Introduction. Les fondations
p. 13-28
Texte intégral
1Depuis l’effondrement de la dictature de trente ans des Duvalier père et fils (1957-1986), Haïti connaît une longue crise politique, qu’on a appelée à juste titre « l’interminable transition démocratique ». Dans la mesure où le dictateur François Duvalier se confondait avec l’État, il parvenait à détruire toute autonomie des institutions telles que l’armée, la justice, le législatif, pendant que syndicats et partis politiques étaient interdits. À travers le slogan de « déchoukaj », très populaire en 1986 dans toutes les couches sociales, on prétendait réaliser du jour au lendemain le déracinement de toutes les bases de la dictature. La société tout entière espérait ainsi se reconstruire comme s’il s’agissait de revenir à une année zéro. Elle devait aller pour cela dans un même temps vers la demande d’un nouvel État qui soit en rupture avec l’État duvaliériste. Cette demande ne pouvait que se heurter aux structures traditionnelles ainsi qu’aux pratiques et schèmes dominants dans l’exercice du pouvoir.
2Les signes d’une crise profonde de l’État sont nombreux : en vingt ans, une quinzaine de gouvernements, douze conseils électoraux provisoires, deux interventions militaires des Nations Unies. En même temps, on a observé la suppression de l’armée. Du jour au lendemain, 7 500 soldats ainsi que leurs officiers ont été mis au chômage, tandis que la nouvelle police créée en 1996 ne parvient pas encore au moment ou nous écrivons à être présente sur tout le territoire. Au niveau économique, le pays ne cesse de connaître un taux de chômage chaque jour plus important avec des habitus de corruption dans toutes les sphères de la vie publique. L’une des caractéristiques principales de l’État haïtien est son impuissance à répondre à un certain nombre de revendications qui lui sont toutes adressées directement depuis 1986 : eau potable, électricité pour tous ; scolarisation universelle, (environ 15 % seulement des écoles publiques primaires et secondaires sont prises en charge par l’État) ; voies de communication, sécurité des citoyens et de la propriété ; protection de l’environnement. Il serait cependant illusoire de croire que des réalisations dans le seul domaine des infrastructures suffiraient à résoudre le problème. Tout concourt à montrer que la crise actuelle de l’État est plus profonde. Prenons par exemple le code de la nationalité, encore aujourd’hui source de troubles : oscillant constamment entre le jus sanguinis et le jus soli, il est devenu un handicap pour au moins deux millions d’Haïtiens vivant à l’étranger et susceptibles d’acquérir une autre nationalité ; bien plus, il écarte de la propriété comme des postes électifs les plus importants tous les Haïtiens qui ont adopté de fait une nationalité étrangère. Un deuxième exemple est le problème linguistique : la langue créole, la seule langue parlée par tous les Haïtiens, n’a été reconnue comme langue officielle que depuis la dernière constitution de 1987 ; jusqu’à cette date le français, seulement compris de la minorité qui a pu accéder aux écoles secondaires, fut la seule langue officielle du pays. Tous les actes, lois, décrets et arrêtés sont en français, et toutes les écoles primaires semblent consacrer un temps considérable à l’apprentissage du français, sans que celui-ci soit véritablement une langue fonctionnelle pour tous ceux qui sont censés l’avoir étudié. Enfin, deux siècles après l’Indépendance, l’État peine à fournir à tous les citoyens les actes d’état civil (dont l’acte de naissance en particulier), les églises étant encore des institutions auxquelles l’État recourt dans de très nombreux cas. Plus un Haïtien se déclare fier de l’être, plus il semble se rabattre sur une identité ethnique, la citoyenneté devenant de plus en plus un objet halluciné, d’autant plus qu’une longue tradition de despotisme demeure la marque du pouvoir exécutif.
De nouvelles réflexions sur la nature de l’État
3Plusieurs chercheurs ont tenté de percer le mystère de cette interminable transition de plus de vingt ans vers la démocratie. Presque tous ont focalisé leur attention sur l’État qui, au-delà des caractérisations généralement admises jusque-là, prend des qualificatifs divers selon l’angle de vue de chaque auteur : État faible (Corten, 1989), État duvaliérien ou État contre la nation (Trouillot, 1986), État prédateur (Lundahl, 1992), État contre les paysans du pays en dehors (Barthélemy, 1989), et plus récemment État néo-patrimonial (Etienne, 2007). Ce sont là des pistes explicatives qui ont été proposées et qui méritent d’être rappelées, dans la mesure où elles permettent de saisir l’ampleur et la radicalité du problème de l’État haïtien, et partant, la nécessité de poursuivre et d’approfondir les recherches sur sa nature véritable.
4Le travail d’André Corten constitue assurément un bel effort d’analyse entrepris sur la base d’enquêtes précises et renouvelées de la source des difficultés que connaît le pays pour sortir du chaos et de la misère. Au départ, Corten essaie de prendre un plan comparatif Haïti-République dominicaine autour du concept d’État faible qu’il observe dans les deux pays se partageant l’île. La faiblesse de l’État présuppose, dit-il, une indifférenciation des masses, laquelle se trouve compensée par des succédanés de différenciation ; en République dominicaine, ces succédanés de différenciation correspondent aussi aux discriminations contre des centaines de milliers de travailleurs haïtiens (1989 : 225). Mais en Haïti, l’indifférenciation interne (par suite d’une faible division du travail) est censée se fonder sur des rapports de rente agricole, elle-même dépendante d’un contexte de transnationalisation précoce (ibid. : 20), et explique pourquoi l’État « n’est pas le destinataire de demandes sociales » (ibid. : 21). Dans un nouvel ouvrage sous-titré Diabolisation et mal politique (2001), Corten revient sur la question de l’État de façon lancinante, mais en l’articulant désormais à la misère absolue des masses haïtiennes qu’il compare à la déshumanisation et à la désolation des camps de concentration décrits par Hannah Arendt dans Le système totalitaire ([1951] 1972). Pour Corten, le problème central du pays tourne autour de l’institution/non-institution du politique. Là où en Occident la misère absolue prend le nom de barbarie, dans les pays du Sud, elle revêt la forme de « la satanisation de l’adversaire ». Du coup, l’on est en pleine problématique politico-religieuse. Ce qu’il convient de penser dans cette perspective, c’est l’imaginaire de l’État comme imaginaire d’État sorcier, « grand mangeur » (Corten, 2000 : 53) qui peu à peu déshumanise les masses. Haïti devient alors paradigmatique du « mal politique » ou encore du « mal radical » au sens de Kant, de telle sorte que sortir de l’emprise du mal est une tache extrêmement difficile, car c’est depuis l’État lui-même que le crime semble trouver une justification (ibid. : 137).
5On retrouve dans les deux ouvrages principaux de Gérard Barthélemy, Le pays en dehors (1989) et Dans la splendeur d’une après-midi d’histoire (1996), la même quête d’explication du sous-développement d’Haïti à partir d’une réflexion totalement neuve, mais aussi provocatrice sur l’État haïtien. Tout en s’appuyant sur la théorie de Pierre Clastres dans La société contre l’État, Barthélemy montre que la paysannerie haïtienne, sur laquelle ont vécu les couches sociales privilégiées des villes et les agents de l’État, a cherché dès les premières années de l’Indépendance à échapper au contrôle de l’État. Pour cela, elle a créé un système social propre autorégulé, séparé de l’État ou en marronnage (c’est-à-dire en fuite constante) par rapport à l’État. Ce qu’on désignait jusqu’ici comme incapacité à sortir de la pauvreté, comme penchant au fatalisme ou comme signe de primitivité (les pratiques du vodou, héritage religieux et culturel africain réélaboré pendant la période esclavagiste) est désormais compris comme stratégie de la paysannerie pour se maintenir à l’abri de l’État. Une stratégie fondée sur le principe égalitaire qui présidait à la sortie de l’esclavage réalisée par l’insurrection générale de 1791 et la guerre de l’Indépendance (1802-1804). Mais c’est surtout dans l’ouvrage Dans la splendeur d’une après-midi d’histoire que Barthélemy déploie tous les arguments qui permettent de consolider sa thèse. Pour lui, on ne saurait comprendre l’échec de l’État haïtien dans ses prétentions centralisatrices si l’on ne prend pas en compte ce qu’il appelle le conflit créole/bossale. Les créoles sont en effet les esclaves qui ont eu le temps de s’adapter au système colonial pour survivre, tandis que les bossales, esclaves fraîchement arrivés, déracinés, ont été tenus à distance des créoles qu’on découvrira plus tard pendant tout le XIXe siècle comme composant les nouvelles élites remplaçant les colons et remettant en place à travers l’État le principe hiérarchique présidant aux structures de la société esclavagiste. Cette recherche ne conduit pas à un pessimisme sur l’évolution de la société haïtienne, car Barthélemy a pris le soin de souligner que s’il y a échec de l’État depuis deux siècles, il faudra résolument refonder le pays à partir des valeurs de la Révolution, dont celle d’égalité que la paysannerie a su conserver dans une culture riche et originale.
6Méconnu, l’économiste suédois Mats Lundahl a pourtant fourni l’étude la plus exhaustive sur l’économie haïtienne en rapport au politique. Dans un premier ouvrage demeuré classique, Peasants and Poverty. A Study of Haiti (1979), Lundahl démontre avec une grande rigueur comment l’État haïtien est à la source de l’appauvrissement de la paysannerie, thèse surtout développée dans l’ouvrage intitulé Politics or Markets ? Essays on Haitian underdevelopment (1992). Le concept clé de l’histoire économique et politique du pays, le Predatory State, permet de comprendre les obstacles singuliers que connaît le pays pour sortir de la tradition du despotisme et parvenir à un système démocratique. Dès le déclin du système de plantation que les premiers chefs d’État avaient tenté sans succès de restaurer, la vie politique a été marquée de 1843 à 1915 par de nombreuses révoltes, insurrections et tentatives de coups d’État. La lutte pour le pouvoir a motivé ces troubles, l’État apparaissant comme la source principale d’enrichissement pour les nouvelles élites urbaines. L’État semble dès lors procéder comme si les citoyens existaient essentiellement pour servir le gouvernement (ibid. : 238). L’État prédateur atteint son apogée avec le dictateur François Duvalier (1957) qui achève de supprimer toute opposition politique et d’orienter l’armée, les églises, l’administration, l’école, les media, le commerce au service de son projet de présidence à vie héréditaire. La position de Lundahl demeure pessimiste et en contraste avec celle de Barthélemy, l’État prédateur ne pouvant en effet disparaître du jour au lendemain puisqu’il s’agit d’une condition structurelle qui ne cesse d’ailleurs de représenter un défi pour les instances internationales.
7Cette perspective d’un héritage provenant à la fois de la dictature des Duvalier et de la tradition de despotisme des deux derniers siècles fait l’objet d’une réflexion approfondie de Michel Rolph Trouillot dans un ouvrage paru dès la chute de Duvalier et qui porte le titre suggestif Les racines historiques de l’État duvaliérien (1986). L’auteur montre que l’État haïtien a toujours été autoritaire, mais qu’avec la dictature de Duvalier une limite a été franchie, il s’est produit une transformation « de l’État autoritaire traditionnel en État totalitaire» (ibid. : 174) pour deux raisons principales : d’un côté nous assistons à un « changement dans la définition même des termes d’application de la violence » (ibid. : 177), qui touche cette fois les femmes et les enfants, des groupes et des familles entières, et même parfois des villages entiers ; d’un autre côté, l’exécutif concentre en ses mains tout pouvoir et va jusqu’à transformer les finalités de l’administration et des institutions, pour finalement aboutir à un type d’État dont la logique consiste à cannibaliser la nation. L’État contre la nation, telle est la nature véritable de l’État duvaliérien. Michel Rolph Trouillot nous fournit ainsi une analyse vigoureuse de l’État qui représente une avancée réelle pour toute recherche prétendant cerner les difficultés actuelles d’Haïti pour entrer dans la voie démocratique.
8La recherche récente de Sauveur Pierre Étienne (2007) tente d’aller encore plus loin que Trouillot car, cette fois, il nous est proposé de renoncer au concept d’État moderne à propos de l’État haïtien si nous voulons percer « l’énigme haïtienne ». « Échec de l’État moderne en Haïti », tel est d’ailleurs le titre de son dernier ouvrage, lequel a fait l’objet d’une thèse récente remarquable de doctorat en sciences politiques à l’université de Montréal. En articulant histoire, sociologie et sciences politiques, Étienne souligne qu’il est impossible d’isoler les conflits internes des conflits externes que sont les guerres entre les grandes puissances du XVIIe au XXe siècle. L’enquête est conduite sur la longue durée, de la période esclavagiste à nos jours, en passant par l’occupation américaine (1915-1934) jusqu’à Duvalier et Aristide. La véritable nature de l’État est celle d’un État néopatrimonial au sens de Max Weber, aucune fiscalité rationalisée ni système administratif formalisé n’ayant pu fonctionner durant les deux derniers siècles. Il rejoint le point de vue de Trouillot quand il déclare que la dictature de Duvalier est un cas limite par rapport aux dictatures traditionnelles et mériterait d’être définie plutôt comme un État néo-sultaniste, dans la mesure où le chef de l’État concentrait en ses mains un pouvoir absolu qui ramenait toutes les institutions et toute l’économie à son service. Pour Sauveur Pierre Étienne, le gouvernement d’Aristide n’aurait dans cette perspective guère surmonté la crise de l’État haïtien, mais l’aurait conduit à son acmé en rendant d’ailleurs possible une nouvelle occupation sous les auspices des Nations Unies.
9On se rend compte en définitive que l’évolution politique actuelle d’Haïti ne cesse de susciter des interrogations sur l’État haïtien. Nous n’avons pas la prétention de porter ici un éclairage définitif ni d’être exhaustifs sur la période que nous abordons. Cet ouvrage fait suite aux travaux publiés sous la direction de Marcel Dorigny par la Société française d’histoire d’outre-mer (Haïti première république noire, 2003) dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti (1804-2004). Ces travaux ont mis l’accent sur les conditions de la naissance de l’Indépendance, le rôle de la catégorie des libres de couleur dans le processus de formation de l’État haïtien, sur la spécificité ou l’exceptionnalité haïtienne, la réception de l’Indépendance par les grandes puissances du XIXe siècle et sur les répercussions en Amérique latine de cette indépendance. Marcel Dorigny souligne comment cette histoire est « riche et encore largement méconnue ».
10Nous nous sommes seulement contentés de porter des coups de sonde sur le premier demi-siècle de l’Indépendance (1801-1859) pour revenir de manière plus systématique non plus sur son processus de formation comme tel, mais essentiellement sur son fonctionnement concret et sur les héritages du passé lié à l’esclavage. Créer un État sur les décombres d’un système esclavagiste représente un événement « inouï » pour l’époque, au sens ou Michel Rolph Trouillot en avait produit la démonstration dans un travail passionnant intitulé Silencing the past.
De l’unicité de l’État haïtien dans le monde postcolonial du XIXe siècle
11Le caractère exceptionnel de la Révolution haïtienne de 1791-1804 a bien été mis en lumière par la publication réalisée sous la direction de Marcel Dorigny (2003). Nous ne faisons que poursuivre la réflexion inaugurée par les diverses contributions de ce travail en élargissant le champ de nos préoccupations au fonctionnement concret de l’État sur une première période qui s’arrête en 1859.
12Cette exceptionnalité se reconnaît en tout premier lieu dans le fait que ce mouvement insurrectionnel représente l’unique rébellion de captifs qui ait abouti en même temps à l’abolition de l’esclavage, à la suppression du joug colonial et à la prohibition de la domination raciale. Dans un travail argumenté, Franklin Midy (2003) signale l’existence et la force d’un « imaginaire afro-créole » spécifique à Saint-Domingue et qui a constitué le levier de la mobilisation collective pour la conquête de l’Indépendance. C’est une nouvelle approche de ce qui a été antérieurement qualifié de « protonationalisme populaire » (Hector, 2000). La fondation d’un nouvel État le 1er janvier 1804 renforce ces particularités et leur confère une substantielle consistance et une permanence certaine dans le jeu des relations internationales. Aucun des nombreux soulèvements qui jalonnèrent jusqu’à cette époque la longue histoire de la lutte contre l’esclavage et la colonisation n’avait atteint une telle dimension. Ni les deux autres grandes révolutions du XVIIIe siècle, la nord-américaine et la française, ni le mouvement indépendantiste de l’Amérique hispanique ne parvinrent à exprimer un contenu libérateur aussi large en ce qui concerne la création d’un État à la fois antiesclavagiste, anticolonial et antiraciste comme celui d’Haïti d’alors.
13À cette triple caractéristique, la Révolution haïtienne ajoute, surtout à partir de sa base sociale, une orientation forte vers le rejet du système de la plantation. Ce modèle économique, séculairement maintenu avec des variantes structurelles dans presque toutes les sociétés postesclavagistes et/ou postcoloniales de cette première vague d’expansion mondiale du capitalisme européen, ne survivra pas longtemps en Haïti après 1804 à cause, entre autres raisons, de la résistance ouverte ou sournoise des cultivateurs. C’est principalement l’échec définitif entre 1793 et 1826 des tentatives de maintien de la société de plantation qui a ouvert la voie aux diverses interprétations sur une éventuelle nature anticapitaliste ou antiféodale de la Révolution de Saint-Domingue.
14Outre l’originalité de son quadruple contenu, l’exceptionnalité du phénomène révolutionnaire haïtien se situe au niveau de la fragilité tant des fondements constitutifs de cette nouvelle communauté devenue indépendante dans le concert des nations que des ressources matérielles et humaines dont celle-ci disposait pour la construction d’un nouvel État. À ce compte, dans le mouvement général des luttes émancipatrices qui ont secoué le continent sud-américain durant le premier quart du XIXe siècle, les différences sont marquantes entre la situation de plusieurs pays de la région et celle d’Haïti. Tout d’abord, il importe de signaler qu’au déclenchement de la révolution dans la colonie française de Saint-Domingue en 1791, la population captive, principale protagoniste des événements, représente globalement un établissement humain d’installation très récente. C’est à partir des débuts du XVIIIe siècle, plus précisément après l’envol de l’industrie sucrière en 1715, que l’on assiste à une continuelle augmentation de la force de travail mise en esclavage. Celle-ci passe de 20 000 en 1701 à 100 000 en 1726 et à 164 850 en 1753 (Hector et Moïse, 1990 : 80) pour atteindre les 500 000 à 700 000 personnes vers 1789 (Madiou ; Ardouin). Ce considérable accroissement démographique dépend essentiellement de la traite négrière qui entre 1770 et 1793 déverse officiellement 30 000 captifs environ chaque année. Dans la partie sud de la colonie, les plantations, à la même époque, sont surtout approvisionnées en main-d’œuvre par la contrebande anglaise. Ainsi, au moment où éclate la Révolution, l’essentiel du peuplement de la colonie compte à peine un siècle de présence sur le territoire. Lors de la proclamation de la liberté générale et de la cessation définitive du trafic négrier dans la zone, près des deux tiers des travailleurs ayant reconquis leur liberté sont de nouveaux arrivants. Dans l’ensemble de cette agglomération humaine, on retrouve rarement des groupements constitués par des liens de parenté tissés au travers de trois générations. En général, les membres de ce conglomérat, provenant d’une multitude de tribus de l’Afrique de l’Ouest et de l’Est, « désocialisés» par la violence de la traite et de l’esclavage, parlant diverses langues et charriant des coutumes diversifiées, ont dû participer depuis leur nouveau lieu d’attache et dans un temps très court à tout un processus d’insertion au sein d’une nouvelle communauté.
15Du point de vue du substrat disponible au départ pour la construction de l’État postcolonial, la situation au 1er janvier 1804 dans l’île caribéenne diffère totalement de celle des autres régions du continent qui, quelques années plus tard, vont sceller définitivement, à la bataille d’Ayacucho en 1824, la libération de l’Amérique du Sud du joug colonial espagnol. De 1806 à 1816, la jeune entité étatique haïtienne apportera un soutien décisif à ce mouvement émancipateur (Verna, 1980). Mais, dans ces pays, la traite négrière ne représente pas, au contraire des établissements sucriers des Antilles, l’élément fondamental du peuplement. Malgré l’existence significative de l’esclavage dans tout le monde hispano-américain (Mellafe, 1973 ; Clementi, 1974), on y trouve principalement des populations de créoles et de métis de longtemps implantées au cours de trois siècles de colonisation, ainsi que des civilisations millénaires au Mexique, en Amérique centrale, au Pérou et en Colombie, dont certaines d’entre elles étaient parvenues à un niveau d’urbanisation égal et parfois supérieur à celui des grandes villes de l’Europe au moment du grand choc produit par l’arrivée des conquistadors (Bairoch, 1985). De même, en ce qui concerne les problèmes relatifs aux délimitations et à l’occupation du territoire ainsi qu’au fonctionnement de certains organismes juridico-administratifs, des préalables politiques et institutionnels remontant au premier siècle de la domination métropolitaine ont formé à l’heure des indépendances un héritage appréciable, fruit des changements accumulés au fil d’une évolution triséculaire (Capdequi, 1986 ; Pietschman, 1989). Dans cette perspective, il faut signaler l’existence très précoce d’un important réseau d’établissements d’enseignement supérieur. Dans l’espace colonial d’où surgiront treize futurs pays à la suite de l’éclatement de l’empire hispano-américain, on dénombre vingt-trois universités formant des cadres qui naturellement seront plus tard très utiles à l’État postcolonial (Anderson, 1996 : 63). Pour le Mexique d’avant l’indépendance, François-Xavier Guerra (2001 : 277) rappelle le témoignage d’Alexandre de Humboldt sur l’extension et la qualité de certaines institutions scientifiques de cette colonie où fonctionne la deuxième École des mines fondée dans le monde après celle de Paris.
16Ainsi, pour initier la construction de l’État-nation en ces débuts du XIXe siècle, Haïti dispose d’un capital de départ non seulement différent – ce qui est naturel – mais surtout exceptionnellement faible pour l’époque en comparaison de celui de tous les pays du Nouveau Monde qui se sont lancés dans la même voie à un moment ou à un autre de la lutte contre cette première vague expansionniste du capitalisme européen. Le pays est doté d’une population encore ethniquement hétérogène, fraîchement installée et toujours en instance d’homogénéisation ; en outre il est dépourvu de tout type de centre de formation universitaire et technique, pendant qu’il est soumis au violent rejet par les cultivateurs de l’ancienne forme dominante de production économique. C’est surtout le lien politique de conquête et de sauvegarde de la liberté et de l’indépendance sur la base anticoloniale et anti-esclavagiste qui à l’origine unit le plus fortement les différentes composantes de cette nouvelle communauté. Tout le reste est en voie de constitution et d’extension comme par exemple la langue, la religion, les structures de parenté, la formation économique. D’où le rôle fondamental occupé par le nouvel État contraint de se forger dans la triple construction du peuple, de la société et de la nation. Pour reprendre l’expression de Pierre Nora dans une étude du cas français (1986 : 654), le pays est dès le départ « stato-centré » et se rend ainsi prisonnier de l’héritage de l’ancienne métropole. Tout dépend de l’État, tout tourne autour de son action. À cette période initiale, celui-ci évolue dans un environnement externe fortement hostile et dans un cadre interne chargé de multiples et brûlantes contradictions. Nos premiers dirigeants, en particulier Toussaint, Dessalines et Christophe, « qui se sont heurtés de front aux aspirations paysannes, étaient inspirés, selon Benot (2003 : 221) par la logique étatique. Ils voyaient devant eux une exigence première, un préalable indispensable au bonheur commun, qui était l’édification de cet État indépendant, unitaire et puissant. Renvoyé à plus tard, le salut commun n’en était pas moins à l’horizon de cette vision d’avenir ».
17Le nouvel État dispose naturellement de très faibles moyens pour taire face en même temps aux effets de l’exceptionnalité de sa survenue dans le monde international et aux exigences de la surdétermination de son rôle sur le plan local. À son avènement, il est fondé sur un contrat partagé par toute la communauté et axé sur le rejet de l’esclavage, de la domination coloniale et de la racialisation des rapports sociaux. On retrouve là un consensus originel qui n’est pas suffisamment mis en relief parce que sans doute prématurément perturbé par de graves conflits d’intérêt sur les questions relatives à la propriété, au régime de travail et au type de société à mettre en place (Celius, 1998). Les pesantes limitations de l’époque dues aux insuffisances de la communication sociale, particulièrement au sujet de la langue, des croyances religieuses et de l’éducation (Castera, 1983), ainsi que la prédominance de la force militaire sur le dialogue et la négociation politique transforment à la longue ces antagonismes en de graves facteurs d’instabilité, de segmentation et d’exclusion.
18Entre 1804 et 1859, le nouvel État en construction aboutit quand même à une relative consolidation de son existence en dépit de catastrophes naturelles – tel le fameux tremblement de terre de 1842 qui détruit la quasi totalité de l’ancienne métropole du royaume du Nord – et de nombreux soubresauts politiques et sociaux, par exemple la grande crise de 1843-1848 affectant l’ensemble du système en place après les vingt-cinq ans de la présidence de Jean-Pierre Boyer (1818-1843) et posant dans l’effervescence du moment la nécessité d’adopter un « nouveau contrat social » (Madiou, 1991, 8 : 48). Au cours de cette période de genèse de l’État, tout un nouveau format juridico-politique et administratif s’élabore au fur et à mesure pour réglementer le fonctionnement du centre du pouvoir dans ses rapports avec la société. Pour la première fois depuis la fin de l’époque précolombienne, la population initie son accroissement démographique par voie naturelle. L’occupation du territoire s’amplifie avec comme double implication d’établir un mode radicalement nouveau d’exploitation de l’espace et d’organisation du cadre de développement des activités quotidiennes. Par ailleurs, des tentatives répétées se réalisent en vue d’instaurer le contrôle sur toute la partie orientale de l’île. Une société paysanne, la plus vigoureuse de la Caraïbe insulaire d’alors, s’institue autour de la petite économie marchande, laquelle se trouve fortement impulsée par des pratiques holistiques de travail et d’agencement de la vie familiale. L’essor de cette économie et de cette société rurales va d’ailleurs se poursuivre jusque vers la fin des années 1880.
19Un des aspects fondamentaux de la dynamique de l’État durant la longue période située entre 1804 et le début de l’occupation nord-américaine en 1915 réside dans la recherche assidue des moyens de dépasser son isolement et les comportements provoqués par son caractère exceptionnel afin de connaître une certaine normalisation de ses relations interétatiques, essentiellement déterminées par le nouveau système postcolonial (Joachim, 1979). Au cours de ce long XIXe siècle, l’État parvient tant bien que mal à maintenir sa souveraineté face à la tendance de plus en plus accentuée d’une nouvelle vague de colonisation occidentale à caractère totalement impérialiste. Dans ce contexte, et particulièrement vers la fin du siècle, le bilan des tâches essentielles à mener pour la consolidation de cet État se révèle très faible.
Vers une étude du fonctionnement concret de l’État
20Il est curieux de constater que, dans les débats politiques des cinquante dernières années, les élites politiques reviennent constamment sur l’héroïsme des fondateurs de l’Indépendance, mais retiennent de ce passé glorieux un culte de la violence et un mode de gouvernement despotique marqué par la démonstration de force et par les exécutions sommaires de l’ennemi. Dans les couches populaires, ce modèle est également opérant chaque fois qu’il s’agit de renverser un gouvernement, on croit qu’il est de bon ton de mettre feu à la maison d’un ministre ou d’un partisan du président sortant. On réduit toute la stratégie utilisée pendant la guerre de l’Indépendance au vieux mot d’ordre attribué à Dessalines : « koupé têt boulé kay » (« coupez les têtes et incendiez les maisons »). La dictature de Duvalier s’est largement appuyée sur cette fantasmatisation du passé. Alors que les premiers gouvernements s’étaient efforcés de prendre le contre-pied des pratiques de racialisation des rapports entre les groupes sociaux qui caractérisaient la société esclavagiste, jusqu’à aujourd’hui les luttes politiques laissent parfois apparaître des rémanences de l’idéologie coloriste par une opposition factice entre Noirs et Mulâtres. Autant de pratiques et de schèmes qui, en revenant sur la scène politique, favorisent un ressassement continuel des hauts faits du passé, comme si l’on avait affaire à un trop-plein de mémoire qui rendrait difficile de penser l’avenir.
21En même temps, la remontée continuelle vers les origines traduit paradoxalement un déficit de mémoire, car toute mémoire a pour visée de conduire à l’oubli quand elle ne le présuppose pas. C’est pour cela que nous avons jugé nécessaire de nous concentrer sur des aspects qui ont été les moins mis en lumière comme le régime juridique, le système scolaire, les religions, les pratiques culturelles, les constitutions et les institutions de l’État. Cet éclairage ne pouvait se réaliser que dans une perspective pluridisciplinaire articulant histoire, droit, sociologie et sciences politiques. Bien entendu, nous ne faisons encore que soulever un pan de l’ensemble des problèmes auxquels cet État qui se construit dans un contexte d’hostilité générale de toutes les grandes puissances contre son avènement devra encore se confronter. Il nous a fallu tout d’abord produire un repérage rigoureux de la période de fondation de l’État, c’est le sens du chapitre intitulé « Jalons pour une périodisation de l’histoire de l’État haïtien » proposé par Michel Hector. On découvre qu’effectivement, entre 1801 et 1650, l’État se cherche dans des modèles apparemment contradictoires avec la quête de liberté et d’égalité qui a été à la source du relus absolu de l’esclavage : le pays a connu un régime d’État associé puis souverain avec Toussaint Louverture, un empire avec Dessalines, une république avec Pétion et simultanément une royauté avec Christophe. Le retour à la république a donné lieu au long règne de vingt-cinq ans sans partage de Boyer (1818-1843).
22La question de la loi-mère que représente une constitution, dans laquelle on doit pouvoir lire les bases de ce qu’on appelle le vivre-ensemble des Haïtiens, est étudiée sur le thème de la continuité et de la rupture par l’historien des constitutions haïtiennes, Claude Moïse. Il se trouve en effet qu’Haïti est un pays qui produit autant de constitutions que de gouvernements. C’est là un signe non équivoque que les bases de l’État demeurent fragiles. Abordant justement la problématique des orientations et de la nature de l’État pendant son premier demi-siècle, il est apparu indispensable de rappeler la signification pour l’histoire universelle et la philosophie politique de la Révolution haïtienne dont la spécificité, mise en relief par Laënnec Hurbon au chapitre 3 (« une avancée postcoloniale »), n’a pas toujours été reconnue par l’historiographie de la Révolution française, une lacune que l’association pour l’étude de la colonisation européenne, sous la direction de Marcel Dorigny, s’efforce de combler aujourd’hui. Que ce soit avec Michel Hector (« Le passage à la société postesclavagiste et postcoloniale ») ou Jean Casimir dans son interrogation radicale sur le type d’État fondé depuis 1804, ou encore Franklin Midy dans sa contribution sur le rôle du marronnage et du marron célèbre Makandal dans la construction d’un projet d’État indépendant, nous sommes en présence des mêmes préoccupations pour rendre compte des obstacles qui se dressent devant les efforts de construction de l’État. Obstacles internes dus aux diverses ethnies africaines qui ont su se rassembler en peuple mais qui, le colon blanc une fois vaincu et disparu du terrain, gardent encore une mémoire fraîche de leurs origines africaines ; par-dessus tout, la hiérarchisation raciale (Blanc/Mulâtre/Noir) de la société esclavagiste a laissé des traces et de toute façon un traumatisme durable qui a des conséquences sur l’orientation de l’État. Obstacles internationaux, puisque même la reconnaissance de l’État indépendant doit être réalisée à tout prix sous peine de se trouver en butte à une régression dangereuse au plan politique. Cette régression fait l’objet d’une analyse neuve dans le chapitre sur la genèse de l’État marron comme État impuissant à reconnaître et à défendre les droits de citoyen de tous les Haïtiens. La troisième partie de l’ouvrage examine les systèmes scolaire (Auguste Joint), religieux (Laënnec Hurbon), juridique (Patrick Pierre-Louis) et propose un nouveau regard sur la conception de l’État qui prévaut au XIXe siècle. Se trouve mise en relief la confrontation autour de la question de la tolérance religieuse et de la laïcité, l’État ayant choisi le catholicisme comme principale religion ; sous ce rapport, il était utile de faire avec Guérin Montilus et Jean Rénald Clérismé un rappel de l’héritage religieux africain du vodou, lequel requiert encore d’être exploré de façon plus systématique.
23D’un autre côté, le code civil napoléonien a supposé la mise au rancart – ou en tout cas la mise hors-jeu – du système de la coutume ; enfin, la scolarisation, loin de favoriser l’éducation à la citoyenneté, exclut les paysans condamnés à rester enfermés dans leur monde propre sans possibilité d’accès à l’école. L’État demeure certes obsédé par le refus absolu de l’esclavage et du retour à la tutelle coloniale, mais ne parvient pas à liquider toutes les traces de l’héritage colonial, laissant les masses des anciens esclaves hors du système juridique, du système scolaire. L’expérience de la royauté dans le Nord telle que revisitée par Michel Hector s’écarte d’une vision simpliste de la politique de Henri Christophe ; à le juger uniquement sous l’angle du despotisme, on risque de perdre de vue son effort pour envisager une scolarisation universelle et un programme économique dont profiteront les paysans.
24Dans la dernière partie de l’ouvrage, Vertus Saint-Louis invite à penser l’économie haïtienne du début du XIXe siècle en dehors de la tendance traditionnelle qui considère Haïti simplement comme victime des grandes puissances. La mainmise du négoce étranger (anglais et américain) sur le commerce extérieur est favorisée par la volonté des chefs d’État de maintenir un pouvoir despotique et de faire de l’État, nouveau grand propriétaire à l’instar du colon, la source principale d’enrichissement pour une minorité (généraux de l’armée et hauts fonctionnaires). En revanche, l’entreprise de fortification soulignée par les architectes Henri Robert Jolibois et Patrick Delatour a représenté un investissement considérable qui ne peut se comprendre sans prendre en compte ce que nous appelons le refus absolu de l’esclavage et du colonialisme, lequel n’a cessé de constituer l’assise de l’État haïtien au XIXe siècle. C’est justement dans la perspective de la défense de l’indépendance que le territoire de la partie orientale de l’île encore sous contrôle de la puissance coloniale esclavagiste espagnole a été occupé, comme le montre le géographe Jean Marie Théodat.
25Il semble bien en dernière instance que l’État haïtien s’est trouvé pris dans une série de contradictions durables qu’il a encore de la peine à surmonter. Au départ, remettre au pas une masse d’anciens esclaves devenus paysans et comprenant mal qu’on les contraigne à travailler dans de grandes propriétés pour la production de denrées d’exportation a constitué une difficulté presque insurmontable pour les gouvernants. Dans un même temps, les attentes de la part de l’État sont très grandes, puisque l’État s’est substitué aux colons pour finalement devenir le premier propriétaire du pays. La vision de l’État comme État providence est déjà là avant la lettre, et paradoxalement elle n’inspire point la confiance de la paysannerie qui choisit de le fuir, ou de le sommer de prendre des orientations radicalement différentes comme lors des révoltes d’Acaau étudiées par Michel Hector.
26On doit imaginer le choc qu’ont représenté les choix d’Haïti, seul État anti-esclavagiste et indépendant dressé face aux grandes puissances esclavagistes et coloniales du XIXe siècle ; il n’a pas suffi d’avoir à payer une indemnité aux anciens colons qui obérait toute possibilité d’accumulation pour l’État, encore fallut-il montrer qu’Haïti disposait de tous les emblèmes d’une nation civilisée. Sous ce rapport le pays allait suivre les modèles occidentaux disponibles (France ou Angleterre) pour faire la démonstration du caractère normalisé de la nation haïtienne. Il convient donc d’admettre qu’Haïti entretenait alors un certain compagnonnage avec l’histoire de la démocratie en Europe. On se gardera en conséquence de projeter sur le XIXe siècle nos jugements actuels sur les difficultés d’accès à un État démocratique de droit en Haïti. Si l’on considère tous les aléas et les vicissitudes du processus d’implantation en France de l’État de droit à partir de la révolution de 1789, on s’imagine assez bien que le passage d’Haïti d’une société esclavagiste à un État indépendant a dû présenter encore davantage de complexité que dans le cas de la France entre 1789 et 1848. Pour les gouvernants haïtiens (entre 1801 et 1859), la conception du pouvoir était d’ordre militaire, au sens où le pouvoir ne se divise pas, c’est dire combien les principes de Montesquieu sur la division des pouvoirs étaient loin de posséder une quelconque portée pratique à cette date. Mais la demande de citoyenneté était bel et bien déjà à l’ordre du jour pendant la première moitié du XIXe siècle, même si vécue comme une peine perdue. Nous sommes amenés à croire que l’État haïtien connaissait des tensions continuelles entre un nationalisme qui s’affirmait dans l’exclusion d’une partie majoritaire de la population, et une tendance à suivre de façon mimétique un modèle occidental. La consolidation de l’Indépendance sur fond de refus absolu de l’esclavage et du retour du colon représentait la ligne politique dominante, à un moment ou l’État manquait de fonctionnaires pour les institutions administratives et parvenait non sans peine à nouer des alliances avec les autres nations.
27En dépit des transformations actuelles que connaît l’État par suite de mouvements migratoires vers l’Amérique du Nord, la France et les îles de la Caraïbe, et surtout des relations récentes avec une communauté internationale plus présente que jamais au plan politique comme au plan économique, on peut à travers les analyses proposées dans cet ouvrage apercevoir que survivent encore tantôt la conception d’un État providence dont on imagine les ressources inépuisables, tantôt celle d’un État confondu avec le gouvernement et qui donc fonctionne en ligne discontinue. Dans tous les cas, le nationalisme traditionnel subit quant à lui une certaine érosion, non seulement à cause de l’avancée de la mondialisation, mais aussi et surtout à cause de la présence forte d’une communauté internationale constamment au chevet de l’État et fort complaisante pour les dirigeants. Que le pays dispose d’une capacité de créativité culturelle exceptionnelle dans la Caraïbe, cela laisse supposer une vitalité susceptible de lui assurer un avenir, mais l’on serait imprudent d’en attribuer les causes à une quelconque politique publique. On peut se demander dans quelle mesure une bonne partie des élites intellectuelles et politiques du pays n’a pas été imprégnée d’une représentation de l’État liée à la justification de la politique du laisser-faire, donc de non-intervention de l’État, appliquée par la république de Pétion et de Boyer. Au moment ou nous écrivons, on reconnaît dans l’ensemble des secteurs nationaux et internationaux que l’État a en toute rigueur failli à sa mission première : garantir souverainement la sécurité des vies et des biens sur l’ensemble du territoire, condition essentielle de toute pérennité institutionnelle et de toute gestion efficace de la « RES publica » au service prioritaire de l’intérêt général.
28Force est de reconnaître qu’une recherche approfondie sur l’État haïtien, sa genèse et son fonctionnement, s’avère plus que jamais indispensable si l’on veut respecter et soutenir la mémoire de la création de cet État dans un contexte où il paraissait insolite et invraisemblable et représentant d’autant plus pour la philosophie politique un moment capital dans l’histoire de la liberté et du droit.
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Auteurs
Historien, ancien professeur d’histoire à l’université autonome de Puebla au Mexique ; depuis 1986, professeur à l’université d’État d’Haïti, directeur du Centre de recherches sociologiques et historiques (CRESOH) de la Faculté des sciences humaines ; président de la Société haïtienne d’histoire et de géographie et du comité du bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, et membre du comité scientifique international de la Route de l’esclave (Unesco). Dernier ouvrage paru : Crises et mouvements populaires en Haïti (Port-au-Prince, éd. Michel Hector, 2006)
Sociologue, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’université Quisqueya (Port-au-Prince), membre du Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe de l’université Antilles-Guyane et du CNRS ; membre associé du CEIFR (Centre d’études interdisciplinaires du fait religieux)-CNRS-EHESS. Spécialiste des rapports entre religion, culture et politique dans la Caraïbe. Parmi ses derniers ouvrages : Religions et lien social. L’Église et l’État en Haïti (Paris, Cerf, 2004)
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Formations économiques et politiques dans le monde andin
John Victor Murra Sophie Fisher (trad.)
2012