Il n’y a plus de chevaliers errants
p. 487-490
Texte intégral
1Il ressort de ce qui précède que ceux qui sont établis dans leur maison, leur appartement, leur citoyenneté bénéficient d’une considération positive, là où l’errance porte avec elle une interminable liste de malheurs qui, du rejet à la philanthropie, reflète une condition non voulue et une infortune telles qu’elles amèneront, comme Tocqueville le disait de Robespierre, les pouvoirs à « faire entrer la charité en politique ».
2Peignons à grands traits ce qu’évoque ce qu’il faut bien appeler une inégalité fondamentale entre les sédentaires, les établis, les fixes et les errants, les vagabonds et les mobiles qui sont, pat définition, privés de droits parce que privés de l’état qui ouvre l’accès à la plénitude des droits, c’est-à-dire l’état d’habiter la fixité d’une communauté de résidence que, depuis le néolithique, l’on appellera de tous les noms avant de l’appeler « État souverain ». La péjoration du nomadisme est visible, a contrario, chez Rousseau, pour qui l’étranger n’est pas ce qu’est le citoyen, ce dernier défini par son appartenance à une personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres, qui prenait autrefois le nom de cité et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres « État » quand il est passif, « souverain » quand il est actif et « puissance » en le comparant à ses semblables : « Le vrai sens de ce mot [cité] s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité » (Du contrat social, 1761). C’est par cette considération philosophique que la république doit pouvoir connaître ou « loger », selon le vocabulaire policier, les individus qui composent le peuple désormais détenteur de la souveraineté – parce que « chaque individu [...] se trouve engagé sous un double rapport, savoir comme membre du souverain envers les particuliers et comme membre de l’État envers le souverain » (ibid.). Cette vision de la sédentarité donnant pleine capacité de développement sera confortée, un siècle plus tard, par le fondateur de l’anthropologie moderne, Lewis H. Morgan, ce qui veut dire que la société des Lumières er les sciences sociales qui en sont issues ont développé cette conception (et non pas que nous le partagions). Mais, comme pour toute idéologie, nous avons là le creuset normatif qui légitime les politiques anti-nomades qui émaillent l’Europe actuelle tout autant que le sens commun, villageois ou citadin.
3« Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’on ne peut travailler pour autrui sans travailler en même temps pour soi », écrivait aussi l’indispensable Rousseau (Du contrat social). C’est dans la suspicion permanente que les vagabonds ne défèrent pas à leur part d’obligations mutuelles que repose, sans aucun doute, la cause la plus fondamentale de la défiance envers l’errance individuelle ou le nomadisme collectif. Dans une société où chacun n’existe que par et pour la cité, il n’est pas jusqu’au chevalier errant de la tradition populaire pour se trouver hors la loi, hors de propos, comme démonétisé par le progrès.
4Avec les Lumières précisément, avec Rousseau particulièrement, nous poserons que les hommes ne sont des hommes que par leur appartenance à une société globale, déterminée, concrète (Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, 1983). Pour nous, observateurs d’aujourd’hui, le problème de l’appartenance subsume la question de la globalité. Il est devenu évident que l’humanité est une, il est en revanche de plus en plus complexe de définir les facteurs déterminants de l’appartenance aux multiples visages que peut revêtir la globalité. Il y a une globalité d’escalier, il y a une globalité dans la zone, comme il y a une globalité dans la communauté rurale ou dans le groupe linguistique ou religieux dans lequel l’humain va puiser son identité. Au fond, dans la société dite individualiste, il n’est pas permis d’être un individu absolu – la sociologie s’est chargée de le démontrer (Castel) –, mais en République française, il n’est pas non plus permis d’opposer l’existence de règles communautaires qui fassent écran aux normes de l’État. C’est ce noyau problématique qui constitue la toile de fond et le mobile de ce livre qui, à notre sens, en prélude bien d’autres.
5En dépit de l’appareil considérable des politiques sociales, des dynamiques vertueuses du volontariat et du dévouement de ceux qui, à peine sortis de la détresse, consacrent leur existence à en faire sortir les autres, malgré tout cela, nous affrontons une situation dont la gravité ne mérite ni d’être exagérée ni d’être négligée : la France est devenue ce curieux pays où l’on fait des lois pour que les Français nomades deviennent sédentaires (c’est la vraie logique de la loi Besson du 5 juillet 2000), et où un linge, un foulard, un insigne, un signe de reconnaissance de groupe font s’abattre la rumeur publique sur des adolescents qui, dans toutes les sociétés, à cet âge, se couvrent des signes de leur changement de condition (passage de l’enfance à l’âge adulte), alors que le mercantilisme pousse à arborer les marques commerciales des vêtements et cartables à travers lesquels ils se reconnaissent. Á Los Angeles, porter un bandana rouge ou un bandana bleu signifie qu’on appartient à deux armées adverses. Entrons-nous dans cette logique ? Dans notre pays en effet, la République laisse libre cours, dans les écoles, au déploiement du fétichisme de la marchandise, mais s’agite au mépris de ses fondements et s’enflamme, devient fureur, quand ce n’est plus un signe commercial que l’on porte mais un objet sacralisé par des groupes qui la composent, au même titre que les autres groupes. Il semble bien loin le principe de raison que les pères fondateurs de la démocratie française ont placé au sommet de la fabrication de nos lois. Ne faudrait-il pas prêter l’oreille à ce principe qui nous demande aujourd’hui, non pas de clamer haro sur le baudet pour un morceau de tissu, mais au contraire de faire prévaloir vite, et le faire bien, l’intelligence des différences sur le mercantilisme ? C’est le travail du législateur, s’il était encore capable de s’en saisir, que de montrer qu’une différence de coutume ne saurait ébranler l’héritage de Rousseau, de Ferry, de Clemenceau. Certes la Constitution de 1958 a toujours été un instrument quasiment sourd à l’exercice du pouvoir parlementaire et un faible moyen de gouvernement, tant est fort le souci d’affirmer le pouvoir personnel d’un seul homme, le président de la République, qui est à l’origine de sa rédaction sans que rien n’ait été changé de significatif depuis. Mais il appartient aux institutions de s’amender et de montrer qu’elles sont à même de remplacer ces chevaliers errants qui venaient au secours des autre errants, et de doter la France des dispositions à la hauteur des connaissances accumulées sur les différences sociales et leurs capacités de cohabiter avec ce sentiment mutuel qu’exhortait Rousseau. Dispositions qui, à l’instar de la force protectrice de l’épée des chevaliers errants, restaurent au sein de la démocratie la capacité de traiter de l’universalité de l’homme autour d’un humanisme qui a uni des opposants politiques aussi marquants qu’un Robespierre et un Tocqueville, et permettent à l’autre, le nécessiteux, le marginal, l’étranger de trouver asile dans cette société qui s’honore de savoir comprendre l’universel et le particulier, au lieu de déporter des familles tsiganes avec une brutalité que nos pères et nous-mêmes ne pensions jamais revoir.
Auteur
CNRS – CEPEL (Centre d'études politiques de l'Europe latine)
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