Chapitre 13. Le monastère d’Asthal Bohar
p. 261-276
Texte intégral
1Comme Fatehpur, le monastère d’Asthal Bohar appartient à la catégorie des monastères personnels, nijī maṭh. Il présente cependant un profil particulier qui le situe à mi-chemin entre la tradition telle que l’incarnent le monastère de Kadri et la structure pañcāyati, et la transformation inaugurée par Fatehpur. Pourtant, Ashtal Bohar est peut-être celui des monastères le plus inscrit dans une certaine modernité représentée par l’alliance du politique et du caritatif.
2Situé dans le Haryana, à quatre kilomètres de la ville de Rohtak, le monastère d’Asthal Bohar offre un spectacle imposant ; aux côtés de multiples bâtiments religieux édifiés dans le style moghol, avec de nombreuses coupoles blanches ou rouges, se dressent des constructions modernes civiles dispersées sur de vastes esplanades, témoins de la fièvre bâtisseuse de l’actuel mahant.
3Sa particularité est d’être le double siège de deux transmissions, d’inclure un grand et un petit trône (baṛī gaddī et choṭī gaddī) ou encore, en référence au feu des ascètes, un grand et un petit foyer (baṛī dhūnī et choṭī dhūni). Ce dédoublement permet à Ashtal Bohar d’embrasser en un même lieu et de réunir sous une même autorité la dimension ultramondaine de la quête ascétique et la dimension mondaine d’une institution ancrée dans la vie sociale et politique. Mais la petite dhūnī, celle des tapasvī, des Yogīs voués à l’ascèse, se trouve sous la dépendance de la grande, celles des chefs de monastère-administrateurs.
La fondation et la légende de Mastnāth
4La fondation du monastère date de la fin du XVIIIe siècle mais, pour les Yogīs, il s’agit plutôt de sa « refondation », car l’endroit aurait auparavant été fréquenté par Caurangīnāth, ce disciple de Gorakhnāth que nous avons déjà rencontré à Kadri et à Fatehpur1, pour y pratiquer avec ses disciples la sādhanā caractéristique de son panth (le Pāgal panth) et qui serait la méditation en position inversée, la tête sur le sol et les pieds vers le ciel. Selon les dires du mahant actuel, Caurangīnāth aurait établi au VIIIe siècle ce monastère, lequel aurait prospéré jusqu’au XIIIe. Aucun signe tangible de ce passé prestigieux ne demeure cependant, hormis quelques statues excavées sur ces terres qui évoquent une occupation ancienne, mais plutôt jaïne ! Quoi qu’il en soit, le rattachement aux figures emblématiques de la tradition Nāth, fait partie de la stratégie habituelle d’enracinement d’un nouveau sanctuaire ou d’une nouvelle lignée (comme à Fatehpur) ; le recours au patronage prestigieux, la « redécouverte » de lieux honorés par les figures iconiques ou les saints fondateurs de sectes, ou encore de « trésors cachés » comme dans le bouddhisme tibétain, sont des traditions courantes.
5Cauraṅgīnāth sert de référence lointaine et à usage interne destinée à doter le maṭh de la respectabilité d’une tradition remontant aux fondements de la secte, Cauraṅgī ayant été directement initié par Gorakhnāth, mais l’histoire récente du monastère, tel que nous le connaissons aujourd’hui, commence au XVIIe siècle avec Mastnāth ; ce sont les lieux marqués par sa présence que les pèlerins visitent maintenant avec dévotion.
6La biographie de Mastnāth, écrite par un certain Sankarnāth à la fin du XIXe siècle et publiée pour la première fois en 1968, a constamment été rééditée depuis sous des formes variées. La dernière édition, dirigée par Kokcandra Śāstrī et patronnée par le mahant actuel, Cāndnāth, inclut le texte dans une présentation du monastère et une biographie des mahant qui s’y sont succédé2. Comme à Fatehpur, le texte imprimé joue un rôle fondamental dans la fixation et la conservation d’une image canonique du saint fondateur ; en outre, ici aussi, les principaux épisodes de sa vie ont été peints et disposés dans une vaste galerie commémorative présentant également des bustes en marbre et des stèles biographiques des six mahant qui succédèrent à Mastnāth. Mais plus que Fatehpur, Asthal Bohar jouit du soutien de la Mahāsabhā et se considère comme une institution emblématique de la secte dans son mode d’organisation actuel : aussi ses publications, et donc les hagiographies de Mastnāth, bénéficient-elles d’une large diffusion et dépassent-elles de loin le cadre local.
7Il faut dire que l’hagiographie de Mastnāth telle qu’écrite par Sankarnāth présente des aspects très particuliers que David White a soulignés (2001 : 139-161). À la fois fortement ancrée dans la géographie locale et dans l’histoire contemporaine, puisque Śankarnāth fait de Mastnāth un agent de la chute de Shah Alam II3, l’hagiographie constitue une sorte de palimpseste incorporant et attribuant à Mastnāth toutes sortes de hauts faits également attribués par ailleurs à d’autres Nāth célèbres. Citons trois exemples : l’épisode de la chasse au cours duquel Mastnāth prend l’apparence d’une biche pour confondre un roi évoque la célèbre confrontation de Gorakhnāth et Bhartrhari, le roi d’Ujjain, ainsi que celle de Gorakhnāth avec Ratna Parīkṣaka, le futur Ratannāth4 ; l’épisode où Mastnāth détruit la ville impie qui refuse de faire l’aumône est attribué généralement à Dharamnāth (Briggs 1973 : 116-17) ; et, enfin, ce serait Mastnāth qui, d’après son hagiographie, aurait provoqué la rencontre de Ayas Dev Nāth avec le futur roi Man Singh de Jodhpur, alors assiégé à Jalore, et assuré sa victoire ! La diffusion de ce texte facilite donc une approche immédiate de grands thèmes ou d’épisodes fondateurs de la tradition Nāth et opère comme une sorte d’involontaire résumé.
8Je me bornerai à évoquer plus précisément les passages en relation directe avec Asthal Bohar ou qui en éclairent certaines spécificités.
9L’histoire commence avec la naissance ou plutôt l’apparition du héros :
Dans la province de ce qui est maintenant l’Haryana et le district de Rohtak, dans un village du nom de Kansareṭī, un homme du nom de Sabalā s’était fortement enrichi en faisant du commerce. Il était d’ascendance Vaiśya. Ce marchand Sabālā était riche mais sans enfant. Il rencontra un jour Gorakhnāth, lui rendit hommage et Gorakhnāth satisfait lui promit d’exaucer son vœu. Plus tard, traversant la forêt avec son épouse, ils trouvèrent un enfant d’un an et comprirent que le saint les avaient bénis5. C’était en 1764 VS (1707 ap. J.-C.).
10Le texte continue en expliquant qu’il n’y avait à cette époque ni voiture ni train, que les transports se faisaient à dos de dromadaire et que ces commerçants (byāpārī) étaient connus sous le nom de Raibārī6. Notons la volonté de rehausser le statut de cette communauté de nomades éleveurs de dromadaires au niveau du varṇa des Vaisya en assimilant ces caravaniers, transporteurs intermédiaires, à de grands commerçants transrégionaux. On voit se nouer ici le lien très fort entre ces Raibārī et le monastère d’Asthal Bohar. Ce lien perdure à travers des donations, l’édification de dharmaśālā qui leur sont réservés, le patronage par la communauté d’un pinacle en or au-dessus de la tombe de Mastnāth (ce que commémore une petite plaque en marbre décorée de dromadaires) et, enfin, leur participation majoritaire, en vêtements traditionnels et accompagnés de leurs groupes musicaux, venus de tout le Rajasthan, lors de la fête annuelle du maṭh.
11Comme tous les enfants exceptionnels des hagiographies, Mast, qui n’était autre que l’incarnation de Gorakhnāth, grandit en accomplissant force prodiges. Lorsqu’il eut une douzaine d’années, un Yogī du nom de Narmāī traversa le village et le jeune Mast voulut le suivre. Narmāī lui dispensa sa première initiation et fit de lui son disciple dans le panth Āī, lui donnant le nom de Mastāī.
12Mastāī, initié comme aughaṛ, commença sa pérégrination par l’ancien monastère de Cauraṅigināth à Asthal Bohar où résidaient encore quelques ascètes de panth Pāgal. Oublieux des règles d’hospitalité de la secte, ceux-ci envoyèrent Mastāī dès son arrivée chercher de l’herbe pour les chevaux du monastère. Mastāī revint chargé d’un énorme ballot en équilibre sur la tête : devant ce miracle, les Yogīs reconnurent leur faute mais Mastāī les maudit et voua le monastère à la destruction.
13Il continua son chemin et rejoignit le village de Pehvā où devait avoir lieu un grand banquet rassemblant la communauté des Nāth. Les darśanī, les porteurs d’anneaux, voulurent, comme il était normal, voir reconnue leur prééminence sur ce simple aughaṛ de Mastâï qui, de plus, réclamait le don insensé de douze vaches et douze châles. Les Yogīs des douze panth se mirent en colère. Mais Mastāī se révèla alors sous sa forme de virāṭ, c’est-à-dire d’être suprême dans lequel la création entière se manifeste : il ouvrit la bouche et dévoila aux Yogīs stupéfaits la totalité de l’univers présent en lui7 ! Tous lui décernèrent alors le titre de Swamināth, Seigneur de l’univers, et lui rendirent hommage. Appelé désormais Mastnāth, il semble avoir reçu les anneaux spontanément : son hagiographie ne mentionne aucun autre guru mais l’iconographie le représente toujours avec les anneaux : il est sans doute impensable pour la sensibilité actuelle qu’il en soit autrement.
14Toujours représenté nu, vêtu d’un simple cache-sexe (langoṭ), cette nudité, qui aujourd’hui signale les ascètes itinérants, était alors suffisamment remarquable pour avoir suscité quelques anecdotes.
Āī panth, le pôle féminin et la gémellité
15Un de ces récits met en présence Mastnāth et une figure féminine que l’on peut regarder comme une incarnation de sa śaktī.
Mastnāth et son groupe de disciples se rendirent un jour dans le village de Bohar, non loin de l’ancien monastère de Cauraṅgī auprès duquel Mastnāth avait établi sa dhūnī. Là, parmi les femmes réunies autour du puits, Pāī Devī, la jeune épouse d’un paysan Jāṭ, se moqua de sa nudité. Mastnāth lui rétorqua : « Toi aussi, tu seras nue ! » et comme de lui n’émanent que des « paroles de vérité », il fallait que la prédiction se réalise. Bientôt la jeune femme sentit « dans son âme la lumière du renoncement » ; elle se mit nue près de son feu domestique et se couvrit de cendres. Son mari, furieux, décida de tuer l’ascète et le frappa par trois fois mais en vain ! Le village tint conseil et on décida de confier la jeune femme (et du même coup sa fille Maina) à Mastnāth. Elle fut initiée sous le nom de Paināth. Elle pratiqua une ascèse rigoureuse, choisissant de rester perpétuellement debout et demeura aux côtés de Mastnāth.
16On m’a dit à Ashtal Bohar qu’on envisageait d’ériger un mémorial à Pāī Devī auprès de la tombe de Mastnāth mais, pour le moment, on ne voit pas d’autre trace d’elle qu’une peinture la représentant debout, chastement vêtue de peaux de bêtes et de ses longs cheveux. La complétude du masculin et du féminin indissociable des pratiques du Haṭha Yoga et dont la symbolique infuse les rituels initiatiques tend à disparaître des représentations contemporaines, et un certain tantrisme à être occulté.
17On peut remarquer la même « censure » avec les origines du Āī panth. En effet, il est issu de la déesse Vimlā Devī, seule figure féminine à l’origine d’un panth, laquelle de plus est dite avoir vécu en Assam, la patrie du saktisme et un des sites du royaume des femmes dans la mythologie Nāth. Or, Vimlā Devī est totalement absente d’Asthal Bohar, ni représentée, ni mentionnée dans les récits de fondation du monastère. Quant au panth Āī, il occupe certainement une place particulière dans l’organisation de la secte : nous avons vu que le mahant de la jhuṇḍi devait en être membre car, m’a-t-on dit, ce panth dont le nom signifie Mère (Āī équivalent de Māī) est celui qui détient la śaktī8.
18De même qu’on trouve dans la relation entre Mastnāth et Pāīnāth un écho du motif de la saktl et de l’importance du pôle féminin de la légende de fondation, de même le thème de la gémellité rattaché aux origines du Āī panth se retrouve-t-il dans la légende et l’héritage de Mastnāth.
19Vimlā Devī se situe en effet à l’origine de ce panth Āī par l’intermédiaire des deux fils qu’elle reçut magiquement de Gorakhnāth : Bhuśkaināth et Khaḍkaināth, nés de la balle et du grain qu’elle dut décortiquer. La déesse resta dans son Assam originaire, mais ses deux fils allèrent vers l’ouest et engendrèrent une descendance spirituelle dont fera partie Narmāī.
20Ces deux personnages sont toutefois ignorés ou oubliés à Ashtal Bohar au profit des deux disciples de Mast, deux frères, deux enfants Rajputs du village de Kharak, Raṇpat et Mandhātā. Lorsque Mastnāth passa dans leur village, les enfants se précipitèrent vers lui et voulurent le suivre. Mastnāth les reconnut comme d’anciens disciples d’une vie antérieure et déclara qu’il fallait les laisser faire. Les parents supplièrent, dépeignirent à leurs enfants la vie terrible des ascètes errants, résistèrent jusqu’à en avoir finalement assez de voir les deux garçons distribuer toutes leurs richesses aux pauvres et nourrir les animaux du lait de leurs vaches. Ils cédèrent et les deux garçons furent initiés par Mastnāth à Asthal Bohar.
21Un épisode souvent raconté les montre pérégrinant avec leur guru, campant dans la jungle et allant chercher du bois pour sa dhūnī. Ils s’emparèrent d’une grosse poutre mise de côté par les gens du village de Khiṛavālī pour construire un vaste hall. Bien sûr les gens protestèrent et tentèrent de récupérer leur poutre mais Mastnāth les maudit et condamna le village à ne plus pouvoir ériger de bâtiment tant qu’un ascète monté sur un éléphant couleur sable ne les aurait pas visités (prédiction paraît-il récemment exploitée par un sādhu peu scrupuleux, pour recevoir des dons !).
22Les deux jeunes gens entreprirent ensuite une ascèse rigoureuse à Asthal Bohar, faisant le vœu de rester debout immobiles auprès d’un feu pendant douze ans (ou même trente-six selon d’autres versions). [ill. 70]
Un jour, alors qu’ils méditaient, ils furent sensibles à l’atmosphère d’excitation liée à la fête de Holi qui se déroulait autour d’eux et eurent la nostalgie de leur maison et de l’alcool que l’on buvait chez les Rajputs à cette occasion. Bābā Mastnāth perçut ce désir grâce à ses pouvoirs yogiques et leur fit parvenir un bouteille d’alcool. Ils ouvrirent les yeux, virent la bouteille et furent pris de remords. Ils dirent à Mastnāth qu’ils avaient quitté tout désir mais Mastnāth ne les crut pas. Depuis, la tradition a été adoptée d’offrir de l’alcool à leur dhūnī.
23Ce récit ne se trouve pas dans les livrets imprimés ! Aucune mention d’offrande d’alcool n’y est discernable, et encore moins la version entendue sur place et que discutèrent ensuite violemment certains auditeurs suivant laquelle les deux frères étaient de basse caste, d’où leur goût pour l’alcool et, ajoute-t-on aussi, pour la viande ! Quoi qu’il en soit, tous deux penchent du côté de l’excès, d’une certaine violence, de Bhairav.
Le feu des ascètes : la petite dhūnī
24La choṭī dhūnī, ou « petit feu », dans le monastère d’Asthal Bohar, se trouve sur le lieu où Raṇpat et Mandhātā s’adonnèrent à leur discipline ascétique. Il est toujours révéré et placé sous le patronage de Bhairavnāth : sous l’arbre khair (acacia) qui abritait leur méditation, une petite plate-forme couronnée de tridents et de śivaliṅga supporte une statuette en marbre noir d’un Bhairav doté des anneaux d’oreille Nāth. Face à l’arbre brûlait la dhūnī, récemment remplacée par un autel à Śiva.
25En contrebas se trouve le samādhi des deux frères, à l’emplacement où la terre se serait fendue d’elle-même pour les recevoir, comme elle le fait pour tous les vrais ascètes qui veulent prendre leur samādhi vivant. Les deux frères sont considérés comme toujours présents, ce dont témoigne la coutume de déposer tous les soirs après la pūjā deux pipes à eau sur leur tombe : en effet, quelque temps après leur ensevelissement, les gens entendirent, provenant de sous la terre, le bruit du glouglou de l’eau dans le hookah...
26La dhūnī a été récemment déplacée et installée dans un hall couvert surmonté d’un toit à śikhar. C’est cette dhūnī de Raṇpatnāth et Mandhātānāth qu’on considère comme constituant le « petit trône », ou encore la choṭī dargāh, le petit sanctuaire de saint, dit-on en empruntant le terme musulman de dargāh.
27Et cette gaddī se trouve en fait elle aussi dédoublée : ce sont deux mahant qui incarnent les deux frères et prennent place sur les deux āsan constituant la gaddī. Ces « sièges », de fin matelas recouverts d’étoffes, se situent de part et d’autre de la dhūnī, sur la plate-forme récemment construite où brûle perpétuellement le feu de Raṇpat et Mandhātā. [ill. 71 et 72]
28Ces deux mahant sont dits être des tapasvī bābā, s’adonnent donc à des pratiques ascétiques (tapas), et doivent vivre nus, nāgā, ce qui veut dire uniquement vêtus d’un pagne court, à l’image de Raṇpat et Mandhātā. Cette « nudité » les désigne comme faisant partie de la jamāt, du groupe des Yogīs itinérants, même s’ils sont éminemment sédentaires du fait de leur fonction ! Lorsqu’ils souhaitent en être relevés, ils retrouvent leur statut antérieur. Leur devoir consiste avant tout à entretenir la dhūnī et à effectuer les rituels quotidiens d’hommage aux lieux sanctifiés par les austérités des deux frères. Ils doivent également préparer certains jours précis le roṭ, la galette cuite sous la cendre de la dhūnī et offerte aux mahant défunts le jour anniversaire de leur mort. On les voit parfois confectionner des amulettes avec la cendre du foyer pour leurs visiteurs en peine et leur murmurer des mantras protecteurs.
29Cette choṭī gaddī témoigne de la partie « sauvage » de l’héritage de Mastnāth. Comme Amritnāth à Fatehpur, Mastnāth est un Yogī itinérant, un ascète thaumaturge, nu et non conventionnel, en un mot un « jangli » sādhu : c’est à cette tradition que se rattache la choṭī gaddī et cela explique les commentaires de G. W. Briggs (1973 : 68) : « Followers of Mastnāth are not very respectable [...] There are two divisions of [them] : (1) the Baṛī Dargah who avoid flesh and liquor and (2) the Chhoṭī Dargah, who indulge in both. The latter group was founded by a Cāmār [un travailleur du cuir, intouchable]. » Nous retrouvons ici des allusions au bas statut de Raṇpat et Mandhātā9 et à leurs habitudes alimentaires peu brahmaniques.

Le nouveau mausolée des deux frères, à gauche la choṭī dhūnī
30Autrefois, cette dhūnī était entourée d’un mur, nettement séparée du reste des bâtiments du monastère, et le samādhi des deux frères à l’air libre. En 2001, ce samādhi a été somptueusement refait, enchâssé dans un mausolée en marbre blanc orné de galeries et de fenêtres ajourées évoquant les sanctuaires moghols, et aurait coûté 1 crore et demi de roupies (quinze millions), selon la plaque commémorative qui porte en gros caractères le nom du mahant ordonnateur de l’œuvre, Cāndnāth Yogī.
31Cette restauration du samādhi, le déplacement de la dhūnī dans un hall couvert, la démolition d’une enceinte, témoignent du souci du mahant actuel d’intégrer dans un même ensemble et sous son autorité les deux moitiés – ou les deux aspects – du monastère et de la tradition de Mastnāth : la baṛī gaddī et la choṭī gaddī, le grand et le petit trône.
32Au « petit sanctuaire », naguère rudimentaire, encore proche de la tradition itinérante et marginale des Nāth pratiquant l’ascèse, s’oppose l’apparat de la baṛī gaddī. Comme le dit un dicton attribué à Mastnāth : « après les faqīr, viennent les amīr », « après les ascètes mendiants, les riches seigneurs » ! Cette opulence saute aux yeux de qui visite le monastère ou s’informe des actes mémorables accomplis par les six mahant ayant succédé à Mastnāth.
Le « grand trône », la baṛī gaddī
33C’est le « trône » officiel de celui qui porte le titre de mahant d’Asthal Bohar Math, et donc le siège des activités du monastère.
34Les bâtiments entourent la tombe de Mastnāth. Celle-ci, de la forme d’un parallélépipède en marbre blanc, ordinairement couvert d’un drap de laine noir, se trouve dans une pièce totalement sombre adjointe à une sorte de grotte (guphā) abritant une statue de Gorakhnāth. On peut penser que cette grotte communique avec l’ancien sanctuaire, où se trouve la dhūnī, un petit bâtiment non restauré et soigneusement fermé à clé.
35Cette partie ancienne du monastère est à présent entourée par les nouveaux appartements du mahant, la salle du trône devant laquelle des centaines de visiteurs font la queue pour lui rendre hommage les jours de fête, une vaste salle de réunion, une autre couverte de tableaux et abritant les stèles mémoriales des mahant, les entrepôts, les chambres et les cuisines. Tout cet ensemble, composé de constructions d’époques variées, est dominé par des toits où alternent coupoles et tours pyramidales. De l’autre côté d’une vaste pelouse, quatre vastes mausolées en marbre et stuc, de style indo-moghol abritent les tombes des cinq mahant précédant Candnāth, le mahant actuel.
Les mahant et les rois
36Ces mahant, les héritiers du trône de Mastnāth, de la baṛī gaddï, qui sont-ils ? Le premier, initié par Mastnāth, débuta ses activités pour développer le monastère du vivant même de son guru. Né au Rajasthan, dans le royaume de Bharatpur, il entretint des relations privilégiées avec les rājā locaux et notamment celui de Bikaner.
37Ce lien avec Bikaner avait été auparavant inauguré par un miracle de Mastnāth : le rājā ayant organisé un jour un vaste banquet pour les brahmanes de son royaume, Mastnāth, qui campait à proximité, envoya un de ses disciples jeter un os de dromadaire dans la marmite où bouillait le riz ! Ce fut un tollé chez les brahmanes, lesquels se plaignirent au rājā. Mastnāth rétorqua qu’il avait simplement voulu contribuer à la dakṣiṇā, que l’on vide la marmite avant de juger ! Les brahmanes y découvrirent un os d’or ! Le rājā Sūrat Singh reconnut alors la valeur de Mastnāth, aussi se tourna-t-il tout naturellement vers le disciple de Mastnāth, Totanāth, lorsque ce dernier, après un passage auprès des cours de Udaipur et Jodhpur, visita le royaume dévasté par la sécheresse et la famine. Totanāth assura le rājā de sa protection et fit pleuvoir à torrents. Sūrat Singh, reconnaissant, lui fit don de 5 250 bighā de bonnes terres à Ganganī Tehrī (près d’Hanumangarh, la limite nord du royaume de Bikaner, à proximité de la frontière actuelle avec l’Haryana). Ce fut le début de la fortune foncière du monastère. Ces terres, dont la possession sera confirmée par les rājā de Bikaner successifs – dont Gaṅga Singh qui en fit une région sanctuaire interdite de chasse – appartiennent toujours au monastère qui y a édifié plusieurs bâtiments. Les débuts du monastère d’Asthal Bohar illustrent bien la relation de patronage traditionnelle entre les rois et les Nāth Yogīs : les Yogīs mettent leurs pouvoirs exceptionnels au service des rois, de façon d’ailleurs particulièrement altruiste dans le cas présent, et les rois marquent leur reconnaissance en aliénant à leur profit une partie de leurs droits fonciers et en multipliant les témoignages de respect : ils vont s’incliner devant l’ascète, lui confèrent des biens symboliques : vêtements, montures... On dit ainsi que le bonnet particulier, conique, en brocard doré, que portent les mahant depuis Totanāth dans les grandes occasions serait un don du rājā. Cette relation d’allégeance réciproque entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel perdurera jusqu’à la période contemporaine sous des formes différentes.
38Au patronage des souverains du Rajasthan s’ajoute une relation forte avec les villages environnant le monastère, même si elle est parfois conflictuelle (comme nous l’avons vu à propos de la poutre). Les villageois de Bohar auraient donné 750 bighā pour l’édification du monastère, note le Asthal Bohar maṭh ka itihās (2005 : 133). Le texte mentionne plus loin l’existence d’un dān-patr (acte de donation) dont il ne donne malheureusement pas la date et qui précise l’attribution au maṭh du village de Bohar et de deux autres villages, en tant que dohli (terre allouée dans un but religieux, non soumise à l’impôt et non cessible). « Aujourd’hui encore, les paysans de ces villages font un don proportionnel au monastère selon le plus ou moins de terre qu’ils ont » (idem. : 186), telle est la formule euphémistique qualifiant la rente foncière employée dans le texte. Cependant, la réforme agraire n’aurait laissé au monastère que trois acres en propre (environ 1,2 hectare), le reste ayant dû être cédé aux cultivateurs.
39Les relations avec les villages d’alentour expliquent également le choix de Mastnāth d’« abandonner son corps » dans le village de Bidhaṛān : les hommes et les femmes du village n’avaient-ils pas supplié leur guru de leur faire une dernière visite ? Il y émit son dernier souffle le neuvième jour de la moitié claire du mois de Phālgun 1864 [1807 ap. J.-C.] et Totanāth organisa le transfert solennel de son corps jusqu’à Asthal Bohar pour ses funérailles.
40Totānāth fit construire le samādhi de son guru, assurant ainsi l’enracinement de l’institution monastique.
41Lui-même mourut en 1894 VS [1837 ap. J.-C.] et fut remplacé par Meghnāth [1894-1922 VS] dont la biographie relève qu’il développa beaucoup le réseau des dévots surtout auprès des Raibārī. Moharnāth lui succéda jusqu’en 1935 VS [1878] : sa stèle mémoriale indique qu’il redressa la conduite des méchants et que « de son temps chevaux et éléphants furent introduits au maṭh et qu’ainsi les sādhus purent voyager au loin récolter des dons pour faire ensuite l’aumône ». Cetnāth resta sur le trône d’Asthal Bohar de 1935 VS à 1963 VS [1906] : inaugurant une tradition qui se développera considérablement avec ses successeurs, il fonda à Ashtal Bohar même un collège sanskrit susceptible de recevoir quatre-vingts élèves. Pūrṇanāth (1906-1939) fut sans doute un bon politique : il privilégia ses relations avec le maharaja d’Udaipur et reçut des Britanniques le titre de Kaiser-i-Hind10 pour son aide pendant la guerre de 14-18, ce qui n’empêcha pas les ascètes du monastère de s’impliquer fortement dans les mouvements nationalistes (si l’on en juge par le nombre de Nāth d’Asthal Bohar qui firent ce qu’ils appellent la jel-yātrā, le « voyage en prison », à partir des années 193011). Mais surtout, il s’impliqua dans l’organisation et les réformes de la secte et fut à l’origine de la fondation de la Yogī Mahāsabhā (voir chap. 2). À la fin de sa vie, Pūrṇanāth fit venir son disciple Śreyonāth et l’installa sur la gaddī ; il partit en pèlerinage en Himalaya et mourut à Haridvar en jal samādhi, c’est-à-dire en choisissant de s’immerger dans les eaux du Gange.
Les nouveaux mahant : service social et politique
42Śreyonāth représente un nouveau type de chef de monastère. Né dans une famille paysanne Jāṭ des environs de Delhi, il fait des études sanskrites puis ayurvediques à Ahmedabad. Appelé par son guru pour lui succéder en 1937, il est intronisé en février 1939, lors de la fête annuelle du monastère, et dépense à cette occasion, dit sa biographie, un lakh de roupies. Peu après l’Indépendance, Śreyonāth se lance dans un grand programme de développement et de construction qui, cinquante ans après, caractérise toujours l’ambition d’Asthal Bohar. [ill. 73]
43En 1952, il fonde le premier hôpital du futur complexe médical, construit à proximité immédiate du monastère, une clinique ophtalmique (Śrī Bābā Mastnāth Netr-Cikitsālaya] ; celle-ci sera suivie par un hôpital général ayurvedique et allopathique, puis en 1958 par un collège ayurvédique. Ce collège qui aura coûté, dit la plaque inaugurative, six lakhs et soixante-quatorze mille roupies, est solennellement inauguré par l’illustre Chief Minister du Panjab (dont à l’époque dépend encore la région de Rohtak), Pratap Singh Kairon, lequel déclare : « Mahant Śreyonāth est le seul supérieur de monastère sur tout le territoire du Panjab qui met entièrement les moyens de son maṭh au service des besoins du peuple, que ce soit dans les domaines de l’éducation ou de la santé. » On voit évoluer avec son temps le patronage du monastère : ce sont maintenant les leaders politiques et les ministres d’État qui, prenant la place des anciens souverains, accordent la protection ou la caution des institutions du pouvoir civil au monastère et s’affichent en retour comme bénéficiant du soutien de leaders spirituels reconnus.
44Un pas supplémentaire sera franchi par Śreyonāth : se justifiant par sa volonté de « se mettre au service du peuple », il entre dans le jeu politique et se rapproche d’un certain Caudharī Śrīcandr, membre du parti du Congrès, avec lequel il fonde le parti dissident du Navīn Hariyāṇa Janatā Dal. Élu aux élections législatives de l’État de Haryana de 1967, il est nommé ministre de la santé de l’État. Son passage, bref, lui permettra de promouvoir son action en faveur des adductions d’eau et, dans un cadre différent, de la diffusion du hindi12.
45Son successeur reprendra le flambeau. Cāndnāth, nommé uttarādhikārī (« successeur ») en mai 1984, est intronisé le 9 janvier 1985, deux jours après la mort de son guru. Né en 1956 dans une famille paysanne de la région de Delhi, il est initié en 1978 et chargé d’administrer les biens du monastère dans le district de Hanumangarh. Après son accession au trône de Asthal Bohar, il devient difficile de faire le détail des nouvelles implantations ! Commençant par rénover et agrandir les installations du monastère, ajoutant – nous l’avons dit – un nouveau samādhi prestigieux pour Raṇpat et Mandhātā, et abattant le mur qui séparait baṛī et chotī gaddī, il fait refaire les peinture murales, sculpter les bustes de ses prédécesseurs et, dernière œuvre en date, façonner une gigantesque statue de Mastnāth qui annoncera du haut de ses quelque dix mètres l’entrée du complexe monastique.
46Mais, surtout, il agrandit considérablement l’ensemble des cliniques et collèges entourant le maṭh : un institut de recherche et d’enseignement pharmaceutique, un collège et institut dentaire, un institut de physiothérapie, un collège de sciences, un institut pour l’administration de l’enseignement et de la recherche, un collège sanskrit, un institut en sciences de l’éducation, une école d’ingénieurs avec trois sections (mécanique, informatique, électronique). Ajoutons une pharmacie, un jardin botanique de plantes médicinales, deux résidences universitaires pour les garçons et les filles, ainsi que deux écoles et un gymnase à Rohtak, une clinique ophtalmique à Hanumangarh... Tout ceci construit entre 1995 et 1999 ! Le résultat est impressionnant et le succès certain ; l’ensemble des établissements d’enseignement, prestigieux, ont l’aval du ministère de l’Éducation. On les dit cependant chers (à l’exception du collège sanskrit, non payant), mais en revanche, dans les cliniques, les soins sont dispensés gratuitement.
47Après 2000, Cāndnāth, entré en conflit avec l’État de Haryana, se voit refuser l’autorisation de fonder de nouveaux établissements. Orientant alors sa soif d’activité vers le Chhattisgarh, il pose en 2003 la première pierre de ce qui sera la « Baba Mastnath University of Raipur, which has been authorised by the Chhattisgarh Government to conduct classes and grant degrees and diplomas13 ».
48Ici interviennent les relations complexes et conflictuelles de Cāndnāth avec la politique. Suivant l’exemple de son guru Sreyonāth, il se présente aux élections législatives dans la circonscription de Narnaul sous une étiquette Congress, mais est battu. Sollicité ensuite par le BJP14 pour la circonscription d’Alwar, il perd les élections au Lok Sabha mais gagne, toujours sous étiquette BJP, celle de l’assemblée de l’État du Rajasthan pour le district de Bahroḍ, en 2004. Bien qu’il se présente sous le drapeau de la droite hindoue et invite volontiers Avaidhyanāth à Ashtal Bohar, je ne pense pas qu’il partage les idées extrémistes de ce dernier. Son affiliation au BJP tient beaucoup plus aux circonstances et au soutien que ce mouvement a apporté à l’évidente volonté d’engagement politique de Cāndnāth. Car derrière ce jeu électoral, se cache une sombre histoire15 :
49Cāndnāth est inculpé de meurtre en 1999 sur la personne d’un certain Azadnāth contre lequel il aurait envoyé des tueurs à gage ; le meurtre se serait passé dans le district de Rewari. Mais les accusateurs seraient d’anciens repris de justice ! La communauté Nāth se mobilise et le 20 mars 2001, les Nāth menacent de s’immoler dans tout le pays pour protester contre l’inculpation du mahant (laissé en liberté sous caution). Leur version de l’histoire est qu’elle a été fabriquée de toutes pièces par l’homme devenu Chief Minister en 2000, Om Prakash Chautala, du parti Lok Dal, allié au BJP, pour discréditer son adversaire, alors proche du parti du Congrès ! De fait, c’est le gouvernement Chautala qui refuse à Cāndnāth l’enregistrement de nouveaux établissements éducatifs16 et le « contraint » à investir au Chhattisgarh. L’histoire se complique encore avec les accusations portées par un ancien secrétaire du monastère impliquant également le responsable administratif du maṭh. Mais l’affaire est toujours en suspens (« a pending case » sans doute pour des années), et entretemps Cāndnāth a changé d’affiliation politique !
50Cette entrée remarquée du monastère d’Asthal Bohar et de son mahant dans l’espace public et institutionnel défini selon les critères de la modernité obéit à toute une stratégie qui, selon Cāndnāth, vise à promouvoir le Nāth sampradāy et à le mettre au service de la société (samāj sevak). Comme le dit son biographe, « Bābā Cāndnāth n’a aucun goût pour la politique »... S’il présente sa candidature au Rajasthan, c’est pour faire connaître le Nāth sampradāy au pays même de Bhartrhari (2005 : 238) ! De fait, Cāndnāth s’implique beaucoup dans la Yogī Mahāsabhā dont il est le vice-président. Nous l’avons vu patronner l’intronisation du rājā de Kadri et s’y faire reconnaître comme la plus haute autorité de la secte. Il est également très actif au bureau de la Mahāsabhā à Haridvar, subventionnant les publications et présidant les réunions.
51Le monastère de Asthal Bohar témoigne donc de tout un nouveau développement dans la secte, que j’avais méconnu17, où l’investissement dans les activités caritatives et tournées vers le bien public se conjugue avec un sens certain de la publicité : j’en veux pour preuve le grand panneau accroché à l’entrée du campus et présentant sous forme de vignettes photographiques l’ensemble des activités du « Shri Baba Masthnath Group of Institutions » : présidé par deux photos, l’une d’une statue de Mastnāth et l’autre de Cāndnāth, il traduit Mastnāth sous forme d’acronyme : « Massive Accredited Sacred Technical Novel Achiever Talented Helper » ! [ill. 74]
La fête annuelle comme mise en scène englobante
52Comme à Fatehpur, les fêtes anniversaires constituent les moments de plus grande visibilité du monastère et de ses activités. À Asthal Bohar nous verrons clairement représentée la double polarité du monastère, la juxtaposition de la choṭī et de la baṛī gaddī.
53La fête a lieu, selon la coutume, à la date anniversaire de la mort de son fondateur, le neuvième jour clair du mois de Phālgun (février-mars). La célébration dure trois jours, pour atteindre son point culminant lorsque le mahant, assis sur son trône, vêtu d’un manteau de brocard doré et coiffé d’un bonnet pointu, ombragé par un parasol, symbole de sa souveraineté, reçoit les hommages de ses dévots et, en premier lieu, des notables de l’État de Haryana et de la ville de Rohtak. Puis, en grand apparat, précédé d’une fanfare, il se dirige vers la tombe de Mastnāth pour lui rendre un hommage qui le légitime en retour dans son rôle de successeur. Pendant ces trois jours, le monastère est envahi par une foule considérable où se distinguent les Raibārī, qui vont et viennent entre baṛī et choṭī gaddī. [ill. 75]
54On retrouve, à l’extérieur de l’enceinte mais structurellement proche de la choṭī gaddī, la troupe des Yogīs itinérants de la jamāt. Dirigée par les deux mahant que nous connaissons déjà, les ramtā Yogīs, regroupés autour de leur feu, passent ces trois jours de sédentarité à se reposer et fumer le shilom, sous l’œil curieux des visiteurs de passage.
55Outre les deux mahant de la jamāt, le campement est dirigé par une troisième figure d’autorité, le pañcāyatī dhūnī mahant, le « supérieur du foyer communautaire », rattaché aux institutions collectives de la secte. Celui-ci, un certain Nāphenāth, est ordinairement le mahant du monastère de Pinjore, dans un district voisin, mais pendant trois jours il endosse cette responsabilité particulière à Asthal Bohar, en devenant, me dit-il, pour le temps de la fête un nāgā sādhu, c’est-à-dire un ramtā tapasvi, un errant voué à l’ascèse [ill. 76]. Comme pour les deux desservants de la choṭī dhūnī, il s’agit ici davantage de définir un statut qu’une pratique réelle.
56La présence du mahant de Pinjore s’explique par le lien entre les deux monastères remontant à Topnāth : celui-ci, un disciple de Mastnāth, envoyé par son guru à Pinjore, se trouva alors sur le passage du maharaja de Patiala qui se rendait à Simla et, sommé de déplacer sa dhūnī, se contenta de souffler dans son shilom. En sortit un boulet de canon qui endommagea le palais du maharaja. Devant la colère du souverain, Topnāh souffla deux autres boulets qui détruisirent le palais en totalité. Le rājā n’eut plus d’autre choix que de s’incliner devant l’ascète et de lui donner des terres pour fonder un monastère !
57Le statut de pañcāyatī dhūnī conféré au feu central des ascètes de la jamāt est très important. Il montre l’imbrication des institutions, l’irruption des instances communautaires de la secte dans les célébrations des monastères privés. Car Asthal Bohar est bien un niji maṭh même si, vertueusement, Śreyonāth déclara : « Asthal Bohar n’est pas un niji maṭh au sens où ce n’est pas la propriété personnelle du mahant. Le mahant n’est que le protecteur des propriétés du maṭh. »
58Certes, on peut penser que, étant donné la puissance d’Asthal Bohar, la jamāt n’a en réalité qu’un maigre pouvoir de contrôle ou de sanction sur le monastère ; on peut remarquer aussi que le pañcāyatī dhūnī mahant pourvu d’une autorité temporaire est issu d’un monastère en quelque sorte filiale de celui de Mastnāth, et que cela montre bien qu’il s’agit ici de s’associer et non pas de réguler. Néanmoins, cette présence signifie que, au sein même du monastère privé des disciples de Mast et du panth Āī, la dimension collective de la secte trouve à s’inscrire.
59Parallèlement, par la présence conjointe des deux gaddī, Asthal Bohar opère la synthèse entre les deux pôles de la secte : l’ascèse itinérante « sauvage » et la vie monastique réglée et institutionnalisée. En y ajoutant la valorisation contemporaine pour le service social.
Notes de bas de page
1 Voir supra chapitres 4 et 7.
2 Parue en 2005 sous le titre de Asthal Bohar maṭh kā saṅkṣipt itihās.
3 À la suite d’un épisode où Mastnāth, mal reçu par l’empereur, brûle dans sa dhūnī le châle que celui-ci lui avait donné en présent, puis en fait réapparaître des dizaines semblables : c’est cet épisode, en particulier, s’achevant sur la malédiction de Mast annonçant la venue des Britanniques, que White a traduit.
4 Précisons que le roi dans l’épisode de Mastnāth est un prince sikh, ce qui n’est pas sans résonance en contexte panjabi où il reste à explorer les multiples liens entre Nāth et Sikhs (outre les « rencontres » bien connues entre Guru Nānak et Gorakhnāth, voir McLeod 1986).
5 Ici encore un topos des hagiographies Nāth, sur le modèle même de la naissance de Gorakhnāth (voir un résumé du parallèle avec Mastnāth dans White 2001 : 146-147).
6 Sur ce groupe connu aussi sous le nom de Raikā, voir Sandrine Prévot (2007) : elle note que le terme Rebārī – ou Raibārī – est surtout employé à l’extérieur de la caste, laquelle se divise en deux groupes : ce sont plutôt les Marū, de statut supérieur et occupant le nord et nord-est du Rajasthan, que l’on voit à Asthal Bohar. Srivastava (1997) insiste, de son côté, sur la proximité entre le style de vie et la religiosité Raikā et les valeurs du renoncement, et note leur fréquentation des centres et ascètes Nāth (sur Asthal Bohar, voir p. 91 et 105).
7 Un épisode directement inspiré de l’enfance de Kr̥ṣṇa selon le Bhāgavata purāṇa.
8 Quelle relation ce panth Nāth entretient-il avec le Āī Panth du sanctuaire de la déesse Āī Mātā de Bilara, au Rajasthan, auquel Dominique-Sila Khan a consacré une étude (1997b, chap. 6) et dont elle montre la proximité avec le Nizar Panth ? Je l’ignore, mais je remarque que, dans la petite brochure publiée à l’occasion du pèlerinage de Kadri par le nouveau rājāyogi rajasthani, parmi les chants notés dans les dix dernières pages, deux sont consacrés à Āī Mātā et mentionnent les particularités de sa légende et les rites caractéristiques des Āī Panthī de Bilara (les onze principes qui correspondent aux onze nœuds du bracelet rituel, tel est le titre du chant : « Śrī Āī jī ki bel ke gyārah niyam »).
9 Étrangement, Briggs cite leurs noms mais en fait des centres du Āīpanth au Panjab (1973 : 68).
10 Titre impérial attribué à la reine Victoria lors du grand durbar de 1877 (voir B. Cohn 1983 : 201). Par la suite, ce titre fut donné à de hauts dignitaires indiens en reconnaissance de services exceptionnels rendus à la Couronne, notamment certains Maharajas. Qu’il soit donné à un chef de monastère est rare et confirme encore le haut statut du supérieur d’Asthal Bohar : les services rendus furent peut-être de faciliter le recrutement de troupes pendant la guerre et d’aider financièrement l’Empire (je remercie Claude Markovits de ces informations).
11 Ashtal Bohar maṭh ka itihās (2005 : 249-261).
12 Sur la question de l’implantation du hindi comme langue officielle, voir Annie Montaut (1997 : 134-151).
13 Selon un site internet fait par les Jāṭ : Jat Educational Institute in India (www.jatland.com/forums/archive).
14 Bharatiya Janata Party, le parti de la droite hindoue, au pouvoir de 1999 à 2004.
15 Que j’ai apprise dans ses détails par le site internet de la Tribune de Chandigarh. Auprès des Nāth je n’avais entendu que de vagues allusions, et évidemment n’en avais trouvé aucune mention dans les publications du maṭh. Ce scandale et ses arrière-plans politiques évoquent de façon frappante l’inculpation récente du Shankaracharya de Kanchipuram, également pour meurtre et malversations, et le tumulte médiatique et politico-religieux qui s’ensuivit.
16 Selon le site Jāṭ précédemment cité : « Mahant Chand Nath Yogi disclosed that in 1999 the Math has proposed setting up a Medical College at Asthal Bohar and submitted its plans to the government and the Medical Council of India. However, just when the council nominees were visiting the institute the state government had initiated criminal proceedings against him and Dr Markandey Ahuja » (21 octobre 2003). Un autre intervenant conclut : « It should be a matter of deep concern to all people in Haryana when political parties shape the future of education in the state according to their own wishes and agendas... Ashtal Bohar Math is doing a great service to the state by establishing fine education in rural Haryana. »
17 Voir Bouillier (1997 : 11 et 229) où je dressais un constat mélancolique et erroné de l’absence de renouveau dans la tradition Nāth.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Itinérance et vie monastique
Ce livre est cité par
- Bouillier, Véronique. (2016) Territoires du religieux dans les mondes indiens. DOI: 10.4000/books.editionsehess.27028
- Matringe, Denis. (2011) Entre charia et coutume. Archives de sciences sociales des religions. DOI: 10.4000/assr.23168
- Trouillet, Pierre-Yves. Lasseur, Maud. (2016) Introduction. Cahiers d'Outre-Mer, LXIX. DOI: 10.4000/com.7928
- Bouillier, Véronique. (2015) Nāth Yogīs’ Encounters with Islam. South Asia Multidisciplinary Academic Journal. DOI: 10.4000/samaj.3878
Itinérance et vie monastique
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Itinérance et vie monastique
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3