement commencent à se matérialiser2. La défaite de l’armée régulière une fois consommée, les cultivateurs prennent immédiatement la relève de la résistance aux forces expéditionnaires. Ainsi, cette lutte se transforme de plus en plus en une guerre populaire qui se radicalise chaque fois davantage et en même temps devient un ferment de consolidation de tous les traits ethnoculturels forgés depuis longtemps déjà. Ces traits, tels que solidarité raciale, langue, religion, petite production vivrière, constituent à n’en pas douter les bases d’un « protonationalisme populaire » (Hobsbawm, 1992 : 62-104). C’est d’ailleurs l’impétuosité et l’extension de la participation des cultivateurs, en d’autres mots le caractère populaire du combat contre ceux qui sont considérés comme des envahisseurs, qui conduisent en définitive à l’alliance entre, d’une part, les cultivateurs en armes et les rebelles marrons éparpillés çà et là sur toute l’étendue du territoire et, d’autre part, les débris de l’ancienne armée de Toussaint Louverture ainsi que les groupes privilégiés des anciens et nouveaux libres. Cette alliance, sous la direction de ces derniers avec à leur tête Jean-Jacques Dessalines, aboutit à la défaite définitive des Français après une brillante campagne militaire et à la constitution d’un nouvel État-nation le 1er janvier 1804.
27Cependant, dès les débuts du fonctionnement de cet État surgissent des difficultés insurmontables pour le maintien de l’alliance patriotique. Les nombreuses oppositions d’intérêts vont rapidement déboucher sur l’assassinat de Dessalines sous les yeux indifférents des cultivateurs. C’est que précisément, du point de vue des revendications particulières de ces derniers, aucune avancée réelle ne peut être signalée malgré l’originalité de la courte expérience dessalinienne. Par exemple, la religion populaire est sévèrement réprimée et, sur le plan des relations agraires, la petite exploitation ne bénéficie d’aucune disposition favorable.
283. La tragique élimination de Dessalines ouvre la troisième conjoncture de transition. La mort de Christophe en 1820 marque bien dans la partie Nord la fin d’une politique très caractérisée. De plus, elle crée les conditions propices à l’existence d’un seul gouvernement à l’échelle de tout le territoire national et plus tard de toute l’île. Les premières mesures économiques prises par Boyer après 1820, et particulièrement la publication du Code rural en 1826, témoignent encore d’une certaine volonté d’assurer le développement de la plantation. Cependant, « frappé d’improbation, dès sa publication, aux yeux des masses employées aux travaux de toute nature dans les campagnes » (Ardouin, 1958, tome 10 : 8 ; Vandal, 1992 : 70-81), ce texte juridique, conçu dans la perspective de favoriser le maintien de la plantation, en consomme plutôt la disparition définitive.
29Au cours de cette troisième conjoncture de transition, se produit le renversement de l’hégémonie des nouveaux libres et en conséquence la formation de deux États rivaux : le Royaume du Nord dirigé par Henry Christophe de 1806 à 1820, et la République de l’Ouest et du Sud sous la direction d’Alexandre Pétion de 1806 à 1818. À un certain moment, on en a même compté trois, pour une très courte durée il est vrai : entre 1810 et 1812, le Sud, sous le commandement d’André Rigaud, s’érige en État séparé. Les aristocraties terriennes qui dominent chacune de ces entités étatiques voient considérablement s’affaiblir leurs possibilités de parvenir à une certaine harmonisation des divers intérêts opposés. L’alliance nationale qui avait conduit à la conquête de l’Indépendance est définitivement brisée. Ainsi, les bases du récent compromis entre les différentes forces sociales s’amenuisent. Dans ces conditions, les appareils d’État en place s’orientent davantage vers la satisfaction et la garantie en priorité des aspirations étroites des groupes dominants locaux. Ils compromettent ainsi leurs possibilités de prendre en charge les intérêts les plus généraux de l’ensemble des communautés qui vivent sur les territoires placés sous leur contrôle. L’unification du pouvoir d’État garantissant cette fois l’hégémonie de la fraction des anciens libres et l’extension de l’autorité et des valeurs de ce groupe social sur toute l’étendue du territoire ne change pas grand-chose aux orientations fondamentales des politiques mises en application.
30Dans le champ des relations agraires, le système de la grande plantation est maintenu dans le Royaume du Nord, tandis qu’au contraire il est pratiquement abandonné dans la République de l’Ouest et du Sud. Dans cette dernière entité, outre les distributions de terres réalisées par Pétion en faveur de certains officiers de l’armée, s’établit également un système de métayage qui ouvre d’ailleurs la voie à une difficile coexistence entre la grande et la petite propriété. Ce sont plutôt ces pratiques qui vont s’étendre à tout le pays, rendant ainsi inopérantes toutes les autres mesures envisagées pour favoriser la conservation de la plantation.
Les voies de transition
31Au cours de ces différentes conjonctures de la période de transition se pose le problème de la diversité tant des formes de production que des intérêts politiques et économiques. Le processus de mise en place de la nouvelle société n’est ni linéaire, ni univoque. Des voies, parfois totalement opposées, sont non seulement envisagées mais même, dans certains cas, mises en application dans un climat d’affrontement.
32Tout d’abord, dès la proclamation de la liberté générale, pour assurer la sauvegarde de l’économie de plantation, deux perspectives se dessinent. Celle de Sonthonax, sur la base du caractère universel de la liberté, associe étroitement la jouissance de cette dernière à l’obligation de travail dans les champs. En ce sens, il conçoit un régime où tous les cultivateurs non incorporés dans l’armée continueront à travailler sur les plantations pour un type de rémunération basée soit sur le système salarial, soit sur le partage portionnaire, soit enfin sur une combinaison de ces deux modes. De son côté, Polvérel lie certes en priorité la liberté à la défense du territoire et à l’accès à la propriété, mais sans en aucune façon affecter la grande unité productive que constitue la plantation. Pour cela, les habitations restées vacantes appartiendront à l’ensemble des guerriers de toute la province, et de manière plus précise au collectif de cultivateurs qui travaillent sur chacune d’elles. Dans les habitations non abandonnées par leurs propriétaires, un contrat libre régit les relations de travail entre ces derniers et les cultivateurs.
33En fait, l’orientation définie par Sonthonax s’impose peu ou prou au fil du temps. Quant à celle de Polvérel, elle n’a la faveur ni des propriétaires ni des cultivateurs. Ceux-ci, aspirant ouvertement à la petite propriété, ne se retrouvaient pas dans cette forme de collectivisme. Les premiers, pour leur part, ont fini par imposer de très dures conditions aux travailleurs attachés aux habitations. C’est en particulier la situation qui prévaut dans le Sud où les propriétaires, en grand nombre mulâtres affranchis, étaient majoritairement sur place pour avoir très peu émigré comparativement aux grands colons blancs du Nord et de l’Ouest.
34Dans la deuxième conjoncture de transition, marquée surtout par la lutte pour la constitution d’un État, d’abord autonome et plus tard totalement indépendant, il s’agit surtout, dans une perspective « développementaliste3 », de maintenir la grande plantation, particulièrement sucrière, pour garantir ainsi les bases économiques de la nouvelle entité étatique et, en même temps, mieux assurer la défense de la souveraineté nationale récemment conquise. Cette politique, mise en application d’abord sous le gouvernement de Toussaint Louverture, a impliqué, faute d’autres moyens, l’intervention directe de l’armée dans les activités productives en vue d’obliger les cultivateurs à s’adonner aux travaux sur les habitations. En ce sens, elle a été qualifiée de « caporalisme agraire ». Elle est, dans une certaine mesure, maintenue sous Dessalines qui, d’ailleurs, en renforce le caractère étatique avec l’appropriation par l’État, après la victoire définitive sur les troupes expéditionnaires, de toutes les terres ayant appartenu aux anciens colons français. Cette nouvelle réalité introduit une nuance de taille au point que l’on peut parler d’une voie spécifiquement dessalinienne, caractérisée par un contrôle strict de l’État sur les deux principales activités économiques d’alors, l’agriculture et le commerce, dans une perspective de développement totalement indépendant.
35Cette politique « développementaliste » donne certes la priorité à l’économie de plantation mais se révèle également active dans d’autres domaines sous le contrôle de l’État. Elle atteint son apogée dans le Nord entre 1807 et 1820 au profit des grands propriétaires terriens et des commerçants étrangers de la région. Durant la troisième conjoncture de transition, le rejet, surtout de la part du Sénat, de l’interventionnisme d’État initié depuis l’époque de Dessalines conduit pratiquement dans l’Ouest et le Sud à un libéralisme économique à l’avantage exclusif du secteur mulâtre issu de l’ancien groupe social des affranchis et de quelques grands commerçants étrangers établis dans la zone. En même temps, la nécessité de construire une nouvelle hégémonie dans l’affrontement avec le royaume de Christophe porte le régime de Pétion à écarter d’une part les méthodes de contrainte utilisées pour obliger les cultivateurs à travailler sur les habitations et, d’autre part, à procéder à des distributions de terre en faveur de certaines couches subalternes de l’armée, tout en protégeant les grands domaines accaparés par les hommes éminents de l’administration civile et de la hiérarchie militaire. Cette politique se situe totalement à l’opposé de celle en vigueur dans le Nord. Ainsi, jusqu’en 1 820, les deux aristocraties terriennes parviennent à matérialiser dans leurs zones respectives des orientations différentes. Le triomphe ultérieur sur l’ensemble du territoire de la voie en application dans l’Ouest et le Sud constitue bien le fondement spécifique de l’établissement du sous-développement du pays pendant tout le reste du XIXe siècle.
36Toutes ces conjonctures de transition sont traversées par les diverses formes de manifestations latentes et/ou ouvertes d’une constante protestation populaire. Celle-ci se nourrit essentiellement de l’insatisfaction d’une paysannerie en formation face aux politiques en cours qui, d’une manière générale, n’arrivent pas à répondre valablement aux aspirations des cultivateurs à la petite propriété. Il s’agit bien là d’un combat, initié depuis 1793 avec la tentative d’insurrection des frères Guyambois dans l’Artibonite pour réclamer le partage des terres et poursuivi même longtemps après la période de transition, en vue d’assurer le triomphe d’une autre voie, celle de l’extension et de l’épanouissement de la « petite unité familiale non-salariée ». La permanence et les caractéristiques de la résistance rurale à la grande plantation ainsi qu’à la grande propriété permettent en réalité de parler de l’existence d’une voie démocratique paysanne. Cette dernière n’est certes pas formulée dans un projet structuré où l’on en retrouverait les éléments principaux clairement définis dès cette époque. Cependant, elle comporte depuis lors un trait fondamental qui restera constant. Il s’agit de l’aspiration à un certain égalitarisme dans un cadre de plus en plus marqué par l’extension de la petite propriété où chacun cultive sa parcelle sans être soumis à l’exploitation féodale des puissants propriétaires de la terre. Dans ces conditions, si la voie démocratique paysanne a pu, au fil du temps, élargir son espace, on ne peut évidemment pas en déduire pour autant que c’est elle qui, en définitive, a triomphé. Tout au contraire, elle a été sérieusement comprimée, jusqu’à nos jours, dans son développement historique.
37En effet, la petite production marchande, principal fondement de la voie démocratique paysanne, coexiste difficilement dès les débuts de la période postesclavagiste avec la grande propriété foncière. Il est historiquement avéré que la petite production marchande, d’une manière générale, n’émerge pas d’elle-même. Elle s’imbrique presque toujours avec une autre forme économique dominante. Aussi, quand on envisage la question du point de vue non seulement de ce que la petite unité familiale a obtenu, mais surtout des nombreuses limitations et entraves qui se sont imposées à elle et qui en conditionnent défavorablement le développement, on est alors obligé de faire un constat plus conforme avec l’ensemble de la réalité. La portion congrue réservée aux cultivateurs dans l’appropriation des terres, l’étroite dépendance vis-à-vis des grands propriétaires fonciers et des gros négociants, la prohibition formelle de toutes les expériences d’exploitation en commun des terres, le poids de l’oppression étatique pour maintenir et renforcer les contraintes extra-économiques, tout cela montre comment, dès cette période de transition, la voie démocratique paysanne a été dénaturée.
Le maintien de la plantation, définitivement un défi non relevé
38Les nombreux efforts déployés pour le rétablissement de l’économie de plantation dans l’ancienne colonie de Saint-Domingue, puis au cours des vingt premières années de l’État indépendant d’Haïti, se déroulent chaque fois, comme nous venons de le voir, dans des conjonctures différentes. Cependant ils revêtent tous une même signification : la recherche de nouvelles méthodes d’organisation et d’utilisation de l’ancienne main-d’œuvre captive non seulement pour sauvegarder le type de production à grande échelle des principales denrées d’exportation, mais aussi pour en assurer l’extension dans des régions où il ne s’est pas encore implanté. En ce sens, ce qui se passe sur le territoire de la grande île antillaise, pendant cette période, préfigure une problématique qui va se poser par la suite, dans le courant du XIXe siècle, au fur et à mesure qu’on abolira l’esclavage. Il s’agit de réaliser ici, comme plus tard ailleurs et avec naturellement des fortunes diverses, le passage plus ou moins rentable de la vieille plantation esclavagiste à la plantation capitaliste moderne.
39Dans le cadre de ce processus de transition économique à Saint-Domingue et durant les deux premières décennies d’existence de l’État national, nombre de mesures prises présentent un certain caractère novateur. L’application de quelques-unes d’entre elles sera ultérieurement envisagée dans des colonies françaises et anglaises de la Caraïbe, ainsi que dans des zones du sud des États-Unis d’Amérique du Nord. C’est le cas en particulier des pratiques du colonat partiaire en usage d’abord à Saint-Domingue, de Sonthonax à Toussaint Louverture, puis du métayage, introduites par la suite en Haïti sous Pétion et qu’on retrouvera ailleurs dans le développement d’autres phénomènes de même nature après l’abolition de l’esclavage. Le Code rural de Boyer, si décrié et totalement inappliqué dans son milieu d’origine, a pourtant été favorablement apprécié par des colonialistes anglais qui en ont assuré la traduction avec l’idée que certaines des mesures qui y étaient prescrites méritaient d’être appliquées chez eux (Collectif, Sacad-Famy, 1993 : 126). Des écrits militent également, dans les colonies françaises, pour que les articles 51 à 55 de ce Code rural se rapportant justement aux relations de travail dans le cadre du système de moitié soient pris en considération pour une éventuelle mise en exécution dans ces régions (Charroppin, 1848 : 18-20). En Haïti même, de nombreux obstacles ont entravé la conservation des bases matérielles de l’ancien régime et empêché de la sorte le passage à la plantation capitaliste moderne, comme cela sera réalisé dans plusieurs autres pays de la région. Le maintien de la grande production manufacturière soulève à cette époque, sur les plans économique et social, plusieurs problèmes intimement liés entre eux. Ce sont, en particulier, les tensions produites par la question des formes de propriété et des relations de travail, les difficultés d’accès aux nouveaux débouchés, aux flux de capitaux ainsi qu’à l’approvisionnement en une main-d’œuvre stable et très peu coûteuse. Tous ces aspects constituent autant d’obstacles auxquels se heurtent les diverses politiques appliquées surtout à partir de la proclamation de l’Indépendance.
40Après la conquête de la liberté générale et, par la suite, la destruction de tous les rapports de domination coloniale, les tentatives de remise en marche de la plantation agromanufacturière impliquent nécessairement la conservation de la grande exploitation. De 1793 à 1806-1807, et même jusqu’en 1819 vers la fin du règne de Christophe, toute une tendance se développe en vue d’éviter autant que possible le morcellement des grands domaines. Dans ce cadre, les principales unités d’exploitation sont, pendant les premières années postesclavagistes de Sonthonax à Hédouville, maintenues dans les limites établies depuis l’ancien régime. Pour sa part, dans le but de prévenir les possibilités légales d’extension de la petite exploitation, Toussaint Louverture, se trouvant dans la partie orientale de l’île qu’il vient juste de conquérir, prend un arrêté le 7 février 1801 pour interdire sur toute l’étendue du territoire sous son contrôle toute vente de propriété inférieure à 50 carreaux, soit 60 hectares. Le lendemain, il publie une proclamation pour demander aux habitants de la partie de l’Est de s’adonner à la production des denrées d’exportation comme la canne à sucre, le coton, le café, le cacao. La culture de ces denrées, explique-t-il, est source de richesses, tandis que celle des vivres engendre la misère.
41On a beaucoup parlé des velléités de Dessalines de distribuer des terres aux cultivateurs. En réalité, aucune initiative concrète de la politique de ce dernier ne traduit une telle préoccupation. Au contraire, dans l’optique du maintien de l’économie de plantation, il apparaît évident qu’il ne pouvait être question pour l’Empereur de morceler les grandes exploitations au profit des travailleurs agricoles. La phrase : « Et les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien », prêtée à celui-ci en réponse aux prétentions injustifiées de certains aspirants propriétaires se prétendant héritiers légitimes des colons, n’a pas eu d’effets pratiques en ce qui concerne une éventuelle répartition des terres entre les anciens esclaves de jardin composés surtout de bossales. Ceux-ci d’ailleurs étaient toujours obligés, comme à l’époque de Toussaint, de travailler sur les grandes habitations. Dans le royaume du Nord également, l’État développe sa politique économique sur la base de la conservation de la grande exploitation. L’indivisibilité des grands domaines est officiellement proclamée. Les concessions de petites extensions de terrain faites par Christophe vers la fin de son règne à l’avantage de certains soldats ne bouleversent pas profondément l’orientation suivie jusque-là. Même les mesures de distributions prises par Pétion en faveur de la petite propriété, malgré leur ampleur significative pour l’époque, « n’impliquent pas pour autant que l’on consentit la destruction des grandes propriétés existantes possédées par des Haïtiens » (Bastien, 1985 : 149).
42La nécessité de maintenir l’économie de plantation favorise donc la constitution de la grande propriété terrienne. En effet, à qui vont appartenir les domaines d’antan ? Cette brûlante question de la propriété connaît des réponses diverses au cours de ces années de transition. Trop d’intérêts divergents s’affrontent alors que personne ne dispose encore de la force nécessaire pour s’imposer. Dans une première étape, toutes les terres abandonnées par leurs anciens propriétaires colonialistes et esclavagistes sont séquestrées et vont constituer progressivement un secteur de biens fonciers sous le contrôle de l’autorité publique qui commence très parcimonieusement à en concéder la jouissance, sous forme de baux à ferme, à quelques puissants fonctionnaires locaux. Le phénomène s’amplifie par la suite sous Toussaint Louverture et sous le régime dessalinien. L’État accorde l’usufruit des domaines abandonnés aux nouveaux dignitaires civils et militaires. « Tous les officiers supérieurs se font octroyer de belles plantations dans l’aire de leur commandement : Christophe la plantation Saint-Michel près de Quartier Morin, Clerveaux la plantation Foache à Jean-Rabel, Adrien Zamor la plantation Tabois dans la plaine du Nord, Christophe Morney la plantation Lacroix à la Petite Rivière de l’Artibonite, Jean-Baptiste Rousselot dit Dommage une plantation à l’entrée de Jérémie » (Auguste, 1994 : 7-55). C’est, de toute façon, une première forme d’appropriation de la richesse terrienne par les nouvelles couches dirigeantes en formation. Plus tard, sous le règne de Christophe, les habitations sont données en fiefs aux grands personnages du royaume. Ceux-ci ont l’obligation d’en assumer directement le contrôle pour en assurer la rentabilité, sinon l’État se réserve le droit de révoquer à tout moment la jouissance de la concession. Cela permet en quelque sorte de refreiner l’absentéisme.
43Quels types de relations de travail établir sur ces nouvelles propriétés ? Tout d’abord, il s’agit de fixer la main-d’œuvre sur les anciennes habitations par un contrat dont la durée est annuelle à l’époque de Sonthonax et plus tard déterminée pour trois ans au moins par Hédouville. Sous Toussaint Louverture, la durée de validité du contrat est indéterminée. Pratiquement, ce dernier état de fait est maintenu pendant tout le règne de Christophe : les cultivateurs se trouvent indéfiniment attachés aux habitations. Le Code rural de Boyer, pour sa part, prévoit à l’article 46 que le contrat restera en vigueur pendant deux à trois ans au minimum et neuf ans au maximum.
44De plus, la rémunération de la force de travail se fait sur la base d’un double système : le salariat et le partage portionnaire, institué dans les proclamations de Sonthonax et de Polvérel à la suite de la conquête de la liberté générale. Un barème de salaire à la journée est établi pour déterminer la part qui revient aux cultivateurs portionnaires. Ceux qui s’engagent pour un temps plus long, un mois, six mois ou un an, reçoivent un salaire mensuel fixe, accompagné de primes spéciales après une durée de six mois4. Celles-ci sont encore plus substantielles si le travailleur arrive au terme de son contrat annuel. Durant la période louverturienne, de même sous Dessalines et sous Christophe, ces barèmes seront plus ou moins utilisés pour dégager la quantité devant être allouée à chaque cultivateur dans le cadre du quart de la récolte affecté aux travailleurs de chaque habitation. Parfois, l’obligation est faite aux propriétaires de vendre la partie destinée aux cultivateurs afin que ceux-ci puissent en recevoir l’équivalent en argent.
45Traditionnellement, les répercussions des situations de guerre entre les puissances coloniales de l’Europe ont toujours provoqué de sérieuses fissures dans le système de l’Exclusif, principale source d’enrichissement et expression parfaite de la domination des métropoles. La construction du nouvel État louverturien rompt définitivement avec l’important mécanisme de la dépendance économique que constitue le monopole commercial au profit d’un seul partenaire. Dans cette perspective, la liberté du commerce avec les autres pays intéressés est totalement assurée. De nouveaux ports dans la partie de l’Est, particulièrement ceux de Monte Christi, Puerto Plata, Samana, Azua et Neyba sont, comme celui de Santo Domingo, ouverts au trafic d’importation et d’exportation afin de stimuler un certain renouveau de la production dans toutes ces régions. Cette politique de diversification des fournisseurs et acheteurs étrangers sans cession de monopole à aucun d’entre eux sera naturellement maintenue et renforcée durant toute la période.
46Pourtant, le jeune État est parfois bien obligé de subir les conditions désavantageuses imposées par ses nouveaux clients, eux-mêmes mis dans l’obligation de protéger une production similaire dans les colonies de certains partenaires commerciaux privilégiés : les débuts de l’industrie sucrière de la betterave en Europe et aux États-Unis d’Amérique du Nord, et par conséquent la baisse progressive à l’époque des prix du sucre (Le Riverend, 1973 : 172-173) affectent considérablement l’avenir du maintien de la production manufacturière de cette denrée dans le nouvel État. Dans ce cadre, les capitaines des navires commerciaux refusent systématiquement le sucre haïtien sous le gouvernement de Dessalines. Les mesures coercitives prises en vue de forcer ces derniers à acheter une même quantité de sucre, de café et de coton ne modifient pas grandement la situation. Ceux-ci préfèrent jeter le sucre à la mer. Or, quand on pense à la place prépondérante de la production sucrière dans l’ancienne économie coloniale esclavagiste et à l’importance des récentes acquisitions de grandes habitations dans la constitution des nouvelles couches dirigeantes, on peut comprendre l’ampleur de la difficulté que constitue la question des débouchés pour le maintien de la plantation sucrière.
47Le manque de capitaux vient en outre aggraver la situation. En effet, les nouvelles couches dirigeantes ne disposent pas des moyens financiers nécessaires à la remise en marche des grandes exploitations manufacturières de sucre, café, coton, etc., soit pour réparer les dégâts causés par la guerre de libération, soit pour résoudre la question de la rémunération salariale des travailleurs. Ce constat vaut à la fois tant pour les anciens propriétaires affranchis, toujours considérés dans la hiérarchie coloniale comme appartenant à la catégorie des possédants moyens, que pour la nouvelle aristocratie militaire de récente formation. La décision louverturienne de permettre à certains colons de rentrer en possession de leurs plantations pour en assurer le fonctionnement peut être également considérée comme un moyen de pallier, au moins partiellement, cette difficulté de la rareté du capital disponible. Mais ensuite, et déjà sous Dessalines, aucune forme de propriété étrangère n’est plus admise. Certes, cette interdiction n’existe pas de façon aussi absolue durant le règne de Christophe. L’article 41 de la Constitution de 1807 stipule expressément que « le gouvernement garantit solennellement aux étrangers la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés et leur assure la protection la plus efficace » (Justin, 1905 : 59). Cependant, cette présence étrangère se limite surtout au secteur commercial.
48Pour faire face à ce besoin de liquidités, il faut donc compter uniquement sur les possibilités locales, particulièrement sur celles dont peut disposer l’État central. Or, les impérieuses nécessités de défense absorbent une bonne partie des fonds publics qui aurait pu, à ce moment-là, être affectée au développement économique. De plus, l’idée bien ancrée de la fragilité de l’Indépendance nouvellement conquise, par suite de la possibilité d’un « retour offensif » des colonisateurs esclavagistes, n’est naturellement pas de nature à encourager les rares détenteurs de ressources financières. Au contraire, on note au cours des mois qui suivent la proclamation de l’Indépendance, une forte tendance à la joie de vivre, aux dépenses somptuaires qu’on peut aussi expliquer par cette certitude qu’une nouvelle guerre peut tout détruire d’un moment à l’autre.
49Sur cette question particulière de disponibilité de ressources, le tableau est totalement dissemblable dans les diverses économies de plantation postesclavagistes de la région caribéenne. Outre naturellement toutes les autres conditions différentes découlant de la permanence des liens coloniaux, il convient de signaler que les métropoles anglaise, française et hollandaise ont respectivement indemnisé leurs propres ressortissants colons à la suite des mesures d’abolition de l’esclavage prises au cours de la première moitié du XIXe siècle. C’est ainsi que l’Angleterre, à titre d’indemnités, a dépensé en tout 500 millions de francs sur la base d’une moyenne de 635,61 francs pour chaque ancien esclave de ses colonies. En France, le 30 avril 1849, est votée une somme fixée à 125 millions de francs pour dédommager les propriétaires des quatre colonies : Martinique 430,47 francs par ancien esclave, Guadeloupe 470,20 francs, Guyane 618,73 francs, Réunion 705,38 francs, soit une moyenne de 500 francs par ancien esclave (Saint-Rémy : 1859 : 3-4). La Hollande, pour sa part, vers 1863,
comme compensation paie à Surinam 300 florins par ancien esclave et 200 florins dans les îles, sauf à Saint-Martin où il a été donné seulement 100 florins par ancien esclave. La somme totale versée a été de 11 898 600 florins ou 991 555 livres sterling, soit une moyenne d’à peu près de 22 livres sterling par ancien esclave. (Deer, 1950 : 307.)
50Quand on pense à l’indemnité imposée à Haïti à partir de 1825 et à la dépendance commerciale et financière qui s’ensuivit pendant pratiquement tout le reste du XIXe siècle, on peut véritablement parler avec Benoît Joachim de « castration du capital national », et on se trouve également mieux en mesure d’apprécier toute son influence dans les difficultés affrontées par la politique économique en vigueur au cours de cette période de transition.
51Dans ces conditions d’extrême rareté des disponibilités financières, le maintien de la grande production manufacturière implique nécessairement une rigoureuse exploitation des travailleurs. En effet, seules l’intensification du travail et l’augmentation des rendements peuvent plus ou moins suppléer le manque de capitaux. Mais la main-d’œuvre fait tragiquement défaut. Selon les listes dépouillées par Jean Fouchard, de nouveaux esclaves débarquaient encore dans la colonie jusqu’aux environs de l’affranchissement général en 1793, et Barré de Saint-Venant, cité par Yves Benot, nous apprend que Saint-Domingue avait reçu entre 1788 et 1791 « un renfort de 60 000 Africains » (Fouchard, 1972 ; Benot, 1988 ; 91). Or, cette source d’approvisionnement est pratiquement tarie. De plus, toutes les années de lutte à partir de l’insurrection de 1791 ont contribué à diminuer, d’une façon ou d’une autre, les faibles possibilités d’utilisation de la force de travail encore disponible. Après la proclamation de l’Indépendance, la situation dans ce domaine s’aggrave considérablement. La constitution d’une armée nombreuse pour faire face aux nécessités de la défense (52 000 hommes par exemple sous Dessalines), et surtout le marronnage des cultivateurs qui désertent systématiquement les habitations des plaines rendent encore plus aigu le problème du manque de bras.
52Sans nul doute, dans les conditions de l’époque, c’est la résistance des cultivateurs qui a constitué la principale pierre d’achoppement de la politique économique en vigueur. Nous avons déjà signalé comment le système colonial esclavagiste non seulement a engendré la haine de l’esclavage, mais a aussi nourri l’aspiration à la petite propriété. Dans les pays de la Caraïbe, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, soit à cause du tarissement de la traite négrière, soit à cause du refus des anciens esclaves de travailler sur les habitations en raison de cette même aspiration à la petite propriété ou à des salaires décents, on a eu largement recours à l’importation massive de travailleurs venus cette fois de certaines régions d’Asie selon le vieux système des engagés en usage au XVIIe siècle, mais considérablement aggravé pour la circonstance. C’est ainsi, par exemple, que près de 150 000 chinois sont introduits à Cuba entre 1847 et 1874. La Jamaïque, pour sa part, reçoit vers la même époque 33 533 ressortissants en provenance du continent asiatique, en particulier de l’Inde. En Martinique et en Guadeloupe, 78453 colis ont été amenés en plus d’un certain nombre de nouveaux travailleurs noirs (Hector, 1992 : 125-132). La totalité de cette force de travail importée est fondamentalement destinée au fonctionnement de la plantation sucrière.
53Bien des années auparavant, Toussaint Louverture avait reconnu dans la Constitution de 1801 la nécessité de recourir à l’importation de la main-d’œuvre pour le développement des travaux agricoles. L’article 17 de ce texte spécifie :
L’introduction des cultivateurs indispensables à l’accroissement et à l’extension des cultures aura lieu à Saint-Domingue. La Constitution charge le gouverneur de prendre les mesures convenables pour encourager et favoriser cette augmentation de bras [...]. (Schœlcher, 1982 : 295.)
54Mais, de fait, rien n’a pu être réalisé en ce sens. Plus tard, après l’Indépendance, le royaume de Christophe accueillera un certain nombre de nouveaux venus d’Afrique, pour beaucoup destinés à se voir embrigadés dans un corps spécial chargé de participer à la surveillance des travaux agricoles. Précisément, seule la contrainte extra-économique peut obliger les travailleurs à rester sur les grandes plantations. L’armée, principal instrument de coercition, est également chargée du fonctionnement de la principale activité économique. Sa fonction ne se limite pas à défendre le territoire et à garantir la souveraineté de l’État : elle organise la répression des cultivateurs et des peines très sévères sont appliquées aux travailleurs qui fuient les grands domaines. La structure militaire se transforme donc en une force au service des intérêts des couches dominantes et tend de plus en plus à perdre son ancienne caractéristique de force de libération. Cette mutation ne s’opère pas sans contradiction. Les généraux sont tous de grands propriétaires, mais à la base de l’armée on retrouve chez les hommes la même aspiration à la petite propriété. On peut aussi expliquer les concessions faites en ce sens par Christophe vers la fin de son règne par le souci d’assurer une plus grande cohésion de l’instance militaire dans sa tâche de défense du système en place. Cependant, malgré la répression, les cultivateurs marronnent de plus en plus les grandes plantations. Dans les mornes surtout, on voit se développer la petite exploitation de vivres alimentaires, de café et de coupe de bois précieux. Une lutte sourde et tenace se déroule entre la tendance des masses d’agriculteurs à la constitution de la petite exploitation individuelle et celle des couches dirigeantes au maintien de la grande production manufacturière.
Pour conclure
55Au cours de cette période de transition s’affrontent des visions porteuses d’intérêts opposés dans la question de la construction de l’État et de la nouvelle société. Les tentatives de maintien de l’économie de plantation sans les rapports coloniaux esclavagistes constituent objectivement, dans les conditions de l’époque, une voie de passage vers une sorte de capitalisme agraire qui ne résulterait pas de la décomposition ou de la liquidation d’un système féodal préétabli. Il s’agit d’un cheminement original pour sortir de la plantation esclavagiste – comportant des traits capitalistes dans l’organisation et la commercialisation de la production – et passer à la plantation capitaliste intégrant dans son fonctionnement certaines pratiques féodales, particulièrement dans le domaine des relations de travail. On peut y voir l’anticipation de ce qui plus tard, au fil des mesures abolitionnistes, surviendra çà et là, à des degrés divers, dans tout le continent, tant dans les îles anglaises, françaises et espagnoles de la Caraïbe que dans des régions du Brésil et du sud des États-Unis d’Amérique du Nord. Cette extension d’une même problématique transitionnelle résulte du caractère particulier de l’ancienne structure formée par la plantation esclavagiste5.
56Dans les observations qui précèdent les Règlements de culture du 23 février 1794, Polvérel donne une indication significative sur l’originalité des nouveaux rapports à mettre en place. En effet, après avoir signalé comment l’abolition de l’esclavage oblige à introduire « un mode de culture inconnu en France », il écrit pour caractériser cette nouvelle réalité à Saint-Domingue :
Les établissements sont à la fois agricoles et manufacturiers. Non seulement ils produisent la matière, mais ils lui donnent sa forme et sa valeur. D’où il résulte qu’une seule famille ne saurait suffire, comme en France, pour l’exploitation d’un établissement.
Chaque établissement renferme une population nombreuse, plus forte quelques fois que celle de telle ou telle petite ville ou de tel petit village d’Europe : ce sera dorénavant de bras libres et d’un travail volontaire que ces importants établissements auront à faire dépendre leur existence et leur activité. (Souligné dans le texte.)
57Pendant toute cette période de transition, il se développe une politique systématique en vue de conserver – et même de développer – ce qu’il y avait de plus avancé dans l’ancienne société, c’est-à-dire les forces productives manufacturières. Cela, dans tous les cas, exige un certain niveau d’investissement dans l’agriculture. La politique économique d’alors comporte donc encore quelque dynamisme, surtout du point de vue d’une perspective développementaliste. Les diverses mesures appliquées donnent des résultats positifs malgré toutes les difficultés signalées. On assiste en effet à une certaine reprise de la production des denrées d’exportation au cours des expériences faites sous Toussaint Louverture, Dessalines et Christophe. De ces trois éminents dirigeants de l’œuvre fondatrice de l’État-nation, la politique du second se rapproche fortement d’une sorte de capitalisme d’État. En effet, la nationalisation des terres et la lutte pour l’élargissement du secteur public de la propriété terrienne, le strict contrôle commercial caractérisé à la fois par des mesures d’établissement d’un système rotatoire de consignation en vue de combattre la monopolisation du commerce extérieur au profit d’un groupe très réduit de gros commerçants, particulièrement étrangers, ainsi que par la création d’un secteur commercial d’État (création d’un Magasin du Domaine) et la fixation des prix et des quotas des denrées d’exportation, représentent autant d’aspects qui confèrent à la politique dessalinienne une orientation nettement interventionniste. Il est significatif de constater que seize ans après l’assassinat de l’Empereur, le gouvernement de Boyer, au nom du libéralisme économique, dénonce en 1822 les commerçants nationaux qui, pour faire face à la concurrence de leurs collègues étrangers, demandent avec insistance de revenir aux mesures de contrôle de l’époque de Dessalines (Madiou, 1988, IV : 341). Mais c’est surtout avec la variante en application dans le royaume de Christophe que les résultats de cette politique économique de l’époque de transition se sont révélés les plus marquants.
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Notes de bas de page
1 Charroppin, 1848 ; Cardoso, 1976 ; Craton, 1975 : 573-609. Comme le signalait en son temps Pierre Vilar (1973, tome 1, 61-82), l’expression « semi-féodale » peut déranger bien des lecteurs, surtout en ce qui concerne la forme de propriété. Cependant, elle reste encore utile pour désigner ces relations sociales qui conservent nettement certains traits féodaux tout en évoluant dans le cadre d’une économie marchande complexe, liée à des secteurs déterminés du capitalisme international. Le qualificatif de « tributaire » utilisé tout récemment pour caractériser l’économie postesclavagiste (Samedy, 1997) garde aussi une certaine imprécision, car il peut se référer aussi bien à l’appropriation d’un surplus de type féodal (la rente) qu’aux prélèvements en vigueur dans les sociétés communautarisées.
2 Au moment d’aborder le navire qui allait le conduire en France comme prisonnier, Toussaint Louverture s’adressa ainsi au capitaine du navire : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il poussera par les racines parce qu’elles sont profondes et nombreuses. »
3 Sur cette notion, voir en particulier les travaux publiés dans Coquery-Vidrovitch, Hemery et Piel (1988).
4 Laurent (1980). Voir le texte de Polvérel « Règlements de Police sur la culture et les cultivateurs » : 242-278.
5 Duncan et Rutledge (1987), particulièrement dans les 4e et 5e parties les textes traitant du passage de la plantation esclavagiste à la plantation capitaliste ; voir également dans Florescano (1975) les études portant sur la même problématique.
Auteur
Historien, ancien professeur d’histoire à l’université autonome de Puebla au Mexique ; depuis 1986, professeur à l’université d’État d’Haïti, directeur du Centre de recherches sociologiques et historiques (CRESOH) de la Faculté des sciences humaines ; président de la Société haïtienne d’histoire et de géographie et du comité du bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, et membre du comité scientifique international de la Route de l’esclave (Unesco). Dernier ouvrage paru : Crises et mouvements populaires en Haïti (Port-au-Prince, éd. Michel Hector, 2006)
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Formations économiques et politiques dans le monde andin
John Victor Murra Sophie Fisher (trad.)
2012