Chapitre II. Le spectacle indépendantiste de la ligue
p. 57-100
Texte intégral
1Depuis bientôt quinze ans, Umberto Bossi brouille les pistes en moralisant la protestation : la révolte anti-fiscale devient la « lutte contre le colonialisme intérieur », l’anti-méridionalisme la « défense de l’identité du peuple du Nord », la traditionnelle question méridionale la « question septentrionale », etc. En amalgamant comme il le fait récriminations économiques et revendications identitaires, il met en évidence la disjonction entre les intérêts du Nord et ceux du Sud et transforme une protestation en proposition, une réaction en revendication. Quel but poursuit-il en opérant de la sorte ? Cherche-t-il, comme il le prétend, à détourner l’énergie de la rébellion au profit d’un vaste projet de réforme institutionnelle, ou cherche-t-il à masquer une idéologie ethniciste ? Que nous suivions une piste ou l’autre, il a tout intérêt à entretenir l’équivoque. Dans un cas, il peut influencer plus efficacement le gouvernement central en usant de la menace, dans l’autre, il peut diffuser ses idées en annulant les réactions de défense qu’elles ne manqueraient pas de déclencher dans les consciences catholiques. La duplicité est pour ainsi dire inscrite dans la plate-forme idéologique du mouvement. Dissocier, comme le font certains, les deux éléments serait faire preuve d’un aveuglement qui reviendrait à nier la dimension ethniciste du discours leghista. En condamnant la première République, sa classe dirigeante et son personnel administratif, en ce qu’ils sont italiens, la Ligue exclut le Nord du pays du pacte de solidarité nationale.
L’INVERSION PADANE
2Le territoire, parce qu’il est à la fois le centre des intérêts économiques et celui de l’appartenance communautaire, permet à Umberto Bossi de renverser les données du déséquilibre nord-sud. Le Nord qu’il incarne s’estime dépouillé par un Sud définitivement gâté par la culture de l’assistanat. La Ligue du Nord compense l’absence de traits culturels discriminants par la cohérence supposée d’un espace économique. Elle dessine la carte de la Padanie sur la base des produits intérieurs bruts provinciaux et réplique les ethnonationalismes du Nord de l’Europe (essentiellement breton et écossais) pour mieux s’insurger contre « Roma ladrona » [Rome la voleuse] qui transfère, à perte, des fonds dans les régions les plus défavorisées du pays. Umberto Bossi exprime sans détour son « nordisme » : « Moi, je suis un homme de la nation nord colonisée, exploitée et en colère parce que nous en avons jusque-là !1 »
3Le renversement ainsi réalisé trouve une profonde résonance culturelle dans certaines provinces du Nord-Est. Si la Padanie de Bossi fait sourire, l’altérité des deux Italies est rarement remise en cause. Le discours de la Ligue du Nord s’appuie en effet sur le sens commun, comme l’atteste le vice-directeur de L’Eco di Bergamo :
La Ligue interprète un sentiment partagé par toutes les personnes du Nord, y compris les plus éduquées, ce n’est pas vrai de dire qu’il s’agit d’un mouvement de gens incultes... Quand tu vois ce que nous donnons à l’État et ce qu’à la fin il nous rend, tu te demandes si nous ne faisons pas qu’entretenir ceux qui ne font rien. Ici, en Italie, c’est le septentrional qui fait du méridional ce qu’il est : un lazzarone. Au Nord, le critère avec lequel on doit construire sa vie, c’est le travail. Au Sud, cette attention est moins marquée. C’est un peuple méditerranéen, le problème se pose depuis toujours2...
4L’ethnocentrisme bergamasque est rarement saisi comme tel. La profonde antinomie idéologique entre le racisme culturel différentialiste de la Ligue du Nord et le racisme impérialiste du régime fasciste (seul identifié comme racisme) contribue en effet à occulter le premier. Les acteurs politiques locaux, qu’ils soient de gauche ou de droite, se montrent soucieux d’établir une distinction (rarement argumentée) entre la Ligue et le Front national de Jean-Marie Le Pen, mais, ils méconnaissent généralement l’argumentation du leader frontiste, et font de son nationalisme extrême une perversion du sentiment national français, qu’ils supposent bien plus affirmé que le sentiment national italien – le « phénomène Ligue » est d’ailleurs là pour le prouver. Pourtant, la préférence « nationale » [entende2 régionale] ainsi que la préférence « communautaire » [entendez locale] sont bien inscrites dans les différents programmes de la Ligue du Nord. Quant au « racisme anti-padan » qu’elle dénonce, il n’est pas sans évoquer le « racisme antifrançais » que stigmatise régulièrement Jean-Marie Le Pen.
5L’anti-méridionalisme fut un moyen de problématiser (en le naturalisant) le déséquilibre nord-sud. Il faut le considérer comme une variante spécifiquement italienne de l’antisémitisme, qui réémerge périodiquement dans des contextes différents (1890, 1950, 1990) et que tous les Italiens expérimentent lorsqu’ils franchissent les Alpes3. Cependant, il n’y a pas dans ce pays un potentiel ethnique susceptible de mobiliser la population du Nord contre celle du Sud ; et les piètres tentatives de la Ligue contribueraient plutôt à désamorcer les tensions qui naissent des déséquilibres économiques. Même si les liens personnels entre « Nordistes » et « Sudistes » font régulièrement l’objet d’anathèmes au sein du parti, les relations entre Septentrionaux et Méridionaux ne sont sanctionnées par aucun interdit matrimonial. La Ligue du Nord compte même des cadres méridionaux. Il ne faut pas pour autant sous-estimer ce problème qui n’est pas seulement économique, mais également social et culturel ; et qui ne saurait être résolu ni par une politique de réformes institutionnelles, ni par une politique de développement régional.

Le « soleil des Alpes » est un ancien symbole celte traditionnellement utilisé comme motif décoratif dans les Alpes italiennes. Il évoque, bien que les idéologues de la Ligue s’en défendent, la svastika adoptée comme symbole par les milices hitlériennes.
6Pour les Italiens, qu’ils soient du Nord ou du Sud, l’Italien c’est toujours l’« autre ». L’écrivain Claudio Magris (1996) souligne l’extrême ambivalence de cette attitude qui peut aussi bien s’interpréter comme une volonté séparatiste que comme un nationalisme exacerbé qui prendrait la forme d’un narcissisme négatif teinté de masochisme. Le nordisme des militants de la Ligue, pathétique par bien des aspects, suscite les moqueries de leurs compatriotes. Pour obtenir davantage d’autonomie, les élus du parti revendiquent en effet une affinité culturelle avec les espaces germanophones (ardeur au travail, pragmatisme, efficacité...). Nombreux sont ceux qui ont grandi en France et en Suisse, et la transculturation engendrée par l’émigration n’est pas sans effets sur cette dissociation culturelle.
7La Ligue a étendu aux provinces des Préalpes des représentations politiques qui appartenaient au Sud-Tyrol. Le centre est « fasciste » parce qu’il veut « italianiser » des populations qui seraient, de par leurs origines ethniques, totalement différentes. L’italien est présenté comme la langue des « colonisateurs romains » et le parti tente de revaloriser les dialectes alpins, qui sont en réalité les produits de fusions linguistiques (latin, grec ancien, celte, vieux germain et, plus récemment, les apports linguistiques des travailleurs émigrés italiens).
8L’élaboration identitaire de la Ligue du Nord est le résultat d’un « bricolage » culturel iconoclaste et raciste. Les idéologues du parti réinvestissent le mythe aryen lorsqu’ils affirment que les Padans sont les descendants des Celtes repoussés par les Romains dans les vallées des Alpes italiennes. La chaîne des Alpes n’est plus la frontière naturelle entre un espace italophone et un espace germanophone, mais le lieu de repli d’une identité ethnique inaltérée. Le leader de la Ligue déplace donc la frontière nord-sud vers la plaine : ce ne sont plus les montagnes qui marquent la limite entre deux espaces culturels, mais le Pô. Or, le grand fleuve est avant tout une frontière politique : sur la rive nord, se situent les provinces de tradition démocrate-chrétienne, marquées par la petite propriété ; sur la rive sud, les provinces de tradition communiste, influencées par la culture des « braccianti », les ouvriers agricoles des grandes propriétés de la plaine. La Ligue du Nord remet en cause les frontières nationales italiennes au point de dresser des ponts entre elle et la FPÖ de Jörg Haider.
9Les militants qui adhèrent au mouvement se battent pour la reconnaissance du « peuple du Nord » et la sauvegarde de ses traditions ancestrales. Dans les brochures qu’ils distribuent, les Padans sont décrits comme une ethnie en voie d’extinction, sous la menace conjuguée de trois phénomènes : la chute brutale de la natalité, l’hégémonie administrative méridionale et l’invasion extracomunitaria4. Dans les entretiens, ils se posent souvent en victimes d’un vaste processus d’homogénéisation qui menace leurs valeurs et leurs spécificités culturelles. Selon Umberto Bossi, tout un ensemble de forces sociales, minoritaires mais puissantes, favoriserait cette évolution : « Le mondialisme financier et la gauche internationale incarnés en Italie par l’axe Agnelli-Prodi-D’Alema-Bertinotti (Mussa, Corti et Ronchi 1999 :3). » Il perçoit la globalisation comme une entreprise destructrice et totalitaire. L’homologation des besoins supposant l’homologation des humains, la globalisation passera par la « société multiraciale des Benetton et McDonald’s ». Bossi nourrit une vision catastrophiste de l’avenir - les « peuples » seront sacrifiés au profit - et s’insurge contre le modèle du « cosmopolitisme individualiste », qui met en concurrence les travailleurs du monde entier au détriment des Européens.
10Mais, en faisant passer l’anti-racisme et l’anti-totalitarisme de la gauche à la droite, la direction de la Ligue du Nord ne fait que reprendre à son compte la double rétorsion argumentative opérée par la « nouvelle droite » française dans les années 1970. Depuis, le militant d’extrême droite se pose en représentant d’une ethnie menacée : « Face aux accusations ridicules de racisme qui sont lancées contre les patriotes qui s’opposent à la destruction de leur propre peuple, il faut réaffirmer avec force le droit sacro-saint des nôtres à maintenir et à défendre leur propre identité ethnoculturelle et religieuse et à ne pas se voir réduits à une minorité résiduelle sur sa propre terre. Concrètement il faut revendiquer le droit d’être le patron chez soi. » (Mussa, Corti et Ronchi 1999 : 4) Le racisme avance désormais sous le masque de l’éloge de la différence. Pour caractériser le renversement opéré, Pierre-André Taguieff (1987 :15) parle de la stratégie de « rétorsion » qui vise les mots et les valeurs de l’anti-racisme. Il définit cette opération rhétorique comme « une procédure triple de repriseappropriation, de détournement et de retournement d’un argument adverse (mis en œuvre par un adversaire), opération susceptible d’engendrer un double effet d’autolégitimation et de délégitimation de l’adversaire ». Cette nouvelle rhétorique laisse l’ethnologue assez désemparé, dans la mesure où elle le renvoie aux discours différentialistes de sa propre discipline, sauf qu’il n’est pas dans une tribu, il est dans l’une des régions les plus riches d’Europe. Les nouveaux « primitifs » dorment dans de très confortables maisons, tandis que leurs « colonisateurs » rejoignent des foyers de travailleurs5.
11En reproduisant le discours hétérophile de l’anti-racisme tel qu’il fut élaboré pour combattre le nazisme, la nouvelle droite rend caduc l’argumentaire anti-raciste classique. Quand vous dénoncerez leur « esprit de clocher », vos interlocuteurs dénonceront votre jacobinisme. Les discours « racistes » et « anti-racistes » se répondent désormais terme à terme. Ils sont pris dans une logique mimétique et se chargent de violence, dans la mesure où chacun est à l’autre son « raciste » ; le terme « racisme » devient alors un simple instrument de légitimation/délégitimation politique, et l’espoir d’une conciliation s’éloigne définitivement. Il faut donc prendre acte de cette « extranéité réciproque » entre universalisme et communautarisme et mettre entre parenthèses son anti-racisme basique, car cette attitude paradoxale (exclusion de l’exclusion) génère du racisme depuis que la nouvelle droite a délogé la gauche de sa problématique traditionnelle. Umberto Bossi a parfaitement saisi tout le bénéfice qu’il pouvait tirer d’un tel renversement. Les discours anti-leghista produisent de l’altérité et nourrissent finalement le processus d’ethnicisation qu’il poursuit. Les anti-racistes font du « raciste » un « fou », un « idiot », un « manipulé »... Bossi répond à l’accusation par le crime et s’érige en « épouvantail » pour mieux mettre en abîme l’anti-racisme.
12Le passage en territoire leghista se révèle assez traumatisant et s’apparente par bien des aspects à une « traversée du miroir ». C’est un « monde à l’envers » : notre bien devient leur mal, et notre mal, leur bien. Nos valeurs ne sont pas différentes, elles sont seulement inversées. L’embrouille est parfaite et il devient difficile, sinon impossible de démêler le vrai du faux. La fréquentation continue que requiert l’ethnographie se révèle au quotidien déstabilisante, elle porte à la schizophrénie : dans la journée, il vous faut vivre en Padanie (on vous reprend si vous avez le malheur de l’oublier) ; le soir vous devez revenir en Italie (il en va de votre équilibre psychologique). De cette réalité, vous faites nécessairement votre quotidien et devez, sans faillir, prendre au sérieux des discours pour la plupart réducteurs et grotesques, et ce, au risque de vous perdre dans un univers où tout est caricature de la réalité. Vous évoluez, en somme, dans l’invraisemblable, et c’est de cela qu’il vous faut rendre compte dans vos carnets.
13Vous finissez même par ne plus percevoir les discours ethnicisants, car grâce à l’inversion-dissimulation que réalise l’idéologie leghista, vous êtes bientôt tout entier pris dans leur trame. Les membres du mouvement sont absorbés par cette réalité spéculaire grotesque ; ils vont jusqu’à se saluer en se souhaitant « Buona Padania » [Bonne Padanie]. Pour les besoins de l’enquête, le secrétaire provincial avait redéfini mon identité : de « Française d’origine italienne », je suis devenue « Normande d’origine padane », voire « Viking »... Me voyant ainsi créditée d’une « nordicité à toute épreuve », je pouvais enquêter en toute quiétude. Il semblait néanmoins déçu que je ne sois pas bretonne, cela m’aurait conféré une aura de « martyre » de l’État français. Mon phénotype (nordique) constitua plutôt un avantage pour enquêter dans cet univers hétérophobe. Daniele Belotti mettait d’ailleurs sans cesse en avant mes origines ethniques lorsqu’il devait me présenter à un membre de l’organisation, à un élu... Mais, là encore, il était difficile de faire la part des choses entre ce qui relevait du « nordisme » et ce qui relevait de la taquinerie pure et simple.
14Les mouvements messianiques et apocalyptiques recourent souvent à l’inversion : le monde présent est à l’envers, il doit être effacé afin qu’un monde nouveau, à l’endroit, lui succède (Balandier 1992 : 68 ; Babcock 1979). Directement confrontée à l’inversion leghista pendant un an et demi, j’ai développé sans même m’en rendre compte des « stratégies de résistance » (Goffman 1973). Il faut soutenir certains discours sans révolte, dissimuler sa répulsion, rentrer sa colère... La résistance psychologique que je déployais me portait à adopter les mêmes attitudes que mes interinterlocuteurs : la dérision, les antiphrases... Excédée parfois, j’abondais dans leur sens et j’allais même plus loin qu’eux, ils me regardaient alors surpris... L’expression de mon malaise, de ma contre-agressivité empruntait ellemême les voies de l’inversion-dissimulation et c’est l’étude attentive de mes propres réactions qui allait me livrer la clé du comportement de mes interlocuteurs. Pour me prémunir contre les effets de cette immersion prolongée, je me suis ménagé des « espaces de retrait » : je partageais un appartement avec de jeunes femmes fonctionnaires méridionales, j’allais régulièrement discuter en français avec les vendeurs ambulants sénégalais qui arpentent les rues commerçantes de la ville, les « vu’cumpra » comme on les appelle en Italie6. Il fallait absolument que j’évite de m’enfermer dans les discours de mes interlocuteurs leghisti, sous peine de perdre tout sens critique. Très vite, j’ai ressenti la nécessité de multiplier les points de vue sur la réalité politique locale en interviewant, également, les représentants des autres formations partisanes.
15Le travail ethnographique était tout entier conditionné par la paranoïa de cet univers qui, sous certains aspects, s’apparente à un ghetto : se promener dans les rues de Bergame avec La Padania sous le bras est infamant, il suffit de suivre les regards pour s’en rendre compte. Les militants sont persuadés d’être « persécutés » pour « leurs prises de position courageuses ». Il faut donc « entrer dans leur jeu » pour établir un premier contact et rester attentif tout au long des échanges car, lorsqu’on les prend trop ostensiblement au sérieux, ils se demandent encore – et avec raison – si on ne se moque pas d’eux. Dans un premier temps, ils s’efforcent toujours de connaître l’opinion de leur interlocuteur, cherchent son approbation, veulent le convaincre puis, devant les louvoiements, abandonnent la partie ; et c’est finalement sur la politesse que s’établit une sorte de modus vivendi qui se révèle tout aussi inconfortable pour l’enquêteur que pour l’enquêté. Un certain nombre d’entretiens s’apparentent plus à une négociation en vue d’un éventuel entretien qu’à un véritable échange. Dans certains cas, ils se sentent pour ainsi dire contraints d’accepter l’exercice sous peine de passer pour ce qu’on les accuse d’être (fermés, racistes, etc.) et deviennent agressifs. La plupart ne s’aventurait pas au-delà du cadre fixé par le discours partisan, leurs propos sont peu distanciés, s’ils produisent une anthropologie spontanée, leur méfiance les empêche le plus souvent de partager leurs vues. L’espace de dialogue, dans tout ce qu’il peut avoir de constructif pour le travail ethnographique, est donc considérablement réduit.
16Les cadres de l’organisation partisane se retranchent derrière le « discours partisan standard » qui, en rationalisant l’anti-méridionalisme, leur offre toute une série de garanties. Les élus reprennent volontiers les analyses des sociologues italiens. C’est donc souvent l’ennui et parfois même l’impatience qui saisissent l’ethnographe durant les entretiens. Après quelques semaines de terrain, j’étais capable d’anticiper les réponses de mes interlocuteurs. Dans ce contexte, la technique de l’entretien semi-directif se révèle assez peu satisfaisante, il faut alors travailler avec les imprévus qui débordent le discours partisan : les refus déguisés de ceux qui s’estiment peu ou pas assez qualifiés pour parler de leur combat sans en trahir les présupposés ; la présence inopinée d’un tiers appartenant à l’organisation partisane, lors d’un entretien ; la condescendance des cadres à l’égard de ceux qu’ils désignent comme la « base » ou les « nôtres », qui n’est jamais qu’une façon de disqualifier leur « xénophobie primaire ». Tous ces éléments révèlent combien les membres du parti sont attachés à ne rien laisser passer qui puisse discréditer leur spectacle indépendantiste.
17Contre la « langue de bois », il faut alors prendre des chemins de traverse. L’observation des cérémonies ouvre plus de perspectives que la plupart des entretiens que j’ai pu réaliser au cours de mon enquête : les propos saisis dans les manifestations, les interventions des auditeurs sur Radio Padania, les conversations badines sont souvent plus significatives que les tracts et les programmes. Les témoignages des membres expulsés viennent également briser cette chape de plomb : lorsqu’ils sont écartés de l’organisation, les anciens partisans de Bossi retrouvent soudainement la parole et se montrent intarissables sur les avanies de celui qu’ils adulaient la veille encore. Ce phénomène est trop systématique pour ne pas être mentionné : certains écrivent des livres pour dénoncer le leadership d’Umberto Bossi, d’autres tentent de refonder la Ligue sous un autre sigle. Ce sont ces éléments épars qui permettent de reconstituer la trame des tensions identitaires qui convergent dans le nationalisme padan.
PREMIER DIALOGUE DE SOURDS7
18À Bergame, le siège de la Ligue du Nord se trouve en périphérie, en direction de la Val Seriana. Dissimulé derrière un magasin de meubles, rien ne le distingue, aucun drapeau, aucune inscription, seul un autocollant sur la porte vitrée indique la présence du quartier général des indépendantistes padans8. Au premier étage, il faut pousser une lourde porte blindée pour être dans la place. Passé ce seuil, vous quittez l’Italie pour entrer en Padanie. Des affiches de propagande, des drapeaux figurant le « soleil des Alpes » couvrent les murs. Une vitrine sur la droite exhibe des gadgets leghisti: cravates vertes, stylos estampillés du symbole partisan, lingerie (masculine et féminine) également estampillée, faux billets de la Padanie, faux carnets de chèques, faux passeports, etc. On me fait patienter quelques instants dans le hall : le secrétaire provincial est au téléphone, il parle avec animation, ses éclats de voix me parviennent par la porte entrebâillée. Enfin, il raccroche.
19Daniele Belotti ne veut pas s’encombrer de formalités, il m’impose tout de suite le tutoiement. Il n’a pas vraiment l’apparence de sa fonction : 30 ans, jeans et pull vert, un regard tantôt inquiet, tantôt moqueur. Il s’amuse de l’intérêt que je porte au mouvement. Il en a vu défiler des étudiantes en sciences sociales depuis qu’il milite, et affirme les trier en fonction de leur physique. Cela ne lui déplaît pas, me dit-il, d’être un « animal de laboratoire ». Alors, cette fois-ci, de quoi s’agit-il exactement ? Que m’importe t-il de savoir ? Je lui parle d’observation participante, mais cela n’évoque pas grand-chose pour lui. Je lui dis que je veux participer à la campagne comme le ferait une simple militante, que je veux suivre les Chemises vertes dans leurs rondes nocturnes, etc. Il éclate de rire : « Tu veux suivre les Chemises vertes ! D’accord ! Tu ne vas pas être déçue ! » Il prend son téléphone et contacte tout de suite le responsable, pour me fixer un rendez-vous avec lui :
Allô, oui, j’ai ici dans mon bureau une étudiante française, elle voudrait vous accompagner... Non, ce n’est pas une journaliste... Alors, à quand la prochaine ronde ?... Vendredi soir, 21 heures, à Porta Nuova... Non, ne t’inquiète pas ce n’est pas une journaliste, c’est une étudiante.
20Mon idée lui semble assez saugrenue, mais a le mérite de le faire rire :
-Tu veux vraiment passer la soirée avec les Chemises vertes ? Je m’inquiète un peu :
- Pourquoi ? Ils sont vraiment dangereux ?
- Penses-tu ! Non ! Ce sont de braves gens, des gens simples comme toi et moi. Dans la journée ils ont leur travail et, le soir, c’est ainsi qu’ils sacrifient leur temps, ils veillent à la tranquillité de leurs concitoyens, c’est tout. En fait, nous organisons cela pour faire honte à la police, cela n’a pas d’autre fonction, ils ne sont pas dangereux. Ils sont juste là pour faire savoir que nous sommes nous-mêmes obligés de faire la police, que sans cela, ce serait le chaos. Tu sais, ils sont plus dangereux pour eux-mêmes que pour les autres. Il y a déjà eu un incident avec des Maghrébins, mais rien de très grave. Au début, la police a effectué des perquisitions chez eux, mais ils n’ont rien trouvé d’autre que des drapeaux de la Padanie, des chemises et des foulards verts, on ne peut pas condamner quelqu’un pour possession de gadgets leghista. Maintenant elle les surveille de loin, elle ne les prend pas non plus très au sérieux, mais tu verras par toimême.
- Et ils font des rondes tous les soirs ?
- Non, seulement le mardi et le vendredi...
21C’est maintenant le téléphone portable du secrétaire provincial qui sonne. Il s’empresse de répondre, lance quelques paroles un peu fortes, mélange l’italien et le dialecte pendant que je détaille la décoration de la pièce qui est en soi tout un programme. Il a suspendu derrière son bureau les drapeaux corse, breton, basque, québécois et même tibétain. Entre tous ces drapeaux contestés figure bien sûr celui de la Padanie. Sur le mur de droite, je peux voir une photo de lui avec Umberto Bossi. Dans la bibliothèque à gauche, il a rangé une série de cassettes vidéo des meetings et des congrès du mouvement, mais également toute une série de films : Braveheart, Au nom du Père, Gandhi, La Bataille d’Alger. Il a aussi quelques disques de musique celte, la collection complète des Quarderni padani, toute une série d’ouvrages sur la culture bergamasque. À côté de la bibliothèque, il a accroché un calendrier padan où s’étalent des filles en maillot de bain vert, toutes immanquablement rousses ou blondes. Mon regard s’arrête sur un portrait du président Scalfaro suspendu la tête à l’envers, comme l’Antéchrist... Il me sort de ma stupeur par un tonitruant : « Scalfaro te plaît ? »
22Daniele Belotti est un indépendantiste convaincu, c’est un « pur et dur », comme on les appelle dans le mouvement : il fait partie de la « génération de 1986 » et il en est fier : « J’ai grandi dans la Ligue. » Son enthousiasme indépendantiste est aussi surprenant qu’indéfectible :
Les gens du Nord ont pris conscience qu’il était temps de se réveiller. Certes, tous ne l’ont pas encore compris, autrement nous n’en serions pas là, nous serions déjà indépendants. Mais, nous ne perdons pas espoir, nous essayons de faire comprendre cela aux gens en poursuivant démocratiquement le combat. Si tu veux, tu peux prendre le pouvoir en une nuit. Regarde ce qui s’est passé en Russie, Boris Eltsine a pris le pouvoir en deux jours. Mais la Ligue a choisi l’option démocratique et elle s’y tient, même si nous devons reporter la réalisation de notre objectif... L’option démocratique nécessite du temps, jusqu’à présent nos seules armes ont été les gazebo9…L’assaut du campanile de Venise [fait par des non-leghisti] a réveillé les consciences dans toute la Vénétie... Pour certains, c’était une action de soûlards... Feltri10, par exemple, a titré : « À l’assaut la bouteille à la main ». Ce n’est pas tout à fait faux, il se peut bien que ces quatre-là aient été saouls ce soir-là place Saint-Marc, mais cette action, non-violente [il insiste bien], nous a fait connaître dans le monde entier. Je me souviens que CNN a ouvert le journal du matin avec l’image du véhicule maquillé en char d’assaut.
23Il éclate de rire et m’indique la photo de l’engin en question, affichée derrière lui : « On comprend mieux la remarque de Feltri. Ouvrir le journal avec une chose pareille place Saint-Marc ! »
24Cette action carnavalesque – les « assauts pour rire » sont récurrents dans les manifestations traditionnelles italiennes – aura permis à la jeune formation indépendantiste padane de faire entendre ses revendications bien au-delà des Alpes :
Le monde entier s’est alors demandé ce qui se passait en Italie... L’Ecosse, on en parle, tout le monde connaît plus ou moins, c’est une réalité bien précise, ils ont une équipe de foot au Mondial, par exemple, c’est une réalité différente, on le sait. Ensuite, il y a le Pays basque, on en parle à cause de la lutte armée. Il y a l’Irlande du Nord, la Corse c’est pareil : on en parle parce qu’il y a des actions violentes. Les bombes font la une des journaux, là où elles explosent, on sait qu’une partie de la population locale veut l’indépendance. Avec l’Italie, c’est différent, malheureusement. Les gens pensent qu’entre Trente, tout en haut, et Palerme, tout en bas, il n’y a que des Italiens... Mais moi, je n’ai aucune affinité avec un Sicilien, ça non. Ils ont une identité trop différente. Notre problème, surtout, c’est que la Ligue, même si elle fait partie des mouvements les plus tardifs, est le mouvement autonomiste le plus important du monde. Le mouvement s’appelle « Ligue du Nord pour l’indépendance de la Padanie », et même si sa ligne s’est adoucie, tant qu’il s’appellera ainsi, l’objectif restera celui-là : la constitution de la République fédérale padane. Cela passera par la sécession, par un référendum, par un accord, par l’autodétermination, peu importe : sécession, autonomie, indépendance, ce sont trois mots qui ont le même sens. C’est le mouvement indépendantiste le plus important du monde... Ce que nous voulons faire... La Padanie inclut également les Marches... Mais la Padanie n’avait pas de drapeau, nous avons dû en récupérer un. Nous nous sommes attribué un symbole populaire qui a été beaucoup utilisé : le « soleil des Alpes ». C’est un symbole très vieux, mais il n’était pas très connu, et nous avons dû le faire connaître. Si seulement nous avions eu une langue comme les Basques et les Corses, si nous avions eu un drapeau comme toutes les autres nations, si notre histoire locale n’avait pas été effacée par cent trente ans d’unité italienne, alors oui, nous serions déjà indépendants. Parce que, indéniablement, ce qui fait obstacle à l’indépendance du Nord, c’est l’aspect culturel, identitaire. L’argent ne suffit pas, parce que de l’argent, nous en avons.
25Comme je lui fais remarquer que la Padanie n’est pas plus compacte que l’Italie, aussi bien d’un point de vue culturel qu’économique, Belotti met en avant un nouvel argument :
Certes, ce n’est pas une réalité compacte, mais c’est une réalité compacte dans ses diversités. La caractéristique commune, c’est une certaine manière de vivre, le refus de l’assistanat tel qu’il existe dans le Sud, c’est une certaine forme de participation à la collectivité, ce n’est pas un hasard si ici, chez nous, le bénévolat est aussi développé, ce n’est pas comme ça dans les autres régions.
26Il me semble difficile de penser que les Italiens du Nord-Ouest puissent adhérer en masse à leur projet, il me rétorque alors, sûr de son fait : « Alors demande à un Piémontais de qui il se sent le plus proche, d’un Lombard ou d’un Napolitain, et la réponse, tu l’auras sans peine ». Quand je lui parle de ceux qui ne s’intéressent qu’à l’indépendance de leur vallée, il me fait cette réponse : « Oui, c’est vrai, il faut bien le reconnaître, il y a un dicton ici à Bergame : Bergamo nazione, tutto il resto Meridione [Bergame est une nation, tout le reste c’est le Mezzogiorno.] Cela éclaire beaucoup de choses, n’est-ce pas ? »
27Daniele Belotti rêve de faire de la Ligue du Nord un mouvement « sérieux ». À cette fin, il s’est rendu au Pays basque et en Corse pour tirer profit de l’expérience des autres formations. La déclaration d’indépendance de la Slovénie l’a exalté : dès qu’il l’a sue, il s’est précipité en moto jusqu’à la frontière ; et là, surpris de pouvoir passer sans être arrêté, un peu inquiet également, il a rejoint la capitale slovène. Au milieu de l’agitation, il a inscrit sur l’un des murs de la place principale : « Lombardia love Slovenia ». Il prétend que son graffiti a fait la une de certains quotidiens italiens - je n’ai pu le vérifier. Il n’a pas poussé l’admiration jusqu’à rejoindre les troupes de la jeune république, comme le chef des Chemises vertes de Varèse.
28Les élus de la Ligue ont toujours cherché à compenser le défaut de légitimité qui les handicape dans leur pays en sollicitant le soutien des étrangers. En 1999, ils espéraient encore obtenir la reconnaissance internationale de leurs revendications indépendantistes. Mon travail d’enquête intéresse Daniele Belotti, dans la mesure où il peut accréditer la légitimité de sa ligne indépendantiste. Ma présence est déjà en soi une caution universitaire, elle témoigne de l’importance politique de leur mouvement en Europe. Il avait donc tout intérêt à me faciliter la tâche, ce qu’il fit jusqu’à un certain point.
29Il évoque à nouveau les perquisitions qui ont suivi la « déclaration d’indépendance de la Padanie » et la constitution de la garde nationale padane( La Repubblica, 6/11/1997) :
Nos électeurs sont nombreux, mais très peu ont le courage d’exposer leur visage, de prendre des risques. Ici, le vrai leghista prend des risques. Les magistrats engagent des procédures contre nous, ils nous persécutent. Et je ne te parle même pas de Bossi qui, à lui seul, doit en comptabiliser à peu près 350, ni même des élus, je te parle des simples militants. Mais attention, nous, nous ne sommes pas accusés de concussion, de corruption, nous sommes accusés d’instigation à la révolte, d’atteinte à l’unité du pays, vraiment tout un bordel absurde ! Et les peines prévues sont beaucoup plus lourdes, tu les cumules, et c’est la perpétuité ! Moi, par exemple, j’ai plusieurs fois été inculpé pour outrage au drapeau, j’ai dit que c’était un torchon... Mais les militants prennent plus de risques encore... À six heures du matin, on arrive comme ça chez eux pour perquisitionner. Ce sont des gens tout à fait normaux, et sais-tu ce qu’on leur confisque : des autocollants, des pin’s, des cassettes de notre hymne, c’est vraiment ridicule. Imagine ! Des gadgets que l’on trouve dans les fêtes du mouvement, du matériel dangereux ! Si la police vient chez moi et qu’elle trouve ma collection de tee-shirts de la Ligue, je vais en prendre pour au moins dix ans ! Si elle perquisitionne et qu’elle trouve mes livres sur la Corse, l’Irlande – livres achetés en librairie –, cela pourrait constituer un matériel intéressant ! Je n’ai pas de manuel pour fabriquer des bombes, je n’ai que des livres d’histoire contemporaine. Cela peut faire un peu rire, mais la magistrature nous persécute d’une certaine manière.
30À l’issue de cet entretien, il veut avoir mon avis sur la question :
- Mais dis-moi, toi, qu’est-ce que tu en penses ?
- Je ne peux pas dire que je partage vos opinions.
- Alors, écoute-moi, les journaux déforment tout, ils disent que nous sommes racistes, mais c’est absolument faux.
- Mais il y a quand même cette référence aux Celtes, qui évoque le mythe aryen.
- Alors les Bretons sont des nazis ? Les Irlandais sont des nazis ?
- Mais, les Italiens ne sont pas des Celtes. Les Bretons, les Irlandais ont des langues celtes.
- Mais comment ? Excuse-moi, Bergame est une ville celte !
31Ce premier échange me laissa interloquée, mais ce n’était que le début d’une entreprise de séduction visant à apaiser les craintes nécessairement « injustifiées » que je ne pouvais manquer de nourrir à l’égard du mouvement. Daniele Belotti était prévenu contre les Français, il les savait très critiques : « Si les journaux sont contre nous, les journaux français sont les plus acharnés, ils présentent la Ligue comme un mouvement fasciste, cryptonazi, philo-Le Pen, mais nous n’avons rien à voir avec ça. » Pour mieux m’en convaincre, il me consentit son aide. En digne représentant bergamasque du « mouvement », il se voulait « transparent ». Mais durant les premiers mois de mon enquête, il s’est efforcé surtout de canaliser ma curiosité et d’influencer mon jugement. Afin de corriger l’image de son parti, il a usé systématiquement de la dérision, déplaçant ainsi le sens des discours que j’avais pu saisir, celui des faits que j’avais pu observer. Cette attitude est tout à fait caractéristique du mode de « présentation de soi » leghista. La dérision irrigue aussi bien les discours que les pratiques pour, finalement, créer un paysage stylistique tout à fait particulier. De ce point de vue, la Ligue du Nord n’est pas le Front national, car, entre les deux, il n’y a pas tant une différence de degré qu’une différence de registre.
L’ÉTAT « COLONIAL » DE ROME
32Lorsque je me rendis sur les lieux du rendez-vous, j’attendis en vain la patrouille des agents de sécurité « fai da te » [fais le toi-même] : on ne voulait pas de moi sur ce terrain-là, mais peu importe, j’aurai l’occasion dans les mois suivants de comprendre l’avertissement ironique que m’avait lancé le secrétaire provincial avant que je ne quitte son bureau : « Si jamais il y a du grabuge, surtout fais comme tous les autres, cache-toi derrière le chef ! »
33Les recrues de la garde nationale padane11 de Bergame sont en effet d’un genre très particulier : emmenés par un personnage obèse, édenté, ils patrouillent irrégulièrement aux alentours de la gare, provoquent les dealers maghrébins à leurs risques et périls, insultent les missionnaires qui viennent en aide aux drogués et exigent de voir les papiers des braves citoyens qui regagnent leur domicile. Pour marquer le territoire ainsi « contrôlé », ils déploient de l’adhésif vert sur l’asphalte. Ils suscitent finalement plus d’irritation que de réels dommages ; et s’il leur arrive parfois de provoquer quelques échauffourées, la police les interprète comme un surcroît de travail bien inutile12. C’est du moins ce que me laisse entendre l’enquêteur de police que le secrétaire me présente un midi, au restaurant Da Giovanna (haut lieu de la vie politique et, accessoirement, de la cuisine bergamasque).
34Chargé de surveiller les activités politiques, cet enquêteur minimise les menaces de la Ligue du Nord : les habitants des vallées ne déferleront pas sur la plaine padane armés de kalachnikovs comme le prétendait Umberto Bossi en 1996. Si certains groupes sont effectivement armés, il faut aller les chercher en ville, à Milan plus encore qu’à Bergame. Les autorités prennent néanmoins très au sérieux l’activisme autonomiste : une cellule spéciale enquête sur leurs réseaux et leurs initiatives. L’inquiétude est réelle, mais la police ne peut se résoudre à intervenir comme elle l’a fait, il y a deux ans, en perquisitionnant au siège de Milan, ce serait faire le jeu du mouvement, qui s’empresserait de dénoncer le fascisme de l’État italien. Les Chemises vertes le font rire. Le nouveau corps policier que le président de la province vient de créer lui semble autrement plus dangereux : les nouveaux agents, initialement gardes forestiers, n’ont reçu aucune formation et patrouillent armés dans le centre-ville. Il s’inquiète néanmoins du fanatisme des militants, car certains éléments sont susceptibles d’échapper au contrôle de l’organisation partisane et un éventuel dérapage n’est pas à exclure.
35Ces dernières remarques emportent l’assentiment de Daniele Belotti, qui entend pour sa part veiller à la bonne tenue « des siens », car lui non plus ne tient pas à faire le jeu de l’État italien. L’enquêteur est « à tu et à toi » avec le secrétaire provincial. Il le taquine en lui faisant remarquer qu’il n’est pas « 100 % bergamasque par son père ». Pour lui, tous les Italiens sont des Italiens et il avoue ne pas bien saisir le provincialisme de la Ligue du Nord. Il ne cache pas non plus ses sympathies pour Alleanza Nazionale. Ce que cherchent les autonomistes, à son avis ? : l’argent et le pouvoir, rien de plus. Dans la famille de Belotti, ce serait plutôt le pouvoir. Quant aux Chemises vertes de Bergame, il a effectivement ordonné une perquisition, mais il n’y a pas d’inquiétude à avoir, ils sont seulement stupides. Sur ce dernier point, ils tombent tous les deux d’accord.
36Les Chemises vertes de la Ligue du Nord ne sont pas les Chemises noires du parti fasciste. Leurs expéditions sont trop grotesques pour provoquer la crainte que pouvaient susciter celles de leurs référents historiques. Si leurs membres se prennent très au sérieux, les cadres partisans, en revanche, les considèrent avec condescendance. Pour eux, leur véritable fonction est ailleurs, dans la provocation. L’apparition de cette structure paramilitaire a néanmoins alerté la justice italienne, qui, dès le mois d’août 1996, prit des mesures contre ses adhérents. Différents parquets du Nord engagèrent des poursuites sous des motifs divers, avant que l’ensemble de l’action judiciaire ne soit centralisé à Vérone. Guido Papalia, le juge instructeur chargé du dossier, est bientôt surnommé par les représentants d’ Alleanza Nazionale, le juge « castiga-matti » [père-fouettard]. Il s’efforce durant toutes ces années de recueillir des charges contre cette organisation subversive, sans que cela ne soit vraiment suivi d’effets. L’opinion publique italienne est portée à l’indulgence, les leghisti passent pour des personnages à la fois couards et vantards. Prendre leurs menaces au sérieux ridiculise ceux qui s’y risquent, c’est du moins ce qu’il ressort d’un certain nombre de commentaires.

Umberto Bossi et Roberto Maroni :
« - Ouvrez, Police ! !...
Chemises vertes, c’est à vous de jouer !
Vite, appelez les carabiniers ! »,
Il Corriere della Sera, 19/06/1996.
37Les initiatives du juge Papalia ont eu ainsi des effets malheureux. Le 18 septembre 1996, alors que la direction partisane refuse de lui livrer la liste des agents de la garde nationale padane, il lançe un avis de perquisition au siège de la via Bellerio, à Milan. En agissant ainsi, on fait des leghisti des martyrs. Ces derniers, parmi lesquels certains députés, s’opposent vigoureusement à la procédure, des échanges de coups s’ensuivent et Roberto Maroni, l’ancien ministre de l’Intérieur, est blessé. La classe politique italienne désavoue unanimement cette action. Le gouvernement italien est, en quelque sorte, contraint de faire preuve d’indulgence sous peine de passer pour « fasciste »( Corriere della Sera, 19/09/1996).

Premier coup de force des soi-disant démocrates au siège de la Ligue. De gauche à droite, le président Scalfaro, Romano Prodi, Massimo D’Alema et Walter Veltroni, trois hommes de gauche habillés en carabiniers perquisitionnent le siège de la Ligue.
La Repubblica, 6/11/1997.
38Le leader de la Ligue a su en effet retourner la situation à son avantage : « Cette magistrature nous la connaissons, elle sert l’entreprise coloniale. Mais, contre la Padanie, elle perdra. Plutôt mourir que vivre sans liberté ». Il attaque le président de la Chambre des députés Luciano Violante : « Fasciste ! » Le juge Antonio Di Pietro : « Il fait partie du système colonial et raciste. » Ses adversaires invoquent alors l’irresponsabilité mentale. Ces « persécutions judiciaires » ont néanmoins permis à Umberto Bossi de mobiliser ses fidèles. En tablant sur l’antique méfiance des Italiens pour l’institution judiciaire, les leghisti parviennent à retourner la situation à leur avantage. Le thème de la justice injuste est récurrent dans les revendications populaires italiennes. Il est facile de convaincre les électeurs que la justice italienne ne frappe que « les petits », les « sans-grade »...
39Il s’avère néanmoins que certains membres de la garde nationale padane détiennent des armes. Le 5 novembre 1997, les carabiniers perquisitionnent au domicile des dirigeants leghisti de Varèse. Chez Claudio Carè [28 ans], commandant provincial de la garde nationale padane, ils trouvent un lancegrenade rouillé. Il s’agit d’un « souvenir de Croatie », comme le précise l’intéressé. Entre 1991 et 1994, Carè s’était engagé comme volontaire dans l’armée croate : « Il me semblait que c’était une cause juste », dit-il aux carabiniers. Mais, là encore, l’intervention policière semble si ridicule que même la presse de gauche a pris le parti des leghisti contre le juge Papalia. Depuis la « déclaration d’indépendance de la Padanie », Bossi prétend qu’il existe une « double légalité » en Italie. Comme ils disent ne reconnaître que le jugement du peuple padan, les dirigeants de la formation indépendantiste padane refusent de se présenter aux convocations du juge d’instruction de Vérone.
40À partir de 1997, le « tir au juge » devient pour Umberto Bossi un moyen de sortir de l’isolement consécutif à la « déclaration d’indépendance », car qui dit du mal des magistrats est automatiquement l’ami de Silvio Berlusconi (le leader de Forza Italia est toujours aux prises avec les juges milanais). Dans les meetings, le juge de Vérone fait l’objet d’un lynchage langagier. Chaque intervenant ajoute un qualificatif : Papalia est tour à tour un « fasciste », un « communiste », un « bâtard », un « assassin » et un « porc », le « plus méridional de tous » ; il traite les « frères padans » comme des « Juifs » et veut la « persécution de l’Holocauste ». Contre le sentiment de sa base militante, la Ligue du Nord contribue ainsi à fermer la parenthèse « Mains propres » [Mani Pulite] en votant, notamment, contre l’emprisonnement de Cesare Previti (un élu de Forza Italia dont la corruption est avérée). L’ancien leader de la Liga Veneta, Fabrizio Comencini, a prétendu que Bossi avait été payé en échange de ce vote, le leader de la Ligue du Nord n’a pas démenti.

« - Papalia ne nous fait pas peur !
Et puis, qu’est-ce qu’un terrone du nom de Papalia fait en Padanie ?
Nous, nous ne reconnaissons que l’autorité des juges de la Padanie !
- Mais les juges de la Padanie n’existent pas...
- Justement ! »
Giannelli, Il Corriere della Sera, 5/02/1998.
41De manière systématique, les leghisti se posent en victimes d’un système qu’ils ne cessent d’attaquer violemment. En 1998, Bossi, toujours assisté du journaliste Daniele Vimercati, fait paraître un nouvel ouvrage dont on apprécie la forme : à des réquisitoires répondent des plaidoyers visant à invalider les différentes accusations régulièrement portées contre la Ligue du Nord. Au premier chef d’accusation (« La Ligue est raciste »), Umberto Bossi répond en affirmant que le concept même de racisme est étranger à la Padanie. Au onzième chef d’accusation (« La Ligue fomente la violence »), il oppose l’idée que la législation liberticide est elle-même une violence (Bossi et Vimercati 1998).
42En fait, les initiatives de Papalia fournirent surtout à l’organisation de bons prétextes pour descendre dans la rue et faire parler d’elle. Le 31 janvier 1998, les militants de la Ligue du Nord investissent, en effet, la place du palais de justice de Bergame pour manifester contre les poursuites engagées par le parquet de Vérone ( Corriere della Sera, 1/02/1998). Ils formèrent à cette fin une chaîne autour du tribunal : « Avec Bossi en prison, ce sera la révolution ! » Le tribunal de Bergame avait, en effet, prononcé la semaine précédente une condamnation à l’encontre du leader pour « instigation à la révolte ». Les militants avaient alors fait connaître leur avis en salle d’audience. Daniele Belotti s’en souvient avec une pointe de nostalgie : « Là, évidemment, nous avons pris des risques. Faire le bordel dans un tribunal, c’est risqué. Tu peux être poursuivi pour outrage à la cour, cela dépend de ce que tu cries, et comment tu le cries. »
43Les manifestants s’en prennent aux juges, qu’ils estiment à la solde du pouvoir en place, en criant « PDS-SS ! » et « Papalia terù ! ». Ils convient le procureur véronais à retourner chez lui, c’est-à-dire dans le Sud. Mario Borghezio invite les manifestants à se rendre à Vérone le 15, pour « se saisir du Papalia », avant que le leader ne s’insurge contre la judiciarisation du politique : « La magistrature n’est qu’un instrument du pouvoir... Elle recourt aux procès politiques pour sauver le régime. » Il reprend le couplet habituel sur la spoliation du Nord, appelle à la révolte fiscale et répète à plusieurs reprises : « Nous n’avons pas besoin d’armes, nous n’avons pas besoin de bâtons, nous avons la volonté d’aller de l’avant et la bombe atomique du fric ! » Bossi affirme ensuite que les communistes et les démocrates-chrétiens se sont « mis d’accord pour se partager des milliers de milliards de pots-de-vin et que l’on attend toujours le procès », avant de chercher à justifier l’attitude des parlementaires leghisti dans l’affaire Previti13 : « Il y a une autre voie, l’arrestation n’est pas forcément la solution, il faut savoir avant de condamner... » Dans les jours qui suivent, la Chambre des députés parvient, sur la base d’un « marchandage procédural », à faire voter une loi pour invalider l’autorisation précédemment accordée au juge Papalia.
44Daniele Belotti se souvient avec orgueil de cette action : « La semaine qui a suivi la condamnation de Bossi, il y a eu une manifestation à Bergame, il y avait entre 25000 et 30000 personnes [15000 selon la préfecture], c’était la plus grande manifestation qu’il y ait eu à Bergame, depuis au moins des décennies, et devant le tribunal... À chaque fois que tu mènes des actions de ce type, que tu contestes le président de la République ou autre, plusieurs personnes, des dirigeants, mais également de simples activistes sont mis en accusation pour résistance aux autorités publiques, pour outrage au drapeau... À l’occasion de la visite du président de la République à Brescia, nos militants firent l’objet de poursuites. Nous étions là pour contester, mais nous ne lancions pas des pierres. Dans un État démocratique, on doit consentir à l’expression de la contestation lorsqu’elle est faite sur un mode civil. À Naples, la semaine dernière, des chômeurs ont brûlé un drapeau italien et alors rien... Lorsque c’est nous qui faisons un truc comme ça, c’est une véritable attaque. » Lors de cette visite présidentielle, le secrétaire Belotti s’était distingué en lançant des œufs pourris sur le passage du Président.
45Le victimisme indépendantiste de Daniele Belotti me paraissait suspect. Lorsque je lui soumis mon sujet de recherche, il partit d’un éclat de rire : que je veuille étudier les effets de la stigmatisation sur les indépendantistes padans lui semblait cocasse. Il chercha dans un premier temps à minimiser la question, pour ensuite reconnaître qu’elle pouvait parfois donner lieu à des manifestations de paranoïa assez inattendues et souvent ridicules : « Il y a effectivement cette manie de la persécution chez les gens de la base. » Mais, selon lui, il ne fallait y voir qu’une « manie assez ingénue ». Pour m’en convaincre, il s’empressa de me donner deux exemples qui lui semblaient assez drôles :
Je me souviens que la veille des grands rassemblements de Pontida, si par malheur la météo annonçait du mauvais temps, les nôtres disaient ignorer les prévisions de la RAI pour prendre en compte celles de la télévision suisse, car ils étaient persuadés que les chaînes nationales annonceraient du mauvais temps uniquement pour les décourager de se rendre à Pontida. Si le train spécial pour Pontida avait du retard - les trains spéciaux ont nécessairement du retard-, les militants se mettaient aussitôt à maugréer contre les employés méridionaux des Ferrovie dello Stato, persuadés que ces derniers cherchaient à bloquer les trains des leghisti !
46Le secrétaire dénonçait volontiers l’exubérance de ces allégations, mais il se montrait compréhensif car, selon lui, il fallait tenir compte de la « haine totale » qui frappe les militants. Après une courte pause, il reprit en insistant bien : « Ceux que nous attaquons nous vouent une haine totale. »
47Ce déplacement (de la condescendance à la haine) et cette justification inattendue illustrent tout à fait le processus pervers que décrit René Girard (1982 : 13). Les propos du secrétaire provincial font bien état d’une persécution réelle, mais cette persécution est « rapportée dans la perspective des persécuteurs ». Cette perspective est forcément trompeuse, dans la mesure où ces derniers sont convaincus du bien-fondé de leur violence. Cette conviction éclaire leur relative transparence. Les petits fonctionnaires méridionaux sont crédités de toutes les malices et les militants de la Ligue se posent en victimes. L’inversion qu’ils opèrent est complète et peut facilement brouiller les repères d’un observateur étranger. Seule la nature grotesque de leurs griefs hypothèque sérieusement l’adhésion qu’entraîne, par ailleurs, leur force de conviction. Pour René Girard, c’est l’invraisemblance même des accusations qui atteste la vraisemblance des persécutions. Quotidiennement confrontée à l’inversion persécutrice pendant plusieurs mois, j’ai développé une « ethnographie des restes » qui m’a amenée à collecter, à travers les dérapages, les indices d’un « racisme » que j’étais seule à percevoir, car le délire des uns c’est la vérité des autres, et inversement. Il m’aura fallu identifier la source du malentendu idéologique, pour ne pas devenir l’« idiote » des militants du siège de la Ligue du Nord de Bergame.
48Après seulement quelques jours passés dans leurs locaux, il ressortait de mes notes de terrain que les Chemises vertes étaient tout à fait inoffensives et que l’ennemi à abattre était l’État italien, désormais « méridionalisé ». Pouvais-je m’en tenir au contenu manifeste des discours que j’enregistrais, quitte à négliger ce changement de perspective ? Le danger qui, dans ce contexte précis, menace l’enquêteur, c’est le confinement idéologique. Les discours militants auront vite fait de l’enfermer dans l’idiotie que stigmatisent les commentateurs extérieurs. La confusion est pour ainsi dire inévitable lorsque l’on est sur le terrain. L’ethnographe court le risque d’être happé par l’idéologie indépendantiste. Une certaine force psychologique est sans doute nécessaire, mais elle n’est pas suffisante pour mener de l’intérieur l’analyse du « phénomène Ligue ». Sans le contrepoint des discours extérieurs, sans mes carnets de terrain, je me serais définitivement laissée embrouiller par l’inversion-dissimulation que réalise l’idéologie leghista. Le renversement de perspective masque pour partie l’aspect odieux de l’entreprise, seule l’absurdité du projet padan prévient l’enquêteur contre le leghismo.
49Les cadres partisans doivent établir un « front médiatique uni » pour emporter la conviction des électeurs et, accessoirement, la mienne ; car si les dirigeants paraissaient eux-mêmes peu convaincus de l’existence d’une « entité Nord », comment pourraient-ils en convaincre l’observateur extérieur ? Pourtant, au sein même de la formation, l’indépendantisme padan est loin de faire l’unanimité. Certains militants ne mâchent pas leurs mots : « La Padanie est une m... ! » Conscient mieux que personne de cette faiblesse constitutive, Daniele Belotti rejette tout élément qui viendrait contredire sa foi nationaliste. Au cours de nos conversations, il n’a cessé de nier la fracture entre autonomistes et indépendantistes padans, la réduisant systématiquement à des dissensions personnelles. Franco Colleoni, son successeur à partir de juillet 1999, a adopté lui aussi la même attitude. Notre « collaboration » était donc fondée initialement sur de la fiction, pour ne pas dire sur du mensonge14. Cet entêtement nationaliste qui amuse tant les journalistes locaux est très frustrant.
50Les indépendantistes, bien qu’hégémoniques à l’intérieur de l’organisation partisane, ne sont pas les plus nombreux. Ils tendent néanmoins à le devenir, car ils ont fait fuir tous les autonomistes qui avaient une conception ouverte et fonctionnelle de l’appartenance locale fondée sur une identification territoriale dans le cadre de l’Union européenne. À partir de 1995, la Ligue a durci sa ligne, car toute la classe politique était désormais acquise au fédéralisme, et les partisans d’un régionalisme ethnocentrique exclusif ont pris l’avantage sur ceux qui défendaient une conception plus démocratique de l’autonomie. Aujourd’hui, ce discours est largement développé par les élus progressistes du Nord-Est de l’Italie. L’ancien maire de Venise, Massimo Cacciari, est le représentant de ce courant d’idées à l’intérieur de la formation des Démocrates de gauche. En 1997, le gouvernement de centre gauche s’est efforcé de répondre à ces aspirations en donnant plus de pouvoir aux collectivités locales, grâce à la loi Bassanini. Mais cette réforme aura été loin de satisfaire les aspirations autonomistes.
51L’inversion qui nourrit la bonne conscience des militants éclaire, par ailleurs, leur relative disponibilité à mon égard. Convaincus du bien-fondé de leur combat, ils cherchent à vous en convaincre. Cette force de conviction compense l’effet de censure que le chercheur en sciences sociales peut exercer. C’est dans l’acharnement qu’ils mettent à vous convaincre, dans le besoin d’assentiment qu’ils vous manifestent, qu’il faudra saisir l’indice de leurs scrupules. La méthode ethnographique se révèle assez efficace pour démystifier l’indépendantisme de la Ligue, car c’est bien souvent sur des détails que l’on détecte les mouvements d’aversions réprimés (depuis un geste de recul jusqu’à une allégation paranoïaque). C’est sans relâche que les militants de la Ligue vous opposent leurs dénégations, mais pourrait-il en être autrement ? La plupart d’entre eux ne sauraient exprimer ouvertement leurs sentiments xénophobes puisqu’il leur faut sauver une définition « socialement acceptable » de leurs orientations politiques. S’ils manifestent leur xénophobie, ils le font donc sur un mode négatif, en multipliant les parades du type : « Et si ça c’est du racisme alors... » Ils vont même parfois jusqu’à suspendre l’amorce de la formule maintes et maintes fois reprise, tant son usage leur paraît dénoncer le contraire de ce qu’ils avancent. Ces techniques défensives sont-elles consciemment mises en œuvre ? Aurais-je seulement pu les contourner en entrant dans la Ligue comme Anne Tristan (1987) dans le Front national, c’est-à-dire en me faisant passer pour une nouvelle recrue ? Rien n’est moins sûr, car rares sont ceux qui prennent sciemment le parti de l’intolérance. Pour paraphraser la journaliste, le militant leghista est gentil : s’il adhère au mouvement, c’est qu’il s’est laissé convaincre du bien-fondé de cette rébellion.
52Convaincus de leur représentation, ils n’en développent pas moins une certaine forme d’autodistanciation. Ils semblent avoir intégré le jugement de la majorité. De ce jugement, ils se soucient beaucoup, peut-être même beaucoup trop, car en déclinant leurs discours en fonction des réactions de l’auditeur – depuis l’insulte jusqu’à sa négation pure et simple – ils révèlent leur dissimulation. Il faut donc saisir les failles de leurs discours pour mettre à jour les tensions que recèle l’expression du nationalisme padan, car ces Italiens qui ne se reconnaissent plus dans l’Italie sont, peut-être et avant tout, en conflit avec eux-mêmes. L’ethnographe ne doit pas attendre l’explication consciente d’un message raciste ; elle est laissée à un extrémisme qui ne craint pas d’exprimer ce qui reste implicite dans le discours commun. Il faut être attentif, par exemple, aux dédits des intéressés : si certains font du Méridional un « terù », c’est pour ensuite reconnaître que certains Bergamasques se comportent eux aussi comme des « terù ». Quelle conclusion devons-nous tirer de cette labilité ? Faut-il y voir l’indice de leur duplicité ? Faut-il y voir celui de leur désarroi devant l’incivisme qui ronge leur pays ? Faut-il s’en tenir à l’usage du mot « terù » ? La xénophobie se décline, elle prend parfois des détours inattendus. On s’aperçoit très vite qu’elle ne concerne personne et tout le monde. Pris entre l’évidence et sa négation, l’ethnographe perd le sens de ce qu’il était venu chercher.
53J’avais pris le parti d’exposer clairement à mes interlocuteurs leghisti la nature de mon questionnement, au risque de me voir disqualifiée dès le premier échange. J’ai appris à mes dépens que je ne pouvais être transparente partout et avec tous. À Bergame, je n’ai pas rencontré beaucoup de problèmes ; à Milan, j’ai dû travailler en immersion. Je bénéficiais alors de la « caution bergamasque ». L’admiration que suscite leur engagement indéfectible rejaillissait sur moi puisque j’y venais recommandée et, bien souvent, accompagnée par les membres du secrétariat provincial.
54Mon travail d’enquête présentait pour les membres de l’organisation plusieurs intérêts : j’étais tout d’abord une caution universitaire (étrangère de surcroît), j’étais susceptible de faire entendre leurs revendications au-delà des Alpes et j’étais à même de leur fournir des informations aussi bien sur les membres de leur propre formation que sur ceux des autres partis, car très vite, j’ai été prise dans un jeu d’échange d’informations. Différents acteurs de la vie politique locale prirent l’habitude de me consulter sur l’état d’esprit de leurs adversaires. Cette « imprégnation lente » s’avéra particulièrement fertile : sans cette contextualisation que consent l’enquête ethnographique, il est difficile de saisir le « phénomène Ligue » dans toutes ses dimensions. Les entretiens ne parlent pas d’eux-mêmes. Hors contexte, il est impossible d’en saisir toute la profondeur sémantique. Les premiers mois, j’étais tout simplement incapable d’entendre ce que me disaient mes interlocuteurs.
55Que le terrain soit « confortable » ou au contraire « inconfortable », on doit mettre en sommeil une part de soi. Il faut renoncer à la spontanéité de ses attitudes ordinaires (dans ce cas il fallut résister à la colère). Cette prise de position ethnographique rend les relations, que vous pouvez nouer avec les militants de la Ligue, tout à fait inauthentiques. À partir du moment où vous êtes sur le terrain, il s’opère inévitablement un dédoublement entre le participant et l’observateur. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est grâce au rire que j’ai opéré par devers moi ce dédoublement, avant de saisir que c’est précisément le rire qui permet le saut dans l’intolérable.
LA NAISSANCE DE L’ANTI-NATION
56Comme chaque année depuis 1996, un petit groupe de militants piémontais attend l’hélicoptère de Bossi sur le Monviso, à Pian del Re, à quelques pas de la source du Pô. Ils y remplissent des bouteilles d’eau, la boivent et s’en aspergent la nuque. Ils sont venus là pour voir le chef renouveler le rite de l’ampoule. C’est en effet sur le Monviso, entre les Langhe et la plaine de Cuneo, que le leader ouvrit les « trois jours de la sécession » qui devaient le conduire en fin de parcours à Venise, pour déclarer l’« indépendance de la Padanie » le 15 septembre 1996. Le site, à 2000 mètres d’altitude, interdit tout rassemblement de masse. Le cérémonial se répète à l’identique depuis le coup de force symbolique de 1996. Dans le courant de l’après-midi, un hélicoptère Alouette dépose le leader en contrebas, à Pian della Regina, où la majeure partie des militants l’accueille de leurs ovations : « Bo-ssi... Bo-ssi... Bo-ssi... » Ce dernier prend à peine le temps de les saluer et monte dans une voiture qui le conduit rapidement un peu plus haut, à Pian del Re, où, sous le regard vigilant d’un guerrier écossais armé d’une lance et orné d’un bouclier figurant le « soleil des Alpes », il recueille dans une ampoule (fabriquée spécialement pour la circonstance à Murano) l’eau pure de la source du Pô. Le temps pour les photographes d’immortaliser le geste et Bossi est déjà redescendu à Pian della Regina pour la conférence de presse qu’il donne dans la salle principale du Chalet de la Polenta. Après avoir répondu aux questions des journalistes, il s’adresse aux militants, debout sur une charrette parée des blasons lombard, piémontais et vénète. Il évoque encore une fois l’acte historique que « personne ne pourra jamais défaire », avant de remonter dans l’hélicoptère. Le lendemain, nous le retrouvons sur la tribune flottante Riva dei Sette Martiri, à Venise, où, à l’issue d’un nouveau discours de deux heures, il verse dans la lagune l’eau pure de la source... Le geste devra se répéter ainsi jusqu’à ce que la Padanie soit indépendante, c’est du moins ce que prétend Bossi.
LA LIGUE DU NORD ET LA « GAUCHE NAZIE »
Après avoir brocardé la « gauche belliciste » durant l’intervention de l’OTAN au Kosovo, la direction de la Ligue du Nord prend la défense de Jörg Haider contre la « gauche nazie ». Les sanctions européennes qui frappent l’Autriche en janvier 2000 sont vigoureusement dénoncées dans La Padania : l’UE ne peut prétendre s’immiscer dans la vie politique d’un État démocratique. Les déclarations de Massimo D’Alema qui, en soulignant les sympathies entre la Ligue du Nord et le FPÖ, jettent le discrédit sur la nouvelle coalition de Silvio Berlusconi, accroissent la tension. Les journalistes du quotidien leghista se souviennent des réactions négatives qui avaient accompagné la victoire du leader de Forza Italia en 1994 et anticipent d’éventuelles sanctions si la « Maison des libertés » venait à remporter les prochaines élections politiques. Gianni Baget Bozzo, le porteparole du parti de Berlusconi, dénonce le diktat des gauches européennes et compare le sort de l’Autriche à celui que les nazis, puis les communistes, firent subir à la Tchécoslovaquie. Umberto Bossi invalide pour sa part les allégations de « baffino » [petite moustache] comme il surnomme Massimo D’Alema. Elles sont pour lui dictées par la peur : « L’actuel Président du conseil sait que l’alliance Polo-Ligue le renverrait définitivement chez lui. » Sur le cas Haider, le leader de la Ligue du Nord se montre plus circonspect : « Je ne le connais pas très bien. » Ce dernier l’avait pourtant rejoint sur la tribune à Vicence, quelques semaines auparavant. Quant aux accusations portées contre lui par le même Massimo D’Alema, Bossi répond : « Dans ma famille, j’ai toujours respiré le parfum de la liberté et de la démocratie. Mes proches ont été persécutés par les fascistes. Le grand-père de ma femme est mort à Dachau pour avoir sauvé deux cent vingt Juifs de la déportation [...] L’antifascisme, on l’a dans le sang. C’est un patrimoine de liberté qu’aucune calomnie, aussi perfide et électoraliste soit-elle, ne parviendra à entamer [La Padania, 2/02/2000]. » L’épouse du sénateur Bossi se révèle encore une fois « providentielle » : on savait qu’elle était d’origine sicilienne, on ignorait qu’elle était aussi la petite-fille d’un Juste. Quelques semaines plus tard - coïncidence ou pas - Radio Padania prenait fait et cause pour les déportés italiens susceptibles de recevoir des indemnités du gouvernement allemand. Dans les mois qui suivront, Umberto Bossi ne cessera de dénoncer les « nazis rouges », les « vrais nazis », c’est-à-dire « des communistes [qui semblent ne plus l’être, mais qui le sont toujours] alliés aux banquiers francs-maçons qui ont revêtu la défroque de la globalisation et qui ont en tête, comme Hitler en son temps, mais avec des moyens plus modernes, de réduire à néant les identités des peuples et des régions, de détruire l’institution familiale et d’exterminer les diversités en recourant à l’immigration[ La Padania, 15/08/2000]. » L’inversion est totale : la défense mise en oeuvre par Umberto Bossi correspond bien à cette stratégie de « rétroversion » que définit P.-A. Taguieff. Cette manoeuvre, en générant de la confusion, rend caduque toute réflexion critique et renforce l’adhésion inconditionnelle.
57Le 21 décembre 1994, lorsqu’il fit tomber le gouvernement de Silvio Berlusconi en lui retirant son soutien, Umberto Bossi inaugura la « phase d’isolement padan ». Les formations classiques étant désormais acquises au fédéralisme, il lui fallut surenchérir pour renforcer sa position sur la scène politique italienne. En menaçant une nouvelle fois de rompre le pacte de solidarité sur lequel l’État fonde son équilibre, il ne faisait que reproduire une stratégie déjà éprouvée. Mais lorsqu’il théâtralisa la sécession, il mit en mouvement l’Italie. Cette escalade dans la provocation n’était pas anodine : le rite de l’ampoule, parce qu’il informe le réel, matérialise un nouvel espace symbolique contre la nation italienne. La « déclaration d’indépendance de la Padanie » marqua ainsi une étape essentielle dans le cycle rituel ouvert par le serment de Pontida. Pendant six ans, Umberto Bossi s’est efforcé de donner un corps social à la Padanie.
58En 1996, la manifestation d’indépendance a monopolisé l’attention des journalistes pendant un mois, sans néanmoins, parvenir à éclipser tout à fait l’inquiétude des autorités italiennes devant la fermeté du couple franco-allemand sur le respect des critères et de l’échéance du passage à la monnaie unique. Umberto Bossi envenimait à dessein la situation : « Nous laisserons à l’État italien une année pour se retourner, pour accomplir les démarches nécessaires à la séparation. Une nouvelle constitution. Une nouvelle monnaie. Le Nord adoptera l’Euro puisqu’il a, depuis longtemps déjà, atteint les critères de Maastricht, et le Sud gardera la Lire dévaluée. C’est une affaire, et pour la Padanie, et pour le Mezzogiorno qui pourra relancer son économie. » ( Corriere della Sera, 16/08/1996) Le spectre de la séparation de fait hante alors l’Italie. Le contre-rite qu’il met en scène sur le Monviso permit alors de désamorcer de réelles tensions15.
59En accomplissant ce geste, le leader de la Ligue du Nord voulait signifier une rupture : « Le moment est arrivé... Nous avons déjà eu trop de patience... Les consciences sont mûres à présent... Il est temps de rompre avec l’État centraliste de Rome... Nous savons parfaitement que ce que nous accomplissons là est un acte constitutionnellement illicite, mais nous avons foi dans la conscience padane des peuples qui s’érigent en Nation et dans le droit international. » La pureté de l’eau qui sourd à Pian del Re était au centre de son discours : « Si nous sommes venus ici pour prendre l’élan qui nous portera jusqu’à Venise au-devant de ce qui adviendra dimanche, ce n’est pas par hasard... C’est parce que sur cette montagne, se trouve la source du grand fleuve, le Pô, le fleuve qui a creusé la grande Padanie. Nos ancêtres avaient raison de penser que le fleuve était un dieu. L’eau du Pô contient toute chose et ce tout c’est la Padanie... Ici, l’eau est claire, limpide et transparente, aussi transparente que le geste que nous accomplissons aujourd’hui, car il ne pouvait plus être renvoyé... La naissance de la république padane... Cette eau claire nous la porterons à Venise dans une ampoule que nous déverserons dans la lagune en la dispersant aux quatre points cardinaux. »
60Bossi inaugura, par ce discours aussi solennel que dérisoire, toute une série de manifestations qui se tiendraient aux abords du fleuve. À travers cette vaste mise en scène qui mobilisa tous les militants depuis Cuneo dans le sud du Piémont jusqu’à Venise, la Ligue s’efforcera de représenter une nation en devenir. Les organisateurs des « trois jours de la sécession » savent qu’il est impossible de réaliser une chaîne humaine le long du Pô : la configuration des rives ne le permettrait pas et 600 000 à 700 000 participants seraient nécessaires à sa mise en place. Ils n’en espèrent manifestement pas tant, malgré les rodomontades du leader qui, depuis un mois, avance le chiffre d’un million (les ouvrages de propagande feront par la suite état d’un million et demi). La chaîne partira donc bien de la source, mais elle serait discontinue. Les militants investirent essentiellement les ponts. Dix fêtes populaires (polenta au menu) furent organisées et les sympathisants affluèrent ainsi en 140 points du fleuve, où les militants les appelèrent à voter pour la sécession.
61Les principaux lieux de rassemblement fonctionnèrent comme des relais : le leader s’y présenta successivement pour y faire des allocutions, jusqu’à ce qu’il atteigne Venise pour lire la « déclaration d’indépendance ». De Paesana, dans le sud du Piémont, à Turin, il effectua le trajet en hélicoptère. L’ancienne capitale piémontaise fut le lieu d’une fête grandiose : à la nuit tombée, les militants, munis de flambeaux, investirent les ponts qui enjambent le fleuve, un feu d’artifice fut également tiré. De Turin, Bossi repartit en voiture pour se rendre à Casale Monferrato, où deux ballons à l’effigie du mouvement s’élevèrent au-dessus du Pô. À l’étape suivante, le leader changea de moyen de locomotion : il prit un taxi-boat jusqu’à Cremona, où il fit un nouveau discours avant de monter dans le catamaran qui le conduisit à Venise. Il croisa encore deux fêtes organisées sur les rives du fleuve avant d’atteindre la Riva dei Sette Martiri. C’est ici, devant un parterre de 15 000 personnes (selon les autorités) et 50000 (selon la Ligue), qu’Umberto Bossi déclara la Padanie indépendante. Son discours fut retransmis en tous les points du fleuve et la cérémonie se répéta partout à l’identique : après la retransmission collective, les représentants locaux du mouvement lurent la constitution, la charte des droits des citoyens padans et le traité de séparation consensuelle avant que ne résonnent les premières notes de l’hymne officiel de la Padanie, le Va’ Pensiero de Verdi. À défaut de pouvoir constituer une chaîne humaine réelle, les organisateurs ont tenu à mettre en place ces relais vidéo, réalisant ainsi une chaîne virtuelle. Pour disposer de son propre service de retransmission, la Ligue a versé une lourde somme à Telecom Italia. Au prix de 45 millions de lires, elle a brisé le monopole médiatique national pour imposer sa lecture de l’événement. Par la suite, les cassettes vidéo de la manifestation ont été commercialisées.
62La Ligue du Nord appelle officiellement ses sympathisants à « redevenir les patrons chez eux » en s’exprimant pour « la liberté de leur terre ». Mais le leader de la Ligue ne manifeste pas tant une exigence de liberté qu’un refus de la victoire de Romano Prodi. La récente victoire de la gauche avait pu, en effet, alarmer les électeurs des anciens bastions démocrates-chrétiens au point de les conduire sur les rives du Pô pour défendre « leur terre ». La mise en scène de ce départ collectif prend manifestement une dimension contestataire dans un pays qui a longtemps « voté avec les pieds » et méconnaît la culture de l’alternance.
63Si nous revenons sur les déclarations du leader, nous sommes frappés par la relative faiblesse de la question nationale ; là encore, c’est la régénérescence de la vie politique nationale qui semble préoccuper Umberto Bossi. Dans l’interview qu’il accordera ensuite à Simonetta Faverio (1996 : 29-30), il commentera le rite en ces termes : « J’ai voulu accomplir un acte symbolique pour signifier la transparence de notre action, et la transparence, c’est la liberté. Les symboles comptent. Les actes symboliques comptent beaucoup dans le coeur des gens. Bien plus que les mots, que la rhétorique des politicards. Nous avons pris une chose pure, l’eau de la source, et nous l’avons fait voyager à travers toute la Padanie jusqu’à la mer. Oui, une goutte d’eau pure dans une grande mer polluée. Mais notre politique, notre idéal, n’est-ce pas cette goutte d’eau pure jetée dans l’étang de la politique ? Nous, peuples de la Padanie, nous nettoierons la politique de la pollution et des produits toxiques. » Dans cette perspective, l’ascension du Monviso, l’eau du Pô, les flambeaux et les bûchers prennent une tout autre signification. Le rite de l’ampoule n’est peut-être pas tant un tracé de fondation qu’un rite de purification collective.
64L’équivoque persistante entre contestation politique et revendications identitaires n’a rien de surprenant si nous la replaçons dans la trame des discours leghisti, elle ne fait que mettre en évidence l’amalgame opéré entre ethos et appartenance territoriale. Les consignes des organisateurs ne sont pas moins floues que les motifs invoqués. Sans doute serait-il exagéré de prétendre qu ils espèrent quelques débordements spontanés, disons plutôt qu’ils jouent à faire peur. En dépit des allégations pacifiques du leader, qui parlera de Gandhi et de la « marche de la Paix », la Ligue du Nord ouvrait avec ces rassemblements un espace d’incertitude lourd de menaces.
65A la veille de l’événement, le Corriere della Sera soulignait la dimension paradoxale de la manifestation : « Les militants seront sur les ponts, mais ne les bloqueront pas, ils emporteront les carnets d’abonnement à la RAI, mais brûleront leurs fac-similés, personne ne veut admettre qu’il s’agit d’une promenade, mais personne ne se risque à dire qu’il s’agit d’une ( révolution. » Corriere della Sera, 12/09/1996) La dimension ludique de cette manifestation (une partie de football Italie-Padanie a même été organisée à Mantoue) ne doit pas nous faire oublier les présupposés idéologiques du mouvement. L’inquiétude des autorités italiennes est à la mesure de l’incertitude que laisse planer la Ligue du Nord. Sur le coup, il était difficile, sinon impossible, de saisir la portée exacte de cette provocation ; après seulement, les commentateurs sortiront de l’état de commotion occasionné, pour parler du « dégonflement » de l’événement. Au matin du jour de la « déclaration d’indépendance », le président de la République avait déclaré : « Cette manifestation ne remettra pas en cause la sérénité des cinquante millions d’Italiens qui veulent l’unité du pays. » Il avait cependant ajouté : « On ne doit pas avoir de remords en usant du code pénal si des délits sont commis. » La manifestation a donné lieu à un déploiement policier très important : les journalistes ont relevé qu’il y avait ce jour-là autant de policiers que de Chemises vertes sur les ponts qui enjambent le Pô. La présence des « troupes d’occupation étrangères » – c’est ainsi que Bossi désigne la police – veilla à ce qu’aucun incident ne vienne troubler la fête leghista. Les risques d’affrontements n’étaient pourtant pas négligeables : plusieurs contre-manifestations furent organisées sur initiatives aussi bien locales que nationales.
66Le fleuve symbolise ici une Nation en devenir en figurant la confluence des peuples de Padanie. C’est avant tout sa direction qui s’impose à l’observateur. Le Pô, comme le rappelle Paolo Rumiz (1997 : 78), c’est le point de convergence de toutes les eaux courantes qui descendent des vallées alpines. Il évoque ces centaines de bus qui affluèrent des vallées sur le fleuve pour y déposer les militants venus célébrer la « déclaration de l’indépendance ». Ce symbole a également vocation à unifier les diversités internes. Enfin, le fleuve exprime un état encore maîtrisé de la masse, avant la décharge, c’est-à-dire avant la dissolution complète de l’individu en son sein (Canetti 1966 : 86-88).
67Le Pô, sorte de père mythique, opère à la fois une naturalisation et une racialisation du social. Sur le Monviso, le leader de la Ligue mobilise des symboles génésiques : le fleuve Pô engendre la Padanie en fertilisant la plaine et symbolise, en quelque sorte, une énergie sexuelle qui contient un monde à naître. Dans les représentations parodiques de la presse, le leader apparaît tantôt comme le père, tantôt comme la mère de la Padanie. Lorsqu’il retourne à la source du Pô, en 1999, une petite fille incarne la « Padanie ». L’image du fleuve est récurrente dans les écrits du leader de la Ligue : « Ma famille est importante évidemment mais ça ne s’arrête pas là. Pour moi, la famille c’est une espèce de fleuve qui court depuis la source, et tout ce que nous faisons n’est jamais qu’un élément dans ce fleuve. » (Bossi et Vimercati 1991 : 57) Le fleuve figure une lignée spermatique. La chaîne du Pô, c’est aussi la chaîne des générations. Le leader avait luimême baptisé son troisième fils « Eridano » – dieu du fleuve. L’ampoule sacrée contient bien un liquide séminal métaphorique. Ce rite renvoie au mythe de la virilité des montagnards. Lorsqu’il met en scène le rite de l’ampoule, le leader de la Ligue engendre un nouveau peuple. C’est l’apothéose délirante du far da sé.

Roberto Maroni tend l’ampoule à Umberto Bossi. « Encore un peu ».
Giannelli, Il Corriere della Sera, 17/09/1996
68La Padanie est bien le fruit d’une génération, voire une régénération, car en recueillant cette eau de source – symbole d’une nordicité inaltérée – pour la répandre dans la lagune de Venise, le leader de la Ligue du Nord entend à la fois « purifier » et « revivifier » les eaux stagnantes de la Nation. Il se pose comme l’artisan d’un réengendrement symbolique. Toutes ces images renvoient au lien implicite que les Italiens établissent entre puissance nationale et puissance génésique de ses représentants masculins. Or, comme nous le savons, la situation de la Padanie est critique, « le peuple du Nord » est menacé d’extinction. Les Padans « colonisés par Rome », se sentant « esclaves », auraient décidé de ne plus se reproduire. Bossi donne alors l’exemple : il parle sans cesse de ses trois fils, vante les vertus de la vie familiale et exige que les élus de la Ligue du Nord soient tous pères de famille.

Bossi admire la plaque apposée sur la roche pour signaler la naissance du Pô,
Monviso, 13/09/1999.
69Si nous analysons ce rite, la dimension raciste ne laisse pas de doute : à la « mauvaise graine » italienne, Bossi oppose l’eau pure du Pô, celle de la source, c’est-à-dire des montagnes (Bossi et Vimercati 1991). Si nous nous en tenons aux éléments symboliques mobilisés, on a tout lieu de penser, avec Paolo Rumiz (1997 : 80), qu’il ne s’agit jamais que d’un « mythe de pizzeria », car le leader n’est pas vraiment explicite : en s’exprimant à travers des images cosmogoniques que beaucoup considèrent ridicules, il ne s’adresse pas à l’entendement, mais à l’inconscient, tant le discours sur la reproduction de la « race » est devenu tabou.
70L’ironie des élites et la relative tolérance qui l’accompagne ne cessent d’être surprenante aux yeux de l’observateur étranger. Mais les Italiens savent que tout cela n’est qu’une bouffonnerie, de mauvais goût certes, mais une bouffonnerie, et il faut qu’il en soit ainsi pour que les tensions collectives puissent s’apaiser. Cette « déclaration d’indépendance » fonctionne en fait comme une médecine magique : il faut que les participants soient dans l’illusion pour qu’elle opère. Derrière les rires, l’indétermination laissait poindre l’inquiétude16. L’éditorialiste du Corriere della Sera écrira peu avant la cérémonie du Monviso :
En agitant le drapeau de la sécession, la Lega a agi comme un vaccin. Elle a réveillé des anticorps que nous pensions avoir perdus, elle nous a permis de redécouvrir que nous étions une Nation : ce n’est pas rien. Nous avions oublié notre Nation depuis un certain temps déjà, le 8 septembre 1943 peut-être17. Le 15 septembre prochain, sur le Pô et grâce à Bossi qui veut la diviser en deux États, l’Italie renaîtra : incorrigible et dévoyée, vulgaire et irrésistible comme elle l’a toujours été et comme elle le sera toujours. Mais tout cela a un prix : les vaccins donnent la fièvre ; une fois dans l’organisme, le virus fait son œuvre de virus, provoquant parfois quelques problèmes. Dans quelques cas - heureusement très rares – l’organisme succombe au vaccin. ( Corriere della Sera, 07/09/1996)

« 15 septembre : naissance de la Padanie »
« Grossesse nerveuse »,
Vauro,La Reppublica,
12/09/1996.
71Il ne s’était manifestement pas trompé : au lendemain de cette manifestation, la majeure partie des Italiens (communistes compris) a été surprise de voir à quel point ils pouvaient se sentir italiens. Le sentiment national semblait si contrarié qu’il fallût le ressusciter par la négativité et la crise. Ce devait être Umberto Bossi, c’est-à-dire quelqu’un que l’on juge inférieur, qui allait transgresser la loi pour que survive le mythe national. Le rite de l’ampoule n’est pas seulement une refondation de la morale publique, c’est aussi une refondation en négatif de la Nation. C’est, à leur manière, que les classes subalternes ressuscitent la patrie contre les élites qui l’avaient jadis faite à leur usage. Umberto Bossi aurait donc cette fonction particulière qu’ont dans les sociétés primitives certains déments : transgresser individuellement l’interdit pour mieux le renforcer socialement. Pour produire une telle dramatisation collective, la tentation de la sécession n’était pas moins puissante.
LA PARODIE DES INSTITUTIONS
72La Ligue du Nord tourne en dérision le nationalisme italien en détournant ses anciens symboles mais elle le réactive de manière paradoxale. Elle disqualifie également l’ensemble des nationalismes autonomistes européens qui œuvrent pour la reconnaissance d’altérités culturelles bafouées au sein des États-nations européens, car le nationalisme nordiste est essentiellement cynique et motivé par des intérêts économiques. Les leghisti s’efforcent à travers les images qu’ils produisent de naturaliser une richesse économique récemment acquise en réinvestissant le discours anti-méridional des criminologues de la fin du XIXe siècle. Mais, ils ne s’arrêtent pas là : en nourrissant un nationalisme parodique qui renverse les stéréotypes négatifs associés à l’Italie, ils portent une charge contre l’ensemble des institutions fondées par les forces politiques issues de la Résistance.
73Le leghismo, au-delà de l’arrière-fond idéologique autonomiste, est la politique telle que la conçoivent et la pratiquent des hommes qui n’auraient jamais dû occuper des fonctions institutionnelles. Leur volonté de revanche est à la mesure du préjudice qu’ils pensent avoir subi ces cinquante dernières années. En adoptant des comportements décalés au sein des institutions, les représentants de la Ligue tournent en dérision l’État et ses pompes. S’ils affectent des comportements décalés, c’est dans une intention résolument hostile. La dimension insultante de l’entreprise n’échappe pas aux politiciens locaux. Cette hostilité (longtemps contenue) prend la forme d’un mimétisme moqueur visant le « catho-communisme » et surtout l’angélisme que lui associent les leghisti.
74Bizarrement, le plus « antisystème » des politiciens italiens est aussi celui qui en reproduit jusqu’à la caricature tous les travers, les journalistes n’ont cessé de relever ce paradoxe sans vraiment l’éclairer. Dans un pays gagné par le désenchantement, c’est le leader le plus fumiste et le plus opportuniste qui conduit la rébellion populaire. Bossi corrode le politique à travers la déformation grotesque qu’il lui fait subir. Il synthétise à lui seul tous les travers des hommes politiques italiens. Le journaliste Marco Giusti semble avoir saisi cette particularité :
Bossi s’est approprié leurs corps, il a assimilé leurs voix et il a tout naturellement fini par revendiquer le même espace qu’eux dans les journaux et sur les plateaux télé. Dur, très dur, armé de kalachnikovs et de bâtons, Bossi s’est adapté à tous les modèles (et pas seulement politiques) qui l’ont précédé [...] Il évoque tous les bonimenteurs de foire. Il les a phagocytés et il les a mal digérés. (Giusti 1993 : 7)
75La rébellion du Nord emprunte des voies d’expression déroutantes. La Ligue reproduit en son sein ce qu’elle critique à l’extérieur. Elle est en soi, non pas la critique, mais la parodie du pouvoir en place.
76Umberto Bossi est en quelque sorte le reflet déformé de la classe politique italienne, en réfractant les jugements que les électeurs italiens portent sur leurs représentants, il leur renvoie toutes leurs disgrâces. En conjurant l’orgueil du pouvoir qui menace le discernement des puissants, il se comporte bien comme un bouffon. Son langage évoque celui des Guignols de l’Info (Canal+) en plus violent. Bossi n’est pas que sa propre marionnette, car il n’a aucune auto-ironie, il est plutôt toutes les marionnettes à la fois, tout le « petit théâtre » de la vie politique italienne à lui seul. Comme tous les anti-héros, il est une figure composite, car c’est l’amalgame qu’il réalise qui traduit le dépassement des modèles de la première République (Centlivres, Fabre et Zonabend 1998 : 292).
77Le leader de la Ligue associe des référents historiques et cinématographiques qui relativisent les modèles héroïques nationaux. Il se veut le Garibaldi de la Padanie, tout en reprenant à son compte les attributs des acteurs des grandes productions hollywoodiennes. Les personnages incarnés par l’acteur américain Kevin Costner ont sa faveur. Braveheart, qui relate la légende du héros national écossais William Wallace, est un film culte pour la communauté des leghisti. C’est toujours la musique de ce film qui ponctue les discours-fleuves du leader à Pontida. Les personnages médiatiques sont devenus, avec la globalisation des imaginaires, plus populaires que les hommes politiques, mais c’est justement dans ce contexte que naissent des crispations identitaires (Appadurai 2001 : 30).
78La plupart des symboles mobilisés sont détachés du contexte social qui a vu éclore le mouvement. Le nationalisme padan n’a pas su produire un héros historique qui lui soit propre. Le discrédit qui frappe la mythologie nationale est tel qu’il pousse les Nordistes à se doter de héros transnationaux, porteurs de valeurs claires (le sentiment national, la liberté...). L’histoire nationale italienne apparaît si peu « morale » que les jeunes militants éprouvent le besoin d’aller chercher des modèles dans le Nord de l’Europe, et parfois, même plus loin encore18. Dans le bus qui emmenait les militants de Bergame vers Rome, dans la nuit du 4 au 5 décembre 1999, Daniele Belotti mit dans le magnétoscope la cassette du film Le Dernier des Mohicans, tandis qu’un jeune militant me montrait sur sa caméra les images qu’il avait faites l’été précédent à Belfast.
79Cette passion parodique éclaire également les étranges discours du leader. Umberto Bossi saisit ce qui fait « l’air du temps » et l’assimile avec plus ou moins de succès. Il change de marotte tous les six mois (en fonction de l’actualité nationale et internationale). Avec la chute de la première République, les principales formations politiques italiennes sont devenues « post » : postfasciste, postcommuniste, postdémocrate-chrétienne... Mais, la Ligue devance tout le monde en s’affirmant anti-idéologique. Ses électeurs sont revenus de toutes les doctrines, à supposer qu’ils y aient jamais adhéré.
80Les discours de Bossi nous en apprennent plus sur la perception que les gouvernés ont des gouvernants que la plupart des organes de presse italiens. Giovanna Pajetta (1994 : 9) parle avec raison de camaleontismo [(camaleonte) caméléon], qui voit la Ligue prendre la couleur des humeurs populaires. Les journalistes évoquent, toujours moqueurs, la énième mutation de ce que les journalistes appellent « la pensée Bossi ». L’autodidaxie des cadres leghisti participe bien évidemment de cette parodie. Giacomo Bianchi reconnaît volontiers que les premiers discours de la Ligue du Nord n’avaient aucune consistance intellectuelle :
Nous avions de bonnes intentions, nous voulions faire valoir les idées autonomistes, les idées de Gioberti, Cattaneo, nous mettions de tout dans nos discours, nous mettions des philosophes, nous disions des tas d’âneries qui ne s’appuyaient sur rien devant des gens ignorants. Dans les réunions publiques, nous disions « comme disait Kant », nous ne connaissions pas Kant, mais cela n’avait aucune importance, j’en voyais quelques-uns qui souriaient et je leur faisais un signe comme pour leur dire...
81La « pensée Bossi » vise la destruction du sens : c’est une anti-pensée. Elle a déjà vidé la tête des militants, qui, après dix ans de revirement politique à 180 degrés, ne savent plus à quel idéal se vouer : l’autonomie, le fédéralisme, la sécession ou Berlusconi ? Certains avouent s’y perdre : « La politique de la Ligue change d’une semaine sur l’autre, c’est complètement absurde, je ne sais pas s’il existe un parti de ce genre en France. » Les déclarations et les prises de position à contresens (en fonction des intérêts du moment) font de la Ligue un « objet politique » tout à fait particulier. Nous ne sommes pas face à une explosion révolutionnaire, mais à une implosion. Il ne s’agit pas seulement d’opportunisme, comme le soulignent à l’envi les rédacteurs italiens, car l’objectif de la Ligue est au-delà du jeu politique puisqu’elle vise sa destruction.
82L’entreprise parodique leghista ne vise pas seulement les comportements des acteurs et leurs discours, elle vise également l’ensemble du système politique de la première République. En considérant le modèle organisationnel de la Ligue du Nord et les techniques de communication qu’elle emploie, on s’aperçoit très vite que Bossi fait de la politique comme on en faisait dans les années 1950 : les activistes du mouvement se rendent dans les villages, stationnent sur les places des après-midi entiers, placardent des affiches au graphisme anachronique, multiplient les meetings, les fêtes, etc. La Ligue, c’est une formation pseudo-léniniste revêtue de symboles néoguelfes, en somme du « catho-communisme », mais carnavalisé ; c’est une forme de revivalism politique qui fait la part belle au pastiche propagandiste. L’archaïsme apparent de cette formation, archaïsme qui participe pleinement de son succès, aurait dû éveiller la curiosité.
83Cet imaginaire nourri de stéréotypes rassure des populations qui ont vu leur univers social changer radicalement en l’espace de trente ans. Dans les zones rouges et blanches de la Terza Italia, les partis encadraient la société civile du berceau à la tombe. L’Italie démocrate-chrétienne et l’Italie communiste se sont construites l’une contre l’autre, à l’image des deux blocs durant la guerre froide. On serait tenté de voir dans le leghismo une critique radicale de cette organisation politique et sociale, mais il y a dans toute cette mise en scène comme de la nostalgie. A l’occasion de la « déclaration d’indépendance de la Padanie », les journaux semblaient regretter les joutes débonnaires de Don Camillo et Peppone. L’univers de Giovanni Guareschi leur semblait bien loin de celui d’Umberto Bossi ( Corriere della Sera, 26/09/1996). Aujourd’hui, pour les militants de la Ligue, tout ce qui n’est pas eux est « communiste » ; ils éprouvent le besoin de ressusciter l’ennemi pour retrouver l’unanimité perdue : la chute du mur de Berlin a bouleversé l’univers politique des blancs au moins autant, sinon plus, que celui des rouges.
84La Ligue caricature le modèle partisan de la première République, suivant lequel la démocratie coïnciderait avec la somme des partis. Il ne doit donc pas y avoir de sphère autonome du politique : la Ligue, comme chaque « parti-église », a son syndicat, le Sin Pa, son association patronale, son quotidien, sa banque, ses coopératives et, bien sûr, sa télévision. Les cadres de la Ligue du Nord s’adressent aux militants comme jadis les prêtres à leurs ouailles, avec condescendance et paternalisme, l’usage répété de l’expression « les nôtres » en dit long sur les provinces blanches. Les détracteurs se moquent du « peuple » de Bossi, mais ont-ils réalisé que les effets de la sécularisation ont modifié le profil de l’électeur jusque dans la Bergamasca ? La parodie de la Ligue prouve que le pouvoir démocratechrétien est dépassé.
85À partir de 1996, la Ligue du Nord étend le champ de son action parodique. Après l’échec de la « guerre éclair » pour l’indépendance, Bossi inaugure la « guerre d’organisation », afin d’amener toute la société padane à entrer dans le combat : entre 1997 et 1999, il nourrit le spectacle indépendantiste pour « renforcer l’identité » de ses partisans. La presse évoque alors les « clones institutionnels » de Bossi et la « jumelle padane » ou encore « jumelle italiota » [de italiano et idiota]19 ( Corriere della Sera, 13/03/1997). En effet, après la garde nationale padane, les gardes forestiers padans, le « gouvernement Soleil » de Chignolo Pô (province de Pavie), Bossi crée la réplique de l’association culturelle Italia Nostra : Padania Nostra, qui entend se faire restituer l’ensemble du patrimoine culturel que Rome a soustrait aux Padans. À cela, il conviendrait d’ajouter une kyrielle d’associations sportives et culturelles : l’Automobile club padan, les excursionnistes padans, les cyclistes, les philatélistes, etc. Il dote également son organisation d’un quotidien, La Padania, d’un hebdomadaire, Il Sole delle Alpi et d’une chaîne de télévision, Telepadania (1998). Des journalistes en rupture de ban viennent constituer des rédactions hostiles au système politique en vigueur. Toutes ces initiatives, qui visent à donner corps à la société civile padane, rencontrent peu de succès. Malgré tout, c’est avec jubilation que les militants s’y investissent, faisant preuve parfois d’une inventivité ludique aussi surprenante qu’hilarante.
86Cette entreprise atteint des sommets à l’occasion des « élections padanes ». Tandis qu’à Rome on devise en commission Bicamerale interparlementaires sur les réformes institutionnelles à introduire dans la Constitution20, sur les places de Padanie on s’active : « Si une armée ne s’agite pas en faisant un peu de tumulte sur les places, les charlatans romains continueront leur petit jeu stérile. » Après avoir refusé de participer aux débats institutionnels, Umberto Bossi accuse les leaders de la gauche de fumisterie : « Ils parlent de fédéralisme, mais ils ne font rien. » Et menace de nouveau : « En ce moment je sens dans la Ligue comme un parfum de matraque. » ( Corriere della Sera, 27/10/1997) Sans lui, il n’y aurait probablement jamais eu de Bicamerale, mais cette commission ne saurait répondre à ses exigences : depuis le début, le séparatisme anti-méridional prévaut sur le fédéralisme, la Bicamerale apportera des réponses technocratiques à une question d’ordre politique qui reste étroitement circonscrite. S’il y a effectivement des problèmes institutionnels, cette demande d’autonomie n’a pas d’équivalent dans les autres parties du pays. Seule l’avancée électorale de la Ligue (10,1 % aux élections de 1996) a poussé la classe dirigeante italienne à engager une telle réforme.
87À l’approche de la « fête de l’indépendance » – le premier anniversaire de la « déclaration d’indépendance de la Padanie » –, Bossi fait monter la pression : « La Ligue retournera à Rome pour faire une politique qui déboussolera le régime, qui ouvrira des brèches de l’intérieur. » ( Corriere della Sera, 27/10/1997) Le 25 mai 1997, la formation a organisé un « référendum » sur l’indépendance21 qui aurait mobilisé, selon elle, plus de quatre millions de personnes ; il s’agit à présent d’élire une assemblée constituante. La Ligue du Nord va alors constituer des pseudo-partis censés représenter les différentes orientations politiques de la société civile padane.
88L’article 71 de la Constitution accorde en effet au peuple italien l’initiative de la loi, à travers le dépôt d’un projet ayant reçu l’aval d’au moins 50 000 électeurs. La Ligue du Nord reprend ici à son compte la stratégie de lutte pour les droits civils mise en œuvre par les radicaux dans les années 1970 : la loi sur le divorce et celle sur l’avortement furent inscrites à l’ordre du jour du Parlement par la voie de référendums populaires. Depuis qu’elle existe, la Ligue multiplie ce type d’initiative tout en sachant qu’elles n’aboutiront pas, pour des raisons de non-conformité juridique. Cette pratique est censée prouver leur bonne foi démocratique et, par contraste, la mauvaise foi des pouvoirs en place. Les référendums d’initiative populaire illustrent cette « nouvelle manière de faire de la politique » qu’ils prétendent incarner. Privilégiant avant tout « le rapport direct avec le peuple », les militants ne ménagent pas leur peine pour recueillir les signatures de leurs concitoyens : les gazebo, ces stands blancs qui fleurissent en fin de semaine sur les places de l’Italie septentrionale, symbolisent « leur présence sur le territoire ».
89Il ne s’agit pas d’élections internes, le leader est régulièrement reconduit dans ses fonctions par acclamation. Pour les membres de la Ligue l’élection n’est jamais qu’une embrouille, ils préfèrent donc s’en remettre au chef. Cette initiative dénote en fait leur incroyable mépris pour l’une des principales institutions démocratiques : l’élection au suffrage direct. Le 26 octobre 1997, le peuple padan est appelé à voter pour élire ses représentants à l’assemblée constituante padane. Le mouvement affiche sur les murs de la Padanie : « Soyons heureux votons tous ! Liberté, démocratie, souveraineté : tels sont les objectifs de la civilisation. » Pour accueillir les électeurs padans, 22 000 gazebo auraient été montés sur les places des 46 provinces que compterait la supposée Padanie. Des contre-manifestations parodiques sont organisées en Lombardie : les jeunes Démocrates de gauche évoquent l’indépendance de la « terra dei cachi »22 et les universitaires proches d’Alliance nationale défilent en costume du XVIe siècle pour réclamer la sécession du duché de Milan. Un certain nombre d’incidents ont lieu sur les places de Milan, Venise, Monza, Bologne et Cremona. Les Autonomes retournent les gazebo de la Ligue, des rixes éclatent, des coups de feu sont même tirés.

Milan, place du duomo :
« - Comment vote-t-on ?
- C’est très facile, j’ai déjà voté quatre fois ! »
Giannelli,Corriere della Sera, 25/10/1997.
90À 17 heures, Roberto Maroni se dit satisfait, car cinq millions de personnes se sont déjà exprimées en faveur des 43 listes présentes en compétition dans les provinces padanes ; le nombre de votants aurait donc déjà dépassé celui du référendum sur l’indépendance du 25 mai. Les chiffres avancés lors de cette première consultation ont alimenté un conflit entre la direction de la Ligue du Nord et la Ligue vénète. Cette dernière aurait déclaré vouloir donner les « vrais chiffres » et non pas les chiffres exagérément gonflés du secrétariat fédéral, des chiffres gonflés au point de perdre toute signification politique. Ces élections provoqueront la rupture entre le leader de la Ligue vénète, Fabrizio Comencini, et Umberto Bossi.

Élections padanes
« – Soyons heureux, votons ! ! ! »
Giannelli, Corriere della Sera, 25/10/1997.
91Il est évidemment très difficile de commenter les résultats de ces élections. Celles-ci sont incontrôlées, incontrôlables, toutes les fraudes sont possibles. Pour éloigner les soupçons, le leader de la Ligue se prête à une petite mise en scène : il se rend aux urnes devant le siège historique de la Ligue du Nord, à Varèse, mais au moment de mettre son bulletin dans l’urne, il s’aperçoit qu’il a oublié sa carte d’identité. Un collaborateur court la lui chercher et il peut ainsi voter comme tous les citoyens padans, avant de déclarer : « Rome n’a jamais été aussi loin et l’Europe je n’en parle même pas, l’euro peut bien se diffuser sur la terre entière [...]. Si les gens ne se reconnaissent pas encore dans la Padanie, ils ne se reconnaissent déjà plus dans l’Italie. » (Corriere della Sera, 25/10/1997)
92Leurs adversaires politiques s’acharnent, dans les mois qui suivent, à démontrer l’énormité des chiffres avancés par la direction de la Ligue. Au total, 6 032 406 électeurs padans se seraient exprimés. Ce droit padan aurait été exercé dans 21 901 sièges électoraux dont 2251 mobiles. Il y aurait eu un stand tous les 1220 électeurs. Ces données ne sont tout simplement pas crédibles parce que la Ligue du Nord n’a pas les moyens logistiques qui permettraient à autant de personnes de voter. Les chiffres qui sont avancés pour le centre de l’Italie sont complètement fantaisistes. Le centre gauche n’a de cesse de dénoncer l’embrouille électorale (Gangemi 1999 : 36-42). Les leghisti répondent en prétextant (exemples à l’appui) que les régimes autoritaires ont toujours cherché à promouvoir des théories scientifiques fallacieuses contre ce qui dérangeait leurs conceptions politiques.
93Après l’escalade médiatique de l’année précédente, les partis traditionnels décident d’ignorer cette nouvelle manifestation mimétique. Le président de la République se contente de dire qu’il ne s’agit là que de « fausses élections » ; Silvio Berlusconi qu’il ne faut pas en exagérer l’importance mais qu’il faut prendre au sérieux les problèmes qu’elles soulèvent ; et Gianfranco Fini que ce n’est jamais qu’un « carnaval hors saison ». Ils ont retenu la leçon de la « déclaration d’indépendance de la Padanie » et refusent de faire tout commentaire, toute polémique autour des « élections » de Bossi, mais Roberto Maroni saura exploiter ce silence médiatique : « Le gouvernement a très raisonnablement décidé de ne pas s’opposer à notre initiative légitimant ainsi notre politique de lutte pour l’indépendance. » (Corriere della Sera, 25/10/1997)
94Pour le politologue Giovanni Sartori, ces élections padanes ne sont qu’un plébiscite pour le leader de la Ligue du Nord. Les partis padans sont des « trompe-l’œil ». Cette nouvelle mascarade électorale lui rappelle les élections fictives des régimes communistes dans les pays de l’Est et il lui paraît inquiétant que les Italiens s’y laissent entraîner : « On ne peut pas vraiment dire qu’il s’agit d’élections internes, puisque Marco Panella et Nando Dalla Chiesa ont tous deux présenté une liste (le second la retirera au dernier moment). On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’une simple manifestation politique, car au-delà des habituelles déclarations, c’est un vote qui se déroulera sur la voie publique, même si c’est un vote illégal. Il faudrait interdire cette macroscopique illégalité afin que n’advienne un « abus de la crédulité populaire (art. 661 du code pénal). On sait qu’il s’agit d’une fausse élection, mais en sera-t-il de même pour tous les votants ? Les leghisti ont certainement voté, les protestataires aussi. Les Italiens ne devraient pas se prêter à ce petit jeu sécessionniste : un électorat sérieux ne devrait pas se laisser entraîner dans une pseudo-élection, ambiguë dans l’intention et truquée dans la procédure » ( Corriere della Sera, 27/10/1997).
95Pour le politologue, « le sol public ne saurait être le lieu d’élections frauduleuses ». Une fois de plus, Umberto Bossi met le gouvernement italien dans une position inconfortable. Ces « élections de l’équivoque » sont en quelque sorte l’apothéose de la « politique de l’escroquerie » qu’il mène depuis des années. De fait, et comme l’attestent les témoignages dans la presse, certaines personnes seront abusées par ces « fausses élections ».

Figuration du « Bloc Padan » (avec les logos des organes représentant les retraités, les catholiques, les entrepreneurs, les agriculteurs et les travailleurs padans) telle qu’elle apparaissait dans La Padania du 6/05/1999. La marguerite, qui rappelle le « soleil des Alpes », est un élément récurrent de la propagande leghista ;
elle symbolise la simplicité.
96Le leader de la Ligue du Nord n’en dénoncera pas moins le « faux fédéralisme des embrouilleurs » qui est sorti de la Bicamerale. Les partis du Bloc padan seraient les seules et véritables forces fédéralistes. Bossi produira une cassette vidéo sur la première réunion du « gouvernement Soleil », une façon, pour lui, de contourner le boycott médiatique qui pénalise ses initiatives politiques. Les élus padans dénoncèrent la captation de la représentation populaire et affirmèrent que la politique ne saurait être effacée par les groupes de pouvoir. Les constructions artificielles aussi « fragmentées » que « contradictoires » sont, pour eux, les deux coalitions souveraines à Rome (La Padania, 6/05/1999). Le « Bloc Padan » a été pensé à la fois comme « l’élément déstabilisant du système » et « le foyer d’une nouvelle stabilité institutionnelle » susceptible de porter vers le fédéralisme.
97La dissociation de la Ligue reflète celle qui affecte le système politique depuis la chute du mur de Berlin. En singeant l’Italie des politiciens, la Ligue du Nord traduit l’aversion des classes subalternes pour la classe dirigeante du pays. En répliquant, comme elle le fait, les principales institutions du pays, elle donne à voir ce qu’elle appelle le régime. C’est sur ce mode qu’elle exprime son rejet du système démocratique, ce n’est pas seulement la partitocrazia qu’elle vise, mais l’ensemble des institutions (élections, référendums, etc.), des méthodes de gouvernement (débats, concertations, etc.) et des systèmes de contrôle (assemblées, magistrature, organes de presse, etc.) qui font la démocratie occidentale. L’usage qu’elle fait des règles démocratiques, quand elle en fait usage, est purement instrumental : elles lui conviennent tant qu’elles servent ses ambitions politiques.
98Le mimétisme grotesque de la Ligue du Nord est une force corrosive dont on n’a pas encore perçu toute la perversité, car les charges parodiques qu’elle porte ne se limitent pas aux deux grands piliers du système précédent, DC et PCI. La parodie est une arme d’une portée redoutable, car lorsque la Ligue réinvestit les symboles adverses pour mieux les subvertir, elle annule les oppositions traditionnelles sur lesquelles fonctionne le politique. Toutes les formations de quelque nature qu’elles soient sont susceptibles d’être phagocytées par le leghismo. Toute l’action politique de cette formation peut être interprétée sous l’angle de la dérision. Le « phénomène Ligue » donne la mesure de la déconsidération du politique. Cependant, le mimétisme parodique est trop imbriqué dans les normes qu’il cherche à détourner, pour renverser et, encore plus, réformer les institutions. La mise en scène de la société padane, à travers les initiatives provocatrices de la Ligue du Nord, évoque les royaumes parodiques de la tradition.
99Si les sources folkloriques sont peu importantes, les historiens font état des gouvernements parodiques que formaient les sociétés de carnaval, en Suisse et dans le Nord de l’Italie, au moment des festivités de la mi-carême, mais également lorsque les autorités citadines avertissaient la nécessité de canaliser la contestation juvénile23. Ces institutions se sont perpétuées sous des formes folkloriques dans les communautés de cette région : les sociétés carnavalesques et leurs publications satiriques en dialecte en sont les héritières. Les institutions parodiques, parce qu’elles permettaient de mettre en scène pour mieux désactiver les conflits entre communautés rivales, sont aussi étroitement liées à l’univers symbolique des supporters de football.
100Que se passe-t-il quand la caricature accède au pouvoir ? Quelle est la nature de son pouvoir ? C’est un pouvoir magique, car la dérision touche et modifie les représentations. La moquerie est une arme redoutable, car non seulement elle élude l’explication et entretient les conflits, mais, surtout, « elle marque à la fois une appropriation et un détournement des formes, des institutions. » (Pourcher 1988 : 191-207) La dérision (forme agressive de la moquerie) est une invective qui s’apparente à une malédiction : elle est en quelque sorte dotée de pouvoirs magiques. C’est une force destructive qui s’apparente à celle de la magie noire (Elliott 1960). Marc Augé (1977 : 118-119) décèle dans les rites d’inversion, qu’ils soient sexuels ou politiques (c’est là précisément que résiderait leur analogie), une « structure perverse » qui dirait la vérité du pouvoir.
101Le profond mépris que les leghisti manifestent à l’égard de l’univers institutionnel n’est malheureusement pas leur apanage : dans sa chronique semi-sérieuse, une journaliste bergamasque rapporte que le soir de leur victoire aux élections municipales, l’un des membres de la coalition de centre droit eut le mauvais goût d’aller uriner contre la façade de la mairie : « Certains trinquent et d’autres font pipi sur les murs du Palazzo Frizzoni. En ce monde, il y a de l’espace pour la joie de chacun, la joie politique et la joie cosmique, la liberté corporelle absolue du pipi retenu pendant des heures qu’on laisse ruisseler sur la “face de”. » (BergamoSette, 2/07/1999 : 8) Que Silvio Berlusconi concède une place aussi importante à la Ligue du Nord dans son second gouvernement est l’indice du mépris qu’il porte à l’action publique. Considérons simplement les sièges ministériels occupés par les leghisti·. Bossi aux Réformes institutionnelles, Maroni aux Affaires sociales et le petit ingénieur de la province de Lecco, Roberto Castelli, à la Justice. Pour beaucoup des fonctionnaires qui dépendaient de ces ministères en 2001, ces nominations furent tout simplement des affronts.
Notes de bas de page
1 Propos tenus le 6/12/1991.
2 Entretien réalisé le 2/02/1999.
3 L’anti-méridionalisme fut théorisé par un élève du criminaliste Cesare Lombroso, Nicolo Niceforo, qui en 1901 publia un livre, ltaliani del Nord e Italiani del Sud, dans lequel il entendait prouver l’existence de « deux Italies », de « deux races », de « deux psychologies », avant de soutenir l’infériorité raciale des Italiens du Mezzogiorno. Il ne faisait que reprendre la théorie de la différence anthropologique entre Aryens (Celtes et Slaves) au crâne dolichocéphale, d’origine eurasiatique, et Méditerranéens (ou Latins) au crâne brachycéphale, d’origine africaine. Les représentants de la première souche peupleraient le Nord, tandis que les représentants de la seconde occuperaient le Sud de la péninsule.
4 Extracomunitario : litt. extracommunautaire. Les Italiens utilisent plus volontiers le terme extracomunitario que le terme immigrato [immigré] en ce qu’il permet de faire la distinction entre l’immigration intracommunautaire, qui concernait encore un grand nombre d’entre eux dans les années 1970, et l’immigration en provenance des pays pauvres, à laquelle se trouve aujourd’hui confrontée l’Italie.
5 Pierre-André Taguieff établit une distinction entre le racisme impérialiste/colonialiste ou d’assimilation (anthropophagie) et le racisme différentialiste/mixophobe ou d’exclusion (anthropoémie), reprenant ainsi celle esquissée par Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire. Les leghisti condamnent le premier lorsqu’ils dénoncent l’impérialisme fasciste de Rome, mais professent le second lorsqu’ils prétendent que l’identité locale serait menacée par des éléments allogènes. Cette coïncidence de l’anti-racisme impérialiste et du racisme différentialiste est assez déroutante.
6 Les vendeurs originaires d’Afrique de l’Ouest sont ainsi surnommés parce qu’ils abordent les passants en mélangeant l’italien et le français. Le vu’ n’existe pas en italien, il est emprunté au français « vous » auquel ils adjoignent le verbe italien comprare [acheter]. Il y a une autre version pour vu’cumpra ?, qui viendrait de vuoi comprare ? [tu veux acheter ?], expression « napolitanisée » en vu’cumpra ? Il ne faut pas oublier que les premières vagues africaines sont passées par Naples avant de « monter » vers le nord. Par ailleurs, c’est là-bas que les vendeurs se fournissent en matériel.
7 Cette première rencontre eu lieu le 26 janvier 1999.
8 Bien qu’elle fût encore la première formation politique de la province, la Ligue du Nord ne possédait pas de siège dans le centre-ville, contrairement aux autres partis. Comme le secrétaire provincial me l’expliqua, les leghisti bergamasques avaient déménagé à quatre reprises avant de s’installer à cet endroit. Durant toute une période, leurs locaux avaient même jouxté ceux de l’unique bar gay de la ville. Des difficultés financières, des soucis sécuritaires avaient, semble-t-il, motivé ces déménagements successifs. Mais, sans doute, faut-il également prendre en compte les réticences des éventuels propriétaires.
9 Les gazebo sont les stands de la Ligue du Nord que l’on voit tous les week-ends, ou presque, sur les places des petites villes du Nord de l’Italie.
10 Vittorio Feltri est un journaliste pro-Ligue qui a contribué à diffuser les idées du mouvement en Vénétie.
11 La GNP (garde nationale padane) est une « association de bénévoles areligieuse et apolitique » créée le 20 mars 1998. Elle compterait, selon la direction de la Ligue, 2500 membres. Ses principaux objectifs sont la protection civile des citoyens padans et l’assistance. Les gardes padans, plus couramment appelés « Chemises vertes », s’engagent à protéger les enfants des dealers et des pédophiles, ainsi que les commerçants, contre la petite délinquance. En uniforme, « armés » de téléphones portables, ils sont prêts à appeler les commissariats à la moindre alerte. Ils viennent également en aide aux personnes âgées isolées et nourrissent le projet de resserrer les liens entre voisins, sur la base d’un « intérêt réciproque » contre les cambriolages. La présence de ces uniformes dans les rues a suscité une vive émotion dans la presse italienne et les clameurs renouvelées ont finalement entraîné la fusion de la GNP et des Volontaires verts, l’organisation humanitaire de la Ligue du Nord, signant ainsi la disparition de cette dénomination paramilitaire.
12 Si la presse locale fait grand cas de la délinquance des immigrés, elle néglige généralement les patrouilles des Chemises vertes. En juin 2000, l’hebdomadaire de gauche SetteGiorni fait cependant état d’un incident.
13 L’affaire Previti est sans doute l’un des scandales de corruption les plus médiatisés ces dernières années. Dans l’affaire du SME (du nom d’un groupe agroalimentaire racheté à bas prix), Berlusconi a versé au juge en charge du dossier de son compte personnel de la Fininvest des sommes importantes, qui ont tout d’abord transité par le compte suisse de son avocat Cesare Previti. Berlusconi n’a pas été condamné, car il a bénéficié de lois ad personam qui ont permis de renvoyer le procès, avant d’aboutir à une relaxe définitive en décembre 2004. Son avocat a, en revanche, été condamné en appel à cinq ans de prison ferme et le juge corrompu à sept ans, malgré les renvois et le vote d’une loi sur le raccourcissement des délais de prescription, surnommée en Italie « Sauver Previti ». Le cabinet de Cesare Previti était, selon le parquet de Milan, au coeur d’un système de corruption des juges mis en place pour obtenir des décisions favorables aux sociétés de l’empire médiatique et financier de Silvio Berlusconi.
14 Les partis indépendantistes ou autonomistes qui entretiennent encore aujourd’hui des relations avec la Ligue du Nord se font rares, très rares. Le mouvement a toujours officiellement refusé tout contact avec les formations qui recourent à la violence (essentiellement l’IRA et l’ETA), ainsi qu’avec celles qui affichent leurs orientations racistes (le Front national et les Republikaner). Beaucoup, parmi les autonomistes, refusent toute alliance avec la Ligue, tel le Catalan Jordi Pujol, l’Irlandais Jerry Adams, le Corse Max Simeoni. Aucun des représentants des formations autonomistes européennes n’était présent le jour de la « déclaration d’indépendance de la Padanie », en dépit des invitations qui leur étaient parvenues. Malgré tout, la Ligue du Nord a entretenu des relations avec la plupart des partis autonomistes européens. Ce n’est plus le cas depuis qu’Umberto Bossi a pris le parti de Slobodan Milosevic pendant la guerre du Kosovo, levant ainsi toute ambiguïté sur la nature exacte de sa formation. Depuis, même la Ligue savoisienne de Patrice Abeille refuse tout contact avec les leghisti.
15 Sur les enjeux conjoncturels de cette manifestation cf. Dematteo 2003.
16 Les ouvrages concernant la construction nationale et sa validité envahirent les vitrines des librairies italiennes pendant plusieurs années. Les revues réouvrirent le débat sur la religion civile. Certains intellectuels osèrent même formuler la question taboue qui semblait préoccuper tout le Nord : l’Italie a-t-elle encore un sens ?
17 Après la chute de Mussolini, le roi Victor Emmanuel-III et le maréchal Badoglio, son nouveau chef du gouvernement, tout en s’appliquant à calmer les inquiétudes de l’Allemagne, négocièrent avec les Alliés. La reddition sans condition fut signée secrètement le 3 septembre 1943 en Sicile et divulguée seulement le 8. Cette date marque le début de la guerre civile entre les partisans (souvent des déserteurs de l’armée italienne) et les troupes restées fidèles à Mussolini.
18 Une agence de voyage padane propose aux sympathisants des voyages en Ecosse, en Carinthie. Les brochures touristiques de Padanie sont très orientées.
19 Le terme « italiota » (d’origine grecque) a pris, en raison de son assonance avec le terme italien « idiota », une connotation méprisante et, avec le temps, un sens essentiellement négatif.
20 Instituée le 24 janvier 1997 et présidée par le secrétaire des Démocrates de gauche, Massimo D’Alema, cette nouvelle commission interparlementaire pour les réformes constitutionnelles (la troisième en quinze ans), se proposait d’engendrer une république présidentielle, de réduire le pouvoir des juges et de réformer l’État dans un sens fédéral. Cette nouvelle tentative de réforme sera un échec. Le projet ne faisait pas l’unanimité à gauche et Massimo D’Alema sera bientôt isolé. Pour sauver sa réforme, il devra faire appel à Silvio Berlusconi, le relégitimant ainsi comme principal leader de l’opposition après la chute de son premier gouvernement en 1994. Une entrevue privée, bientôt rendue publique, permettra aux deux hommes de s’entendre sur le choix du mode de scrutin. Ce « patto della crostata » [partage du gâteau] a choqué les Italiens, qui se sont alors demandé à quoi pouvaient bien être utiles les référendums institutionnels sur lesquels les autorités politiques les avaient précédemment mobilisés.
21 Le référendum sur l’indépendance se déroula sur le modèle des récoltes de signatures qu’autorise la loi sur les référendums d’initiative populaire : les Italiens signent un registre et mentionnent leur numéro de carte d’électeur (leur avis est ainsi enregistré par la formation qui prend l’initiative).
22 Cette contre-manifestation fait référence à la chanson du groupe Elio e le storie tese, qui fit scandale au festival de San Remo, en 1996. La « terra dei cachi », métaphore parodique de l’Italie, est une variante noire et cynique du pays de cocagne de la tradition populaire.
23 On pourra se reporter à l’ouvrage dassique de Paolo Toschi sur le carnaval et à l’étude du folkloriste Pola Falletti di Villafalletto. Jacques Rossiaux et Ilaria Taddei ont indirectement abordé cette question dans leurs travaux de recherche sur la sociabilité des jeunes du haut Moyen Age.
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