1. Jalons pour une périodisation
p. 31-47
Texte intégral
1Depuis déjà deux décennies, des secteurs de plus en plus importants de la société haïtienne recherchent passionnément la mise en place d’un nouveau régime politique capable de garantir progressivement la plénitude de l’exercice des droits politiques, économiques et sociaux de l’ensemble des citoyens. Au cœur de cette quête, encore trop largement insatisfaite, se retrouve la problématique de la capacité latente de freinage et/ou de résistance ouverte du vieil édifice étatique en place à toute éventualité de changement profond de son orientation coutumière. Les nuisances qui dérivent de cet état de fait prennent un relief particulier justement en raison de l’ampleur et de la diversité des moyens dont disposent les principaux appareils du pouvoir d’État, ainsi que du profond enracinement de pratiques abusives, transformées en habitus – selon l’expression de Bourdieu – chez une grande partie des fonctionnaires publics et du personnel politique.
2Une compréhension profonde de cette situation exige inévitablement une approche globale et diachronique de l’action de l’État et de son imbrication naturelle dans la dynamique des forces politiques internes et externes. Cela implique de réfléchir au-delà des difficultés conjoncturelles vécues depuis 1986 pour poser la question d’une véritable histoire de l’État. D’une manière générale, les études historiques de cet important champ d’organisation de la vie sociale sont encore très rares. Outre les précieuses notations qu’on peut glaner sur ce thème à travers l’abondante production des sciences sociales et humaines des XIXe et XXe siècles haïtiens, il existe également d’intéressants travaux sur l’évolution dans le long terme de tel ou tel aspect de la question de l’État. Par exemple, les ouvrages sur les constitutions respectivement écrits par Claude Moïse (1988, 1990) et Mirlande Manigat (2000), de même ceux de Kern Delince (1979), Michel Rolph Trouillot (1986), Alain Turnier (1989), Leslie Péan (2000, 2007) et Sauveur Pierre Etienne (2007), constituent à n’en pas douter des apports très appréciables dans les divers champs concernés. Pourtant, il reste encore beaucoup trop de domaines inexplorés. Le développement historique du personnel politique, du corps des fonctionnaires, des grandes branches de l’administration publique et des principales institutions étatiques n’a pas été encore abordé de manière spécifique et systématique tant du point de vue de leur genèse que de leur évolution dans le temps. À peine disposons-nous d’œuvres sur la vie des grands serviteurs de l’État qui ont jalonné nos deux siècles d’existence. Très peu nombreuses sont également les monographies sur les idéologies, les courants et organisations politiques, particulièrement sur leurs rapports avec des appareils de l’État à des époques bien déterminées. Dans ces conditions, il semble donc prématuré d’imaginer la réalisation à court terme d’une bonne synthèse sur l’évolution de l’État-nation de sa fondation à nos jours. En fait, toute tentative de ce genre ne peut tout au plus représenter qu’une substantielle hypothèse de travail pour des recherches futures.
3Comme l’indique la thématique centrale de ces deux journées de table ronde, nous sommes tous invités à explorer la problématique de la création et du fonctionnement de l’État-nation au cours des années 1804-1859. Je vais d’abord esquisser un cadre très général de délimitation de la période considérée pour faciliter ainsi le déroulement des débats. Par la suite, je me propose de signaler, toujours très brièvement, quelques jalons pour une périodisation de l’évolution de l’État après cette première grande phase jusqu’à nos jours.
Le développement de l’État entre 1804 et 1859
4Pour des raisons de commodité dans l’organisation de la table ronde, et surtout pour respecter le symbolisme du 1er janvier, nous prenons maintenant la date de 1804 comme terminus a quo. Mais en fait, il faudrait partir de 1798, année du traité signé le 31 août à la Pointe Bourgeoise par Toussaint Louverture et Maitland pour la cessation des hostilités entre Saint-Domingue et l’Angleterre, et de l’évacuation du Môle Saint-Nicolas par les dernières troupes britanniques le 1er octobre. Cela signifiait pratiquement la reconnaissance officielle du pouvoir louverturien par l’une des deux plus grandes puissances coloniales esclavagistes de l’époque. Quelques mois plus tard, le gouvernement des États-Unis d’Amérique du Nord établit à son tour, particulièrement sur le plan commercial, des relations officielles avec le plus puissant chef de la colonie (Turnier, 1955 ; Saint-Louis, 2002 : 36-48). Le mouvement d’implantation et d’affermissement d’un nouvel État étendant son hégémonie sur toute l’île se poursuit jusqu’au début de 1802. En ce sens, un récent travail réalisé dans la foulée commémorative des bicentenaires apporte un éclairage extrêmement intéressant sur l’ensemble de ce processus original à partir justement d’une analyse de la situation condensée dans la Constitution de 1801 (Moïse, 2001). Signalons également un texte pertinent qui avait déjà clairement mis en relief les caractéristiques historico-sociologiques de la modernité de l’État louverturien (Manigat, 1995 : 130-144).À ce sujet, on peut constater sa différence avec l’expérience presque séculaire du quilombo de Palmares au Brésil de 1606 à 1694, de même qu’avec le type de reconnaissance officielle accordé aux communautés marronnes comme celles de la Montagne Bleue à la Jamaïque en 1738, des Samarakas, des Djukas ou des Boni au Surinam entre 1749 et 1772, ainsi que du Maniel du Bahoruco sous la direction de Santiague en 1785. Toutes ces expériences démontrent certes la possibilité d’une alternative de liberté à l’oppression sans pourtant remettre encore réellement en cause l’ensemble de la domination coloniale esclavagiste (Fouchard, 1988 ; Esteban Deive, 1985 ; Dallas, 1980). Le projet louverturien s’appuie au contraire sur la liberté générale à l’échelle de tout le territoire insulaire, l’entretien d’une armée professionnelle pour la protection et la défense des conquêtes arrachées, la mise en place d’un système économique prédominant en vue de garantir une production hautement rentable, la diversification des relations commerciales à l’encontre des contraintes de l’Exclusif, l’adoption d’une charte fondamentale et de lois particulières régissant l’État.
5Si nous voulons lier la problématique de la création de l’État au phénomène de la formation historique de la nouvelle communauté, outre la nécessité de tenir compte de l’expérience louverturienne, il faut également prendre en considération le processus d’homogénéisation par le bas, lequel naturellement commence bien longtemps avant la grande révolte de 1791 et se consolide durant toute la période révolutionnaire pour aboutir à l’éclosion d’une série de marqueurs identitaires de notre société : savoirs et comportements acquis dans les campements marrons, attachement à la petite exploitation familiale, édification et appropriation collectives d’une langue et d’une religion communes. Dans cette perspective, Claude Carré (2004) a montré tout récemment le rôle de la danse et des musiques coutumières dans la réalisation – toujours par le bas – d’une certaine cohésion de la collectivité. De même, les travaux de Jeannot Hilaire sur l’histoire du créole (2002) et Laënnec Hurbon sur celle de la religion (2004) apportent de nombreuses et précieuses indications sur ce mouvement d’unification et de solidification culturelles dans et par les couches les plus opprimées de la société coloniale. La rupture provoquée par le débarquement des forces expéditionnaires françaises, venues pour restaurer l’autorité directe de la métropole française et rétablir l’esclavage, contribue considérablement au renforcement de ces éléments constitutifs d’un protonationalisme populaire (Hector, 2000 : 171-183). Mais il y a aussi dès cette période interpénétration d’autres traits identitaires élaborés au sein de certaines strates plus ou moins privilégiées (quoique victimes elles aussi, à d’autres niveaux, de la domination coloniale esclavagiste). Dans l’ensemble, on assiste ainsi dès l’étape originelle à l’expression de fortes tensions et d’âpres rivalités, mais également à la formation de multiples liens de solidarité. Les mesures prises au niveau étatique et les choix officiellement assumés vis-à-vis de ces caractéristiques culturelles tout au long de cette première période jusqu’à 1859 pèseront lourdement sur le devenir de la nouvelle communauté encore en formation.
6Quatre raisons essentielles contribuent à faire de cette année 1859 une date coupure dans l’histoire de l’État. Tout d’abord, comme il est signalé dans notre étude publiée en collaboration avec Jean Casimir (2004 : 35-64), les données recueillies dans le Dictionnaire biographique de Daniel Supplice (2001) ainsi que dans l’Encyclopédie biographique d’Ertha Pascal et Ernst Trouillot (2001) indiquent que tous les chefs d’État de Dessalines à Soulouque appartenaient à la génération ayant connu l’esclavage et participé aux guerres pour la liberté et l’Indépendance. En ce sens, il est donc significatif de constater que des huit Constitutions édictées avant 1859, seules celles promulguées en 1843 et 1846 échappent à la règle impliquant de consigner expressément la prescription juridique d’abolition de l’esclavage sur le territoire contrôlé par l’État (M. Manigat, 2000 : 34). Justement, cette indication ne figure plus dans les chartes constitutionnelles qui viennent après cette date.
7La deuxième raison concerne la question des limites de l’espace physique sur lequel s’étend l’influence de l’État. À partir de 1859, la conquête de toute l’île ne se pose plus dans la conscience des dirigeants haïtiens comme une garantie imprescriptible de la liberté et de l’Indépendance. En 1855 se réalise la dernière campagne infructueuse de Soulouque pour occuper la partie orientale. La chute de l’Empire, quatre ans plus tard, ouvre la voie à une politique de cohabitation définitive entre deux États indépendants. Cette réalité finit d’ailleurs par s’imposer à travers l’aide accordée par le nouveau pouvoir en place en Haïti aux patriotes dominicains en lutte contre l’entreprise de Santana pour la restauration de la domination espagnole, entre 1861 et 1865. À partir de la Constitution de 1867, contrairement à toutes celles qui lui ont précédé depuis 1801, la question de la définition du territoire contrôlé par Haïti ne se réfère plus à la totalité de l’île, tout en conservant le principe pérenne de l’unité et de l’indivisibilité de la République installée dans la partie occidentale (Janvier, 1886 ; Le Petit Samedi Soir, 1983). Ce renoncement à la domination de tout l’espace insulaire conforte la volonté de solidarité haïtienne, laquelle se poursuit jusque vers les débuts du gouvernement de Nissage Saget (1870-1874), se matérialisant particulièrement dans l’appui à Luperon, un des symboles de la coopération fraternelle entre les deux peuples de l’île et de la totale indépendance de l’État dominicain vis-à-vis de la comminatoire emprise nord-américaine (Cordero Michel, 1995 : 91-123). En troisième lieu, du point de vue du mode d’organisation du pouvoir aux sommets de l’État, c’est également à la suite de l’effondrement du système impérial que se stabilise jusqu’à nos jours le régime républicain installé en 1806 avec Pétion. Après 1859, il ne s’établira plus ni royauté – comme sous Christophe entre 1811 et 1820 dans la partie nord du pays – ni d’empire – sur toute l’étendue du territoire avec Dessalines de 1804 à 1806, ou Soulouque de 1849 à 1859. Enfin, cette dernière année ferme définitivement la période de l’ostracisme international dans lequel certaines puissances maintenaient toujours le nouvel État. En mars 1860, la signature du Concordat, une demande haïtienne vieille déjà de quatre décennies, permet d’aboutir à l’établissement de relations officielles entre Haïti et le Saint-Siège et à l’adoption du catholicisme comme religion privilégiée de l’État (Hurbon, 2004 ; Delisle, 2003). De plus, en 1862, les États-Unis d’Amérique du Nord reconnaissent enfin la République d’Haïti et y envoient en juillet de la même année Benjamin F. Whidden comme Consul général. Paradoxalement, ces avancées qui annoncent une nouvelle ère dans l’histoire politique marquent également, à partir de 1859, la fin de l’époque où les élites dirigeantes disposaient encore d’une marge plus ou moins grande de manœuvre pour résister aux pressions et exigences des puissances étrangères.
8Au sein de cette période retenue pour ces deux journées de table ronde, on peut distinguer trois phases chronologiques. L’une, de gestation, se situe entre 1791 et 1803. Elle concerne la problématique de la genèse de l’État au cours de l’étape révolutionnaire. La suivante débute en 1804 pour s’achever en 1820 à la disparition de Christophe qui marque la fin de l’action gouvernementale des Pères fondateurs. Enfin, la troisième tranche s’étale de cette dernière année jusqu’en 1859. Au cours de ces quatre décennies s’édifie un État unitaire qui, entre 1822 et 1844, étend sa domination sur toute l’île. Durant ce même laps de temps, le pays parvient à stabiliser ses rapports avec l’ancienne métropole dans un modèle de relations néocoloniales et se dote parallèlement d’un ensemble d’instruments juridiques qui constituera un cadre de référence valable jusqu’à nos jours dans bien des domaines de la vie nationale. Une profonde crise politique et sociale traverse par ailleurs cette ultime phase de la période. Les affrontements qui l’ont accompagnée et les mesures prises pour rétablir un fonctionnement plus ou moins normal du système socioéconomique ont dès lors entraîné des conséquences qui marqueront fortement le développement futur de l’État (L. Manigat, 2007 ; Hector, 2006).
9Il n’est naturellement pas question de suivre au cours de nos débats l’évolution chronologique des diverses étapes de cette première période. Les interventions autour des différents thèmes prévus aborderont un éventail de problèmes relatifs soit à l’ensemble, soit à l’un ou l’autre de ces trois moments. Sans vouloir anticiper sur le déroulement de nos échanges, il est important de tenir compte des situations internes et externes qui conditionnent le processus de création et d’insertion de ce nouvel État dans le monde d’alors. D’une façon générale, il existe dans les travaux sur cette période une tendance à négliger le poids de l’étroite imbrication de ces réalités nationales et internationales sur le déroulement des événements considérés. À cette époque, le projet de construction d’une société anticoloniale, anti-esclavagiste, antiraciste et antiplantationnaire entre totalement en contradiction avec les schémas dominants à l’échelle planétaire. D’où une source particulière et permanente d’embûches. Contrairement à l’ensemble des pays du continent sud-américain et de la Caraïbe, où le passage de l’ancienne société à la nouvelle s’opère sans rupture radicale, utilisant dans et pour la mise en place de l’État-nation des institutions préexistantes parfois depuis les premiers moments de la colonisation, en Haïti le point de départ de la construction de l’État se caractérise justement par la carence quasi totale d’un solide héritage institutionnel. De plus, avec des élites biculturelles tournées vers l’application des modèles occidentaux mais disposant en réalité pour cela de très faibles moyens, il va dès lors se produire très tôt un phénomène de dévotement du projet initial provoquant ainsi dans la longue durée de sérieux handicaps pour la construction de l’État.
L’État national dans le jeu des rivalités étrangères de 1860 à 1915
10Cette période, délimitée à son commencement par le rétablissement de la République et la signature du Concordat et à son terme par une profonde crise aboutissant au débarquement des troupes de l’occupation nord-américaine signant la perte de la souveraineté nationale, met en relief l’influence toujours plus grande des intérêts des puissances étrangères dans les prises de décision étatique. Il faut bien pour le XIXe siècle haïtien, et particulièrement pour cette période, reconsidérer la grille d’analyse des relations entre facteurs internes et externes dans l’explication des grandes difficultés qu’affronte le processus de construction de l’État. Sans aucun doute, l’apogée de la seconde vague de colonisation européenne dans le cadre de l’expansion mondiale de l’impérialisme et l’accentuation des rivalités entre les vieilles et nouvelles puissances conquérantes réduisent considérablement la marge d’autonomie des forces locales dans le cadre d’un véritable projet de consolidation de l’indépendance nationale. Roger Gaillard utilise le titre suggestif de L’État vassal (1988) pour l’un des six ouvrages de sa série malheureusement inachevée sur la période 1880-1915 justement afin de synthétiser la situation de dépendance absolue à l’égard des principales forces économiques et politiques. Et Pascale Berloquin-Chassany, pour sa part, dans une récente étude historique (2004 : 283) pose la question suivante : « Entre 1890 et 1911 qui est le maître en Haïti ? » Et de répondre : « Le commerce international ».
11La fragmentation des élites militaires dans des hinterlands reliés à des centres urbains peu développés et contrôlés par de grands commerçants étrangers, la faiblesse des voies de communication, les tensions et rivalités entre les différents modes de production ainsi qu’entre les divers réseaux de commercialisation, tout cela crée au départ un cadre favorable à la continuité du système en place. Des blocs diversifiés d’intérêts se constituent autour de chefs militaires, de grands négociants consignataires et de certains parangons du savoir pour freiner toute velléité d’institutionnalisation des pouvoirs économiques, politiques et culturels dans le sens de l’intégration sociale et de la souveraineté nationale. L’État, plus fortement que jamais auparavant, subit de la part des puissances étrangères des pressions réitérées. Celles-ci se manifestent en exigeant le paiement de scandaleux emprunts d’État, en imposant le contrôle de la seule institution bancaire, en appliquant la politique de la canonnière en réponses aux nombreuses réclamations financières des ressortissants étrangers installés sur place. La conquête du pouvoir d’État représente un enjeu important dans la dynamique interne de deux types de rivalités : entre les puissances occidentales elles-mêmes et entre les différentes forces régionales à l’échelle nationale. Ces deux champs d’affrontement s’entrecroisent presque toujours, et c’est d’ailleurs en jouant sur ces divers conflits d’intérêt que les dirigeants du pouvoir central parviennent opportunément à maintenir une certaine marge d’autonomie en sauvegardant en même temps contre vents et marées une certaine forme de souveraineté nationale.
12Du point de vue d’une histoire de l’État, on pourrait délimiter deux moments bien différenciés de cette seconde moitié du XIXe siècle. Le premier, de 1859 à 1889, se caractérise surtout par le relatif épanouissement de l’économie paysanne qui en définitive permet à l’État de faire face à ses obligations financières, surtout en ce qui concerne le paiement de la « double dette » de l’Indépendance. C’est l’époque florissante du « lakou », principale institution de la vie rurale autour de laquelle va se développer la famille, permettant ainsi, pour la première fois depuis l’arrivée des colonisateurs européens sur ce territoire en 1492, un considérable accroissement naturel de la population. Ce phénomène s’accompagne d’une extension de l’occupation spatiale, particulièrement dans les montagnes, ainsi que d’une relative augmentation de la production vivrière et de la consommation. On assiste également à une première tentative de modernisation entre 1860 et 1867, immédiatement suivie par une grande crise sociale qui éclate au cours de cette dernière année et dure jusqu’en 1870.
13Contrairement à la première explosion de 1843-1848 surtout circonscrite au monde rural de la province du Sud, cette nouvelle agitation sociale touche à la fois les secteurs populaires des villes et des campagnes de plusieurs autres régions (Georges Adam, 1982). Elle entraîne un véritable collapsus de l’État unitaire dès lors divisé en trois entités séparées dont deux d’ailleurs s’opposent farouchement à la troisième qui représente le pouvoir central. La résolution de cette seconde grande crise provoque bien des remises en question et donne naissance à deux courants de pensée et d’action dont l’influence durable se manifestera jusqu’à nos jours dans la vie politique du pays. L’affrontement entre libéraux et nationaux génère d’intenses débats dans toute une génération d’intellectuels ainsi que de violents conflits armés entre 1870 et 1883 et même au-delà de ces années cruciales. Enfin, c’est au cours de ce premier moment que le capital financier étranger commence véritablement à s’installer dans le pays. Un nouvel acteur, et non des moindres, cherche depuis lors à augmenter son contrôle sur les ressources de l’État.
14On peut situer le deuxième moment de cette période entre 1890 et 1915. En général, les auteurs s’accordent pour considérer ces vingt-cinq années antérieures au débarquement des troupes d’occupation comme décisives pour l’existence même de l’État-nation traditionnel. Tout d’abord, cette étape cruciale s’initie dans le contexte international d’une crise conjoncturelle (1890-1895), elle-même située juste à la fin d’une phase descendante de l’économie mondiale. À cause de multiples conditions internes défavorables, le pays ne pourra guère profiter du nouveau long cycle de remontée économique qui s’expérimente à l’échelle internationale à partir de 1896. Au contraire, la crise locale continuera de s’aggraver. En effet, à partir de 1890 s’ouvre une période d’effondrement de l’économie paysanne. Le processus de différenciation sociale s’établit de plus en plus dans les campagnes et, par voie de conséquence, l’institution familiale, le « lakou », connaît ses premiers soubresauts et entre dans une phase prolongée de désagrégation. Dans ce contexte commencent à se faire sentir les conséquences adverses de la croissance démographique. Dans un pays jusqu’ici à la recherche de bras débute un durable mouvement d’expulsion de la force de travail dans les campagnes.
15À Port-au-Prince et dans quelques rares métropoles provinciales se manifeste une deuxième poussée modernisatrice, animée à la fois par l’État à travers des travaux d’infrastructure et par des particuliers intéressés à certaines activités industrielles et agro-industrielles, ainsi que par le capital étranger. D’une manière générale, les villes portuaires ouvertes au commerce extérieur bénéficient d’un dynamisme qui rayonne sur un assez vaste arrière-pays. Mais les élites urbaines et rurales baignent surtout dans une mentalité d’acquisition de biens pour le prestige et l’influence politique. Sauf dans de très rares exceptions, la prépondérance d’une véritable tendance aux investissements productifs ne se manifeste pas encore, ce qui aurait contribué à absorber partiellement la relative surpopulation qui sévit déjà. Le surproduit généré par le travail de la population paysanne n’a pas seulement servi au paiement de la double dette, mais aussi à maintenir le train de vie somptueux des oligarchies locales ainsi qu’à assurer la plus grande partie des dépenses consommatoires des autres secteurs de la société. Il n’est guère réinvesti dans la petite exploitation agricole pour en garantir l’amélioration. Au niveau politique, le relatif équilibre entre les élites des différentes zones économiques des provinces favorise une constante négociation avec celle de la capitale. Cependant, au cours de cette période, la ville du Cap-Haïtien et toute la région du Nord exercent une influence décisive dans le choix des chefs d’État. Parmi les onze mandataires qui se sont succédé à la présidence de 1889 à 1915, seulement deux d’entre eux ne sont pas des Nordistes. L’implication de cette partie du pays dans le mouvement de modernisation de la fin du XIXe siècle, avec toutes les difficultés inhérentes alors à cette phase du processus, explique aussi en partie un tel état de chose (M. Péan, 1977).
16Cette seconde poussée modernisatrice débouche également sur une grande crise, multidimensionnelle comme les précédentes, mais se révélant cette fois plus profonde que celles de 1843-1848 et 1867-1870. De la même manière, une instabilité politique chronique finit, à partir de 1910, par affecter l’ensemble du système politique qui se délégitime de plus en plus. La présence des intérêts des puissances étrangères rivales se manifestant beaucoup plus fortement qu’auparavant, la situation aboutit enfin, après cinq ans de turbulences, à l’occupation militaire d’Haïti par les troupes des États-Unis d’Amérique du Nord, bouclant ainsi le long XIXe siècle haïtien. Les deux grandes crises de 1867-1870 et de 1910-1915 présentent par ailleurs certaines caractéristiques communes. Elles surviennent dans des phases de hausse de l’expansion du capitalisme des États dominants du monde occidental d’alors. De plus, elles ébranlent chacune à leur manière le mode de domination en vigueur et affectent le jeu de relations des forces internes contrôlant l’État. Cependant, si celles-ci ont pu juguler la première, la résolution de la seconde échappe totalement à leur capacité.
17Au regard des efforts réalisés au cours de ces deux moments, voilà ouvertement posé dès cette époque déjà le difficile problème du mode d’insertion de la société haïtienne dans la modernité. Du côté de l’État des initiatives ont été prises par quelques gouvernements dans les domaines de l’éducation, du régime agraire et de la production agricole, des voies et moyens de communication, de l’assainissement des finances publiques, de la lutte contre la corruption. Mais tout cela ne correspond pas à une vision d’ensemble et ne s’inscrit pas dans la continuité. D’éminents intellectuels et hommes politiques tirent la sonnette d’alarme. Les débats des contemporains agitent quelques-unes de ces préoccupations en s’appuyant sur l’alternative entre l’influence latine ou anglo-saxonne, entre la priorité donnée à l’industrie ou à l’agriculture, ou bien en plaidant pour une extension de la grande production agricole au mépris de la petite exploitation de l’économie traditionnelle. D’une manière générale, la vision prédominante de la modernisation s’oriente beaucoup plus, sauf à de rares exceptions, vers une imitation des chemins déjà parcourus par d’autres grands pays plutôt que vers l’exploration d’une voie particulière mieux adaptée aux réalités historiques locales. Ainsi, la faiblesse des conditions internes sur les plans économique, politique et idéologique, faiblesse d’ailleurs accentuée par le poids de la domination externe, crée de sérieux obstacles à la possibilité de transformation de l’État. La crise qui s’ensuit représente aux yeux de plus d’un une sérieuse mise en cause de la légitimité même du vieil État oligarchique issu de l’Indépendance.
Le long dépérissement du nouveau modèle bureaucratique-autoritaire (1915-1986)
18Dans la détermination des grandes périodes historiques de l’évolution de l’État, le XXe siècle, par rapport au XIXe, présente deux spécificités fondamentales. Tout d’abord, en conséquence de l’occupation militaire de 1915-1934, la marge de manœuvre dont disposaient jusque-là les autorités centrales du pays face aux appétits expansionnistes des puissances étrangères se réduit à sa plus simple expression. L’hégémonie nord-américaine s’installe fortement et durablement. Elle devient une donnée constante du pouvoir d’État. De plus, pour obtenir une certaine efficacité administrative, on assiste à la mise en place de tout un ensemble de nouveaux appareils et à la rénovation des vieilles institutions étatiques perfectionnant, dans les années suivantes, leurs normes régulières d’activité. Il se crée ainsi un modèle d’État bureaucratique-autoritaire totalement au service des intérêts du capital international, mais qui n’a cependant pas su se matérialiser, sauf rares exceptions, dans des institutions d’une implantation large et durable. Les caractéristiques de certaines crises de succession gouvernementale pour la direction et l’orientation de l’État, surtout celle ouverte avec la chute de la dynastie duvaliériste en 1986, vont progressivement finir par mettre en cause l’existence même de ce modèle. La période peut être divisée en deux moments bien différenciés. Le premier s’étend de 1915 à 1956. C’est la période de mise en place et de consolidation du modèle légué par l’Occupation. Le deuxième se déroule entre 1957 et 1986. On y assiste, sous la houlette du régime des Duvalier, à une totale perversion de l’ensemble du mode de fonctionnement de l’État traditionnel.
19Au cours de l’Occupation militaire étasunienne de 1915 à 1934 se manifeste tout un mouvement de rénovation d’anciennes branches de l’administration publique et de création de nouvelles. Dans ce contexte s’organise également le désarmement des citoyens, en rupture avec un vieil héritage qui a marqué le développement des luttes politiques durant tout le XIXe siècle. En même temps, une gendarmerie est instituée avec au départ pour mission de vaincre la résistance armée des paysans opposés à la présence des troupes étrangères et d’assurer les tâches de police sur tout le territoire. De plus, la mainmise, depuis si longtemps espérée, exercée sur les douanes et le contrôle absolu de la Banque nationale permettent dorénavant de s’approprier totalement les ressources de l’État. Ainsi, l’édification d’une nouvelle organisation de la force publique et les transformations opérées dans la collecte et la gestion des principales ressources publiques signent la fin de l’ancien équilibre régional qui servait de contrepoids au pouvoir central, ces changements étant en priorité aménagés au service de la domination économique traditionnelle désormais toujours plus fortement attachée au char des intérêts financiers nord-américains (Castor, 1988).
20À partir de 1934, il se produit au sommet du modèle d’État bureaucratique-autoritaire, fraîchement mis en place, un considérable renforcement du vieux présidentialisme autocratique en vigueur tout au long du XIXe siècle. Il n’y a là rien d’anormal : l’hybridité installée au niveau du pouvoir suprême entre 1915 et 1934 n’empêche pas la prépondérance sans faille, en tout et partout, du fonctionnaire civil ou militaire chargé de la haute responsabilité du maintien du régime d’occupation. Au départ des troupes étrangères, le chef de l’État en fonction devient l’unique dépositaire de l’ancienne direction bicéphale. Les nouveaux moyens dont il dispose lui confèrent alors des pouvoirs exorbitants qui, chaque fois en fonction de circonstances particulières, s’amplifient toujours davantage de la présidence de Sténio Vincent (1930-1941) à celle d’Élie Lescot (1941-1946). Sous cette dernière administration en effet, le président de la République, à la faveur de la situation créée par la Seconde Guerre mondiale, dispose d’encore plus de pouvoirs que tous ses prédécesseurs de la période. Au cours de son mandat, plusieurs mesures sont prises pour un véritable « réaménagement de l’appareil d’État ». De nouveaux départements ministériels sont créés tandis que d’autres subissent une totale restructuration. Leurs fonctions et attributions sont clairement définies, de même que se dessine l’organisation de certains grands services publics comme par exemple le Conseil national de l’Université (Auguste, 2006 ; CNRA, 1998). Mais cet État bureaucratique autoritaire révèle au cours des années précédant 1946 de sérieuses failles dans son fonctionnement. Il faut d’abord noter son incapacité à assurer la défense de l’intégrité physique des travailleurs haïtiens dont il a lui-même encouragé l’émigration vers les champs de canne des pays voisins. Le massacre en octobre 1937 de plusieurs milliers de ressortissants nationaux en République dominicaine témoigne de cette impéritie, ces événements conduisant d’ailleurs à une tentative, avortée cette fois, de coup d’état militaire. C’est déjà un premier accroc au modèle. L’attrait de la conservation du pouvoir par les chefs d’État, avec parfois la complicité évidente des principaux responsables nord-américains, représente une seconde fissure dans le système. À cette époque déjà, les velléités de durer dans l’exercice de l’autorité suprême provoquent de sérieux soubresauts. Les tentatives de Louis Borno vers la fin des années 1920 et d’Élie Lescot au milieu des années 1940 de se maintenir indûment en fonction contribuent en grande partie à l’éclatement des crises de 1930 et 1946, lesquelles d’ailleurs provoquent des modifications sensibles dans le cours de l’État. La première, sous l’influence d’une poussée nationaliste, se situe à l’origine de la désoccupation militaire. La seconde, fortement marquée par une vague d’aspirations sociales, aboutit à un durable renversement de tendance dans la question du personnel politique qui, depuis 1915, détenait le contrôle de l’exercice du pouvoir au sommet des principaux champs d’activité de l’État. C’est aussi dans le cadre d’une mobilisation nationale déclenchée au cours de l’année 1947 pour un emprunt intérieur que l’État parvient en quelques mois, d’avril à juillet, à se libérer du carcan de la City Bank et à assumer totalement le contrôle de la Banque nationale de la République d’Haïti dans la gestion des finances publiques (Châtelain, 1954).
21Outre le significatif déplacement de l’influence jusqu’ici prédominante des représentants de l’oligarchie mulâtre dans l’appareil d’État au profit des tenants du nationalisme noiriste, la crise de 1946 génère également un autre phénomène dont l’évolution future va compromettre tout l’avenir du modèle d’État alors en place. En effet, pour la première fois depuis 1915, à la chute d’Élie Lescot, l’institution militaire assume directement le commandement de l’ensemble du système politique. Certes, il s’agit d’une expérience de courte durée. Mais quatre ans plus tard, à la faveur d’un coup d’État, l’armée se réinstalle en 1950 à la direction de la vie politique et amplifie ainsi, davantage qu’auparavant, les pouvoirs du présidentialisme autocratique. Après l’expérience de sa première ingérence, elle se propose d’établir un certain équilibre « entre les secteurs fondamentaux des couches dirigeantes locales » et, surtout, de porter un coup d’arrêt à la poussée des revendications sociales (Doubout et Joly, 1974). Devant son refus d’assurer la succession présidentielle selon les mécanismes établis par la Constitution en vigueur, elle provoque en 1956 une nouvelle crise qui l’oblige à abandonner le pouvoir en catastrophe et qui pratiquement va déboucher sur une nouvelle phase de l’histoire de l’État dans l’époque contemporaine (Moïse, 1990). L’ensemble du moment historique 1915-1956, considéré au niveau d’une série de paliers fondamentaux comme les institutions militaires, financières, judiciaires, scolaires, etc., montre comment le modèle d’État en vigueur, malgré l’ampleur des inégalités sociales et malgré les limitations, accrocs, vicissitudes et avatars du système lui-même, parvient cependant à atteindre un certain degré de fonctionnalité en accord avec les exigences d’une société organisée mais intensément engagée dans la recherche d’une autre voie. C’est du moins la signification des luttes qui se livrent lors de la crise de 1956-1957.
22À partir de 1959 s’ouvre une seconde phase qui se terminera en 1986, caractérisée par une perversion systématique du modèle d’État bureaucratique-autoritaire qui se transforme au fil des ans en un système dictatorial autour d’un présidentialisme autocratique hypertrophié. On aboutit ainsi dans la pratique à un État totalitaire fonctionnant à la fois sur la base d’un terrorisme policier et sur des fondements justificatifs de la vieille idéologie noiriste (Pierre-Charles, 1973). Ce processus s’est élaboré grâce à des facteurs structurels et conjoncturels. Sur fond d’une poussée des revendications démocratiques et sociales dans la continuité des grandes mobilisations de 1946 et 1956, qui rend de plus en plus impérieux le besoin de profondes réformes dans l’organisation de la société, et d’une opposition tenace de la part des nouvelles couches régnantes aux possibilités réelles de changement du système économique et politique, deux événements, l’un externe et l’autre interne, vont favoriser l’altération duvaliériste du modèle en place depuis la fin de l’occupation militaire nord-américaine.
23D’une part, la montée de la révolution cubaine porte la puissance impériale à modifier radicalement l’enjeu de ses relations politiques avec les pays du continent américain, et plus particulièrement avec ceux de la zone caribéenne. Après l’échec de l’impulsion donnée par les États-Unis d’Amérique du Nord à la brève expérience de réformes libérales en Amérique latine sous le label de l’Alliance pour le progrès, le climat international favorise considérablement l’implantation de plusieurs régimes militaires ouvertement antidémocratiques. La dictature à vie de la dynastie des Duvalier s’inscrit opportunément dans cette mouvance. En deuxième lieu, la formation et l’institutionnalisation de la milice, à la suite de l’attaque infructueuse des Casernes Dessalines par un commando anti-duvaliériste dirigé par trois anciens militaires, provoquent la relégation de l’armée au second rang des instruments étatiques investis du monopole de l’exercice de la violence légitime. Depuis lors, le fonctionnement du système entre dans une nouvelle phase au cours de laquelle une autre instance répressive se trouve également chargée avec l’institution militaire du maintien de la stabilité politique. Un terrorisme d’État, exercé à la fois par les Forces Armées d’Haïti et des corps supplétifs disséminés à travers tout le territoire, devient un instrument indispensable pour le plein contrôle du pouvoir sur les diverses formes de la résistance au régime établi. Ce phénomène de doublage des instruments armés d’exercice de la violence étatique va se maintenir – et même s’accentuer – après la chute du pouvoir duvaliériste. Les groupes paramilitaires, en complicité avec le pouvoir central et sans être formellement institutionnalisés, continueront, sous des appellations différentes, à peser fortement sur le déroulement des luttes politiques et sociales.
La crise de l’État de 1986 à nos jours
24Pour pérenniser cette situation d’hypertrophie du présidentialisme autocratique, le modèle bureaucratique-autoritaire subit dès lors une forte dégradation. Toutes les institutions de l’État baignent dans un climat de caporalisme accentué et fonctionnent avant tout au profit du maintien au pouvoir de la dynastie duvaliériste. La contestation permanente de ce processus de perversion de l’ordre établi avant 1957 finit par déboucher sur le mouvement social de 1986. Dans la période ouverte par le grand soulèvement populaire et démocratique contre la dictature, c’est l’ensemble du système établi, dans ses aspects politiques, économiques, sociaux et culturels, qui est mis ouvertement en cause. Pour la première fois, cette situation de rejet s’étend à tout le pays, touche les plus larges couches de la société et exprime un refus catégorique de l’État en place. La mobilisation qui l’accompagne charrie à la fois des revendications sociales et de profondes aspirations démocratiques. Elle s’en prend aux traces des structures archaïques et autoritaires encore présentes dans le fonctionnement des institutions étatiques et dénonce le vernis de modernisme qui recouvre l’ensemble du système depuis l’occupation nord-américaine de 1915. C’est une véritable crise d’hégémonie en ce sens qu’on y trouve à la fois une condamnation de toute une série de pratiques matérielles de domination, mais également une rupture avec le vieux consensus de soumission qui pendant tant d’années les avait soutenues.
25En même temps, cette grande crise haïtienne se produit dans un contexte international particulier par rapport à toutes celles déjà vécues dans le pays. Tout d’abord, la fin de la guerre froide rend de plus en plus obsolète la politique impériale d’appui inconditionnel aux régimes trop crûment antidémocratiques et antipopulaires. De plus, contrairement à la situation vécue lors des crises de 1867-1870 et 1910-1915, celle initiée en 1986 se déroule à un moment où l’économie occidentale se trouve au cœur d’une longue phase dépressive commencée avec le choc pétrolier de 1973. Celle-ci dure jusqu’en 1993 et entraîne, au niveau international, bien des remises en cause d’acquis restés jusque-là intouchables suite à la montée de la vague du néolibéralisme pur et dur. Dans ces conditions, la lutte pour le triomphe des valeurs de la démocratie, la satisfaction des grandes revendications sociales et, conséquemment, le respect sans faille des droits de tous les citoyens impliquent inévitablement de s’interroger sur la ligne générale d’évolution moderne mise en œuvre jusqu’à présent au niveau de l’État et de la société, et d’adopter de nouvelles orientations plus conformes à nos réalités historiques afin d’aborder d’une autre manière la question d’une réelle insertion dans la modernité. L’incompréhension de cette exigence a marqué toute cette période qui, du point de vue d’une histoire de l’État, peut être divisée en deux grands moments.
26Les années s’étalant entre 1986 et 1994 sont fondamentalement marquées par la tension résultant de la poussée du mouvement démocratique et populaire face à la tenace résistance des secteurs encore solidement implantés de l’État duvaliériste. C’est un chassé-croisé incessant entre groupements de diverses tendances pour occuper l’avant-scène politique et s’assurer les rênes de l’action gouvernementale. La Constitution de 1987, approuvée par référendum, représente incontestablement, malgré ses défaillances, une avancée des secteurs démocratiques, surtout dans la question de l’accessibilité et de l’exercice du pouvoir exécutif ainsi que dans celle relative à l’élargissement et au respect des droits. Dès 1989, la demande de changer l’État se généralise. La mobilisation des électeurs pour intervenir de manière autonome dans le choix de leurs divers mandants change complètement la donne du problème. L’armée, principal pilier de l’ancien régime, refuse systématiquement d’envisager une perte du contrôle des élections par le pouvoir exécutif et s’insurge contre la mise en cause de son privilège de manipuler en dernier ressort le jeu électoral en fonction de ses intérêts. En définitive, son entêtement et son étroitesse de vue vont la conduire à mettre en jeu sa propre existence. Cela a abouti également à un considérable affaissement de la souveraineté nationale à la suite de l’intervention de troupes étrangères pour le rétablissement de la légalité constitutionnelle en 1994.
27La décennie suivante (1994-2004) représente un second moment de cette période. La tentation d’établir un régime tyrannique sur la base du vieil autocratisme présidentiel entraîne une totale dénaturation du mouvement démocratique et populaire qui avait gagné les élections de 1990. Avec les tentatives de retour à des pratiques de pouvoir totalitaire, la crise de l’État s’élargit et s’approfondit. La désorganisation, l’inefficacité et la délégitimation affectent le fonctionnement de la quasi-totalité des appareils et institutions de la puissance publique. Le conflit entre l’État pris dans sa globalité et le reste de la société s’accentue considérablement au cours de ces années. Cette situation finit par provoquer une nouvelle intervention étrangère qui, cette fois, affiche ouvertement son intention de durer. La nécessité d’une refondation de l’État, posée depuis longtemps déjà, devient de plus en plus évidente pour l’ensemble des secteurs de la société. Mais, cette refondation ne peut plus s’opérer d’en haut comme lors de la fondation du vieil État créé en 1804 qui avait légitimement pour tâche de se constituer dans l’édification de la société et de la nation. Actuellement cet ordre est inversé. La société tend de plus en plus à s’ériger en puissance instituant L’État, lequel désormais puisera le fondement de sa légitimé dans sa capacité de fonctionner au service du corps social et de la construction véritable de la nation. C’est là tout le sens du mouvement initié dans la contestation des élections de l’année 2000 pour l’établissement de nouveaux rapports entre l’État et la société civile sur la base de la promotion généralisée de la citoyenneté.
28Pour l’identification des phases chronologiques de l’évolution historique de l’État, celui-ci a été considéré dans sa globalité, ceci à chaque moment et sous-période tels que nous les avons distribués. D’une manière générale, indépendamment des particularités de ces diverses étapes, la question de la souveraineté marque bien les quatre temps forts qui ont été signalés. Il faut évidemment aller plus loin. Dans l’étude de ces différentes périodes, la nécessité s’impose de déconstruire cette globalité pour suivre avec autant d’attention que possible les diverses problématiques liées à la mise en place des principaux appareils et institutions tant de l’administration publique que des divers pôles du pouvoir d’État. De même, une importance spéciale devra être accordée aux politiques appliquées pour la constitution de ressources tant humaines que matérielles, ainsi que pour l’organisation et la défense du territoire (y ompris naturellement les efforts déployés en vue de l’adoption d’un système de communication). 11 importera aussi de considérer dans leur contenu et leur application les mesures prises pour l’extension de l’éducation à tous les membres indistinctement de la communauté. Enfin, il faudra également tenir compte de l’histoire des actions entreprises en vue de réduire le champ des nombreuses incertitudes qui pèsent en général sur l’ensemble des catégories sociales, et particulièrement les plus démunies. Ce sont autant d’aspects essentiels à ne pas perdre de vue dans une approche historique de la réalité étatique. Sur cette base, et sans oublier les précieux travaux qui existent déjà sur tel ou tel thème particulier dans ce domaine, on disposera dès lors d’un riche matériel permettant d’opérer une reconstruction synthétique de l’histoire des grandes fonctions de l’État. Atteindre un tel objectif exige un certain temps et la mise en commun de nombreuses compétences.
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Auteur
Historien, ancien professeur d’histoire à l’université autonome de Puebla au Mexique ; depuis 1986, professeur à l’université d’État d’Haïti, directeur du Centre de recherches sociologiques et historiques (CRESOH) de la Faculté des sciences humaines ; président de la Société haïtienne d’histoire et de géographie et du comité du bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, et membre du comité scientifique international de la Route de l’esclave (Unesco). Dernier ouvrage paru : Crises et mouvements populaires en Haïti (Port-au-Prince, éd. Michel Hector, 2006)
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Formations économiques et politiques dans le monde andin
John Victor Murra Sophie Fisher (trad.)
2012