Chapitre 10. Le réseau des monastères de la Shekhavati : le modèle de Fatehpur
p. 199-212
Texte intégral
1L’intérêt du monastère de Fatehpur ne réside pas seulement dans son statut de nijī maṭh, de monastère personnel au développement exemplaire à partir d’un acte de fondation délibéré. Certes l’ampleur de ce développement fait de l’Amritashram un emblème de réussite de la secte Nāth dans son adaptation à la société contemporaine. Cependant l’Amritashram est exemplaire à un autre titre, plus immédiat : il est en effet au centre d’un vaste réseau qui couvre une grande partie de la Shekhavati et est constitué de l’ensemble des monastères se réclamant de la filiation spirituelle d’Amritnāth et du panth Mannāthi.
2Cette cinquantaine d’établissements, nouvellement construits ou rénovés depuis la première moitié du XXe siècle, dans les districts de Sikar, Jhunjhunu et Churu, sont, directement ou indirectement, issus d’Amritnāth et témoignent de l’influence croissante de la secte dans la région, et nous le verrons, dans le milieu Marwari. La particularité de ce type d’institution monastique, laquelle explique son expansion territoriale, tient dans son développement par essaimage : seul un des disciples succède à son guru, les autres quittent le monastère pour aller s’installer ailleurs, fonder leur propre établissement ou reprendre un lieu déserté. L’individualisme est tel que tous se dispersent, chacun s’efforçant de reproduire de façon isolée et autonome le modèle posé par le guru fondateur.
3Comme dans le cas de Fatehpur, le point d’ancrage de tout nouveau monastère est constitué par la tombe de son fondateur. Ce n’est qu’à partir du moment où il y a succession qu’il y a monastère : seule la tombe du maître autorise le disciple à fonder une institution monastique reconnue par la présence d’un trône, d’une gaddī. Selon la tradition établie par l’Amritashram, on surmonte ce samādhī d’un toit en śikhar, aussi le nombre de tours indique-t-il l’ancienneté du lieu, le nombre de mahant qui s’y sont succédé depuis la fondation.
4L’architecture des ashrams de la Shekhavati s’inspire de celle de Fatehpur, à des échelles variables : si le monastère de Churu, immense, dresse vers le ciel quatre hautes tours de stuc ouvragé et d’un blanc étincelant, celui de Rukanser ne comporte qu’un seul śikhar et deux petits bâtiments. Imité de l’Amritashram aussi, l’aspect singulier des samādhi : comme à Fatehpur, et seulement dans les monastères de sa filiation, les tombes possèdent cette forme particulière de pyramide arrondie.

Le monastère de Churu

Le monastère de Rukanser, fidèle au modèle de Fatehpur. Le samādhi et les gurus du fondateur Shernāth
5On dit que le devoir des disciples est de propager le dharma, de diffuser la gloire et l’enseignement d’Amritnāth dans le maximum de lieux, justifiant ainsi l’atomisme structurel dans une optique prosélyte. Les disciples d’Amritnāth et de ses successeurs n’allèrent cependant pas bien loin et restèrent dans le territoire géographique des parcours d’Amritnāth : la Shekhavati. Une région familière, le soutien de populations locales déjà impressionnées par la personnalité d’Amritnāth expliquent le succès de ces implantations. Toutes insistent sur leur filiation, toutes comportent dans leur sanctuaire central, à l’endroit où se trouve le samādhi du fondateur, une grande image d’Amritnāth, un chromo reproduisant celui qui se trouve à Fatehpur et qu’on orne régulièrement de guirlandes de fleurs. À Churu, ce sont de gigantesques statues de stuc peint qui illustrent la succession des gurus.
6C’est donc cette transmission lignagère qui organise la répartition des ashrams sur ce territoire de la Shekhavati.
Les ashrams en amont : les fondateurs
7Même si l’Amritashram de Fatehpur représente maintenant le cœur du panth Mannāthi, deux autres sanctuaires le précèdent dans l’histoire de cette lignée spirituelle.
Ṭāīn, la tombe de Mannāth
8Comme nous l’avons vu, on considère l’ashram de Ṭāīn comme le lieu originel du panth car il abrite la tombe supposée de Mannāth alias Rājā Raśālū, une façon d’ancrer dans la Shekhavati un personnage important du légendaire Nāth. Sa fondation relativement ancienne se laisse deviner, en l’absence de données plus précises, par l’aspect des bâtiments, la présence de quelques antiques statues entassées dans un coin sombre « pour plus tard les jeter à l’eau1 » dit le mahant, une trentaine de petites tombes et une légende qui explique la présence d’un lit gigantesque ayant été le trône d’un empereur de Delhi qui en aurait chassé un certain Bhūtnāth ; ce dernier accepta de partir mais affirma au Badshah que son trône l’accompagnerait par la voie des airs, ce pourquoi la pièce actuelle a été construite autour du lit ! Rénové dans les années 1950 par Keśarnāth, un disciple de Jyotināth de Fatehpur, le monastère comprend maintenant deux tours à śikhar et le samādhi de Mannāth édifié dans le style obligé de pyramide arrondie. Gyannāth, le mahant actuel, est entré en fonction en 1973 à la mort de son guru : très âgé, il vit seul avec son unique disciple et futur successeur, Somnāth, qui prend soin du culte des tombes et de l’entretien de quelques vaches. Tout l’ensemble de l’ashram, assez loin du village, paraît déserté, un peu décrépi, paisible... et il est plein de charme !

Principales implantations des monastères du panth Mannāthi
Jhunjhunu et le « grand-père guru » d’Amritnāth
9Après la référence ancestrale à Mannāth à travers son ancrage local à Ṭāīn, c’est à Jhunjhunu que l’on entre dans l’Histoire. On ne peut le faire que tardivement, dans les années 1800, avec un Nāth charismatique, Cañcālnāth, qui s’installa à Jhunjhunu vers 1790 et y fonda un ashram au sommet d’une colline grâce à la donation d’un seigneur local. On raconte qu’il se lia d’amitié avec un soufi du nom de Qamrūddin Sah et qu’un chemin souterrain long de cinq kilomètres joignait leurs deux ermitages (Bouillier 2004 : 254-256). Il mourut en 1838 et sa tombe, qui est maintenant au cœur de l’ashram, ne présente pas les caractéristiques des tombes pyramidales jusqu’à présent rencontrées. Plus classiquement, un petit śivaliṅga de marbre en marque l’emplacement, l’ensemble étant néanmoins surmonté du toit à śikhar. Même si le Nāth Ashram de Jhunjhunu ne possède pas le prestige de Ṭāīn ou le dynamisme de Fatehpur, on peut considérer Cañcālnāth comme le véritable fondateur de la branche shekhavat des Nāth Mannāthi, par l’intermédiaire de ses deux principaux disciples : Kṣamānāth et Gaṇeśnāth.
10Kṣamānāth fonda le monastère de Bārvās (près de Loharu dans le district d’Hanumangarh) où Amritnāth fut initié en 1888. En effet, le principal disciple de Kṣamānāth était Campānāth, le cuṭ guru d’Amritnāth, celui qui lui transmit le mantra et les emblèmes l’intégrant à la secte et au panth. Kṣamānāth fut donc le « grand-père guru » (dādāguru) d’Amritnāth. Campānāth, dont l’hagiographie d’Amritnāth chante les qualités exceptionnelles, ne prit pas la succession de son guru à Bārvās2 mais arpenta longtemps la Shekhavati avant de prendre la tête du monastère de Bisāū en 1908 où il mourut en 1915.
Bisāū, une lignée parallèle
11Ce monastère de Bisāū, fondé par le second disciple de Cañcālnāth, Gaṇeśnāth, est donc important à double titre puisque les deux lignées spirituelles issues de Cañcālnāth s’y retrouvent : Gaṇeśnāth mourut en effet très âgé, à 96 ans en 1908, mais le seul disciple qu’on lui reconnaît ayant résolu de fonder son propre ashram (à Dadreva), Campānāth dut donc prendre temporairement sa succession. Les deux samādhi, contigus, font l’objet d’une grande vénération de la part des visiteurs.
12L’histoire de Bisāū et la vie de son fondateur, racontées dans un petit opuscule édité localement, sont très représentatives de la situation locale et des croyances relatives aux Nāth Yogīs, aussi vais-je en traduire quelques passages :
Parmi les fidèles dévots de Cañcālnāth à Jhunjhunu, il y avait la famille Keḍiyā, qui était animée d’un profond sentiment de dévotion. C’est dans cette famille que le fondateur de l’ashram de Bisāū, Gaṇesnāthjī, est né. Lorsqu’il avait 15 ans et demi, il était tombé malade, atteint de la lèpre. Les gens de sa maison, voyant la maladie, pensèrent à Cañcālnāth. Sa mère l’emmena à l’ashram et dit : « Maharāj, je vous ai apporté un présent3. » Sri Nāthji méditait. Il répondit : « Jetez-le dans la guphā4 et fermez la porte ». La mère obéit à l’ordre de Sri Nāth et s’en alla. Six mois passèrent. Un jour, la mère demanda à Sri Nāth des nouvelles de son fils ; celui-ci comprit alors et dit : « Je ne savais pas que c’était ton fils que tu avais apporté... Allons voir dans la grotte. » Quand tous deux ouvrirent la porte, l’enfant était en méditation. Son corps était en parfaite santé et rayonnait d’une douce lumière. Interrogé sur sa nourriture, il répondit qu’un délicieux laḍḍū [une sucrerie] et un verre d’eau étaient chaque jour déposés dans un coin de la grotte, qu’il n’avait eu ni faim ni soif, qu’il n’avait jamais eu besoin d’uriner ni de se purifier, qu’il était resté plongé dans l’extase et le bonheur divin. Sri Nāth voulut le renvoyer à sa mère mais l’enfant se jeta à ses pieds en disant : « Je resterai à vos pieds de lotus pour toujours et je ferai le service de votre dhūnī. » Mahārāj Cañcālnāth accepta l’enfant comme disciple et lui donna le nom de Gaṇeśnāth. Gaṇeśnāth s’installa à l’âge de 16 ans dans une hutte, qui deviendra l’ashram de Bisāū, et sa dévotion et sa sagesse attirèrent un nombre considérable de visiteurs. Il reçut des dons du ṭhakur de Bisāū et fit construire quelques bâtiments et un puits. Il ne quitta pratiquement jamais l’ashram jusqu’à sa mort tardive, à l’âge de 96 ans en 1965 VS (1908).
13Campanāth lui succéda donc jusqu’en 1915. Y eut-il ensuite une interruption ? C’est possible : le mahant suivant, Dhaṛīnāth, ne s’installa qu’en 1927. Ce proche disciple de Jyotināth (de Fatehpur) aurait été envoyé très jeune par son guru, sans doute pour prendre en charge l’ashram déserté. L’opuscule de Bisāū raconte :
Un jour que le jeune Dhaṛīnāth était couché en proie à une profonde tristesse, souffrant de la solitude, de sa séparation avec son guru Jyotināth, de la fièvre, il eut une vision : un Sant [Campanāth] sortit de la grotte de l’ashram en même temps qu’un deuxième Sant portant des sandales de bois [Gaṇeśnāth] sortait du samādhī mandir ; le premier salua le second et lui dit : « Ton disciple est plein de crainte et de tristesse » et le Sant du samādhī s’adressa alors à Dhaṛīnāth : « Mon frère, lui dit-il, je t’ai amené ici avec beaucoup d’efforts pour faire le service de notre pūjā. Tu n’es pas seul, nous sommes derrière toi. Ne te fais pas de souci. » Les deux Sant regagnèrent ensuite leurs endroits respectifs5 et Dhaṛīnāth raconta : « Je me sentis rempli de bonheur et de force, ma fièvre tomba immédiatement. Depuis ce jour, je n’ai plus jamais eu de fièvre ni de moment de découragement. »
14Dhaṛīnāth resta cinquante-trois ans à la tête de l’ashram et procéda à son aménagement. Il fit remplacer les huttes de terre par des bâtiments en dur, construire une enceinte, des bassins, et aménager les sanctuaires et le temple à śikhar. Les tombes de Campānāth et de Gaṇeśnāth se trouvent dans la même pièce, surmontées chacune d’une petite pyramide de marbre recouverte d’une étoffe de soie et accompagnées d’une plaque sculptée des empreintes de pied, de part et d’autre d’un śivaliṅga. Dhaṛīnāth, connu pour son goût et son talent pour les chants dévotionnels qu’il composait lui-même et faisait chanter à ses disciples, disait que la bonne conduite, le service du temple et le chant étaient sa sādhanā et suffisaient à donner à ses dévots la paix et la vraie connaissance, et que lui-même par son prasād et son regard pouvait pénétrer l’esprit de son disciple, résoudre ses problèmes et lui faire percevoir l’absolu. De plus, comme le dit l’opuscule panégyrique :
Il avait hérité de la grande fermeté dans l’austérité de Gaṇeśnāth, de la sainteté de Campānāth et de la capacité gestionnaire de Jyotināth. Aussi, même dans notre époque matérialiste, des milliers de dévots, impliqués nuit et jour dans les affaires, habitant des endroits aussi agités que Calcutta, viennent trouver refuge auprès de lui et obtenir la paix de l’esprit.
15Mais le bénéfice n’est pas seulement spirituel car, comme le note encore le livret : « Aujourd’hui, le commerce rencontre beaucoup d’obstacles mais, grâce au prasād de Dhaṛīnāth et de l’ashram, les projets se réalisent », une affirmation que l’on retrouvera souvent. Le principal soutien financier du monastère vient en effet de la communauté marchande et, notamment, des Seṭh Būcāsiyā (venus de Bucawas à côté de Taranagar).
16Le successeur de Dhaṛīnāth, Bhaktanāth, actuellement en charge de l’ashram, a fait construire le samādhi de son guru, un bâtiment avec toit à śikhar. Autour, quelques tombes marquées par de petits śivaliṅga sont celles de sādhus itinérants.

Généalogie des gurus fondateurs
17Ṭāīn, Jhunjhunu, Bisāū : voici donc trois ashrams en amont, si l’on peut dire, de Fatehpur et l’Amritashram : antérieurs à lui, ils émanent de la génération spirituelle précédente, mais leur entretien et leur développement relèvent du réseau des disciples issus d’Amritnāth.
Les ashrams en aval : le développement
Les fondations par les disciples directs d’Amritnāth
18Parmi les disciples d’Amritnāth, Jyotināth fut certes le plus important non seulement par la construction de l’ashram de Fatehpur, mais également par le nombre de disciples qu’il initia à son tour et qui, nous le verrons, fondèrent des établissements aux quatre coins de la Shekhavati. Mais Amritnāth eut aussi pour disciple Santoṣnāth, lequel mourut avant lui, Kṛṣṇanāth qui l’assista dans ses derniers moments, et Navānāth, disciple « adoptif ».
Bāūdhām, une propriété agricole
19Navānāth manifesta dès sa jeunesse la volonté de se détacher du monde6. Sa famille essaya de s’y opposer en organisant son mariage. Mais le jour même de la cérémonie, il s’enfuit auprès d’Amritnāth et lui demanda de le prendre pour disciple. Amritnāth comprit sa volonté de détachement et l’envoya recevoir les anneaux d’un sâdhu qu’il connaissait. Le jeune homme était arrivé auprès d’Amritnāth dans sa tenue de marié, Amritnāth lui dit alors : « Toi Navānāth, tu es venu en vêtement de marié, reste ainsi. » Navānāth est donc connu pour avoir gardé toute sa vie des vêtements somptueux : turban, chemise en soie, veste à boutons dorés, anneaux d’or aux chevilles... Il resta auprès d’Amritnāth pendant douze ans, mendiant sa nourriture, puis pendant treize ans il demeura sur le terrain de crémation de Nawalgarh. On dit de lui qu’il avait une grande connaissance des pratiques ésotériques tantriques et était passé par des initiations spécifiques.
20Puis il alla résider dans le jardin d’un de ses dévots, un marchand de Nawalgarh, Kilangi Sāngāneriyā, un itinéraire très semblable à celui d’Amritnāth à Fatehpur. Il passa les dernières années de sa vie à Bāūdhām où les villageois lui firent don de terres et où se trouve son samādhī. Il décéda le 8e jour sombre de Bhadau 2027 VS (1970).
21Cette date est donc considérée comme le jour anniversaire du monastère, celui de la fête annuelle. Peu avant sa mort, Navānāth désigna son jeune protégé Śraddhānāth comme successeur mais celui-ci, qui venait de fonder un ashram à Lakshmangarh et désirait par ailleurs continuer à pérégriner, ne s’installa pas à Bāūdhām et consacra tout l’argent laissé par Navānāth à son banquet funéraire et à l’érection de son samādhi (achevé en 1972). La succession passa alors à un autre disciple de Navānāth, Bholanāth, qui mourut très âgé en 1990, puis à Rattīnāth dont nous avons déjà parlé car il demeure la plupart du temps dans l’ancien monastère de Fatehpur7.
22Le monastère de Bāūdhām se trouve dans le hameau de Bāū, à quelques kilomètres de Lakshmangarh, isolé dans la campagne aride caractéristique de la Shekhavati. Le lieu est intimement lié à la vie d’Amritnāth, il y passa sa jeunesse après que sa famille eut quitté Pilani. De nos jours le monastère, imposant, d’apparence très récente, présente l’aspect d’une entreprise fructueuse : les bâtiments religieux, samādhi mandir, pièce-mémorial de Bholanāth et résidence du mahant, sont entourés d’un vaste jardin, de champs, de bâtiments agricoles et d’une énorme étable avec plusieurs centaines de vaches. Seraient rattachées au math 800 bighā de terres agricoles. Manifestement le succès économique a pris le pas sur la réputation religieuse ; l’actuel mahant ne vient-il pas d’investir dans l’achat d’un terrain près de Jaipur afin d’y construire un parc d’attractions aquatique, lequel devrait être couplé, il est vrai, avec un nouvel ashram et un gośālā (refuge pour vaches) !
Churu, l’ensemble le plus vaste
23Autre disciple d’Amritnāth, Kriṣṇanāth (appelé localement Kiśannāth) quitta Fatehpur après la mort de son guru et se rendit à Churu. Il s’installa légèrement au nord de la ville dans un beau chatrī, un cénotaphe dans le style indo-moghol de la région, construit au début du XIXe par un riche commerçant, un Mahājan de caste Mantri. Il y fut rejoint par deux disciples de Jyotināth, Dvārkānāth et Bhānīnāth. Leur réputation se répandit dans la région, les Seth de Churu se pressaient pour leur rendre hommage et Ganga Singh, le rājā de Bikaner8, leur fit la donation d’un terrain de 125 bighā à quelques kilomètres au nord de Churu. Ils s’y établirent et y construisirent un abri. À la mort de Kriṣṇanāth, en 1997 VS (1940), la construction de l’ashram s’amorça avec l’érection de son samādhi. Une inscription commémore l’événement et surtout le nom du donateur :
À l’endroit du pur samādhi de Kisannāth mahārāj, disciple de Sri 10089 Amrināthji Mahārāj, Srīmatī Vaśantī Devī, l’épouse dévouée et bienheureuse de Sri Mān Seṭh Cimanlāl Bharathiyā, au 5e jour clair de Magh 2000, a fait construire ce śikhar-mandir, Sri Kiśannāthjī étant né au 3e jour sombre de Bhadra 1940 VS dans le village de Bāū (du royaume de Sīkar) et étant mort en cet endroit à Cūrū le 5e jour sombre de Cait 1997 VS.
24Le temple érigé sur la tombe du fondateur, le premier monument de l’ashram de Churu, résulta donc de l’acte pieux de la veuve d’un des riches marchands de la communauté Aggrawal de Churu, en souvenir de son mari.
25Un second temple fut érigé sur la tombe de Bhānīnāth, le premier mahant. On considère sa mort comme l’événement inaugural et ce jour-là, lors de daśamī ou Daśahrā, le 10e jour du mois d’Asoj, est célébrée la fête annuelle du monastère. Lui succédèrent Dvārkānāth, mort en 1985 à l’âge de 94 ans, puis, brièvement, Sanjaynāth et enfin Devīnāth, le mahant actuel. Celui-ci serait arrivé à l’ashram vers 6-7 ans, en 1955. Originaire de Churu, de caste Caudharī, cet enfant de santé très fragile fut donné au monastère par ses parents à la suite d’un vœu : s’il guérissait, il resterait au service de Gorakhnāth. Une douzaine de sādhus habitent maintenant le monastère, et parmi eux quatre jeunes garçons également confiés par leurs parents à la suite d’un vœu ou par dévotion, [ill. 42]
26L’ashram de Churu représente peut-être l’ensemble le plus imposant, celui évoquant le plus l’idée que l’on peut se faire d’un ashram lorsqu’on voit se dresser ses quatre tours ouvragées et ses vastes bâtiments à arcades. Quelques marches et un jardin précèdent l’enceinte. Le portail franchi, on se trouve dans une grande cour dont le soleil rend la blancheur aveuglante. Précédés de galeries, les bâtiments du côté sud de la cour constituent la partie plus privée (résidence du mahant, chambres des Yogīs et visiteurs, cuisine et réserves). La partie nord est celle des sanctuaires : deux ensembles de bâtiments bas précédés de galeries à arcades, décorés de frises de marbre noir et blanc et surmontés des quatre śikhar surmontant les quatre tombes de Kriṣṇanāth, Bhānīnāth, Dvārkānāth et Sanjaynāth. D’autres samādhi, de ces petits tumulus en terre chaulée qui surmontent les sépultures des sādhus ordinaires (résidents de l’ashram ou itinérants), se trouvent dans la partie arrière, non dallée, de la cour. Les sanctuaires de Churu sont remarquables grâce aux œuvres d’un maître sculpteur : des statues massives des fondateurs et de leurs gurus encadrent les monuments funéraires, eux-mêmes assez petits mais toujours en forme de « plumier » et recouverts d’un drap orange. Ces statues de marbre, grandeur nature, sont d’un réalisme saisissant que vérifie la comparaison avec les photographies qui ornent les murs. [ill. 43]
La génération suivante : une expansion continue
27En compagnie des disciples directs d’Amritnāth, nous avons vu se construire certains des monastères les plus importants et commencer à s’étendre le réseau des Nāth Mannāthi. Aux générations suivantes, la progression devient exponentielle, notamment avec les disciples de Jyotināth. En effet, non seulement ce dernier conçut, organisa et développa l’ashram de Fatehpur, mais il se préoccupa aussi de l’extension du mouvement déclenché par Amritnāth et initia maints disciples afin de les envoyer fonder d’autres établissements ou bien reprendre et rénover des lieux existants, comme à Ṭāīn et Bisāū. J’ai pu répertorier une dizaine de disciples de Jyotināth, qui à leur tour, transmirent et enseignèrent. Ce sont :

28Cette stratégie d’expansion fut aussi celle du successeur de Jyotināth à Fatehpur : Śubhnāth. Mahant de 1954 à 1971, il eut également de nombreux disciples qui fondèrent de nouveaux monastères, encore récents mais en plein développement.

L’exemple de Śraddhanāth à Lakshmangarh
29Nous avons déjà brièvement rencontré ce dernier au moment du décès de Navanāth à Bāūdhām. C’était un personnage remarquable qui a laissé une forte impression dans la région. L’ashram de Lakshmangarh, achevé en 1977, est son œuvre.
Selon son hagiographie, Śraddhanāth était la réincarnation du saint qui avait protégé son propre père, Gāḍsingh, alors que celui-ci combattait en Europe pendant la guerre de 14-18. À son retour, Gāḍsingh alla remercier ce Bābā Nārāyaṇ et lui demanda de l’accompagner dans son village. Bābājī refusa mais ajouta : « Mais je viendrai certainement chez toi. » De fait, le saint abandonna son corps et prit une nouvelle naissance, dans la maison de Gāḍsingh, le 3e jour clair d’Asadh 1975 VS (1918), à Panlāvā dans le district de Sikar (à 10 km à l’est de Lakshmangarh). Dès l’enfance, Śraddhanāth témoigna de dons exceptionnels et d’une grande soif de renoncement. Sa mère, une grande fidèle d’Amritnāth, l’emmenait souvent avec elle à Fatehpur. Le jeune homme raconta avoir vu en rêve un saint lui apparaître et lui dire : « Ne t’en fais pas, je suis ton guru », et qu’il l’avait reconnu pour être Amritnāth. Il jouissait de la protection de Jyotināth et de Śubhnāth, mais demeura un certain temps à faire une sādhanā solitaire, habitant une hutte dans un champ et continuant à s’occuper de sa mère devenue veuve. Il alla aussi à Bāūdhām et reçut la bénédiction de Navānāth qu’il revint ensuite voir souvent.
30À la mort de Jyotināth, en 2011 VS (1954), Śubhnāth, pendant la célébration commémorative, l’initia. Il lui coupa la mèche et lui donna le nom de Śraddhanāth. Ce dernier commença alors une vie d’itinérance dans la Shekhavati, « faisant couler chez les gens le fleuve de la dévotion ». Il eut une influence considérable sur des milliers de dévots. Puis il s’établit à Lakshmangarh et y fit construire l’ashram, édictant des règles de vie strictes et donna une importance énorme à la propreté. « Dans la propreté on trouve Iśvar (le Seigneur) » disait-il : le corps, l’esprit, les vêtements, la maison, les choses, tout doit être également propre. Le quotidien de l’ashram était minutieusement réglé, très semblable à celui de Fatehpur, et il y participait scrupuleusement.
31Il continua aussi à voyager et rendit visite, accompagné par Hanumānnāth, à la Satī du village de Bālā, une des grandes Satī du Rajasthan, qui voulut en 1943 monter sur le bûcher de son fils adoptif mais en fut empêchée (Weinberger-Thomas 1996 : 40) et qu’on vénéra dès lors comme une sainte.
32Depuis le début de l’année 1985, Śraddhānāth semblait détaché de son corps. Il disait :
« Mon corps ne vit que par ma volonté. Le jour où je serai libéré du désir de vivre, ce jour-là le lien avec le monde sera coupé. Pour le moment, l’ashram est au centre de mon désir de vivre mais cela ne durera pas. Il faudra aussi couper ce désir. » Le 28 février 1985, il accomplit la cérémonie d’initiation de son disciple Baijanāth, lui confia la gestion de l’ashram puis se prépara à partir pour Haridvar. Là, au Gorakśa Mandir, il offrit un grand banquet à tous les sādhus, se baigna et annonça que c’était là le dernier bain de son corps dans le Gange. Puis il rentra à Lakshmangarh et prépara ses fidèles à sa mort ; lui était très gai mais tous les résidents de l’ashram s’attristaient. Il cessa petit à petit de s’alimenter, la nouvelle s’en répandit et les dévots affluèrent. Le 21 août 1985 (6e jour clair de Śravan), les bazars de Lakshmangarh et Fatehpur fermèrent et des dizaines de milliers de dévots accoururent : le corps de Śraddhānāth, devenu rigide, irradiait toujours la lumière : il semblait vivant en samādhi. Pour que tous aient un dernier darśan, on plaça son corps assis en padmāsan à côté du temple. À 17 heures, à l’heure propice et sous les exclamations et les vivats, ses disciples le placèrent dans sa tombe.
33Son successeur, Baijanāth, ancien maître de maison tardivement initié et auteur prolifique de livres de spiritualité et de yoga, bien que contesté par certains notamment à Fatehpur, a fait de son ashram un centre vivant, manifestement opulent et fréquenté par de nombreux laïcs. Śraddhānāth avait quatre autres disciples dont Chetanāth, installé maintenant dans la ville de Mukundgarh.
34Ce dernier, grâce à l’aide financière de Fatehpur, parachève la plus récente et la plus spectaculaire des implantations Nāth de la Shekhavati. Sur un terrain d’une cinquantaine de bighā qu’il a acheté, il fait édifier un vaste temple à śikhar d’une cinquantaine de mètres de haut, recouvert de parements de marbre blanc et précédé d’un vestibule à colonnes. L’intérieur du sanctuaire, très simplement constitué d’une pièce unique dont on fait la circumambulation, ne contient qu’un grand śivaliṅga sur une yoni, tous deux en marbre noir. Sur les murs, dans des niches, sont accrochés des portraits peints de Gorakhnāth et Amritnāth entourant Śraddhānāth. La consécration du temple le 17 février 2000 (avant d’ailleurs son complet achèvement) fut l’occasion d’un vaste rassemblement de dévots et de sādhus de toute la Shekhavati. Avaidyānāth, mahant de Gorakhpur et MP (Member of Parliament) connu pour ses positions hindoues extrémistes, s’y rendit accompagné de ses gardes du corps et fit, paraît-il, un discours politique véhément qui fut très mal reçu localement. Ce temple très différent des sanctuaires Nāth tels que je les ai rencontrés jusqu’à présent dans la Shekhavati, est le seul qui soit conçu comme un lieu de culte pour le public, dont la disposition soit telle que les foules puissent y venir rendre hommage à leur dieu Siva et cela avec l’aide de desservants brahmanes préposés au culte. Il ne s’agit pas ici d’ashram, la fondation ne repose pas sur un culte funéraire, il n’y a pas de samādhi. Mais peut-être à la mort de Chetanāth y aura-t-il transmission de sa charge et constitution d’une gaddī ?
35Ce réseau de la Shekhavati, en expansion constante depuis un siècle, contraste avec la lente dégradation ou la dépossession des anciens monastères Nāth que l’on constate ailleurs. Cependant, si ce développement s’est effectué en arborescence à partir d’une origine commune, les relations entre les ashrams ne sont ni fortes ni structurées : ici encore il s’agit beaucoup plus d’affinités personnelles, et si certains mahant se rendent visite mutuellement – notamment au moment des fêtes votives –, cela n’a rien d’obligatoire. En l’absence de solidarité horizontale entre les monastères, celui du guru conserve en revanche son importance, ce qui explique la prééminence de Fatehpur (étant donné le nombre de disciples initiés par Jyotināth et Śubhnāth) et l’ancestralité reconnue par tous à Amritnāth.
36Ce réseau Shekhavat tend à rester assez replié sur lui-même au regard des institutions Nāth ou des rassemblements de la secte. Il reste conforme au modèle développé par Fatehpur qui privilégie les interactions avec les dévots laïques, une innovation pour les Nāth.
Notes de bas de page
1 Une façon honorifique, en les jetant dans un Gange métaphorique, de se débarrasser d’effigies de divinité jugées trop abîmées ou trop vieilles.
2 La succession passa à un autre disciple de Campānāth : Joṛnāth.
3 Peut-être la polysémie du terme bhenṭ signifiant « rencontre, visite » aussi bien que « cadeau, offrande » explique-t-elle l’histoire ? La mère a-t-elle voulu dire : je vous rends visite ?
4 Une guphā, grotte ou caveau de méditation, se trouve dans tous les monastères, souvent sous le sanctuaire principal.
5 La guphā est présentée ici à la fois comme la sépulture et le caveau de méditation dans lequel les deux pères fondateurs de l’ashram restent perpétuellement présents, en état de jivit samādhi.
6 Je m’inspire dans ce récit du texte de Sāgarmal Śarmā (2052 V.S. : 42-44).
7 Voir le début du chapitre précédent.
8 Ganga Singh (1887-1943), rājā réformiste et bâtisseur, qui inscrivit Bikaner dans l’histoire diplomatique de son temps.
9 Cent huit et ses multiples sont des nombres sacrés dans l’hindouisme et le bouddhisme. Mille huit est une façon de renchérir sur cent huit et précède souvent le nom des saints personnages particulièrement révérés. Le nombre cent huit figure de façon prééminente dans les listes de divinités, de formules à répéter, de gestes rituels, etc. De nombreuses explications astronomiques ou mathématiques ont été données à la sacralité de ce nombre : voir le détail sur le site internet : http://koenraadelst.bharatvani.org/articles/misc/why108.html
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