Chapitre 2. L’association des Nāth Yogīs et les modes traditionnels d’organisation de la secte
p. 21-52
Texte intégral
1La tension entre la démarche individuelle de retrait du monde et l’adhésion à une communauté monastique – ou plus largement sectaire – est inhérente à la structure de l’ascétisme hindou.
2Cette communauté se constitue et perdure grâce à un ensemble de principes et de règles de fonctionnement, que dissimulent souvent la diversité et la liberté des itinéraires individuels. Nous verrons dans ce chapitre comment les Nāth Yogīs ont affronté cette situation et les mesures qu’ils ont prises. Parce que particulièrement dispersés et ouverts à de multiples influences, leurs tentatives de structurer la communauté et d’affirmer son identité sont fondamentales.
3Cela a incité certains chefs de monastère Nāth à doter la secte d’une organisation de type bureaucratique et à instaurer des catégories et des règles destinées à promouvoir une pratique unifiée, à la faire reconnaître et respecter.
4Ces mesures centralisatrices laissent néanmoins transparaître des traces d’organisations anciennes, des réseaux successifs qui s’imbriquaient et des rituels qui les rendaient périodiquement visibles.
5Toutes ces multiples strates s’articulent autour de la relation de l’individu au groupe, de la définition de l’appartenance.
6Il s’agit d’abord de fixer les limites : qui est membre de la secte ? Comment devient-on Nāth ? Le premier principe d’organisation a pour fonction de séparer les initiés des non-initiés.
Les initiations
7Chez les Nāth comme dans la majeure partie des sampradāy hindous, la démarche d’entrée dans la secte passe avant tout par la création d’un lien fondamental entre le maître et le disciple. Cette relation personnelle introduit le disciple à la communauté, le promeut comme membre d’une secte particulière ; en corollaire, l’appartenance à telle ou telle secte découle beaucoup plus souvent d’une rencontre avec un guru que d’une adhésion de principe à une doctrine sotériologique ou mystique.
8Le lien entre le guru et le disciple se voit sanctionné par les procédures d’initiation. Chez les Nāth, cette initiation se déroule en plusieurs étapes, dont chacune détermine des catégories. Je vais les évoquer succinctement en me fondant sur les récits qui m’en ont été faits et sur ce que j’ai pu observer.
9Ces procédures – appelées des dikṣā vidhi, « rites de consécration » – comportent cinq initiations regroupées en trois étapes, le percement des oreilles, la plus spectaculaire, n’étant que l’une d’entre elles. À chacune des initiations correspond un guru différent.
10La première étape, la plus importante, marque l’admission dans la secte (nāth sampradāy mẽ praviṣṭ). Appelée coṭi kāṭnā, « couper la mèche » (des deux-fois nés1), la cérémonie se déroule au bord d’une rivière, entre le guru et l’initié. Ce dernier, la tête rasée à l’exception d’une mèche, se baigne dans la rivière et se présente devant le guru qui, tout en prononçant les mantras appropriés2, lui remet un vêtement ocre, lui enduit le front de cendres et lui passe autour du cou le nād-janeū ou nād-selī, la cordelette (selī) en laine noire préparée selon des règles précises, à laquelle est attaché un petit anneau en métal appelé pavitrī, symbolisant la śakti, et un petit sifflet (nād), dans lequel l’initié devra dorénavant souffler avant et après chaque acte rituel et en s’inclinant aux pieds des Yogīs qui lui sont supérieurs3. Puis le guru, le coṭī guru, coupe la dernière mèche de cheveux de son disciple, marquant ainsi la rupture définitive avec l’état antérieur, et lui murmure dans l’oreille le gurumantra, le mantra de l’initiation qui fait de lui un membre du sampradāy. Il lui donne ensuite un nouveau nom et l’intègre à la branche, au panth, auquel lui-même appartient.
11Cette cérémonie, considérée comme la véritable initiation, comporte les éléments caractéristiques de rupture avec un état antérieur et d’agrégation à une nouvelle condition. Mais ce n’est aussi que le prélude, l’entrée dans une phase préparatoire au cours de laquelle le guru doit enseigner au disciple principes et comportements justes, avant de passer à l’étape suivante, l’incision des oreilles.
12Un second guru, le cirā guru (de cirnā, couper, déchirer, fendre), opère alors. Il commence par tester le disciple en refusant par trois fois l’incision et en cachant le couteau. Puis il accepte et incise les deux oreilles pendant que le disciple récite le mantra de l’initiation4. Il insère dans les fentes des branchettes d’arbre nim. Dix jours plus tard, lorsque les blessures sont cicatrisées, on remplace ces petits bâtons par de gros anneaux en terre (appelés yogdaṇḍ) que le disciple, reclus auprès de son guru, doit garder pendant quarante-deux jours. Ensuite, il est libre de choisir la matière de ses anneaux définitifs5. Les Yogīs racontent qu’autrefois le nouvel initié gardait les anneaux de terre pendant douze années au cours desquelles il devait réciter constamment le mantra qu’il avait reçu.
13L’initiation aux anneaux distingue deux classes de Yogīs : seuls ceux ayant reçu les anneaux ont droit au titre de Nāth, les autres étant appelés aughaṛ. En principe, ces derniers ne le restent que provisoirement en attendant leurs anneaux, mais certains Yogīs choisissent de rester aughaṛ, soit parce que la branche à laquelle ils appartiennent, leur panth, le préconise (Briggs 1973 : 10-11, 30-31, 65-66), soit par crainte de la douleur ou des obligations rituelles et méditatives que cette initiation implique. C’est le cas de la plupart des Yogīs de naissance. Les femmes, quant à elles, bien qu’autorisées à être initiées et à porter les anneaux, même si le cas est rare, ne sont toutefois pas habilitées aux fonctions de responsabilité (Vilāsnāth Yogī 2005 : 474).
14Cette seconde étape s’achève par deux autres initiations venant compléter la formation d’un Nāth Yogī. Elles interviennent le plus souvent en même temps que l’incision des oreilles : ce sont l’initiation aux cendres, vibhūti (ou bhasm), dont l’initié se marque le corps, et l’initiation aux vêtements (bānā), c’est-à-dire au cache-sexe, langoṭ (ou kopīn), qui concerne plus spécifiquement le vœu de chasteté ou brahmacārya.
15Enfin, une dernière initiation, délivrée par un cinquième guru, reste assez mystérieuse. Il s’agit de l’updeśī (de updeś, enseignement). Les Yogīs l’évoquent avec beaucoup de réticence comme un rite secret qu’ils disent tantrique et auquel seuls quelques ascètes très avancés dans leur pratique, leur sādhanā, auraient accès. Pourtant, au Népal, chez les gr̥hastha Yogīs, on pratique cette initiation, considérée comme le rite initial marquant l’appartenance à la communauté et donc conférée même aux jeunes enfants, sans restriction. Sa description détaillée dans le manuel rituel publié à Haridvar m’a permis de vérifier que la cérémonie népalaise à laquelle j’avais participé était, dans son déroulement si ce n’est dans le choix des impétrants, parfaitement conforme aux règles6.
16Cette initiation est indissociable des rites funéraires : il s’agit de qualifier les Yogīs pour les rendre aptes à officier lors de la cérémonie du śaṅkhaḍhāl, un rite de libation (verser, ḍhalnā, de l’eau [par l’intermédiaire d’une] conque, śaṅkha) effectué dans l’année qui suit la mort de tout Yogī afin de libérer l’âme du défunt et de la faire accéder au Kailāś, au paradis de Śiva. Ce rite complexe et secret du śaṅkhaḍhāl, placé sous le patronage de la déesse Bālā Sundarī (appelée encore Yogmāyā requiert la présence de six Yogīs qualifiés7. Les choses sont rendues complexes par le fait que cette qualification au statut d’officiant ne peut être décernée que lors d’un śaṅkhaḍhāl.
17On assiste ici à une sorte de télescopage : la cérémonie d’initiation updeśī, effectuée juste avant une cérémonie funéraire, utilise les mêmes supports rituels que celle-ci. Y officie un updeśī guru qui, avec la dévolution d’un mantra particulier, habilite l’initié à officier lors des śaṅkhaḍhāl postérieurs, et notamment celui de son guru. Il s’agit donc d’un rite consécratoire, lequel n’est ni obligatoire ni généralisé et intervient tardivement dans la vie d’un Nāth Yogï dont il sanctionne l’accomplissement. Ayant reçu l’updeśī, celui-ci est désormais qualifié pour guider par la suite vers la libération son propre guru lors du rituel funéraire, et pour initier à son tour un disciple qui assurera la même tâche pour lui : la chaîne de succession spīrituelle, guru paramparā, s’ancre sur une promesse de libération : le père spirituel engendre son fils (le fait renaître dans la secte), le fils libère son père.
18Comme le dit l’auteur du manuel rituel Śrī Nāth Rahasya, grâce à ces rites funéraires, le Yogī peut espérer gagner le paradis de Śiva et ne pas renaître dans une autre matrice.
19La succession des initiations engendre une pluralité de gurus. L’idée de guru est si fondamentale que chaque Yogī s’inscrit individuellement dans la secte et s’identifie par le nom de ses gurus, tout particulièrement du premier d’entre eux, celui qui lui donne son panth. Ainsi, dès lors qu’un Yogī doit se désigner, que son nom doit être enregistré ou remémoré, donne-t-il son nom personnel, celui de son principal guru et celui de son panth.
20En revanche, ce sont bien les noms des cinq gurus ayant présidé à son initiation que chaque Yogī doit indiquer sur la fiche signalétique diffusée par les Nāth de Haridvar afin d’opérer un recensement et une mise en ordre des effectifs de la secte. Sur une feuille à leur retourner insérée dans chacune de leurs publications, ils demandent aux Yogīs de leur adresser leur nom, le nom des gurus, leur statut, leur panth et des détails sur l’institution à laquelle ils sont rattachés, ainsi que leur photographie. Cette entreprise d’enregistrement et de gestion collective émane d’un organisme dont l’importance ne fait que croître, la Yogī Mahāsabhā. C’est cette tentative d’unification et de réglementation marquant le développement contemporain de la secte que je vais évoquer maintenant.
L’association et ses statuts : une entreprise de régulation
21Dès la fin du XIXe siècle, conséquence de la pratique des recensements coloniaux par caste et religion et des mouvements de réforme internes à l’hindouisme, apparurent de nombreux mouvements associatifs soucieux « de réformer et d’unifier simultanément les pratiques sociales8 » de leurs membres. Plusieurs organisations de défense de l’orthodoxie hindoue se créèrent dans le même temps et se fédérèrent en 1902 pour former le Bhārata Dharma Mahāmaṇḍala. L’association, basée à Bénarès, avec des branches provinciales, se donnait, entre autres objectifs, de « promouvoir une éducation religieuse hindoue en accord avec le Sanatan Dharma9, de diffuser la connaissance des [textes sacrés] et à leur lumière d’introduire les réformes utiles dans la vie et la société hindoues » (Farquhar 1967 : 317). Les chefs de sectes furent nombreux à y adhérer, mais après des débuts prometteurs le mouvement s’englua assez vite dans ses contradictions internes, miné par des querelles de pouvoir (Farquhar 1967 : 319-323).
22Plus tard, obéissant à une volonté de freiner ce qui était perçu comme un déclin des valeurs et des pratiques ascétiques, plusieurs associations virent le jour avec pour objectif d’instaurer ordre et discipline, de codifier et de réguler les comportements, en un mot d’harmoniser les relations entre les sādhus et la société civile pour souscrire aux normes contemporaines du « bon gouvernement ». La plus importante, la « Bharat Sadhu Samaj », 1’« association des Sadhus de l’Inde », a été fondée en 1956 par Sri Gulzari Lal Nanda, ministre du Travail dans un gouvernement Nehru, afin d’organiser les ascètes, de les éduquer et de les constituer en fer de lance de la moralisation de la société indienne10, ce qui, disent les détracteurs, fut un échec patent, ajoutant que les activités de cette « organisation professionnelle » se bornent à de multiples et stériles réunions entre « comités » divers et variés !
23Fondée en 1906, sans doute dans la lignée du Bhārata Dharma Mahāmaṇḍala, l’association des Nāth Yogīs eut des débuts discrets, sous l’impulsion des supérieurs des deux principaux monastères de l’époque : Kalānāth de Tilla (maintenant au Pakistan) et Pūrṇanāth de Asthal Bohar, en Haryana. Plus tard, en 1932, sous l’autorité de Dig Vijaynāth, supérieur du monastère de Gorakhpur, en Uttar Pradesh, qui en avait repris la présidence, la « Akhil Bhāratvarṣīya Avadhūt Bheṣ Bārah Panth Yogi Mahāsabhā » (« Assemblée Pan-Indienne des Yogīs Renonçants des Douze Panth ») affirma son objectif de rassembler tous les Yogīs sous une même autorité. Son importance n’a depuis cessé de grandir et on peut dire qu’elle possède aujourd’hui la haute main sur l’organisation de la secte. Les documents administratifs de renouvellement des charges sont, nous le verrons, émis sous son nom et ses divers responsables se doivent de présider aux célébrations locales.
24L’association « Akhil Bhāratvarṣīya Avadhūt Bheṣ Bārah Panth Yogi Mahāsabhā » a été légalement inscrite selon la loi sur l’enregistrement des sociétés n° 21 de 1960 et a publié ses statuts en hindi et en anglais. Ceux-ci sont amendés périodiquement : je possède une version en anglais de 1974 et une version, plus détaillée, avec plusieurs articles ajoutés, en hindi, de 1995. Examinons à présent ce que ces statuts, les « rules and regulations » ou encore « niyamāvalī » nous enseignent sur la conception que se font leurs auteurs de l’identité Nāth Yogī et de ce que devrait être la secte.
25Le texte s’ouvre sur une série de définitions dont le but est à la fois de préciser les destinataires, d’énumérer la diversité des cas possibles et de codifier les comportements.
26Le premier article donne le nom de l’association (demeuré non traduit dans la version anglaise) et précise le lieu de son implantation : le siège de l’association (kāryālay) se trouve à Haridvar, au Gorakhnāth Mandir. Entre les deux documents de 1974 et de 1995, un changement apparaît, révélateur d’une volonté de quadriller plus efficacement l’ensemble de la communauté. Tandis qu’en 1974, étaient mentionnés comme sièges annexes (up kāryālay) le monastère de Gorakhpur (résidence du président) et le monastère de Kadri au Karnataka – donc une répartition géographique en deux zones Nord et Sud –, ne reste en 1995 qu’un siège annexe, le monastère Nāth de Gorakhpur, mais cinq nouveaux sièges provinciaux : au Karnataka (cette fois le monastère de Viṭṭal, dépendant de Kadri), à Bombay (le Kāl Bhairav Mandir, appelé aussi Tānvā-Kānṭā Pāvdhūnī, un très ancien établissement de la secte), au Saurashtra, (à Jaitpur, le Bhīḍ Bhanjan Mahādev), en Himachal Pradesh (le Gorakh ḍibbī à Jvālājī ou Jvālāmukhī, une implantation importante notamment pour les ascètes itinérants) et, enfin, à Tulsipur dans le district de Gonda (le temple de Sri Devī Pāṭan, lié à la tradition Nāth du Népal par le biais du pèlerinage des ascètes du monastère de Caughera, voir Bouillier 1997). À ma connaissance, ces implantations administratives restent, pour le moment du moins, tout à fait théoriques et aucune réunion particulière n’y a eu lieu, quoique selon les statuts, comme nous le verrons, doivent s’y tenir des réunions d’assemblées provinciales aux fonctions définies.
27Ce cadre administratif une fois établi, le texte aborde les « explications », avant de préciser les buts de l’association :
28– « Ce qu’on entend par Bheṣ Bārah Panth » : le texte présente simplement une liste de douze branches (panth), opérant ainsi une sélection et une mise en ordre dans l’anarchie des appellations préalablement connues et en fonction de l’importance de la représentation actuelle de chacune de ces branches. Cette liste, désormais quasiment canonique, est généralement utilisée dans les publications locales. Ces branches sont : 1) Satyanāth, 2) Dharmanāth, 3) Rāmke, 4) Vairāgya, 5) Kapilānī, 6) Āī panthī, 7) Dariyānāthī, 8) Ganganāthī, 9) Rāval, 10) Mannāthī, 11) Pāgal, 12) Pāv panthī (Kanthaṛ panthī). Aucune précision n’est apportée sur le terme de bheṣ en dépit de son ambiguïté manifeste. En hindi, le mot bhes ou bheṣ, dérivé du sanscrit veṣa, signifie « vêtement », puis « aspect, apparence », et peut connoter une idée de déguisement et d’hypocrisie. Je l’ai rencontré dans le code népalais pour désigner l’ensemble des ascètes, subsumés sous l’appellation de porteurs de vêtements (bheṣdhārī11) et sous-entendant ascétiques. À l’évidence, l’association en ignore les implications négatives. Avec le terme de bheṣ, elle s’adresse à tous ceux qui portent la tenue de Yogīs : non seulement les dhotī ou bien les longues tuniques de couleur ocre généralement portées par les Shivaïtes, mais également les signes distinctifs corporels, anneaux, marques de cendre sur le front, colliers de rudrākṣ, etc.
29– « Ce qu’on entend par avadhūt : être nu (nihang, nu, dégagé de tout souci), c’est-à-dire sans vie de maître de maison (gr̥hasth jīvan se rahit)12 ».
30L’exclusion de la secte des Yogīs mariés se trouve donc fermement affirmée ici et sera reprise dans un article suivant.
31– « Ce qu’on entend par Yogī : ce sont les fidèles du Nāth Sampradāy qui sont darśani [ceux qui portent les anneaux d’oreille] ou aughaṛ [le nom donné à ceux qui ne sont pas encore pleinement initiés, donc ne portent pas les anneaux] ».
32– « Ce qu’on entend par yogī mahāsabhā : c’est l’association formée par la collectivité de tous les Yogis renonçants (avadhūt) du bheṣ bārah panth de toute l’Inde ».
33– « Ce qu’on entend par implantation (sthān) : maṭh, mandir, ṭillā, dargāh, dalicā, samādhi, dhūnā ainsi que les statues des divinités, et les caraṇ pādukā, qui ont été placés sous le contrôle du Nāth Sampradāy ».
34On perçoit ici la volonté de ne rien négliger de ce qui peut non seulement se rattacher à la tradition Nāth (comme les monastères maṭh ou les sanctuaires, mandir), mais aussi les lieux où résident, ou même simplement s’arrêtent, les ascètes itinérants : le feu perpétuel des établissements fixes (dhūnā) aussi bien que le feu qu’allume nécessairement à chaque étape l’ascète mobile (dhūnī), la tombe (samādhi), les statues (le plus souvent de Śiva, Bhairav ou Devī) ou encore les empreintes de pied13. Ṭillā signifie butte, colline, et plusieurs établissements Nāth ont été désignés de cette manière étant donné leur localisation. Notons enfin la présence de deux mots persans : dargāh, désignant les tombeaux de saints musulmans14, et dalicā, un terme particulier aux Nāth et dont nous discuterons la signification dans les pages qui suivent.
35– « Ce qu’on entend par chef de monastère (mahant) : les mahant, pīr, rājā, rājguru, maṭhādhiś qui sont gestionnaires, fondateurs ou managers d’un de ces lieux ».
36Ici encore, il s’agit d’embrasser toutes les possibilités, depuis les termes purement administratifs, comme maṭhādhiś, jusqu’aux désignations exceptionnelles comme rājā (terme seulement applicable au supérieur du monastère de Kadri, au Karnataka) ; les deux désignations de mahant et de pīr se rencontrent également, sachant que, ici aussi, pīr est un emprunt à la tradition musulmane.
37– Figure enfin une dernière explication : « Ce qu’on entend par Jhuṇḍī ou janṭhi ».
38On voit clairement dans cette rubrique la volonté de la Mahāsabhā d’intégrer et de contrôler une institution traditionnelle, et très spécifique, de la secte. Dans la version de 1995, cet article est d’ailleurs modifié : les fonctions de la jhuṇḍī sont précisées et, surtout, leur durée clairement limitée. Voici le texte de 1995 :
[la jhuṇḍī est un] groupe de Yogīs désignés par la Mahāsabhā15’qui, chaque douzième année à l’occasion du Kumbh Melā de Nasik font, avec leur divinité tutélaire16 (pātra devatā), un pèlerinage à pied dans le sud de l’Inde afin de diffuser le dharma et d’appointer, pour la gestion des maṭh etc., les mahant, rājā, rājguru. Mais17 ce n’est que lors de ce temps d’itinérance que cette jhuṇḍī a le pouvoir d’engager ou de révoquer les mahant, rājā, etc. Après la fin de la marche de la jhuṇḍī, et durant douze ans, la charge de demander des comptes aux rājā, mahant, pīr, rājguru, maṭhādiś, etc. qui ont été installés par la jhuṇḍī, et celle de renvoyer de leur poste les chefs de monastère qui ont fait un mauvais usage des biens de l’établissement ou qui sont corrompus, cette charge relèvera de la compétence de l’assemblée des Yogīs (Akhil Bhāratvarṣīya Avadhūt Bheṣ Bārah Panth Yogi Mahāsabhā).
39Suit une présentation des objectifs de l’association, également augmentée entre 1974 et 1995 de douze à vingt-trois articles. On peut les regrouper sous différents chapitres :
- La propagation des idéaux et de la connaissance du sampradāy, notamment de l’enseignement du yoga. Il est même stipulé d’en rendre obligatoire la pratique.
- Le contrôle des mœurs : bannir toutes les pratiques mauvaises et irréligieuses ; diffuser l’interdiction de consommer de la gāṁjā, du bhāṁg [boisson à base de cannabis], du tabac et de l’alcool [seule l’interdiction de l’alcool semble effectivement appliquée, le cannabis a encore de beaux jours devant lui] ; expulser tout sādhu ou mahant qui, transgressant les règles, est devenu ou essaye de devenir [sic] un maître de maison, le chasser de son établissement ou de son poste.
- La gestion honnête des biens : surveiller les responsables et les révoquer s’ils dilapident ou mésusent de ce qui appartient au sampradāy.
- Le bien-être général [ce qui est nouveau par rapport aux prescriptions de 1974] : construire des bâtiments d’intérêt public, aider les opprimés, faire des distributions de nourriture, etc.
40Enfin la troisième partie concerne l’organigramme :
Les membres de la Mahāsabhā sont tous les Yogīs renonçants, [qu’ils soient] nāth, tapasvī [s’adonnant à l’ascèse], sthāndhāri [résidant dans un lieu fixe], darśanī, aughar, qui suivent les règles de la Mahāsabhā et qui ne sont pas écartés de la commensalité (paṅkti bahiṣkṛit18). Mais, qu’ils soient mahant, rājā, rājguru, pīr, maṭhādhiś, aughaṛ, ne pourront pas être membres de l’assemblée ceux qui n’ont pas une bonne conduite, ceux qui violent l’idéal de la communauté Nāth, ceux qui sont incapables d’assumer leurs tâches pour cause de folie ou pour tout autre cause, ainsi que tous ceux qui dilapident les revenus des établissements, qui consomment des substances enivrantes, qui distribuent les biens des lieux [dont ils ont la charge] à leur parenté ou à d’autres personnes.
41Cette communauté de Yogīs constituant l’Assemblée, la Mahāsabhā, se rassemble de façon informelle lors des grands pèlerinages et des grandes célébrations que sont les Kumbh Melā. Elle doit à cette occasion élire un comité exécutif (prabandhakāriṇī samiti) de vingt-quatre membres, à raison de deux membres de chaque panth. Chaque panth élit ses propres représentants durant les Kumbh et les Ardhakumbh de Haridvar et Prayag-Allahabad. Au sein de ce comité exécutif est procédé à l’élection d’un président (qui se trouve être, depuis 1932, le mahant de Gorakhpur, Digvijaynāth, puis son successeur Avedyanāth), d’un vice-président, d’un secrétaire général, d’un secrétaire adjoint et de cinq secrétaires provinciaux. En outre, le comité peut recruter deux membres supplémentaires, en cas de nécessité.
42Le texte de 1995 évoque également des assemblées provinciales, au nombre de cinq et fonctionnant sous l’autorité de l’association. Mais rien n’est dit de leur mode de recrutement ni de la périodicité des réunions. Elles doivent « faire fonctionner et contrôler » les établissements de la secte, mais cela reste vague et, à ma connaissance et pour le moment, sans grande réalité concrète.
43Différents articles du règlement spécifient le mode de fonctionnement du comité exécutif : les convocations aux réunions, les scrutins et les quorums. Sont ensuite évoqués les droits et les devoirs du président, du secrétaire général et du secrétaire adjoint, dispositions assez vagues et générales, exceptées deux mentions importantes par ce qu’elles impliquent quant à l’organisation de la secte.
44La première concerne le mode de succession : « Dans tout maṭh ou établissement, si le guru n’a désigné personne pour être son successeur, le comité exécutif devra désigner parmi les disciples le yogeśvar19 capable et de bonne conduite. S’il n’y a pas de disciple valable, alors choisir un yogeśvar valable de même panth et si c’est impossible, de n’importe quel panth. Jusqu’à la réunion du comité exécutif, ce sont les président et premier secrétaire qui, dans cet établissement vacant, devront gérer la situation de façon satisfaisante. »
45On suppose donc ici que le mode de transmission normal à la charge de chef de monastère s’effectue de maître à disciple et selon le choix du maître. Celui-ci se doit de désigner et de former un successeur avant sa mort, un mode de succession fréquent dans les monastères Nāth, mais, nous le verrons, ce n’est pourtant pas le seul.
46Un autre article mentionne, toujours de façon allusive, les différents régimes de propriété des monastères : « Que ce soit à l’est, à l’ouest, au sud, au nord de l’Inde ou bien dans d’autres pays, là où se trouvent des implantations du Nāth Panth qu’elles soient privées (personnelles, nijī) ou communes (pañcāyatī), le président doit surveiller, regarder la comptabilité, contrôler et, s’il y a dilapidation des biens, il pourra alors exclure les responsables, mahant, gestionnaires, rājā, rājguru, maṭhādhīś, pīr. S’il y a des postes vacants, le président aura le droit d’engager quelqu’un de façon temporaire. »
47Cette dualité des établissements Nāth correspond en fait à une différence essentielle à la fois dans l’histoire, la gestion et le mode de succession : il y a d’un côté les monastères ou temples nijī, propriété personnelle d’une lignée de chefs/gurus de monastères, et donc d’un panth en particulier, et d’un autre côté les monastères pañcāyatī, qui appartiennent à la collectivité des Nāth et servent de point d’ancrage à la communauté. Alors qu’il en va de la nature même de cette seconde catégorie de dépendre de l’association, en admettant que celle-ci soit effectivement reconnue comme représentative, la situation est moins claire pour la première catégorie. On constate ici la volonté de la Mahāsabhā d’étendre son emprise et de faire reconnaître son autorité administrative sur la totalité des institutions.
48Ces statuts frappent par leur volonté d’encadrement20. La précision bureaucratique et le souci de gestion matérielle contrastent avec le vague des injonctions ayant trait au comportement personnel. Rien n’indique dans ce texte ce qui peut amener par exemple à l’exclusion de la commensalité. En revanche, apparaît clairement la volonté de la Mahāsabhā de se poser comme un corps constitué ; derrière la délégation de pouvoirs au comité exécutif présenté comme un organisme représentatif, avec ses deux Yogīs par panth, se manifeste en fait la mainmise des chefs des deux grands monastères de Gorakhpur et de Asthal Bohar, depuis longtemps aux postes de commandes. Remarquons que, dans ces deux cas, les leaders manifestent également des ambitions politiques nationales.
Les différents niveaux d’organisation traditionnels
49La volonté unificatrice et modernisatrice de la Mahāsabhā, sur laquelle nous reviendrons à la fin de ce chapitre, tend à masquer sous une façade institutionnelle univoque la diversité des niveaux d’organisation et des formes d’autorité plus traditionnels que peut révéler l’observation de la situation actuelle. Les statuts de l’association font allusion à différentes instances qu’il convient maintenant de détailler.
Les subdivisions formelles : les « douze » et les « dix-huit »
50Nous avons vu la secte, notamment dans les textes administratifs, apparaître sous le nom de bārah panth. Ces « douze voies » sont les douze branches qui constituent la secte ; un Nāth Yogī appartient nécessairement à un panth, celui de son guru. Le chiffre douze est canonique21, mais les listes varient et incluent parfois plus ou moins de branches. Briggs (1973 : chapitre IV) et Dvivedi (1981 : 12) ont donné des listes détaillées, en les confrontant entre elles. Plutôt que de les reprendre in extenso, mon propos est de définir la pratique actuelle et d’essayer de comprendre à quoi correspondent ces divisions et leur pertinence. La liste diffusée par la Yogī Mahāsabhā (Vilāsnāth 2005 : 528-535) et reprise de nos jours par la plupart des Yogīs est donc la suivante : 1) Satyanāth, 2) Dharmanāth, 3) Rāmke, 4) Vairāgya, 5) Kapilānī, 6) Āī panthī, 7) Dariyānāthī 8) Ganganāthī, 9) Rāval, 10) Mannāthī, 11) Pāgal panthī, 12) Pāv panthī (kanthar panthī). Bien que ne correspondant exactement à aucune des listes de Briggs22 et de Dvivedi, elle semble dorénavant la plus couramment proposée, entraînant nécessairement à terme une uniformisation et une normalisation à travers le jeu des sélections au Comité exécutif de la Mahāsabhā : les deux représentants élus par panth ne le sont bien entendu qu’au sein des panth reconnus et homologués par la Mahāsabhā (ou selon des jeux complexes de remplacement).
51Chacun des panth est rattaché à une divinité tutélaire23 et à un lieu principal ou une place originaire. Je vais rapidement reprendre la classification de la Mahāsabhā qui m’a été commentée au monastère de Mangalore et qui est généralement en accord avec celle de H. P. Dvivedi (1981 : 12).
- Satyanāth est rattaché à Brahma et à Pātāla Bhuvaneśvar, en Orissa. On le trouve mentionné sous le nom de Satnāth par Briggs, lequel ajoute que les Yogīs de ce panth portent un vêtement de patchwork caractéristique (1973 : 64).
- Dharmanāth, rattaché à Yuddhiṣṭhira (Dharma Rāj), l’aîné des cinq frères Pāṇḍava, et à Dullu (dans le district de) Dailekh, au Népal. Pour Briggs, c’est une branche de Satnāth dont le monastère le plus important se situe à Dinodhar dans le Kutch.
- Rāmnāth (ou Rāmke), rattaché à Rāmcandrā et à Caukṭappe Pancaura à Gorakhpur. Dvivedi donne les mêmes informations mais, selon Briggs, l’identification à Rām est fausse et le siège principal se trouve à Delhi.
- Vairāgya ou Bairāg, rattaché au Siddha Bhartr̥hari et à Ratḍhoṇḍā à Aimer (Rajasthan). Briggs ajoute que ce panth est associé à celui de Kaplāni, issu également de Jālandharipā, par qui fut initié Bhartr̥hari.
- Kapilānī, rattaché à Kapil Muni (un des rishi) et à Garigāsāgar, au Bengale. Mêmes informations chez Briggs qui ajoute toutefois que le panth aurait été fondé par Ajāipāl.
- Aī panth, rattaché à Bhagavatī Vimlā Devī et à Jogī guphā [grotte] dans le district de Dinajpur, au Bengale. Il s’agit du seul panth rattaché à une figure féminine, Sakti. D’après la légende, Śakti veut, sous le nom de Vimlā, s’unir à Gorakhnāth et en avoir un enfant. À partir d’une poignée de riz qu’il lui donne, qu’elle doit décortiquer et qui ne cesse de grossir, apparaissent deux enfants, Buśkaināth et Kaḍkaināth, futurs protecteurs de ce panth. Briggs mentionne ces deux personnages et leur lien au panth en tant que disciples de Gorakhnāth, mais ne dit rien de leur relation avec la déesse ni de leur naissance miraculeuse.
- Nāṭeśvarī (ou Dariyānāthī), rattaché à Lakṣmaṇ et à Gorakh Ṭillā, au Panjab. Dvivedi précise que ce panth a deux noms et Briggs y voit deux subdivisions d’un panth originel Lakṣmaṇnāth. Il rapproche aussi le panth Daryānāthī du mouvement sectaire sindhi regroupant les dévots du saint Uderolāl24.
- Gaṅgānāthī, rattaché à Bhiṣma, le héros du Mahābhārata, et au monastère de Jakhbār dans le Punjab. Briggs mentionne lui un rattachement à Gaṅgānāth, disciple de Kapilmuni, sans lieu spécifique.
- Rāval, mentionné en neuvième position dans les statuts de la Mahāsabhā, serait rattaché à Bappa Rāval, le souverain de Chittorgarh, mais ce panth ne figure pas dans la liste de Mangalore ni dans celle de Dvivedi. Selon Briggs, il s’agit d’un panth de Yogīs musulmans centré sur Rawalpindi et Peshawar25.
- Mannāthī, rattaché au héros Nāth Gopīcand et au Rajasthan. Dvivedi spécifie que le principal centre est le Mahāmandir de Jodhpur. Briggs parle lui d’une origine liée à Rājā Rasālū, dont Mannāth serait le disciple26, et d’un établissement à Jvālamukhi.
- Pāgal panth, rattaché à Cauraṅgināth et à Abohār (ou Asthal Bohar) dans le district de Rohtak. Briggs fait de ce panth une subdivision des Rāval et les rattache également à Rohtak.
- Pāv panth serait selon Dvivedi constitué des disciples de Jālandharipā (1981 : 7). L’autre appellation, Kanthaṛ (un autre panth ou un autre nom ?), serait le Kanhaḍ de Dvivedi (ou le Kanṭharnāth de Briggs), rattaché à Gaṇeś et à Mānpharā dans le Kutch.
52Briggs (1973 : 62-76) et Dvivedi (1981 : 7-15) ont ajouté quelques noms de branches et essayé de retracer leur évolution en les rattachant à d’hypothétiques disciples de Gorakhnāth, cherchant une historicité dans ce qui se limite avant tout à la recherche de patronages prestigieux. Briggs s’est aussi efforcé de dégager des spécificités et des hiérarchies, mais ces distinctions paraissent aujourd’hui fort problématiques. Les panth sont tous équivalents, entend-on dire maintenant, leurs pratiques et leurs traditions identiques, même si certains indices suggèrent une différenciation ancienne – ainsi les mantras de l’initiation divergeraient-ils légèrement. Le panth Satyanāth, en revanche, possède un statut particulier : par son lien à Brahmā, il est considéré comme « brahmane des Nāth », avec le privilège éminent et exclusif de confectionner cet objet symbolique de la secte : le pātradevatā. Un Yogī de ce panth est aussi requis pour officier lors des rituels funéraires. De nos jours, le prestige du panth dépend également du nombre de Yogīs dont il peut se targuer (certains panth étant en voie d’extinction) et de l’importance des monastères ou des centres qui lui sont rattachés (de par leur statut, nous le verrons, certains monastères sont rattachés exclusivement à un panth spécifique).
53L’appellation unificatrice de bārah panth cache donc une réalité relativement mouvante mais qui tend à se figer. On reste néanmoins perplexe devant l’affirmation suivante : « Dans les douze panth (bārah panth), il y a les « dix-huit » (aṭhārah) et les « douze » (bārah) » ! En effet, les panth se regroupent en deux grands ensembles portant les noms de « dix-huit » et « douze ». Il n’est pas question dans cette répartition d’un décompte effectif, mais d’une origine : selon la tradition Nāth, reflétant peut-être une évolution historique27, il y aurait eu dix-huit panth se réclamant de Śiva et douze panth de Gorakhnāth. À la suite de conflits ou de la simple disparition de certains, il ne reste désormais que six panth de chaque filiation. À l’ensemble des dix-huit panth issus de Śiva se rattachent les panth : Satyanāth, Dharmanāth, Rāval, Rāmke, Pāv, Pāgal, et à l’ensemble des douze de Gorakhnāth : Āī panthī, Mannāthī, Gaṅganāth, Kapalānī, Naṭeśvarī et Bairāg.
54Cette distinction me semblait purement rhétorique jusqu’à ce que je la découvre mise en œuvre dans le rituel et dans les relations d’autorité qui impliquent les ascètes itinérants, les ramtā Yogīs et leur jamāt.
L’importance des Yogīs itinérants : la jamāt et les deux mahant
55Le terme jamāt, qui vient de l’arabe (jamāʻat) et signifie « groupe, communauté », est employé, semble-t-il, chez les ascètes uniquement pour désigner les groupes de sādhus itinérants. Chez les Rāmānandī, le terme s’applique aux petites communautés constituées autour d’un sādhu28, lesquelles peuvent se réunir en formations plus importantes appelées khālsā. Chez les Yogīs, la jamāt serait moins informelle et circonstancielle que chez les Rāmānandi, et il n’y aurait plus aujourd’hui en fait qu’une seule jamāt constituée d’un noyau dur d’une centaine de Yogīs se déplaçant ensemble et continûment. À ce noyau peuvent s’adjoindre temporairement quelques sādhus itinérants ou ramtā, qui se soumettent alors à sa loi.
56Car la jamāt n’est pas une bande inorganisée. Elle se déplace de façon très contrôlée sous la double autorité de deux mahant, celui des « douze » (bārah panth ke mahant) et celui des « dix-huit » (aṭhārah panth ke mahant). On voit donc au niveau de la jamāt cette distinction opérer de manière effective : on dit que le mahant des douze représente Gorakhnāth [ill. 4] et celui des dix-huit Śiva, et que chacun a autorité sur les sādhus des panth correspondants. Cependant, il s’agit d’une autorité unique à deux têtes, en quelque sorte : les mahant sont en permanence ensemble et agissent toujours de concert, bien que l’on m’ait dit qu’ils obéissaient à deux mat, deux croyances, différentes et que leurs troupes devaient en certaines occasions se séparer. Peut-être existait-il autrefois deux jamāt distinctes, suivant chacune son propre circuit ? Les deux mahant sont nommés lors du Kumbh Melā de Nasik29, donc pour une durée de douze ans, par les responsables de la Mahāsabhā, et cette nomination sanctionnée par un vote de l’ensemble des Yogīs. Lors du dernier Kumbh Melā de 2003, en l’absence de candidats semble-t-il, les deux mahant antérieurs – Kriṣṇanāth, mahant des Bārah Panth et Somnāth, mahant des Aṭhārah Panth – ont été reconduits pour douze années encore30. Tous deux sont rattachés au panth correspondant à la répartition en douze et dix-huit (Kr̥ṣṇanāth est Āī et Somnāth, Rāmke) et originaires de centres en Haryana, Kr̥ṣṇanāth dans le district de Bhivani et Somnāth dans celui de Faridabad, qui correspondent sans doute aux monastères de leur guru respectif.
57Les déplacements de la jamāt, autrefois accomplis à pied, sont à présent motorisés. La jamāt possède [ill. 5] un 4X4 où prennent place les deux mahant, une ou deux autres Land Rover et un gros camion peint en orange et aménagé sur deux étages de façon à héberger un maximum de Yogīs [ill. 6]. Cet étrange équipage est décoré d’aphorismes de Gorakhnāth et de la mention : bārah panth ke mahant, aṭhārah panth ke mahant, Jvālāmukhī, Gorakhḍībbī31. Il s’agit là d’un important centre Nāth et l’inscription, je suppose, exprime plutôt la reconnaissance d’une donation qu’un rattachement effectif.
58Les étapes se font le plus souvent en campant dans le voisinage de monastères ou de temples shivaïtes. Le point d’ancrage, le centre de la jamāt, c’est le grand feu, la dhūnī, que les Yogīs allument et entretiennent à chacune de leurs étapes, à l’imitation, disent-ils, de l’acte fondateur de Śiva lui-même32. C’est d’ailleurs une vision saisissante que celle de ces sādhus rassemblés dans la nuit pour l’hommage du soir rendu à ce feu divin. D’aspect beaucoup plus « sauvage » (jaṅgli) que les Yogīs des monastères, la barbe et les cheveux longs et emmêlés, le corps souvent assez peu vêtu mais couvert de cendres, les Yogīs se tiennent debout autour du feu ; certains jouent frénétiquement du ḍamaru (tambour-sablier), d’autres soufflent dans des trompes et, notamment, dans ces trompes ondulées comme les plis d’un serpent, caractéristiques des Yogīs, qu’ils appellent nāgphani. L’un d’entre eux officie et fait la pūjā au feu, puis, lorsqu’il a fini, s’incline et, dans le silence brusquement revenu, souffle dans le minuscule petit sifflet (nād), qu’il porte, comme tous les Yogīs, suspendu autour du cou. Tous les autres Yogīs se précipitent alors vers le feu en poussant un grand cri et s’accroupissent tous ensemble pour souffler dans leur nād à trois reprises, de la manière dont ils honorent les dieux ou leurs gurus. Des dizaines de minuscules sifflements résonnent alors. Les Yogīs se redressent, font un tour sur eux-mêmes et reprennent la même posture pour siffler à nouveau [ill. 7]. Puis tous se pressent pour prendre de la cendre, symbole et prasād de Śiva, et se marquer le front des trois traits horizontaux des ascètes shivaïtes. Ils vont ensuite saluer la divinité et les mahant.
59En effet, à chaque étape, les deux mahant prennent place auprès du feu, chacun sur une plate-forme légèrement surélevée, soit façonnée pour l’occasion en terre ou en sable, soit édifiée en dur33. Recouvertes de tapis, ces plates-formes, les gaddī, les trônes des mahant, sont séparées l’une de l’autre par un autel portable de Śiva : un petit buste en argent du dieu entouré des divinités-serpents Nāg, posé sur une petite table à galerie en cuivre doré. Devant cet autel sont placés de petits chromos de Śiva, de Gorakhnāth, des neuf Nāth, de Hanumān et, tout autour, des colliers de fleurs [ill. 8]. Le mahant des « dix-huit » se trouve à gauche et celui des « douze » à droite de ce sanctuaire mobile devant lequel, matin et soir, le pujāri et les Yogīs viennent s’incliner. Les gaddī sont toujours disposées de cette façon, même en l’absence de leur occupant (par exemple lorsque Somnāth dut aller à l’hôpital). Les deux mahant, sauf cas exceptionnel, quittent rarement leur gaddī lors des étapes et ne se mêlent pas aux activités des sanctuaires ou monastères où ils s’arrêtent ; entourés d’un petit groupe de Yogīs proches, ils parlent peu, fument beaucoup et inspirent manifestement un grand respect, non exempt de crainte (les jeunes de la jamāt, surpris un jour à regarder un spectacle musical lors d’une fête, se dispersèrent brusquement à leur apparition).
60Ce titre de mahant, les trônes, la divinité qui les accompagne toujours, la discipline, tout suggère de considérer la jamāt comme un monastère itinérant. N’y manquent pas non plus les offices de pujārī (officiant) et de karbari ou comptable. Et me semble-t-il, comme dans les monastères fixes, les effectifs sont variables : on peut se joindre à la jamāt pour une période limitée. Richard Burghart a mis en évidence l’importance de ces « monastères itinérants » pour les renonçants Rāmānandī (1996 : chap. 4) ; il y voit l’expression de l’idéologie ascétique du mouvement comme encerclement de l’univers, encerclement de la Terre sacrée des Hindus34. L’itinérance constituerait aussi la marque évidente du détachement et de la libération à l’égard des contingences du monde au point de susciter un sentiment de supériorité vis-à-vis de leurs condisciples en monastères que les ascètes Nāth de la jamāt partagent volontiers35.
61Nullement arbitraires, on peut interpréter les déplacements de la jamāt comme un mode d’intégration territorial de la secte, une façon de relier, de tisser un réseau entre les centres éclatés. On retrouve là l’hypothèse de Burghart : la jamāt, par sa circulation, définit un univers sacralisé. À l’instar des circuits de pèlerinage, les parcours de la jamāt intègrent différents niveaux, locaux ou pan-indiens, dans un espace et une temporalité particuliers aux Nāth Yogīs. Ces déplacements correspondent à un calendrier précis, les mahant organisant leurs itinéraires en fonction des principales célébrations des grands monastères et, bien évidemment, des quatre Kumbh Melā de Haridvar, Prayag, Nasik et Ujjain – celui de Nasik étant particulièrement important puisqu’on y nomme les deux mahant et qu’y débute le plus grand pèlerinage, la jhuṇḍī, lequel rassemble, nous le verrons, tous les douze ans plusieurs centaines de Yogīs, ramtā et autres, pour six mois de pérégrination. Le Ardh Kumbh (demi-Kumbh, tous les six ans donc) de Haridvar est également un passage obligé. En dehors de ce cycle théoriquement triennal36, la jamāt est tenue de se rendre annuellement dans un certain nombre de lieux dont le plus important, Pushkar, lors de la grande fête de la pleine lune de Kārttik (octobre-novembre), voit se rassembler tous les Yogīs du Rajasthan (et où tous les nouveaux initiés doivent nécessairement se faire enregistrer auprès du généalogiste Bhaṭṭa). La jamāt passe également par Jvālāmukhī lors de Navarātrī, et à Girnar37, au Gujarat, pour Śivarātrī. Outre ce circuit régulier, la jamāt peut aussi honorer de sa présence des célébrations exceptionnelles : je l’ai ainsi croisée à l’ashram Nāth de Fatehpur à l’occasion des fêtes célébrant les cent cinquante ans de la naissance du fondateur. La participation des ramtā sādhus est d’ailleurs restée très marginale, l’essentiel étant pour l’ashram comme pour eux l’immense banquet qui les a rassemblés dans le monastère et le « don de départ », bidāī, extrêmement généreux (environ 2 000 roupies) qui leur fut fait.
62Autrefois m’a-t-on dit, jusqu’à il y a une cinquantaine d’années, la jamāt se rendait également au Népal, dans la vallée de Dang, au moment de la fête de renouvellement du chef de monastère (le onzième jour sombre38 du mois de Phālgun, février-mars), puis escortait le cortège de Yogīs qui se rendait en un mois jusqu’au temple Nāth de Devi Patan, près de Tulsipur dans le district indien de Gonda. La jamāt était chargée de protéger le chef de monastère, le pīr, porteur de l’effigie divine.
63La fonction protectrice et défensive de la jamāt se lit clairement à travers le symbole des sabres que brandissent les deux mahant. [ill. 9] Nous verrons lors des rituels solennels – comme la découpe de l’offrande cérémonielle caractéristique des Nāth (un roṭ, une grosse galette cuite dans la cendre de la dhūnī, symbolisant Bhairav) – les deux chefs de la jamāt présents de chaque côté de l’officiant et tenant chacun à deux mains un sabre qu’ils font se croiser au sommet, dessinant ainsi un auvent protecteur au-dessus du pujārī. Pendant la marche, lorsque la jamāt arrive dans un monastère ou bien participe à une procession, ces mêmes sabres sont brandis, nus, par deux assistants accompagnant les mahant, puis, lors des étapes, posés, cette fois dans leur fourreau, devant chacun des mahant. Ce signe d’une probable vocation martiale de la jamāt et de ses chefs expliquerait pourquoi certains les appellent les Nāgā Sādhus. À ma connaissance les Nāth Yogīs, contrairement aux Dasnāmī Sannyāsī ou aux Ramānandī, ne possèdent pas de branche nāgā, c’est-à-dire de branches spécifiques d’ascètes combattants39 (avec rites d’initiation et monastères séparés). On comprend cependant aisément que la jamāt, avec ses troupes d’ascètes couverts de cendres, souvent uniquement vêtus d’un court pagne délavé, presque continuellement sous l’emprise du cannabis et armés pour certains de sabres, de tridents ou de pinces à feu, ait pu se confondre avec les Nāgā.
64L’apparat martial de la jamāt se justifie aussi par la fonction de contrôle dévolue aux deux mahant. Ceux-ci ont le droit de demander les livres de compte et d’enquêter sur les monastères qu’ils visitent. Là où ils s’installent, ils représentent l’autorité suprême. Je les ai vus à Pushkar, d’abord installés au dernier étage du bâtiment récemment construit, auprès de la dhūnī, inspectant tous les livres de compte que leur remettait l’intendant en charge de l’administration du monastère, vérifiant les montants des recettes et des dépenses, puis dirigeant une assemblée réservée aux ascètes du panth au cours de laquelle, m’a-t-on dit, étaient révélés, discutés et sanctionnés les manquements supposés à la discipline. J’ai d’ailleurs pu vérifier à mes dépens le poids de leur autorité lorsqu’ils me refusèrent le droit d’être dans le monastère, droit qui m’avait portant été accordé par le koṭhārī (intendant), lequel vint ensuite me dire qu’il ne pouvait rien faire pour moi, que lorsque les mahant avaient parlé, on ne pouvait qu’obéir !
65Cette autorité n’est dissoute que quelques mois tous les douze ans, lorsque la jamāt se fond dans ce groupe pèlerin qu’est la jhuṇḍī.
Les pélerins de la jhuṇḍī
66La jhuṇḍī constitue une extension de la jamāt. Il s’agit d’un groupe de Yogīs rassemblés, en très grand nombre, autour de la jamāt pour un padyātrā, un « voyage à pied », un pèlerinage bien particulier d’une durée de six mois.
67Ce groupe est donc appelé jhuṇḍī, un mot dérivé de jhuṇḍ signifiant « troupeau », puis « foule, groupe ». Le mot s’emploie chez les Nāth seulement à l’occasion de ce pèlerinage40. Nous avons vu les statuts de la Mahāsabhā mentionner le rôle exceptionnel et les pouvoirs de cette jhuṇḍī, alors qu’ils restent muets au sujet de la jamāt. Cette institution, très spécifique et liée à l’ensemble du système d’organisation de la secte des Nāth en Inde du Sud, sera au centre des chapitres suivants. Je ne l’évoque pour l’instant que très schématiquement, en tant que point d’ancrage des formes traditionnelles d’organisation et des tentatives de récupération par la Mahāsabhā.
68Il s’agit d’un pèlerinage à pied (padyātrā) entre les monastères de Tryambakeshvar, près de Nasik (Maharashtra), et de Kadri à Mangalore (Karnataka), se déroulant tous les douze ans à la suite du Kumbh Melā. On peut le découper en trois séquences : les élections à Tryambakeshvar des chefs de monastère et notamment du supérieur ou « rājā » de Kadri, pendant les trois premiers jours ; le voyage en lui-même, lequel dure environ six mois et concerne plus proprement la jhuṇḍī, c’est-à-dire le groupe de Yogīs accompagnant le rājā de Kadri jusque dans son monastère ; enfin, l’intronisation à Kadri (avec le départ du rājā précédent).
69Il m’est impossible de dater l’origine de cette institution que les récits des Nāth font remonter à Gorakhnāth et à l’avatār de Visnu, Paraśurām, donc à la nuit des temps. Disons simplement que la présence des Nāth au Karnataka est attestée depuis le XIIIe siècle, ce qui est fort ancien, et qu’on trouve une hypothétique allusion à la padyātrā dans une inscription de 1490. Nous verrons en détails que les différents temps de ce pèlerinage mettent en jeu l’ensemble de la « culture Nāth » (et remettent en usage de façon impérative le déplacement à pied négligé même par la jamāt !). Notons d’ores et déjà que les deux moments liminaires se déroulent maintenant sous la présidence de la Mahāsabhā. En août 2003, le secrétaire général Ānandanāth présidait à Tryambakeshvar les procédures complexes d’élection des différents responsables. À Kadri, en février 2004, ce fut au tour du vice-président Cāndnāth de passer, le premier, le collier de fleurs qui consacrait le couronnement du rājā. En revanche, c’est une personnalité ad hoc, le jhuṇḍī mahant élu pour six mois, qui a été investi d’une autorité supérieure pendant le temps du voyage, se substituant alors aux mahant de la jamāt. Les personnalités désignées aux postes à responsabilité de la jhuṇḍī, même si les statuts de la Mahāsabhā s’en arrogent la nomination, résultent en fait d’un choix parfaitement libre des participants et d’une élection à main levée.
70L’itinéraire, fixe, et les étapes, organisées à l’avance, témoignent aussi d’un état ancien des choses, de l’époque où les Nāth Yogīs contrôlaient davantage de monastères et de temples. Récemment, dans les trente dernières années, une dizaine d’entre eux leur ont échappé, mais le cortège s’y arrête encore.
Un emblème identitaire, le pātradevatā41
71Mentionné brièvement dans les statuts, à propos de la jhuṇḍī, le pātradevatā,, ou « divinité-pot », « récipient divin » au sens propre du terme pātr, est un élément fondamental, à la fois complexe et mystérieux, de l’identité Nāth.
72J’en avais mesuré l’importance au monastère Nāth de Dang-Caughera, au Népal (Bouillier 1997) où, d’après le mythe de fondation, Gorakhnāth donna le pātradevatā au fondateur du monastère, le roi Ratna Parikṣaka, devenu Ratannāth. Depuis lors, ce « récipient divin » est au cœur de la vie cérémonielle du monastère ; d’une vingtaine de centimètres de haut, posé sur un piédestal au fond du sanctuaire de Ratannāth, sa forme arrondie se laisse deviner sous les multiples étoffes de soie et colliers de fleurs qui le recouvrent. Seul le chef du monastère, le pīr de Caughera, est habilité à lui rendre un culte, seul il peut le porter lorsque l’ensemble du monastère de Caughera se déplace pour un pèlerinage annuel vers le temple de Devi Patan, dans le district indien de Gonda.
73On retrouve une configuration analogue pendant le déplacement de la jhuṇḍī : le rājā de Kadri nommé à Tryambakeshvar reçoit en même temps la responsabilité d’un pātradevatā qu’il devra porter pendant toute la durée du voyage jusqu’à l’arrivée au monastère de Kadri où, de la même manière, le mythe de fondation pose comme origine au monastère le don par Gorakhnāth de ce pātradevatā à son dévot, en ce cas Paraśurām.
74En fait, chacun des grands centres monastiques ou de pèlerinage communs à l’ensemble des Nāth possède ou instaure son propre pātradevatā. Les centres temporaires du type des campements des Kumbh Melā honorent des pātradevatā spécialement institués pour l’occasion et pour la seule durée du pèlerinage. D’une plus grande longévité dans les monastères, les pātradevatā voient cependant leur culte varier selon le lieu42. Mais sous ces différentes modalités apparaît un schème unique : un objet sacré dont la forme disparaît derrière les ornements dont on la couvre, un contenu que nul n’aperçoit jamais, à la fois réceptacle de la divinité et divinité elle-même, ce pātradevatā étant assimilé au svarūp de Gorakhnāth, soit l’essence même de Gorakhnāth ou sa forme quintessencielle, tel qu’il se donne à ses dévots43.
75On traite cet objet comme n’importe quelle effigie divine, ou mūrti44. Il est fabriqué, consacré ou activé, parfois désactivé, laissé en sommeil, puis détruit. On l’installe de façon particulière, sur un piédestal ou un trône fait de tapis, l’officiant le porte dans les bras lors des déplacements, on l’honore par les offrandes habituelles d’eau, de lumière, d’encens, de fleurs. Les Yogīs s’inclinent devant lui et soufflent dans leur nād, comme ils le font devant les statues divines ou devant leur guru.
76Il semble aussi perçu comme mystérieux, un peu dangereux, et fait l’objet de réticences, ainsi à Dang où l’on insistait sur le fait que nul ne devait le regarder ni essayer de soulever les étoffes qui l’entourent sous peine de devenir aveugle45, jusqu’au jour où, sans scrupule, le secrétaire général de la Yogī Mahāsabhā détailla sa fabrication lors d’une interview filmée et diffusée largement sur vidéocassette46. C’est un récipient, disait-il, confectionné notamment à Tryambakeshvar avant le pèlerinage de la jhuṇḍī par des ascètes du panth Satyanāth, un petit pot en terre dans lequel sont réunis les emblèmes de l’état de Nāth Yogī – c’est-à-dire des anneaux d’oreille, une cordelette avec le sifflet nād et l’anneau pavitrī, un shilom, un chapelet de rudrākṣa47 –, recouvert ensuite d’étoffes, de brocards dorés et rouges et de colliers de fleurs.
77J’ai été extrêmement surprise de cette déclaration publique, comme, je crois, tous les auditeurs présents le jour de l’interview : objet complexe, ostensiblement montré, porté en tête des processions, vénéré sur un trône et par les plus hautes autorités de la secte, le pātradevatā est en même temps toujours caché, enfermé dans des coffrets, recouvert de quantité d’étoffes et de fleurs qui en masquent la forme même. On disait à Dang que ce vase, à la fois exposé et dissimulé, était rempli d’amrit, de liqueur d’immortalité48. La révélation des objets qu’il contient ouvre sur une manière de mise en abîme métaphysique : à travers ces symboles, les Yogīs vénèrent leur propre état ; la forme quintessencielle de Gorakhnāth n’est autre que la condition de Yogī, l’amrit coïncide avec le but ultime de leurs pratiques ascétiques, l’immortalité. Comme le dit Yogī Vilāsnāth : « Les Yogīs doivent installer par le yoga le pātradevatā dans le temple de leur corps. Alors, lorsque dans leur voyage yogique viendra le moment d’atteindre le Kailaś c’est-à-dire le brahmarandra49, ils boiront le nectar d’immortalité. »
78Le culte du pātradevatā se trouve, dans certains cas, associé au culte à la déesse représentée par un parasol (chatr) : les Yogīs parlent alors de pātr-chatr pūjā. La symbolisation de la déesse par un parasol, une ombrelle, se rencontre dans d’autres contextes mais les Nāth l’expliquent par une légende spécifique :
Gorakhnāth parcourait Calcutta. Là, Mahākālī, porteuse du crâne, lui demanda l’aumône. Gorakhnāth refusa et lui proposa son enseignement. La déesse se transforma alors en mouche et pénétra à l’intérieur du corps de Gorakhnāth qui se mit en méditation et entreprit de faire chauffer son corps. La déesse, agitée par l’inconfort, désira ouvrir les dix portes du corps et sortir. Elle implora Gorakhnāth. Finalement, ayant émis par le nez le son jhīṅk (chatr) [sic], il la fit sortir de son corps. Ils se révélèrent l’un à l’autre, elle se montra sous l’aspect des dix Mahāvidyā et Gorakhnāth, comme le svarūp de Śiva. Puis Mātā Mahākālī dit : « Comme on m’a délivrée en me faisant sortir par un éternuement (chatr), là où on fera la pūjā de ton pātr, on fera aussi la pūjā de mon chatr. » (Vilāsnāth 2005 : 593-594).
79Nous avons là un jeu de mots, un calembour ou « śleṣa sémantique50 », un tant soit peu énigmatique. Il faut supposer que jhīṅk est là pour chīṅk (nā) qui, lui, signifie bien éternuer, et si le son jhīṅk ou chīṅk est glosé par chatr, c’est que celui-ci est une sorte d’onomatopée populaire pour l’éternuement51 ! Par glissement, ou calembour, la déesse, sortie par éternuement (chīṅk / chatr), est honorée par un parasol (chatr) !
80Cette association entre le patr et chatr, vase et parasol, est le propre des śakti pīṭh, des lieux consacrés à la déesse correspondant généralement aux emplacements où tombèrent des parties de son corps lors de son démembrement52. Pour les Nāth, les principaux sont Jvālāmukhī et Devī Patan, et les cultes se tiennent au moment des fêtes des Neuf Nuits (Navrātrī) d’automne ou de printemps. Remarquons que ces événements et ces lieux sont privilégiés pour effectuer le rite funéraire du śaṅkhaḍhāl (Vilāsnāth 2005 : 611) assurant aux Yogīs l’accès à la délivrance. En effet, sous le nom de Bālāsundarī, la déesse se trouve au centre de l’ensemble des rites secrets (gupt kriyā) associés à l’éveil de la kuṇḍalinī.
81Le lien entre le pātradevatā et la dimension collective de l’institution monastique est fondamental. Le culte rendu au pātradevatā nécessite la présence d’un chef de monastère, mahant ou pīr, qui, bien que n’officiant généralement pas, sauf à Dang, doit présider au rite, au point que, à Pushkar où il n’y a pas de chef de monastère mais seulement un intendant (koṭhārī), on procède à l’élection d’un pīr pour le bref temps de la fête.
82Symbole de l’unité de la secte et marque d’une identité communautaire53, d’une volonté de rassemblement et d’un mode d’organisation bien antérieur aux tentatives récentes de la Mahāsabhā, le pātradevatā est aussi lié à une autre institution, également peu connue et sur laquelle il est difficile d’obtenir des précisions, le dalīcā.
Qu’entend-on par dalīcā : une assemblée ?
83Est mentionné dans le règlement de la Mahāsabhā le terme dalīcā parmi les lieux (sthān) qui peuvent être rattachés au sampradāy. L’étymologie de ce mot et son sens précis me restent énigmatiques, d’autant plus que son emploi ne se trouve que chez les Nāth. Rencontrant le terme à Dang, j’ai alors décrit le dalīcā comme un lieu précis, un hall ouvert dans la cour du monastère où se tenaient les grands rituels, et je l’ai rattaché hypothétiquement au hindi dulīcā (et au-delà au persan galīcā, petit tapis)54. Mais le dalīcā s’il désigne un lieu, est avant tout le lieu où se rassemble la communauté des Yogīs et, selon moi, l’exact équivalent du français « assemblée » dans le double sens que prend ce mot lorsqu’il désigne l’Assemblée nationale, corps constitué et lieu où se déroulent ses réunions.
84Cela ressort de son emploi dans quelques textes, ainsi : « parmi tous les panth rassemblés en dalīcā (dalīcā men) » ; ou encore : « śrīnāthjī kā ām dalīcā (ām : commun, public, general) bharā gayā jismen... cunāv huā » (« le dalīcā public de Śrīnāth fut rempli et dans celui-ci eut lieu l’élection [des responsables]55 »).
85Il s’agit d’être réuni en assemblée, le terme n’étant d’ailleurs employé que dans le cas de grands rassemblements, éventuellement hors de tout monastère établi ou lieu construit56 ; on parle du dalīcā de Prayag où se passe le Kumbh Melā et où n’existe aucun bâtiment permanent ; en revanche, l’emploi du terme à Dang serait plus métonymique, le hall portant ce nom n’étant utilisé que lors des fêtes du renouvellement du pīr ou du culte du pātradevatā.
86Les Yogīs réunis en dalīcā prennent les décisions concernant l’intérêt commun. Le plus souvent réservées aux Yogīs pleinement initiés, on traite au cours de ces réunions aussi bien de questions internes à la secte que des relations avec les autres sectes, un point souvent litigieux lors des Kumbh Melā. Parfois, des sanctions sont prises sous l’autorité des mahant de la jamāt ou bien du jhuṇḍi mahant, ainsi à Kadri comme on aura l’occasion de le voir.
87Dalīcā et pātradevatā sont associés dans la célébration de l’identité commune. Les Yogīs de tous les panth, réunis en (ou dans le) dalīcā, vénèrent leur divinité tutélaire, le pātradevatā, autrement dit Gorakhnāth, et le vénèrent également sous la forme des emblèmes de leur état. On assiste ici à une manière d’autocélébration communautaire et identitaire.
L’organisation monastique : monastères communautaires et monastères personnels
88Bien que rapidement évoquée dans les statuts de la Mahāsabhā, l’opposition entre ces deux types d’établissement structure l’ensemble de l’organisation monastique de la secte des Nāth.
89Les rassemblements unitaires et égalitaires des dalicā se déroulent uniquement au sein de ce que les Yogīs appellent les « pañcāyatī maṭh », les monastères communautaires, en référence à la fois au mode de succession à la tête de ces maṭh et à leur gestion. Le terme de pañcāyat (« groupe de cinq [personnes] ») renvoie aux conseils, aux assemblées représentatives, de caste ou de village. Ici, il s’agit de pañcāyat de secte, dont les Nāth n’ont pas l’exclusivité : l’assemblée des ascètes Nāgā Rāmānandī de Ayodhya citée par P. Van der Veer (1988 : 153) est qualifiée de pañcāyat, mais il semblerait en revanche que les Dasnāmī Sannyāsī possèdent une institution particulière57. Peut-être le dalīcā des Nāth en est-il l’équivalent ? Van der Veer applique l’adjectif pañcāyatī au mode de gestion : « [Hanumangarhi akkhara] is like all other akharas, governed by panchāyati rule, that is by majority vote in the assembly of naga inhabitants » (Van der Veer 1988 : 153).
90Les statuts de la Mahāsabhā entendent pañcāyatī au sens de possession communautaire. Les pañcâyati maṭh s’opposent aux nijī maṭh, monastères « personnels » ou « privés » (tel est le sens de nij ou nijī). Cette distinction recoupe celle du droit personnel hindou (Hindu Law) à propos des fondations religieuses, et qui se base sur le mode de succession à la tête des monastères. Selon les termes de Paras Diwan (2002 : 504) :
Broadly speaking the maṭhs fall into the following three categories :
- Mourushi math, where the office of mahant devolves upon the main disciples of the mahant.
- Panchayati math, where the office of mahant is elective, and
- Hakimi math, where the founder has reserved the right of nominating the mahant58
91Le nijī maṭh, le « personal maṭh » selon la Mahsābhā, correspond clairement au type « mourushi » c’est-à-dire maurūsī (de l’arabe maurūṣ, héréditaire, ancestral).
92Ces maṭh, fondés par un guru particulier, souvent patronnés par un souverain ou un leader économique local, se transmettent dans la lignée spirituelle de ce guru. Ce sont des monastères qui sont rattachés à un panth particulier ; la succession s’y effectue à l’intérieur de ce panth, de guru à disciple et à vie. Le chef de monastère forme généralement un disciple pour lui succéder et le fait souvent même reconnaître par les autres disciples ou par ses pairs de son vivant. Dans le cas contraire, les disciples se mettent d’accord à sa mort pour choisir l’un d’entre eux comme successeur. Parfois le choix du mahant est contesté59, mais sans que soit remis en cause le principe de filiation spirituelle et d’une transmission ancrée dans la vénération de la tombe du fondateur. Souvent, le monastère est d’ailleurs connu sous le nom de ce fondateur. En ce qui concerne le régime de propriété, ces monastères sont indépendants. Les terres sont enregistrées au nom du monastère, mais le mahant a la haute main sur la gestion, parfois avec l’aide d’un comité choisi par ses soins, à moins qu’en cas de conflit le gouvernement n’impose un régime de trustee. Ce régime de propriété personnelle du maṭh ne signifie pas que le mahant soit libre de faire ce qu’il veut : il n’en est que le gestionnaire et l’usufruitier et n’a aucunement le droit de mettre en vente, par exemple, ou de détourner à des fins personnelles les revenus du maṭh60. La troisième partie de ce livre sera consacrée à deux nijī maṭh de ce type, l’Amritnāth Ashram de Fatehpur et le monastère d’Asthal Bohar.
93Les pañcāyatī maṭh présentent un mode de direction totalement différent et spécifique aux Nāth Yogīs. Ils sont placés sous l’autorité d’un pīr, d’un mahant, d’un responsable élu par la communauté, mais ce responsable sans lien de maître à disciple avec son prédécesseur n’est élu que pour un temps limité, variable selon les monastères mais toujours défini. Les élections se déroulent à date fixe, lors de certaines fêtes et en fonction du calendrier particulier de chaque monastère. Les usages Nāth se révèlent donc spécifiques car, d’ordinaire, comme l’indique Paras Diwan (2002 : 518), on élit les mahant à vie et de la façon suivante : « In most panchayati maths, it is the mahants of all the maths in a particular geographic area belonging to the same sect or school who assemble on the thirteenth day of the death of the mahant and elect the successor. »
94Ces maṭh pañcāyatī, gérés donc par élection, ne peuvent être revendiqués par un panth particulier. Considérés comme appartenant à l’ensemble des Nāth en tant que communauté, ouverts et accessibles à tous, ils sont intimement liés au pātradevatā. Ce sont dans les pañcāyatī maṭh qu’on installe et vénère ces « récipients divins ». L’une des particularités de ces maṭh tient dans l’interdiction faite au supérieur, mahant ou pīr, de quitter le monastère ou sa circonscription pendant toute la durée de sa charge. Briggs mentionne le fait pour Ṭillā (1973 : 38), je l’ai constaté à Dang et Kadri. Il s’agit d’une configuration radicalement différente de celle de nombreux monastères, notamment Dasnāmī, dont les supérieurs partent fréquemment en tournées auprès de leurs disciples ou de monastères-filiales61. Ce mode de fonctionnement serait en vigueur dans une vingtaine de monastères de la secte, notamment à Haridvar, Ujjain, Nasik, Rishikesh, Badrināth, Jvālāmukhī, Pushkar, Kolayat, Girnar, Devī Patan, Kadri, Tryambakeshvar. Nous étudierons dans les chapitres suivants l’organisation du monastère de Kadri.
95Certains de ces maṭh pratiquent une séparation entre la gestion quotidienne et matérielle du maṭh, aux mains d’un intendant (un koṭhārī à Pushkar, un mānbhāū à Dang), et la direction spīrituelle limitée à la seule durée du culte du pātradevatā ; c’est le cas à Pushkar où le pīr et ses assistants sont élus pour un office de seulement deux jours et demi et renouvelés tous les ans. À Jvālājī, on élit le pīr pour six mois et, à Dang, pour un an. À Kadri, on trouve une situation plus complexe : le rājā, élu pour douze ans, endosse le double rôle de chef spīrituel et de gestionnaire, mais le pātradevatā n’est effectivement honoré par la communauté des Yogīs réunis en dalicā que lors de l’intronisation et durant le pèlerinage qui la précède.
96D’un monastère à l’autre, dans le système pañcāyatī, la situation varie. Aucun document historique ne permet de retracer la genèse de ces divergences ni le processus de différenciation des deux systèmes nijī et pañcāyatī, sans doute ancien. Qu’en est-il de leurs relations, existait-il une autorité suprême les régulant et les encadrant antérieurement à la Mahāsabhā ? Je l’ignore.
Retour sur la Yogī Mahāsabhā : une volonté de contrôle
97Clairement, la Mahāsabhā fut instituée par ses fondateurs pour encadrer et contrôler aussi bien les Yogīs que les institutions. Ses statuts, nous l’avons vu, insistent sur la gestion responsable des monastères et des temples, une de ses préoccupations majeures étant d’éviter la disparition des établissements gérés par les Nāth, soit par le fait de Yogīs malhonnêtes, soit par la décision de l’État de confier à des trustees un lieu mal géré. Ce processus expliquerait, m’a-t-on dit, que nombre des sanctuaires autrefois possédés par les Nāth sur le chemin parcouru par la jhuṇḍī entre Nasik et Mangalore leur ait été retirés.
98La Mahāsabhā s’efforce d’englober les formes traditionnelles d’encadrement des Yogīs, ou d’en acquérir le contrôle. Nous avons vu son représentant superviser les élections des mahant des groupes itinérants, apposer une ṭikā sur le front des nouveaux élus pour confirmer leur nomination.
99On constate surtout une mainmise de la Mahāsabhā sur les formes modernes de la bureaucratie : on établit maintenant les formulaires d’enregistrement des monastères pañcāyatī au nom de la Mahāsabhā. J’ai, par exemple, pu disposer du formulaire, écrit en anglais, confirmant l’élection du mahant du Loki Maṭh (district de Chitradurga au Karnataka). Imprimé sur papier timbré, il est émis au nom de la « Shree Navnāth Zhundi », daté du 2 août 2003 (premier jour du Kumbh Melā de Nasik) « till forthcoming Kumbha », dépendant de la « Yogi Mahasabha Guru Gorakhshanath Akhada, Gorakhshanath Mandir, Haridvar ». C’est un « Appointment Order of Representative » signé par tous les responsables élus de la jhuṇḍī au bénéfice d’un certain Maṅgalnāth62 :
as our plenipotentiary authority to manage whatever lands, properties, moveables, immoveables, cows, bullocks, dharmashalas, goshalas, forest lands, caves, educational institutes within the juridiction of our aforesaid Mutt in a manner conducive to our ideals and adhering to traditional rules of the Navnath Zhundi Bhesh Baraha Panth in all fields [...].
(3) He shall maintain proper accounts of the income and expenditure [...] and send this statement every month to our Central Office of Akhil Bharat Varsheey Avadhoot Bhesha Baraha Panth Haridvar.
(6) Our Central Institute Akhil Bharat Varsheey Avadhoot Yogi Mahasabha Haridvar has an inherent (c’est moi qui souligne) right to appoint some other proper Yogeshvar of character, belonging to any panth in place of this representative of ours, in case he fails to maintain pure conduct as per the rules of our Sampradāya or his marriage, or if it comes to the light that he has amassed wealth, he is indulging in misconduct of any kind.
100Ces règlements sont-ils appliqués ? Qu’arrive-t-il en cas de faute ? Que représente l’autorité effective de la Mahāsabhā ? L’exemple de Kadri, que je développerai par la suite, donne quelques éléments de réponse : à l’arrivé de la jhuṇḍī, l’ancien rājā fut sanctionné pour ses agissements et menacé par les autorités de la jhuṇḍī, en accord avec la Mahāsabhā, de voir son monastère personnel confisqué. Remarquons cependant plusieurs détails : lorsque le dalīcā se réunit et que les Yogīs de la jhuṇḍī par la voix de leur mahant entendirent et condamnèrent le rājā, le vice-président de la Mahāsabhā n’était pas physiquement présent. Il se tenait dans une pièce du monastère donnant sur la cour où avait lieu le rassemblement et conversait avec ses visiteurs, mais, bien évidemment, tout avait été décidé au préalable entre lui et le jhuṇḍī mahant. D’autre part, tout au long du mandat de ce rājā, les associations des Jogīs maîtres de maison de Kadri déposèrent des plaintes contre lui auprès de l’administration de la ville. Le district attorney les renvoyait à la Mahāsabhā, prétextant n’avoir pas autorité pour agir63. Ces associations s’exécutèrent mais les responsables de la Mahāsabhā n’intervinrent pas, attendant finalement la procédure régulière d’examen des douze ans. Des bruits plus malveillants coururent d’ailleurs à l’époque, insinuant que ce trop long silence de la Mahāsabhā avait été acheté.
101L’intervention de la Mahāsabhā se révéla plus rapide et directe lors du renvoi de sa charge de supérieur du mahant de Viṭṭal Maṭh, accusé de vivre en concubinage. Le poste resta vacant quelques années avant que les procédures normales d’élection ne soient rétablies.
102L’autorité de la Mahāsabhā se limite-t-elle aux pañcāyatī maṭh ? Ce n’est pas ce qu’affirment les statuts et ce que laissent supposer les menaces de confiscation du monastère personnel de l’ancien rājā. Je ne l’ai pourtant jamais vue contrôler de près ou de loin les grands monastères privés comme Fatehpur, pas même ceux qui, comme le Gorakh Ṭillā de Gogamedhi, présentent manifestement des problèmes de direction (Bouillier 2004 : 257-258). La Mahāsabhā elle-même reconnaît l’indépendance de ces monastères, lorsque cela l’arrange : dans les circonstances assez dramatiques qui virent le supérieur du monastère de Asthal Bohar accusé de meurtre, le président de la Mahāsabhā intervint pour affirmer que l’accusé ne pouvait être chassé de son trône même par la loi, la conclusion étant que « le monastère était géré en accord avec les principes de Shri Baba Mast Nath [le fondateur] et qu’il ne dépendait d’aucune Yogi Mahāsabhā » (La Tribune de Chandigarh, du 31 mars 2001). Le mahant d’Asthal Bohar se défendit de son côté en se disant victime d’un règlement de comptes de nature politique pour avoir soutenu le rival du Chief Minister aux élections parlementaires, cela nous conduisant à une autre dimension de la Yogi Mahāsabhā : son éventuelle implication politique. L’un des piliers de la Mahāsabhā, Digvijaynāth, fut bien connu pour son engagement en faveur de la droite hindoue. Membre du Parlement, Avaidyanāth, son héritier, est l’un des animateurs du mouvement pour la reconstruction du temple d’Ayodhya, de même que Adityanāth, son successeur à la tête du monastère de Gorakhpur. Les responsables d’Asthal Bohar s’impliquent également fortement dans le jeu politique régional et national. Il semble par conséquent que les positions dominantes au sein de la Mahāsabhā soient de plus en plus celles d’activistes politiques.
103Après avoir tenté de débrouiller le réseau institutionnel, considéré les différentes instances qui organisent la communauté des Yogīs et en définissent l’identité, que ce soit au niveau individuel, par les initiations, ou collectif par les modes d’association traditionnels ou modernes, je vais m’intéresser au fonctionnement concret de ces institutions. D’un monastère à l’autre, nous verrons comment les Yogīs vivent leur spécificité et comment celle-ci est différemment mise en œuvre dans les monastères communautaires et personnels.
Notes de bas de page
1 Même si les Nāth Yogīs recrutent à l’extérieur des hautes castes, ils empruntent aux rites d’entrée en sannyās codifiés dans les dharmaśāstra pour les deux-fois nés ce geste de la tonsure de la mèche brahmanique, qui en est venu à signifier la rupture avec les liens du monde.
2 Dont le texte est donné dans le manuel rituel récemment édité par Vilāsnāth Yogī, Śrī Nāth Rahasya, (Vilāsnāth Yogī 2005 : 463 sq.).
3 Ce sifflet porte le nom du son qu’il produit : nāda, la résonance, soit la vibration associée à la montée de la kuṇḍalinī, qui se dresse en sifflant dans le corps du Yogī. L’association du sifflet et de l’anneau évoque explicitement l’union de Śiva et de Śakti réalisée au terme de l’ascension de la kuṇḍalinī : le nāda est alors le produit de leur union.
4 L’incision du fond du cartilage de l’oreille ouvrirait un certain canal (nāḍī) de la physiologie mystique et donnerait ainsi au Yogī accès à un état de conscience supérieur. Le port des anneaux est la marque identitaire de la secte : un Yogī qui perdait ses anneaux (ou se les faisait arracher) était exclu de la secte.
5 Le choix de la matière et de la taille des anneaux dépend des goûts personnels et des moyens. Les chefs de monastères ont souvent des anneaux en or qui parfois se font très discrets. Le manuel rituel donne une liste de matières associées à des capacités particulières : les anneaux en terre à la connaissance, en corne de rhinocéros à la méditation, en bois de santal à la médecine et au pouvoir sur les végétaux, en or ou en argent, à la prospérité (Vilāsnāth Yogī 2005 : 517).
6 Voir la description de cette cérémonie dans Bouillier (1997 : 145-157).
7 Le schéma général est le suivant : la cérémonie nocturne et secrète commence par l’hommage à la déesse, présente sous la forme d’une lampe au centre d’un mandata ; les six Yogīs sont assis autour sur des « trônes » et chantent les mantras. Vient ensuite, si des candidats à l’initiation sont présents, la partie initiatique, ou updeśī, puis la partie proprement funéraire : une petite effigie en herbe kuś est façonnée à l’image du mort ; posée dans une bassine, elle est baignée cent huit fois d’eau versée par l’intermédiaire d’une conque, puis on lui fait gravir les sept échelons d’une petite échelle, en faisant à chaque barreau une offrande. L’étape ultime – une coupelle avec une mèche allumée – représente le Kailaś : l’effigie est promenée trois fois autour. Le rite et les mantras énoncés tout au long lui ont fait atteindre le paradis de Śiva, lui ont donné la Délivrance. Cette longue et autrefois très secrète cérémonie a fait l’objet d’un ouvrage entier publié par Vilāsnāth Yogī sous les auspices de la Mahāsabhā en 2004 : Śri Nāth Siddhõ kī Śankhaḍhāl.
8 Pache Huber (2002 : 112) à propos de la genèse des associations de caste chez les commerçants Maheshwari.
9 Le « Dharma éternel », hindouisme orthodoxe en opposition aux mouvements de réforme comme l’Arya Samaj.
10 Voir Tripathi (1978 : 185-186 et 219) : « His chief motive in organizing the Samaj was to integrate the scattered moralising forces lying in the unorganised community of Sadhus and utilising the same for the moral regeneration of the masses. » (185) Se targant de compter 40 000 membres, organisée en 22 branches, l’association a pris parti sur un certain nombre de sujets hautement politiques comme le conflit d’Ayodhya. Elle est aussi intervenue récemment à propos de conflits concernant les propriétés religieuses.
11 Remarquons que dans le dictionnaire sanskrit (Monier-Williams 1988 : 1019), le terme de vesha-dhārin est expliqué ainsi : « wearing the dress of, a hypocrite, false devotee » !
12 Dans la version anglaise, cela donne « a person who has renounced the worldly aspirations and who is not a grihastha ».
13 Caraṇ pādukā désigne en fait les sandales de bois, mais peut être employé pour caraṇ ciṇh, les empreintes de pied ; ce sont les « monuments » les plus traditionnels à Gorakhnāth. Ces empreintes, généralement sculptées sur un socle de pierre ou de marbre, précèdent aussi souvent les tombes des grands gurus.
14 L’utilisation de ce terme dans ce contexte est remarquable et témoigne de la proximité des Nāths et des Soufis qui ont pu fréquenter les mêmes sanctuaires, mais aussi du continuum religieux qui fait que, dans certaines régions, les termes puissent s’échanger et que l’on en vienne à parler par exemple de dargāh-mandir.
15 Dans la version anglaise de 1974, il est même écrit que c’est « a Sub-Committe of Yogīs appointed by the Mahāsabhā ».
16 Le terme est en hindi, conservé tel quel dans la version anglaise : iṣṭ devatā.
17 Toute la suite du paragraphe ne figure pas dans la version de 1974.
18 Mot à mot l’expression signifie « mis à l’écart, exclu » (bahiṣkṛit) de la ligne, de la rangée (paṅkti) des gens en train de partager le repas. C’est en effet la façon la plus explicite de la rendre visible que de représenter la communauté des ascètes alignés en longues rangées lors de fêtes, attendant que tous soient servis avant de commencer à manger. Une autre formulation, plus spécifique aux ascètes partageant l’herbe de Śiva, mentionne l’exclusion du shilom, ou plutôt du petit bout de tissus avec lequel on entoure la base de la pipe avant d’inhaler la fumée.
19 Forme d’adresse honorifique pour Yogī.
20 Comparons avec les statuts du monastère Nāgā Rāmānandī de Hanumangarhi à Ayodhya tels qu’ils ont été établis dans les années 1960 et rapportés par Van der Veer (1988 : 277-280), lesquels témoignent d’une orientation très démocratique ; c’est l’ensemble des sādhus qui se constitue en pañcāyat, ici en instance de gestion : « The whole responsability to manage the akhara [monastère Nāgā] goes on the shoulders of the panchayat. The panchayat is the owner and manager of the temple. Each member has equal rights and in his turn he has a right to get a share of whatsoever. »
21 L’usage de désigner des ordres ascétiques (ou des branches) par un nombre est courant : outre les Sannyāsī Dasnāmī, aux « dix noms », évoquons les « Barabhai Dāriyām, stick-holders who are twelve brothers », un groupe Rāmānandī, dont se sont séparés les « Terabhai Tyāgī, renouncers who are thirteen brothers », puis les « Caudabhai Mahātyāgī, great renouncers who are fourteen brothers » (Van der Veer 1988 : 110).
22 Voir le tableau comparant douze listes différentes (Briggs 1973 : 75).
23 Briggs (1973 : 64 sq.) écrit : « the panth is said to follow » [tel ou tel dieu]. En hindi, le terme utilisé est pravartak, c’est-à-dire fondateur. Mais ce lien, comme celui du lieu spécifique, me semble n’avoir qu’une valeur théorique.
24 À propos d’Uderolāl et du Dariyāpanth, voir Khan (1997b : 229-30, à paraître) et Boivin (2001).
25 Il ajoute : « Not all recognize the Rāwals as one of the twelve sects although they are widely reported as such » (Briggs 1973 : 66).
26 Selon les Yogīs de ce panth dont les monastères principaux sont dans la Shekhavati, Mannāth serait le nom pris par Rājā Rasālū après son initiation par Gorakhnāth (voir le chapitre 7 de ce livre).
27 On pourrait voir dans ce récit opposant les panth rattachés respectivement à Śiva et à Gorakhnāth une allusion au relais historiquement établi entre les anciennes traditions se réclamant de Śiva (Pāśupata, Kālamukha et Kāpālika) et les Gorakhnāthī qui leur succédèrent (Lorenzen 1972, White 1996 : 97 sq.).
28 Van der Veer commente ainsi le processus : « A disciple of a guru has finished his apprenticeship and goes wandering on his own through the country and starts raising funds for his own livehood. If he is successful, he will also acquire more and more sadhus disciples who start raising funds [...] In this way he will have a successful group of itinerant sadhus, a jamāt. » (1988 : 112).
29 À propos de ces grands pèlerinages qui ont lieu tous les douze ans à Haridvar, Prayag-Allahabad, Nasik et Ujjain, voir le chapitre 3.
30 Mais, en 2006, Somnāth demandant à être relevé de sa charge a été remplacé par Sombharnāth, ancien responsable du monastère de Pushkar.
31 Le temple de Jvālāmukhī, dédié à la déesse « à la bouche de flamme », est un des grands lieux saints de la vallée de Kangra (Himachal Pradesh). D’après le mythe du démembrement du corps de Sātī, là serait tombée la langue de la déesse. Dans une chambre souterraine brûle une flamme de gaz naturel au-dessus d’un petit bassin empli d’une eau fraîche. Appelé Gorakhḍibbī (« petite boîte de Gorakhnāth ») à la suite d’une légende mettant en scène Gorakhnāth et son disciple Nāgārjun qui mendiait avec cette ḍibbī, ce sanctuaire, géré par les Nāth Yogīs, les voit s’y réunir nombreux lors de la fête de Navarātrī, les neuf nuits du mois d’Āśvin (septembre-octobre) consacrées à Durgā.
32 Contrairement aux ascètes brahmaniques comme les Dasnāmī Sannyāsī qui renoncent à tout feu, les Yogīs ont l’obligation d’entretenir une dhūnī, un feu avec fumée (tel est le sens du mot dhūnī) dont ils font le centre de leur activité rituelle et méditative : car, comme l’écrit Gross (1992 : 359-360) : « the ashes and, hence, the dhūnī as well, both symbolize the cremation grounds, physical death, transition from mundane to sacred realms, dissolution of ego-consciousness and destruction of worldly attachments. Śiva [...] covers his body with the ashes of cosmic conflagration. Thus, the dhūnī and the ashes, also, represent Śiva’s transformative powers. [...] the wearing of the dhūnī ashes ritually and symbolically links the sādhus with their ascetic god. »
33 Comme à Pushkar où le dernier étage du temple consacré à Śiva récemment construit a été aménagé de façon à recevoir la jamāt avec un emplacement central pour la dhūnī, et une galerie tout autour pour les sādhus.
34 « This notion further entails the idea of pervading the universe. According to this conception, the universe has a moving centre and the ability of the centre to move is a sign of its liberation from the ties of conditioned existence. For the Rāmānandī Renouncers this moving centre which circulates within and pervades the Sacred Land of the Hindus is the autonomous itinerant monastery of liberated ascetics. » (Burghart 1996 : 123).
35 Il est intéressant de dresser un parallèle général entre l’organisation des Nāth Yogīs et celle des Rāmānandī telle que la décrit Van der Veer (1988 : 107-172) : la jamāt des Nāth itinérants évoque fortement le mode de vie et le type d’organisation des Tyāgī (itinérants, strictement célibataires, s’adonnant à l’ascèse et rattachés à des ordres ou khālsā, du moins avant leur sédentarisation), les monastères Nāth collectifs (pañcāyatī) correspondent aux institutions de la section des Nāgā Rāmānandī (de grands temples fortifiés, militarisés, dirigés par un supérieur – baṛā mahant – assigné à demeure et soumis à la règle du vote majoritaire), et les monastères personnels (nijī) des Nāth sont proches de ceux des Rasik Rāmānandī (adeptes de la « dévotion douce », centrés sur le culte du guru, le supérieur étant considéré comme propriétaire de son temple ou monastère et le transmettant à un disciple choisi).
36 Tous les douze ans dans chacun des quatre centres ; il y a donc un Kumbh Melā tous les trois ans mais, en 2003-2004, pour des raisons astrologiques, les deux Kumbh de Nasik et Ujjain se succédèrent à neuf mois d’intervalle. Les « demi-Kumbh » se célèbrent tous les six ans dans chacun des centres.
37 Montagne du Saurashtra marquée à la fois par une forte présence Jaïne et de nombreux sanctuaires Nāth : les sommets eux-mêmes portent les noms de Gorakhnāth et Dattātreya.
38 Les fêtes sont généralement célébrées en fonction du calendrier lunaire : chaque mois lunaire est divisé en deux quinzaines, la quinzaine claire de la lune ascendante qui culmine à la pleine lune ou pūrṇimā, et la quinzaine sombre, celle de la lune descendante. En fonction des régions, les mois commencent par la quinzaine sombre (système amānta, plutôt celui de l’Inde du Sud) ou la quinzaine claire (système pūrṇimānta, celui de l’Inde du Nord) : les mois portent les mêmes noms dans toute l’Inde, mais peuvent être en décalage d’une quinzaine.
39 À ce sujet, voir la bibliographie dans Bouillier (1994) et Pinch (2006).
40 Il est employé chez les Nāgā Sannyāsī. Chaque akhāṛā, dirigé par un ensemble de responsables constituant le Śrī Pañc et à la tête duquel est le Śrī Mahant, « selects senior Nagas to be Jhundi Mahants, leaders of the jhundi or itinerant sections of the Nagas in the akhara. » (Gross 1992 : 151).
41 D’après les dictionnaires, devatā est masculin en hindi bien qu’il soit féminin en sanskrit.
42 À Dang, le pātradevatā est honoré par le pīr en secret quotidiennement et en public lors des grandes fêtes ; à Pushkar, il est gardé enfermé dans une petite pièce, sorti tous les ans lors du grand pèlerinage de la pleine lune de Kārttik dans la cour du monastère, et honoré pendant deux jours et demi sous la responsabilité d’un pīr élu pour ce bref moment ; à Jvālāmukhī, les festivités durent huit jours et correspondent au renouvellement annuel du pīr et des principaux responsables ; à Kadri, le pātradevatā reste dans le monastère pendant douze ans, après avoir été confectionné à Tryambakeshvar et amené en procession. Honoré solennellement pendant le temps qui sépare l’arrivée de la jhuṇḍī de l’intronisation du rājā, en général une semaine, il est ensuite remisé dans un placard dans la pièce où se trouve la dhūnī.
43 Curieusement, Briggs ne mentionne pas le terme pātradevatā mais fait allusion à ce qu’il représente mais uniquement à propos du pèlerinage Dang-Devi Patan : « The [pīr] goes in front, carrying a stone linga, said to contain the spirit of Gorakhnāth » (Briggs 1973 : 96).
44 Catherine Clementin-Ojha insiste sur la différence entre svarūp (a) et mūrti, le premier étant « unique et auto-manifesté » et la seconde « fabriquée selon des règles précises », pouvant être désacralisée et remplacée (1990 : 125). Le pātradevatā présente les caractéristiques de la mūrti bien qu’il soit aniconique, il est cependant qualifié de svarūp mais à un niveau très symbolique.
45 Une petite brochure éditée à Gorakhpur va même jusqu’à citer Briggs (et son « stone linga ») comme autorité dans la description du pātradevatā tant celui-ci paraît énigmatique aux auteurs du livret (voir Bouillier 1997 : 31-32).
46 Politique d’éclaircissement et de diffusion de pratiques autrefois secrètes que l’on retrouve dans la publication des deux ouvrages de Yogī Vilāsnāth sous les auspices de la Mahāsabhā, Śrī Nāth Rahasya et Śri Nāth Siddhõ kī Śaṅkhaḍhāl. La composition du pātradevatā y est également détaillée.
47 Yogī Vilāsnāth (2005 : 546-550) ajoute à cette liste un morceau de tissu ocre, une pièce d’or ou d’argent marquée de safran et une cordelette qu’il appelle sailī [i.e. selī] précisant qu’elle doit compter treize brins de laine noire, être longue de douze mains et demie, être embellie de brins dorés et argentés et qu’elle est portée sur la coiffure des Nāth pīr. Il stipule aussi que les anneaux doivent être en terre, que les graines de rudrākśa doivent n’avoir aucune face ou bien une seule (les graines nirmukhī, sans face, symbolisent nirākār niranjan, l’absolu sans qualités, et à une face, Ādināth).
48 Jamais il n’est question, malgré les similitudes, de considérer le patr comme un kumbha, c’est-à-dire comme dans les rites de temple, un vase susceptible de recevoir une puissance divine ou qu’on puisse associer au culte de l’image divine (Colas 1989 et 1996 : 290-91). Plutôt qu’à un vase, on associe le patr à un bol à aumônes voire, pour certains Yogīs, au bol même de Gorakhnāth qui ne serait autre que la calotte crânienne de la cinquième tête de Brahmā, tranchée par Bhairav.
49 « L’orifice du Brahman » : « L’ouverture au sommet du crâne par laquelle l’esprit s’échappe à la mort et par laquelle kuṇḍalinī sort pour se résorber dans le sahasrāra-cakra [ultime cakra, lotus aux mille pétales] au moment du samādhi ; c’est la porte de la prison du corps, la porte de la libération. » (Michaël 1974 : 165).
50 Voir l’article de Louis Renou (1978 : 30) qui ajoute : « Le tantrisme [...] se signale par la faveur qu’il donne à des mots détournés de leur sens authentique, affectés à une figuration ésotérique » (id. : 34).
51 Je remercie très vivement Dominique-Sila Khan et notre ami Ram Singh des explications suivantes : « Quand on éternue une première fois on dit « chĩnk mā » (mère), et une deuxième fois « chatrpati ». Chatrpati (« seigneur parasol »), c’est le son de l’éternuement et c’est aussi le nom de la divinité, car on offre des parasols aux divinités pour conjurer le mauvais sort : l’éternuement est considéré comme dangereux car on peut être possédé alors par de mauvais esprits. »
52 Sur le mythe de Sātī Devī et les lieux associés, śakti pīṭh, voir Sircar (1973).
53 L’anonymat, l’abstraction du pātradevatā en font un objet très différent des images divines honorées par les responsables de monastères Dasnāmī de Sringeri et Nimbārki de Salemabad, étudiés par Catherine Clementin-Ojha : un linga de cristal dans un cas, un petit śālagrām (ammonite fossile) dans l’autre. Dans les deux cas, les symboles sacrés sont censés avoir appartenu au fondateur de la secte et avoir été transmis sans interruption à ses successeurs. « It is therefore an important symbol of monastic continuity and its worship is a crucial element in the construction of the legitimacy of the incumbent spiritual and monastic authority (...] The authority of the guru is based on his privileged access to these deities. » (Clementin-Ojha 2006 : 542, 544).
54 On peut voir une analogie avec le terme siège, « objet fait pour s’asseoir » et « endroit où réside une autorité, où se réunit une assemblée » (ce qui est le cas aussi de sajjāda, tapis de prière et siège d’un ordre soufi, information dont je remercie Marc Gaborieau). Cependant, je me suis demandée si ce mot n’avait pas à voir avec une racine qui serait dal, dérivée en dalī et signifiant « groupe, rassemblement » (cependant le suffixe cā serait à justifier, de même que dans le cas d’une autre hypothèse suggérée par Gérard Colas rapprochant dalī de darī – l et r étant parfois interchangeables — qui signifie grotte, mais aussi tapis, dérivé ici de darita). Monika Horstmann m’informe de la mention de ce mot dans le Gyān-tilak, que P. D. Baṛthvāl, l’éditeur de l’ouvrage, paraphrase par āsan, siège.
55 Écrits par le rājā-yogi de Kadri dans une petite brochure retraçant les grands traits du pèlerinage de la jhuṇḍī.
56 Contrairement à ce que dit Ghurye, par ailleurs le seul à mentionner le terme : les Nāth panthis ont, dit-il, de nombreux centres monastiques ; ces centres sont appelés soit ākhāḍā, soit « dalīcā’s, a term peculiar to them. » (Ghurye 1953 : 155).
57 John Warden est le seul, à ma connaissance, à parler de cette institution dont il transcrit le nom par « Dusname », i.e. Dasnāmī (1847, cité aussi et commenté par C. Clementin-Ojha, 2008, à partir d’une édition de 1827 : « all questions relating to the international administration and discipline of the order are decided by an assembly called the Dusname, which should consist of the disciples of the ten founders from whom they take their names. » (Article 9).
58 La troisième catégorie, imprécise, se rencontre rarement et correspond sans doute à ce que décrit Mukherjea : « Exemples occur where the founder may grant property to his spiritual preceptor and his disciples in succession with a view to maintaining one particular spiritual family of for perpetuation of certain rites and ceremonies [...] In such cases, the original grantor and his descendants are the only persons interested in seeing that the institution is kept up for their benefit. » (Mukherjea 2003 : 385). Briggs reprend cette triple distinction en avouant son ignorance du mode hākimī, « by authority or right. No definition of the third case has been discovered » (Briggs 1973 : 38). Pour une analyse détaillée de la jurisprudence concernant les modes de succession des Mourashi Mutt, voir Mukherjea (2003 : 347-355).
59 Je pense à un cas où le mahant nomma sur son lit de mort un disciple toujours en cours d’initiation et n’ayant pas encore reçu les anneaux, et ce choix fut violemment contesté par les autres Yogīs qui accusèrent le successeur présumé d’avoir trompé et circonvenu le mahant durant sa maladie. Néanmoins, ce choix se trouva finalement entériné quoiqu’il ait entraîné une scission parmi les dévots. Briggs rapporte un cas analogue concernant, fait intéressant, le math de Gorakhpur : le mahant Sundarnāth, de panth Dharamnāth, décéda sans nommer de successeur, comme il aurait dû le faire. Un conflit entre disciples et frères en guru s’ensuivit et fut porté devant les tribunaux. « An interesting point was that one Nanhoo Singh, who was involved in the suit and who hoped to win the gaddi, was not a Yogī at all. He stated that if he had won his case at law, he had intended to undergo initiation, become a Yogi and have his ears split [...] Nanhoo Singh won his suit and is now [1928] mahant of Gorakhpur. » (Briggs 1973 : 37) ; ce Nanhoo Singh est sans doute Dig Vijaynāth que nous avons vu diriger la Yogī Mahāsabhā à partir de 1932...
60 Comme le résume Paras Diwan citant la jurisprudence concernant « the legal position of the mahant : The property belonging to a math is in fact attached to the office of the mahant and passes by inheritance to no one who does not fill the office. The head of the math, as such, is not a trustee in the sense in which that term is generally understood, but in legal contemplation he has an estate for life in its permanent endowments and a absolute property in the income derived from the offerings of his followers, subject only to the burden of maintening the institution. He is found to spend a large part of the income derived from the offering on his followers, on charitable or religious objects. » (Diwan 2002 : 507). « If there is a surplus he cannot spend the income for any purpose other than the purposes of math... He cannot use it for his personal use apart from the dignity of his office » (id. 509), ce qui laisse d’ailleurs la porte ouverte à beaucoup d’interprétations et de conflits sur ce qu’implique cette « dignité » : bâtiments somptueux et voitures de luxe en font-ils partie ? Les cas rapportés par Mukherjea (2003 : 341-43, 361-63, 371) témoignent des ambiguïtés de ces dispositions.
61 Clémentin-Ojha (2006 : 542) y voit « a clear reminder that the typical Hindu ascetic is an itinerant figure ». Remarquons que chez les Nāgā Rāmānandī ou, du moins, dans le Hanumangarhi akhāḍā étudié par Van der Veer (1988 : 154) : « The chief abbot is appointed [selon la règle pañcāyatī] for life and is not allowed to leave the temple of his own accord. » Peut-être la sédentarité des supérieurs Nāgā ou Nāth des monastères pañcāyatī n’est-elle rendue possible que par l’itinérance permanente des Tyāgi dans le cas des Rāmānandī et de la jamāt dans celui des Nāth Yogīs, comme si s’opérait une répartition implicite des contraintes structurelles ?
62 Le formulaire dont je possède la photocopie, est vierge de tout nom. Celui de Marigalnāth m’a été donné par le mahant.
63 Or, selon la jurisprudence, « Where the mahant himself is guilty of mismanagement or misappropriation, suit on behalf of the math can be filed by any person interested in the endowment... Where there is a breach of trust of mismanagement on the part of the trustee or mahant, a suit can be brought by any person interested in the proper administration of the endowment. » (Diwan 2002 : 510, voir aussi Mukherjea 2003 : 367-68)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'Europe qui se fait
Regards croisés sur un parcours inachevé
Gérard Boismenu et Isabelle Petit (dir.)
2008
Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon
De l'histoire événementielle à l'anthropologie
Sébastien Darbon
2008
De l'un au multiple
Traduction du chinois vers les langues européennes. Translation from Chinese into European Languages
Viviane Alleton et Michael Lackner (dir.)
1999
Adam et l'Astragale
Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain
Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Thomas Golsenne et al. (dir.)
2009