Introduction. D’étranges mariages de la nature et/ou de la culture : la question est-elle pertinente ?
p. 5-17
Texte intégral
DÉFINITION D’UN NOUVEAU CADRE ANALYTIQUE
1Les Kasua se doutaient-ils qu’en formulant de la sorte leur revendication, ils me mettaient au défi de définir un nouveau cadre analytique pour aborder leurs savoirs ? À reconsidérer les tenants de leur énigme, les questions qu’elle soulève ne concernent pas les seules relations que les Kasua entretiennent entre eux, ni les relations qu’ils entretiennent avec les êtres forestiers. Elles s’intéressent également aux interactions liant les êtres de leur forêt et l’incidence que celles-ci exerceraient sur l’élaboration de leur savoir. Le cadre ethnographique déborde généreusement le seul domaine humain. L’interspécificité des êtres en présence – Kasua, êtres vivants et spirituels – et des relations à considérer réclament de l’étendre à celui des non-humains. Aussi et logiquement, notre cadre analytique se voit considérablement élargi. Comprendre le savoir des Kasua n’exige pas de comprendre limitativement leur culture mais bien le monde hétérogène dans lequel ils coévoluent. La recontextualisation est de taille ! Et l’assumer, c’est-à-dire assumer ses implications épistémologiques, relève bien d’un défi anthropologique. Car, en ne préjugeant pas d’une frontière fixe entre le domaine humain et le domaine non humain, le champ de recherche se convertit en un vaste espace relationnel où les êtres susceptibles d’interagir – et donc d’agir sur la formation des connaissances – se diversifient en intégrant les non-humains vivants, spirituels ou artefacts qui jusqu’à ce jour en étaient exclus. Ce qui implique nécessairement de repenser également le traitement que l’anthropologie accordait jusqu’à présent à tous ces existants. Intégrés dans le système relationnel à appréhender, il n’est plus envisageable de les considérer comme de simples objets passifs convoqués sur la scène sociale pour nous confondre dans un monologue anthropocentrique. Une « désobjectivation » s’impose pour leur réattribuer leur pleine identité d’être actant, c’est-à-dire d’être capable d’agir et d’interagir sur le monde et donc sur le monde des humains1.
2La redéfinition de notre contexte analytique bouleverse considérablement la donne. Cependant, elle offre semble-t-il des perspectives de recherche des plus innovantes, des plus « modernes » pourrait-on même ajouter. Réclamant l’adoption d’une approche moniste, elles s’inscrivent au coeur de la réflexion qui anime aujourd’hui la sociologie des sciences, l’anthropologie de la nature, et les sciences cognitives. L’enjeu de cette réflexion est d’ailleurs immense. Il s’agit d’une remise en cause profonde des concepts de « nature » et de « culture », et surtout du bien-fondé épistémologique de leur dualité paradigmatique dans l’appréhension des rapports qu’entretiennent les hommes avec leur environnement et du savoir qu’ils en ont. Certes, la question n’est pas foncièrement nouvelle. Depuis les travaux pionniers d’A.-G. Haudricourt (1962, 1964), nombreuses sont les recherches en ethnoscience et en ethnoécologie qui ont montré l’impossibilité d’appréhender les connaissances de l’environnement indépendamment des relations que les individus entretiennent avec ses composantes ou encore indépendamment des relations que les individus entretiennent entre eux. En effet, si les sociétés étudiées reconnaissent généralement les discontinuités objectives rencontrées dans le monde vivant, les structures de leur savoir – c’est-à-dire l’organisation de leurs connaissances – et leur mise en pratique ne traduisent pas un ordre naturel qui serait indépendant de leur culture2. Les savoirs locaux se présentent comme des savoirs « culturellement » intégrés : ils transgressent le dualisme. L’anthropologie sociale rencontrera un phénomène similaire. En 1980, Marylin Strathern explique ainsi combien pour la société d’Hagen (HautesTerres de la Papouasie-Nouvelle-Guinée) « la nature et la culture ne sont pas des concepts qui ordonnent ; la tension entre les termes est différente. En fait, on ne peut attribuer une signification unique à la nature ou à la culture comme le fait la pensée occidentale. Il n’existe pas (chez les Hagener) une dichotomie consistante, juste une matrice de contraste » (1980 : 177). En 1986, dans la première monographie consacrée à cette question épineuse, Philippe Descola précise les tenants de la conception originale des Ashuar d’Amazonie pour qui « le champ culturel est singulièrement englobant, puisque s’y trouvent rangés des animaux, des plantes et des esprits qui ressortissent au domaine de la nature dans d’autres sociétés amérindiennes. On ne trouve donc pas chez les Ashuar cette antinomie entre deux mondes clos et irréductiblement opposés : le monde culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale » (1986 : 399).
3D’autres cas ethnographiques vinrent s’ajouter à ces démonstrations témoignant de l’existence d’une pluralité des conceptualisations de la nature, et donc de la culture3, démontrant combien chaque savoir traduit une manière singulière d’être au monde. Cependant, cet acquis scientifique n’eut pas l’impact épistémologique escompté : il ne favorisa pas une reconsidération de l’approche anthropologique des sociétés humaines et de leurs modes de connaissance. Dominées par le « réalisme cognitif » prôné par la science occidentale, l’anthropologie comme l’ethnoscience persistèrent à chercher comment l’identité et les savoirs des autres intègrent deux domaines dissociés, la culture et la nature.
4En fait, et comme il est souvent d’usage dans l’histoire des idées, la question gagna en pertinence à la suite d’analyses relevant non pas de l’anthropologie mais de la sociologie des sciences. À l’appui de données ethnographiques recueillies au sein des laboratoires où se produisent les expériences et la connaissance scientifiques, Bruno Latour va démontrer en effet combien la science, bien qu’elle « s’arrache justement à tout contexte, à toute trace de contamination idéologique et sociale » (1991 : 126), transgresse elle aussi l’opposition binaire : elle crée des « quasi-objets » « quasi sujets », c’est-à-dire des hybrides relevant à la fois de la nature et de la culture. Bref, à l’image des sociétés papoues ou amazoniennes auxquelles Bruno Latour fait d’ailleurs référence, les scientifiques ne séparent pas plus dans leurs pratiques les humains des non-humains. Cette démonstration relativisait farouchement la prétendue modernité des Occidentaux ! Elle éprouvait le « Grand Partage » constitutif de cette modernité, c’est-àdire « le Grand Partage extérieur » entre nous (les Occidentaux) et eux (tous les autres), se fondant et s’expliquant par l’autre « Grand Partage intérieur », celui établi entre les humains et les non-humains, la science et la société un « Grand Partage intérieur » que ne reconnaissent pas les « autres » : « incapables de séparer vraiment ce qui est connaissance de ce qui est société, ce qui est signe de ce qui est chose, ce qui vient de la nature telle qu’elle est de ce que requièrent leurs cultures. Quoi qu’ils fassent [...], ils [les autres] restent toujours aveuglés par cette confusion » (Latour 1991 : 135).
5Développée, entre autres, dans son livre Nous n’avons jamais été modernes, son analyse provoqua de vives réactions dans le cénacle scientifique. Dans L’Invention des sciences modernes, Isabelle Stengers ne manque pas de signaler qu’« une rumeur inquiétante se propage dans le monde des scientifiques. Il existe, paraît-il, des chercheurs, spécialistes des sciences humaines qui plus est, qui s’en prennent à l’idéal d’une science pure [...]. Ce champ mettrait en question toute séparation entre les sciences et les sociétés » (1995 : 11).
6Et effectivement, si l’on considère avec Philippe Descola que« supprimer l’idée de nature et tout l’édifice philosophique des réalisations occidentales s’effondrera » (1996 : 98), la crainte exprimée par cette philosophe des sciences se justifie. En revanche, l’inquiétude perd soudainement de sa portée si l’on envisage la question d’un point de vue anthropologique. À la différence des philosophes ou des épistémologues, les ethnologues, comme je le soulignais, ont depuis longtemps recensé, appréhendé et interprété des systèmes de connaissances complexes qui ne reconnaissent pas une nature universelle distincte de la culture. C’est pourquoi l’anthropologie est à même de relativiser ce « cataclysme intellectuel », cette éventuelle « révolution kuhniennne » et de considérer que les effets vont seulement « reconfigurer notre cosmologie et la rendre moins exotique pour les nombreuses cultures qui sont prêtes à embrasser les valeurs de celles qu’elles croient relever de la modernité » (Descola 1996 : 98), ou inviter l’Occident à cesser d’utiliser avec arrogance son « prétendu » désengagement par rapport à la nature comme réfèrent pour juger de l’engagement des autres4 (Ingold 2000). Davantage encore, l’exercice auquel s’est prêtée la sociologie des sciences et dont les résultats ont discrédité – c’est-à-dire relativisé – l’altérité culturelle reposant sur le grand partage entre nature et culture vient enrichir l’anthropologie. Ouvrant vers un « relativisme ontologique », cette analyse permet à notre discipline de prendre enfin position dans ce débat qu’elle a de fait initié et alimenté. Celle-ci sera en effet consacrée dans la publication simultanée en 1996 de deux ouvrages majeurs : Redefining Nature : Ecology, Cultureand Domestication (Roy Ellen et Kiyoshi Fukui [éd.]) et Nature and Society. Anthropological Perspectives (Philippe Descola et Gísli Pálsson [éd.]). Foisonnant d’exemples ethnographiques venant tous contredire l’universalité de la dichotomie nature/culture, et donc sa valeur comme outil intellectuel pour appréhender les autres et leurs savoirs, l’ensemble des spécialistes réunis parviennent à une conclusion aux prétentions théoriques unanimes : la nécessité d’abandonner le traditionnel paradigme dualiste, certes « pilier fondateur de l’épistémologie moderne » (Descola et Pálsson 1996 : 12), mais dont la catégorie « nature » apparaît bien comme « une invention, un artifice de la pensée occidentale » (Dwyer 1996 : 157), autrement dit, reconnue comme pouvant exercer un véritable obstacle épistémologique à la compréhension des « autres » et des savoirs des autres qui sont « autres » parce que précisément, ils ont d’autres « autres » (Castro 1996 : 80).
7Ces deux ouvrages traduisent un tournant considérable et obligé dans l’histoire de l’anthropologie et bien sûr dans l’histoire de l’ethnoscience. Car logiquement repenser l’interface nature/société signifie repenser notre notion des autres et de leurs savoirs. Il n’est plus question, en effet, d’appréhender la société humaine et son environnement comme deux entités autonomes. Cette conceptualisation dichotomique au fondement de l’anthropologie sociale (Descola 2005)5, qui a induit de nombreuses théories tel le possibilisme ou le déterminisme (Moran 1996) et divisé la recherche anthropologique entre écologie matérialiste et écologie symbolique perd soudainement de son bien-fondé. D’un point de vue sociologique certes, étant désormais entendu que « la personne et l’environnement embrassent un système irréductible » (Descola et Pálsson op. cit.). Mais aussi d’un point de vue cognitif. À l’image des recherches menées au sein des laboratoires scientifiques, les sciences cognitives ont reconnu, elles aussi, une même transgression du dualisme nature/culture dans l’acquisition et l’élaboration des connaissances. Elles constatent que la connaissance n’assume pas une intériorisation de l’environnement mais un comportement efficace dans un contexte donné ; qu’elle est « une relation négociée avec la nature » (Bird 1987) ou encore que le processus d’apprentissage est un « dialogue » entre l’individu, la société et l’environnement s’inscrivant dans une communauté de pratiques interactives dans lesquelles s’engage pleinement l’individu (Lave 1993), qu’apprendre serait donc un processus non d’enculturation mais « d’éducation de l’attention » (Gibson 1979).
8En somme, quelle que soit la discipline choisie – l’anthropologie, les sciences cognitives ou la sociologie des sciences –, la conclusion est similaire. Pour comprendre la complexité des savoirs qu’élaborent les humains sur leur environnement, il ne suffit plus de comprendre limitativement « leur culture », mais bien « le monde » dans lequel ils interagissent. N’est-ce pas précisément la recontextualisation que les Kasua nous invitent à réaliser ? Leur univers, source d’identité et de connaissances, ne se limite pas au seul domaine humain. Il est plus vaste et hétérogène : il se définit par l’ensemble des relations dans lesquelles s’engagent hommes, êtres vivants et spirituels.
VERS UNE APPROCHE CRITIQUE DES SAVOIRS DES AUTRES
9Cette convergence entre les pensées kasua et scientifique atténue bien sûr le vertige épistémologique que pouvait susciter de prime abord la recontextualisation de notre cadre analytique. Mais malheureusement, là s’arrête son pouvoir réconfortant. Car, renouvelant la réflexion anthropologique concernant les savoirs des autres – et au-delà la sociabilité humaine –, ce consensus impose d’inventer une nouvelle approche pour aborder les modes de connaissances. Chacun se l’accorde : en supprimant l’idée d’une nature séparée de la culture, notre discipline fait face à « un paysage intellectuel complètement différent, où l’état et les substances sont remplacés par les processus et les relations » (Descola et Pálsson op. cit.). Ce qui implique de reformuler à la fois notre objet et sa problématique. Il ne s’agit plus de relever simplement les usages des animaux et des plantes, les noms attribués aux espèces vivantes comme si ces connaissances et ces êtres participaient d’un corpus autonome et objectivé6, ou encore d’inventorier les seules « bizarreries » culturelles que les savoirs non-occidentaux recèleraient. Adopter ces perspectives persisterait en effet à réitérer la dichotomie société/environnement, l’identification sujet/objet, et donc, à supposer aux savoirs des autres une vision naturaliste ; bref à se prêter à un péché d’occidocentrisme. Non, il nous faut aller au-delà et chercher à comprendre comment les connaissances des autres intègrent leur social, leur environnement, leur cosmos, soit leur propre ontologie. La tâche impartie est bien sûr plus complexe. Si les exemples ethnographiques ont démenti l’universalité de la conception occidentale de la nature, ils ont révélé sans contradiction la grande variété des conceptions (dont l’occidentale) que se font les humains des non-humains et, a fortiori, de la place qu’ils leur octroient au sein de leur environnement et de la manière dont leurs savoirs les appréhendent. Aussi, prônant le relativisme ontologique comme précepte, notre nouveau paradigme nous contraint de définir l’univers singulier dans lequel les systèmes de connaissances des autres s’élaborent et prennent sens. Il nous oblige à insérer notre approche dans une analyse globale des modes d’objectivation du monde et d’autrui pour préciser les processus d’identification aux non-humains – où se place(nt), si elle(s) se place(nt) la (les) frontière(s) ontologique(s) entre soi et les autres ? – et les modalités relationnelles qui les sous-tendent. Or cet exercice analytique est loin d’être simple. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre connaissance du débat qui anime l’anthropologie au sujet de cette problématique puisque d’ores et déjà des courants se distinguent et, qu’au sein même de ces derniers, les propositions heuristiques évoluent témoignant s’il le fallait de la complexité de ce nouveau champ scientifique.
10Une première approche avance ainsi que la conceptualisation des non-humains s’élabore toujours en référence au domaine humain. Cette proposition assume en effet que « l’objectivation des non-humains ne peut être dissociée de l’objectivation des humains, les deux processus étant directement informés par la configuration des idées et des pratiques à travers lesquelles chaque société dessine ses concepts de soi et de l’altérité7 » (Descola 1996 : 86). Corrélativement, il suffirait pour comprendre les relations qu’entretiennent les hommes avec les nonhumains de comprendre la variété des relations rencontrées dans l’univers social. Cette proposition à teneur explicitement sociocentrique est certainement l’approche la plus répandue parmi les anthropologues8. Elle n’en est pas moins fortement critiquée, accusée de rétablir insidieusement la dichotomie nature/société (Ingold 1996). C’est à ce titre d ailleurs qu’elle sera révisée par son chef de file, Philippe Descola, lequel va reconnaître avec une rare sincérité avoir « fait fausse route en cherchant à définir des modes d’identification, autrement dit des matrices ontologiques à partir des processus relationnels matérialisés dans les institutions » (2005 : 179). Son dernier ouvrage, Par-delà nature et culture, véritable manifeste en faveur d’une anthropologie moniste, consacre cette révision majeure et les nouvelles hypothèses heuristiques qui en découlent. Affirmant la nécessité de se « déprendre du préjugé sociocentrique », Philippe Descola va en effet faire « le pari que les réalités sociologiques – les systèmes relationnels stabilisés – sont analytiquement subordonnés aux réalités ontologiques – les systèmes de propriétés imputées aux existants » (2005 : 180). Pour y parvenir, il émet l’hypothèse que les modes d’identification, au moyen desquels les individus établissent des ressemblances et des différences entre eux et les autres, ne relèvent pas de modèles culturels, ni d’habitus mais d’une logique schématique de l’expérience du monde, laquelle structurait la façon dont chaque individu attribue aux existants – animaux, plantes, esprits, artefacts, etc. – les deux propriétés constitutives de son humanité : l’intériorité (intelligence, âme, pensée réflexive, émotions, etc.) et la physicalité (corps, substances, etc.). La combinaison de ces deux attributs, universels par hypothèse, autoriserait donc des formules ontologiques limitées, mais non exclusives les unes des autres (2005 : 322). Sur la base d’une comparaison ethnographique couvrant l’ensemble des continents, Philippe Descola va isoler quatre articulations possibles définissant quatre grands types d’ontologies servant « de point d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et des théories de l’identité et de l’altérité » (2005 :176). Il s’agit de l’animisme qui établit avec les existants une ressemblance d’intériorité mais une différence de physicalité, le totémisme qui leur attribue une ressemblance d’intériorité et de physicalité, le naturalisme qui leur prête une ressemblance de physicalité mais une différence d’intériorité, et enfin l’analogisme qui leur reconnaît une différence d’intériorité et de physicalité (2005 : 176).
11Élevés au rang de schèmes ontologiques, les modes d’identification se voient donc bien affranchis des contingences sociales. Et c’est en cette qualité bien sûr qu’ils vont pouvoir exercer une préséance logique sur les modes relationnels « puisqu’en spécifiant les propriétés ontologiques des termes, ils orientent en partie la nature des relations susceptibles de les unir » (2005 : 165). Cela ne signifie certes pas que les systèmes ontologiques détermineraient un mode relationnel type liant les humains aux non-humains mais que la diversité des modes relationnels au sein d’un système d’identification donné ne peut être infinie puisque ces relations seraient subordonnées aux réalités ontologiques auxquelles elles participent9.
12Dé-sociocentrées, mais certainement pas décentrées de l’humain, ces nouvelles hypothèses heuristiques se distinguent ainsi de celles avancées par la proposition alternative qualifiée de théorie de « l’habitat » ou de « l’engagement ». Conduite par Tim Ingold, cette approche se différencie de la proposition initiale non pas en proposant une autre vision du monde – car elle se veut également moniste –, mais plutôt en offrant une autre « appréhension » du monde inspirée de celle des sociétés de chasseurscueilleurs. Pour ces derniers, précise en effet Tim Ingold, « appréhender le monde n’est pas une affaire de construction mais d’engagement, non de bâtir mais d’habiter, non de se faire un point de vue sur le monde mais de prendre un point de vue du monde » (1996 : 121). En d’autres termes et en reprenant toujours les siens, le monde étant perçu et vécu comme une seule et unique entité, intégrante et non externe, l’homme n’y figurerait pas « comme un être composé d’un corps et d’un esprit mais comme un être indivisible, un “organisme-personne” relié en tant que tel aux actions des autres humains et non-humains de son environnement » (1996 : 128). Ainsi reconsidérant ou plutôt recontextualisant la condition humaine dans son entité d’« organisme-personne », indissociable de son milieu, Ingold récuse l’hypothèse selon laquelle « le monde serait construit culturellement », c’est-à-dire par les seuls humains (2000 : 150-153). Pour ce chercheur, « les individus pensent les pensées qu’ils ont parce qu’ils habitent, s’engagent avec le monde », « c’est par l’engagement avec un monde expérimenté que ce monde devient familier aux organismes (et donc aux personnes), et similairement, que ses constituants prennent une signification singulière en intégrant les activités régulières de la vie » (2000 : 153). Autrement dit, l’engagement avec le monde, les pensées associées à ce monde et le monde expérimenté étant connectés de manière indivisible, ils se créeraient simultanément et conjointement. Cette hypothèse expliquerait que la diversité des manières d’agir dans l’environnement est autant de manières différentes de percevoir l’environnement (2000 : 9), mais aussi et surtout, que « les personnes humaines et animales se constituent réciproquement avec leurs identités et leurs finalités particulières » (1996 : 131). Elle impliquerait donc, d’un point de vue heuristique, de penser l’engagement entre les hommes et l’environnement comme une expérience au monde fondamentalement « mutuelle » et de reconnaître logiquement que la personnalité des existants engagés avec les humains exercerait un impact sur la perception que se font ces humains de ces nonhumains rencontrés10.
13En regard de la complexité des éléments et de leurs relations à considérer, il va sans dire que ce débat heuristique est loin d’être à son terme11. Et c’est bien ce qui accroît la difficulté à laquelle l’ethnologue est aujourd’hui confronté lorsqu’il se donne pour ambition d’adopter une approche moniste pour rendre compte de la manière dont les autres appréhendent un environnement et les êtres qui l’habitent. Philippe Descola est d’ailleurs le premier à le reconnaître lorsqu’il suppose que cette entreprise « paraîtra à certains d’une ambition démesurée tant sont grandes les difficultés à surmonter et profus les matériaux à traiter » (2005 : 14). Aussi, faisant face à un contexte méthodologique aussi complexe qu’incertain, l’anthropologue soucieux d’appréhender le savoir des autres en reconnaissant qu’ils sont autres doit redoubler de vigilance. Il se doit d’adopter une approche des plus critiques, une approche véritablement épistémologique en cherchant à dégager sans aucun a priori toutes les conditions – cognitives, sociales, cosmologiques, éthologiques, écologiques, etc. – ayant pu influencer leur formation comme leur mise en pratique. D’ailleurs, le contexte ethnographique dans lequel s’inscrit ce présent travail ne dément pas ce besoin impérieux d’adopter une telle démarche. Au contraire, il l’impose. Si l’on s’en souvient bien en effet, l’énigme soulevée par les Kasua ne nous incite pas seulement à considérer les relations qu’entretient le casoar avec les plantes tout aussi sérieusement que les relations qu’entretiendraient les hommes avec celles-ci, elle nous oblige également à considérer ces relations et les êtres qu’elles relient, sur un même plan analytique puisqu’au même titre que les relations humaines, elles seraient susceptibles d’interagir sur l’élaboration de leur savoir.
VERS UNE MONOGRAPHIE DU COSMOS FORESTIER
14Cette exigence méthodologique qui ressort des contextes scientifiques et kasua conforte bien évidemment ma décision d’adopter une telle posture critique dans l’appréhension du savoir kasua. Ce qui m’a amené naturellement à bousculer les stratégies d’analyse conventionnelles. En effet, essayer de comprendre comment le savoir des Kasua intègre non pas leur « culture », mais le monde hétérogène dans lequel ils coévoluent, exige de reconsidérer l’axe analytique traditionnel. Aussi plutôt que de partir de la société kasua et des savoirs qu’elle élabore sur son environnement, mon approche a privilégié comme point de départ « le » monde dans lequel leurs savoirs prennent place, étant entendu que cet univers se définit par l’ensemble des interactions qui unissent ses multiples composantes. C’est à partir de l’analyse critique du vaste système interrelationnel formant le cosmos kasua, que j’ai cherché à saisir les processus d’identification aux êtres de la forêt et les modalités relationnelles qui les unissent, et ce, afin de circonscrire avec la plus grande neutralité conceptuelle la logique ontologique présidant aux modes d’élaboration et d’exercice de leurs savoir-être et savoir-faire écologiques.
15Ce parti pris analytique a eu, bien sûr, pour corollaire de m’écarter du cadre de la monographie traditionnelle. Car, là encore, essayer de décrire non pas une société mais un monde singulier – en l’occurrence celui des Kasua –, en suivant leurs catégories de pensée et sa logique intrinsèque, réclame un traitement monographique particulier qui s’applique non seulement à la société en question, mais également aux non-humains participant de leur univers. Aussi, fidèle à cette ambition de privilégier le point de vue de cette population plutôt que celui de l’anthropologue, j’ai dû penser de nouvelles stratégies de présentation dont témoigne l’arborescence de ce récit ethnographique.
16« À l’ombre de la canopée », première partie de cet ouvrage, décrit le cosmos forestier des Kasua tel qu’ils l’expérimentent, c’est-à-dire dans sa dynamique historico-mythique et dans sa globalité. Elle se compose donc de deux sections. La première se consacre à l’« Histoire de la configuration du cosmos forestier » en empruntant deux perspectives. Ainsi la géographie migratoire nous retrace précisément l’itinéraire – l’itinérance –, emprunté(e) par les Kasua lors de leur migration les ayant conduits du nord du mont Bosavi aux Basses-Terres du sud. Cette reconstitution historique de la configuration actuelle de leur territoire est fondamentale car, phénomène fort rare, elle témoigne de la genèse d’une identité tribale façonnée non seulement par la découverte d’un nouvel environnement humain avec la rencontre de nouveaux clans et de nouvelles tribus, mais aussi par la découverte d’un nouvel environnement écologique avec la rencontre de nouvelles espèces et de nouveaux espaces. La morphogenèse mythique du cosmos forestier nous révélera quant à elle la dimension mythologique dont sont investis les différents paysages découverts lors de cette migration, chacun d’entre eux faisant l’objet d’un mythe exaltant le pouvoir inventif des héros mythiques qui en sont à l’origine. Ces deux chapitres complémentaires permettront ainsi de nous faire une image assez exhaustive de l’environnement dans lequel vont rentrer en scène les protagonistes de cette ethnographie. La section « Occupants et occupation du cosmos forestier » se consacre en effet à l’identification et à une description préliminaire de l’ensemble des acteurs qui participe de manière plus ou moins constante à la scène quotidienne et forestière. Leur liste s’avère considérable, mais elle est certainement loin d’être exhaustive. Le monde kasua est bien trop riche pour être étudié par une seule personne, même si celle-ci s’avère obstinée ! Je me suis néanmoins efforcée de reconnaître le plus grand nombre de participants qu’ils soient premiers rôles ou simples figurants, soit le millier d’êtres vivants, végétaux et fauniques, les esprits et les Kasua eux-mêmes. Intégré dans un même mouvement de présentation du système relationnel formant leur monde, chacun de ces existants qu’il soit humain ou non humain, vivant ou spirituel est abordé avec une approche descriptive similaire pour respecter dans leur traitement respectif une neutralité perceptive, celle précisément avec laquelle les Kasua les considèrent. C’est d’ailleurs pour cette même raison que je n’ai pas accordé à l’organisation sociale des Kasua le développement souvent considérable que lui donnent ordinairement les monographies ethnologiques. Un tel traitement aurait institué les Kasua comme des agents prééminents du cosmos, alors qu’ils ne se conçoivent que comme de simples composants d’un ensemble plus vaste. Aussi, comme pour tous les autres acteurs de ce cosmos, je me suis appliquée à appréhender les Kasua par leur terminologie et/ou nomenclature et par les critères gouvernant la reconnaissance de leur identité individuelle et collective.
17Cette présentation qui n’institue volontairement aucune frontière franche entre les humains et les non-humains prendra tout son sens dans la deuxième partie de l’ouvrage « Le jeu de l’ombre et de la lumière » consacrée à la théorie du cosmos. Entreprenant une lecture de la cosmogonie kasua, le chapitre 7 « Quand les Kasua doivent tout aux esprits » nous révélera ainsi la formidable complexité relationnelle présidant au fonctionnement de leur monde. Nous découvrirons que la cosmogonie ne se contente pas d’élever le principe de la réciprocité comme schème idéal devant régir les rapports entre les différents acteurs du cosmos, elle pose également les humains en éternels débiteurs, en subordonnant la délivrance des richesses vitales à leur survie à un échange avec les communautés spirituelles, maîtres du cosmos et de ses habitants. Le chapitre suivant intitulé « Kasua ou casoar, casoar ou Kasua ? » exacerbera ce caractère inextricable que la cosmogonie prête aux relations liant les esprits, les humains et les êtres vivants en mettant en lumière une certaine perméabilité des frontières ontologiques entre le monde phénoménal et le monde invisible. Empruntant le point de vue de chacun des acteurs, cette analyse montrera en effet que les humains à l’image des esprits – et au-delà du monde qu’ils habitent – sont également dotés d’un double invisible qui leur interdit de se soustraire à la logique relationnelle à laquelle la cosmogonie les prédestine.
18Cette conception originale du cosmos désormais familière aux lecteurs sera alors recontextualisée dans le quotidien forestier des Kasua auquel se consacre la dernière partie de cet ouvrage. « Le maintien d’un équilibre délicat » décrira comment cette population dès son plus jeune âge apprend à gérer et gère ses interactions avec les multiples êtres forestiers qu’elle côtoie, soit ses manières singulières d’être et d’agir dans et avec le cosmos forestier. Parcourant le cycle de vie des Kasua, le chapitre 9 « Quoi/qui manger, comment manger ; quoi/qui parler, comment parler ; où évoluer... ? » révélera les manières dont les enfants kasua dès leur prime enfance sont sensibilisés à percevoir la double réalité de leur univers forestier comme le caractère duel de leur propre identité. Un apprentissage absolument nécessaire sinon vital pour participer aux activités de subsistance, dont les modalités seront décrites dans le chapitre 10 « Quoi/qui tuer, comment tuer : la gestion des modes de prélèvements sur le cosmos forestier ». Ces manières de faire observées par les hommes et les femmes kasua lesquelles font signe de retenue et d’une humilité certaine nous conduiront logiquement à la retranscription du rituel initiatique que les Kasua pratiquaient. Composé de deux stades, l’enjeu de ce rituel nommé tolu est en effet d’initier simultanément les frères et les soeurs kasua au savoir et donc au pouvoir sur la régénération de la double vie qui anime le cosmos forestier comme leur personnalité. Sa description consacrée dans le dernier chapitre « Quoi/qui reproduire, comment reproduire : la gestion initiatique de la régénération de l’humanité et du cosmos forestier » nous permettra de démontrer comment l’ensemble des relations interspécifiques qui anime le cosmos participe pleinement et précisément à la constitution de leur identité individuelle et collective, de leur manière complexe d’être au monde.
19Une fois l’ontologie originale des Kasua définie, il sera alors possible de résoudre notre énigme en se prêtant à une analyse critique de leurs savoirs et de leurs savoir-faire écologiques subtils du cosmos forestier. Il ne s’agira donc pas de préjuger de notre résolution à partir de notre paradigme dualiste mais de montrer en quoi le paradigme kasua promouvant une ambivalence ontologique exerce une incidence précise sur l’acuité de leurs savoirs écologiques et sur leur (plus grande ?) aptitude à préserver la présence humaine et la biodiversité dans un environnement tropical aussi complexe que fragile. Ainsi, parvenue à restituer l’épistémologie kasua, il sera alors temps de tirer quelques leçons concernant le débat heuristique qui nous préoccupe.
Notes de bas de page
1 Ce que nous invitent à faire l’éthologie et la psychologie comparée concernant les animaux en nous présentant une vision de l’animalité complètement différente. Elles lui reconnaissent aujourd’hui des comportements beaucoup moins stéréotypés qu’on ne les considérait jusqu’alors, des capacités cognitives importantes, des variabilités individuelles et même une certaine dimension culturelle. Bref, d’objet quasiment passif et muet, l’animal est devenu « sujet » actant, capable d’intentions et doté d’un savoir non trivial sur le monde et sur les autres (Whiten et al. 1999 ; De Waal 2001 ; Lestel 2001).
2 Cf. entre autres : Conklin, 1962 ; Haudricourt, 1962, 1964 ; Bulmer, 1967, 1968, 1970, 1974 ; Rappaport 1968 ; Dwyer, 1976, 1984, 1996 ; Barrau, 1967, 1971, 1975 ; Grenand, 1980 ; Feld 1982 ; Sillitoe 1983 ; Bahuchet, 1982 ; Chaumeil, 1983 ; Friedberg, 1990, 1997 ; Revel. 1990 ; Ellen, 1993 ; Coiffier 1993 ; Minnegal, 1996 ; Hornborg, 1996 ; Hviding, 1996 ; Howell, 1996 ; Århem, 1996 ; Rival 1996 ; Bird-David 1999.
3 À titre d’exemples en Papouasie-Nouvelle-Guinée : Gell, 1975 ; Schieffelin, 1976 ;Wagner, 1967 et 1972 ; Gillison, 1980 ; Weiner. A, 1980 ; Liputna, 1981 ; Healey, 1988 ; Weiner J.F, 1988 ; Iteanu et de Coppet (éd.), 1995. Pour une contextualisation de la problématique en Nouvelle-Guinée, je vous renvoie à l’introduction de ma thèse (Brunois 2001).
4 Il suffit de constater avec les conférenciers des Nations Unies à quel point la somme immense de connaissances scientifiques « modernes » ne permet pas aux sociétés/États qui en sont les producteurs de préserver des écosystèmes qu’ils chérissent pourtant sous les beaux concepts de « poumon de la terre », « biodiversité », ou plus récemment « berceau de molécules de l’humanité ». Le chapitre 6 de la déclaration de Rio, ne préconise-t-il pas d’ailleurs : « d’utiliser les compétences des indigènes pour relever les défis contemporains du développement durable » ? (Brunois 2000b).
5 Et des politiques de développement et/ou de conservation qui en important comme en imposant aux autres leur vision dualiste du monde se prêtent à une hégémonie de la manière d’être au monde en niant la diversité des mondes (Brunois 2005).
6 L’analyse des processus de nomination prône également une nouvelle approche nommée « translinguistique » dans la mesure où chaque mot serait le résultat cumulatif d’expériences relationnelles entre l’interlocuteur et la communauté parlante (Bakhtine 1981), et entre l’interlocuteur et les êtres de l’environnement (Basso 1988 ; Dwyer et al2003).
7 Cette proposition poursuit ainsi l’idée dégagée par A.-G. Haudricourt selon laquelle il y aurait une correspondance homologique entre la manière dont on s’adresse à la nature et la manière dont on s’adresse à l’autre (1962).
8 Cf. entre autres : Ellen 1996 ; Rival 1996 ; Howell 1996 ; Dove 1992 ; Erickson 1987 ; Århem 1996 ; Pâlsson 1996 ; Bird David 1993, 1994, 1999 ; Knight (éd.) 2000.
9 Descola répartit ainsi en deux groupes les six grands types de relation qui « jouent un rôle prépondérant dans les rapports que les humains nouent entre eux et avec les éléments de leur environnement non humain » (2005 : 425) : « le premier caractérise des relations potentiellement réversibles entre les termes qui se ressemblent (l’échange, la prédation et le don), le second, des relations univoques fondées sur la connexité entre des termes non équivalents (la production, la protection, la transmission) » (idem).
10 Une proposition qui n’est pas sans exposer l’anthropologue à des problèmes méthodologiques soulignés par T. Ingold lui-même lorsqu’il décrivait sa position de chercheur étudiant la relation hommes-rennes en ces termes : « incapable d’utiliser les rennes comme informateurs, sa vision de la situation est inévitablement incomplète » (1974 : 524). Pour une présentation plus précise de ces difficultés méthodologiques à surmonter, cf. Lescureux (2006).
11 Ainsi que son enjeu crucial, lequel, pour reprendre les termes d’Hornborg, consiste à savoir finalement si la perception de l’environnement est générée par des « capacités cognitives socialement biaisées » ou, à l’inverse, si « la sociabilité humaine est engendrée par des capacités cognitives écologiquement biaisées » (1999 : 117) ?
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