2. Technique et méthodes de taille pratiquées à Cambay
p. 55-93
Texte intégral
Introduction
1Pour le technologue lithicien, le « voyage » à Cambay est une expérience extraordinaire: c’est la découverte d’une nouvelle technique de taille, et surtout l’occasion unique de voir se réaliser sous ses yeux des méthodes de taille vivantes, et pour certaines tout à fait originales. Point ici de ces patients raccords de déchets de taille, ou de ces reconstructions toujours approximatives par « remontage mental ». La chaîne opératoire se déroule et se répète inlassablement en direct, exhibée au coup par coup.
2Mais la rapidité de l’exécution donne presque le vertige. L’un des premiers décomptes effectués avec Valentine Roux lors de la lecture au ralenti d’un enregistrement vidéo aboutit aux chiffres suivants, pour la taille d’une perle de 5 cm de longueur: 208 réorientations de la pièce taillée et 2 à 3 fois plus d’enlèvements en moins de 5 minutes, soit 1 à 2 coups par seconde, et 2 réorientations de la pièce toutes les 3 secondes...
3Pourtant, moyennant une expérience assez large des réalisations préhistoriques, et de leur reproduction pratique, on ne tarde pas à analyser les chaînes opératoires, c’est-à-dire à distinguer des états et des séquences stables, et à comprendre l’organisation de ces dernières dans la logique du processus.
4La taille des perles à Cambay met remarquablement en évidence la distinction fondamentale proposée par Jacques Tixier entre technique et méthode quant à la taille de la pierre (Tixier, 1967; Inizan et al., 1995).
5La technique correspond aux modalités de l’action élémentaire, c’est-à-dire aux modalités du détachement ou enlèvement:
- principe d’application de la force (percussion directe, indirecte, pression, ici percussion par contrecoup);
- nature et morphologie des outils;
- position du corps, maintien de la pièce à tailler.
6La méthode correspond à l’organisation plus ou moins systématisée des enlèvements élémentaires, dont de courtes séries forment des séquences remarquables, entre des états morphologiques stables pour chaque type de produit. Elle est en quelque sorte la trame de la chaîne opératoire de fabrication de pièces d’un même type.
7L’exposé de ces états et séquences, qui constituent ainsi diverses méthodes, forme l’essentiel de ce chapitre, tiré d’observations réalisées à Cambay pendant une quinzaine de jours, principalement dans cinq ateliers différents (trois de qualité supérieure, deux de qualité inférieure, soit au total une trentaine d’artisans). Mais nous commencerons par présenter la technique de taille mise en jeu.
La technique « Cambay »
Un principe original
8Ce principe est celui d’une percussion indirecte par contrecoup. Pour un tailleur droitier, la pièce à tailler est tenue par la main gauche, son bord au contact de l’extrémité appointée d’une barre de fer plantée dans le sol, et percutée directement par un petit maillet manié souplement par l’autre main (fig. 1-1). Par contrecoup, l’éclat (cār) se détache à partir du point de contact avec la barre de fer. Celle-ci joue ainsi un rôle actif, qui en fait davantage qu’un simple complément d’outil (fig. 1-2, 1-3, 1-4).
9Cette technique est donc fondamentalement différente de la percussion sur enclume, dans laquelle l’appui joue un rôle passif, même si ce rôle n’est pas négligeable: la pièce est appuyée sur un support mais l’éclat se détache depuis le point frappé par le percuteur.
10Il suffit d’observer à l’œuvre cette technique « Cambay » pour en percevoir l’intérêt. Elle présente à la fois l’avantage de la puissance et de la précision de la percussion indirecte – pièce percutée via un outil intermédiaire appelé punch ou chasse-lame –, par opposition respectivement à la pression et à la percussion directe, tout en laissant une main libre pour le maintien et l’orientation de la pièce à tailler.
11L’habileté manuelle des tailleurs professionnels de Cambay est tout à fait étonnante pour le profane, en particulier celle de leur main gauche, d’une adresse digitale de « tricheur aux cartes ». Basculée, retournée, déplacée au cours d’incessantes réorientations, la pièce est dans le même mouvement précisément replacée en portant le point d’origine de l’éclat à venir à l’extrémité de la pointe de fer, une fraction de seconde avant de recevoir le coup de maillet suivant.
12Un examen attentif suggère la subtilité des paramètres dynamiques en jeu dans la technique « Cambay », la vitesse du maillet ne formant que le plus apparent. Le tailleur joue en effet à la fois sur l’orientation de la pièce par rapport à la pointe de la barre de fer, et surtout sur l’emplacement et la direction du coup porté sur la pièce par le maillet. Selon le type d’enlèvement recherché (longueur et profil), le coup est plus ou moins désaxé et écarté par rapport au point de contact avec la pointe de fer, provoquant un effet variable de recul de la pièce contre la pointe de fer, effet contrôlé a volo par la main gauche (fig. 1-2, 1-3, 1-4).
Les éléments en jeu
13Le tailleur est assis au sol, sur un sac en toile de jute qui permet d’évacuer poussière et déchets de taille de temps à autre (fig. 1-5). Dans ce sol en terre battue de l’atelier, il plante d’abord juste devant lui le śīk, une barre de fer appointée aux deux bouts de 55 à 70 cm de long et d’environ 2 cm de diamètre, de section carrée ou parfois ronde. Il existe en fait deux types de śīk : l’un de pointe assez forte pour le dégrossissage (fig. 1-6), l’autre à pointe plus aiguë pour la finition (fig. 1-7). Périodiquement, soit plusieurs fois par jour, ou quand il change de tâche, le tailleur retire son śīk pour en réappointer l’extrémité active par un léger martelage entre un petit galet ou un marteau (fig. 1-8) et une grosse pierre disposée comme enclume dans l’atelier.
14Le śīk est enfoncé dans le sol avec le marteau ou le petit galet, à petits coups pour ne pas écraser sa pointe active. Il est placé légèrement à la gauche d’un tailleur droitier, et incliné vers l’avant.
15Dans la pratique, le tailleur assis relève l’un ou l’autre genou contre sa poitrine, ce genou servant de contact fixe soit à la face interne du bras gauche pour le maintien de la pièce à tailler, soit à celle du bras droit qui manie le maillet (fig. 1-5).


FIG. 1. Outils (éch. : 1/4), gestes de taille et tailleurs de perles au travail à Cambay. – Tools (scale: 1/4), knapping gestures, and bead-makers at work at Cambay
16Il existe une gamme de maillets adaptés à la dimension des enlèvements attendus. Le plus commun (śīngaḍi) est formé d’une tête pleine en corne de buffle, dont la forme est celle d’un gros bouchon aux extrémités bombées, et d’une tige mince et souple en palmier refendu, longue d’une trentaine de centimètres (fig. 1-9). Pour de tout petits enlèvements, c’est une tête en fer, comme un gros clou court, qui est fixée à l’extrémité de la tige par une ficelle ou un léger fil de fer (fig. 1-10). Ce dernier maillet (māḍīyā) est aussi bien utilisé lors de la production de petites perles « disco », juste équarries, que pour la finition soignée de certaines perles de qualité supérieure.
17Nous avons également vu à l’œuvre quelques gros maillets plus lourds à tête de bois dur (fig. 1-11), pour la taille à grands éclats de très grosses pièces sphériques ou ovoïdes, dont nous reparlerons.
18Le plus souvent, un tailleur de perles standard utilise au moins deux têtes interchangeables en corne de buffle, l’une un peu plus lourde que l’autre (les poids sont de l’ordre de 35 à 50 g). Léger, le maillet est manié souplement, en jouant avec l’élasticité de la tige.
Une technique originale, mais des contraintes classiques
19Il est très important de préciser que la technique « Cambay » joue elle aussi sur la fracture conchoïdale des roches dures et cassantes, dites à rupture fragile, comme l’essentiel des techniques préhistoriques appliquées elles aussi à la taille des roches vitreuses ou siliceuses à grain fin.
20C’est bien par fracture conchoïdale qu’est détaché chaque éclat, et les notions, les termes et les contraintes techno-morphologiques classiques de la technologie lithique préhistorique restent ainsi absolument valides (Inizan et al., 1995). Là aussi il y a plan de frappe et notion d’une limite de l’angle de chasse vers 90 °, là aussi l’éclat détaché porte un talon et un bulbe tout à fait ordinaires, semblables à ceux d’éclats détachés par percussion indirecte ou pression à la pointe de cuivre ou de bronze, comme cela fut fait en différents endroits du globe dès le Chalcolithique.
21Dans ce sens, la technique « Cambay » met en jeu un principe original d’application de la force, mais le mécanisme de fracturation, ses contraintes et ses stigmates sont identiques à ceux de la taille du silex, en particulier par percussion indirecte. En quelque sorte, la technique « Cambay » produit la même musique, selon les mêmes règles de l’harmonie imposées par le matériau, que les autres techniques, mais avec un instrument différent.
Sur l’origine de la technique Cambay
22La question se pose, bien entendu, de l’origine de la technique Cambay. Comme le présenteront Valentine Roux, Blanche Barthélemy de Saizieu et Marie-Louise Inizan, toute une gamme de perles identiques ou très similaires étaient déjà produites pendant la civilisation de l’Indus, dès le IIIe millénaire avant J.-C. Pourtant, il ne faudrait pas en conclure trop vite que la technique Cambay était déjà connue des artisans harappéens.
23En effet, une technique particulière ne peut s’identifier au plan archéologique que sur l’un et/ou l’autre des deux arguments suivants:
- elle permet de produire des objets que les autres techniques contemporaines ne permettaient pas d’obtenir;
- elle détermine des stigmates particuliers, distincts de ceux produits par ces autres techniques.
24Sur ce raisonnement, nous avons présenté dans un récent travail, basé sur l’examen de nombreuses séries archéologiques du Pakistan et de l’Inde (Pelegrin, 1994), les résultats suivants:
- Toutes les techniques classiques étaient connues et pratiquées par les Harappéens, et même bien avant. En particulier la pression était déjà employée pour la retouche d’armatures foliacées et pour le débitage de lames, avec l’emploi de pointes de cuivre dès que celui-ci est connu à la fin du Néolithique. Les percussions directe et indirecte sont elles aussi formellement attestées, avec encore l’emploi du cuivre pour cette dernière.
- L’association de ces techniques classiques est suffisante pour produire toute la gamme des pièces actuellement fabriquées à Cambay, comme nous l’avons démontré par des reproductions à l’identique.
- La technique Cambay, en toute logique, ne détermine pas d’autres stigmates particuliers que ceux produits par une percussion indirecte ou une pression exercée à l’aide d’une pointe en métal assez dur.
25Nos résultats viennent ainsi invalider la conclusion trop rapide, et bien peu argumentée, de certains de nos collègues en faveur de l’origine harappéenne de la technique Cambay (Kenoyer et al., 1991).
26A la rigueur, seule la comparaison très fine d’une série d’ébauches et préformes archéologiques avec une série équivalente de produits expérimentaux permettrait de distinguer une éventuelle différence entre les stigmates de la technique Cambay et ceux d’une association percussion indirecte et pression à tête métallique. Cette différence, sans doute ténue, pourrait porter sur la régularité des petits enlèvements de finition, intermédiaire pour la technique Cambay à celle que peuvent respectivement atteindre la percussion indirecte et la pression.
27Dans l’attente d’une telle étude comparative, ou d’une découverte extraordinaire (outils de taille, figuration iconographique explicite), nous maintenons qu’il n’est pas possible pour le moment de détecter l’origine de la technique Cambay dans la profondeur des temps archéologiques.
Les méthodes de taille mises en œuvre à Cambay
28Mise à part la taille des perles « disco », effectuée en un seul temps, la taille d’une perle – ou plutôt d’une série de perles – est effectuée en deux temps. Un premier dégrossissage (pāṛvānā) aboutit à une ébauche (cīriyā). Sa reprise pour finition (khānḍvānā) aboutit à une préforme (khanḍalā) prête à être abrasée, perforée, polie et lustrée.
29L’essentiel de la taille menée à Cambay correspond d’emblée à une opération de façonnage: chaque galet ou fragment brut ne donne qu’une seule perle. Cependant, nous verrons que la production de certaines petites ou moyennes perles débute par une opération de débitage: un galet brut est d’abord débité en plusieurs éclats à partir desquels seront tirées autant de perles.
30Comme on l’a vu dans le chapitre 1, de nombreux types de perles sont produites à Cambay: à la diversité de forme, de dimension et de qualité répondent parfois des méthodes de taille sensiblement différentes. Cependant, la morphologie de l’ébauche permet de regrouper la majorité de ces types en trois familles, auxquelles s’ajoutent encore plusieurs produits variés:
- les perles allongées construites selon une section quadrangulaire, à quatre crêtes: modan, chasāī, āṭhpahal auxquelles s’ajoutent les loī et gol modan dont les crêtes sont enlevées lors des dernières séquences pour leur donner une section circulaire;
- les perles allongées construites selon une section triangulaire, à trois crêtes: pasīyā (ou three corners, qui conserve ses trois crêtes), giloḍā et bān (ellipsoïdes), et encore aṇḍā (en forme d’œuf, de 5 à 7 cm de longueur), dont les trois crêtes sont enlevées pour leur donner une section circulaire;
- les perles sphériques construites à partir d’une ébauche cuboïde (maṇī, dabkā);
- autres produits:
pendeloques cordiformes, médaillons et motifs d’oreille; cabochons (nagīnā);
très grosses pièces sphériques ou ovoïdes, petits bols;
perles anciennes en fins bâtonnets, objets divers.
31Pour un certain nombre de ces perles, généralement de petites dimensions, nous décrirons les variantes simplifiées mises en œuvre dans les ateliers de qualité inférieure de taille.
Les perles allongées de section quadrangulaire: modan, chasāī, āṭh pahal, gol modan et loī
32Ces perles forment ensemble une part majeure de la production. Il existe deux « voies » d’obtention d’une ébauche de section quadrangulaire: le façonnage direct d’une seule pièce à partir d’un galet, et le façonnage de bâtonnets préliminairement débités, en particulier pour les petites pièces de taille standard (2 à 3 cm de longueur).
Ébauche réalisée par façonnage
33Nous décrirons d’abord le schéma princeps, électif de la fabrication des perles de qualité supérieure (fig. 2).
- Le support, un nodule de forme allongée, est d’abord orienté. Dans l’axe de sa plus grande dimension s’inscriront les extrémités de l’ébauche. Sa section naturelle étant le plus souvent aplatie, on peut distinguer d’emblée deux faces et deux bords.
- Une première crête est ouverte sur l’un des bords du nodule, systématiquement le plus épais ou convexe en axe. Cette crête est initiée par un enlèvement quelconque en s’appuyant sur une aspérité ou une concavité naturelle. Dès ce premier négatif d’entame, les enlèvements sont enchaînés régulièrement en série alternante, tout le long du bord travaillé, en utilisant comme plan de frappe le contre-bulbe concave de l’enlèvement alterne précédent. En fait, par rapport à la section aplatie du support, cette crête apparaît décentrée après ce seul premier passage.
- Une deuxième série d’enlèvements alternants est alors menée sur cette même crête, permettant de la déporter par rapport à la section du support, à l’union d’une face large et d’un bord. A cette occasion, les enlèvements vers la face sont allongés de façon à la peler, tandis que ceux tirés vers le bord sont au contraire volontairement courts et de profil concave.
- Ensuite, une première extrémité est tronquée d’un coup à partir du dernier négatif transversal précédemment obtenu. Du négatif de ce coup est alors détaché un enlèvement plan vers la face opposée à celle déjà « pelée ».
- Par ce dernier négatif débute le dégagement d’une nouvelle crête sur le même bord que la première, mais à l’union de l’autre face, et toujours par une série progressive d’éclats alternants, plus allongés vers la face, courts et de profil concave vers le bord. Pour les plus fortes pièces, ces deux premières crêtes obtenues le long d’un même bord sont ensuite régularisées et rectifiées par de nouvelles séries d’éclats alternants.
- Ensuite, comme lors de la troisième séquence, l’autre extrémité est tronquée par un enlèvement en calotte, dont le négatif autorise un enlèvement plan vers l’une des faces ou même vers le bord opposé aux deux premières crêtes.
- Le négatif de ce dernier permet d’initier une troisième crête, jusqu’à l’autre extrémité, ensuite rectifiée toujours par une série d’enlèvements alternants, courts vers le bord étroit, allongés vers la face large et rejoignant alors ceux déjà détachés lors du traitement de la première ou de la deuxième crête.
- Enfin, la quatrième crête est initiée à partir du même négatif qui avait permis d’initier la troisième, ou à partir d’une nouvelle séquence « troncature d’une extrémité-enlèvement plan ». Elle est enfin régularisée comme les précédentes.

FIG. 2. Étapes du façonnage d’une grande ébauche de perle de section quadrangulaire
34L’ébauche affecte maintenant la forme d’un bâtonnet relativement régulier à quatre crêtes, de section grossièrement quadrangulaire, aux deux extrémités tronquées. Dans le cas de longues perles fusiformes (chasāī) ou asymétriques (āṭh pahal), l’ébauche classiquement obtenue par façonnage annonce déjà la forme finale recherchée.

– Stages in the shaping of a large bead roughout with a quadrangular section
Ébauche réalisée par débitage
35Cette version, appliquée à la production de perles standard ou de moyennes dimensions, est mise en jeu pour la fabrication de pièces de qualité supérieure, et également pour la production en grande série de petites perles de qualité inférieure.
36Elle consiste à tirer deux à quatre ébauches en bâtonnet à partir d’un galet aplati, débité dans la tranche, transversalement à son axe d’allongement. L’épaisseur du galet détermine ainsi la largeur maximale des bâtonnets. Cette opération initiale de débitage permet de rentabiliser au mieux une telle morphologie de la matière première, tout en facilitant beaucoup la régularisation ultérieure de chaque ébauche en préforme.
37Dans la version de bonne qualité, le support brut est soigneusement préparé avant débitage, comme suit (fig. 3).
381) Une crête d’entame est ouverte le long de l’un des bords par enlèvements alternants, puis éventuellement rectifiée.
392) L’une des extrémités est alors tronquée, par un enlèvement assez allongé.
403) Depuis le négatif de ce dernier, légèrement concave, quelques enlèvements plans viennent peler et régulariser les deux faces larges du support vers cette extrémité. Au besoin, le négatif de la troncature est rectifié par de très courts enlèvements qui peuvent aussi faciliter, par leur contre-bulbe, les enlèvements allongés de régularisation des faces larges. Si nécessaire, le détachement d’un premier bâtonnet sera assuré par une coche très précisément située sur la crête d’entame.
414) Le bâtonnet est alors détaché par un coup très ajusté, parfaitement orienté (sinon sa section sera dissymétrique ou diminuante) et parfaitement dosé (trop puissant, il outrepasse; trop faible, il rebrousse). La section du bâtonnet obtenu est alors d’emblée quadrangulaire et bien régulière. Son extrémité distale, encore corticale, sera ensuite tronquée depuis sa face d’éclatement.
425 à 8) Répétition des étapes 3 et 4, pour le détachement des bâtonnets suivants.
439) Le nucléus résiduel, ou talon, est alors éventuellement repris après retournement et enlèvement de sa calotte corticale.
44Dans la version de faible qualité, la préparation du support est plus rapide, sans enlèvement soigné de régularisation vers les faces larges avant le débitage de chaque bâtonnet. Les bâtonnets débités conservent ainsi de larges plages de cortex sur deux de leurs faces latérales, ou même sur trois faces pour le premier (d’entame) et le talon du nucléus (ou nucleus résiduel).

FIG. 3. Étapes du débitage en bâtonnets pour l’obtention d’ébauches de petites perles de section quadrangulaire. –
Stages in the debitage to obtain roughouts of small beads with a quadrangular section
De l’ébauche quadrangulaire aux préformes prêtes pour l’abrasion
45Une fois l’ébauche obtenue, les caractères morphologiques essentiels de la pièce sont en place: disposition des faces limitées par des crêtes ou arêtes, proportions générales. Avec plus ou moins de soin et de temps selon la qualité recherchée et la longueur de la pièce, le passage à la préforme revient à réaliser successivement ou simultanément deux grands objectifs:
- perfectionner la forme générale, c’est-à-dire ajuster le calibre de la pièce et sa symétrie (= calibrage);
- régulariser les faces et la délinéation des crêtes ou arêtes, en réduisant les aspérités tout en évitant de faire apparaître des concavités toujours coûteuses à rattraper au polissage (= régularisation).
46Cette double opération de calibrage et régularisation est effectuée selon un dosage adapté de deux types d’enlèvements:
- des enlèvements transversaux tirés des crêtes, essentiellement sous forme de petites séries alternantes (fig. 4-1; éclats 1 à 8);
- des enlèvements plans axiaux tirés des extrémités, ces dernières étant plus ou moins réaménagées ou préparées dans ce but (fig. 4-2; éclats 1 à 6). Ces enlèvements plans axiaux permettent de réduire aisément le calibre de l’extrémité dont ils sont tirés.

FIG. 4. Calibrage et régularisation des ébauches de section quadrangulaire. – Calibration and smoothing of roughouts with a quadrangular section
47Une fois calibrées, les perles qui garderont leurs quatre crêtes jusqu’au polissage (modan, chasāī, āṭh pahal – respectivement fig. 5-1, 5-2, 5-3) voient leurs crêtes et extrémités régularisées à tout petits coups. Ceux-ci doivent être soigneusement retenus, pour éviter de faire apparaître un écrasement ou une concavité qui mordrait le plan général des faces ou la ligne des arêtes, et qui resterait ainsi visible après polissage.1

FIG. 5. Préformes prêtes à polir de modan (1), chasāī(2), āṭh pahal (3). – Preforms ready to bepolished: modan (1), chasāī (2), and āṭh pahal (3)
48En revanche, une fois calibrées et régularisées, leurs crêtes rendues légèrement convexes, les ébauches des futures gol modan et loī (fig. 6-1) vont faire l’objet d’une opération particulière: l’enlèvement des quatre crêtes axiales par le détachement de véritables lamelles à crête tirées de chacune de leurs extrémités (fig. 6-2). Par commodité, ces enlèvements seront appelés « flutages » par la suite (chapitre 5).

FIG. 6. Traitement des crêtes axiales et des extrémités pour l’obtention de gol modan et loī. – Treatment of axial crests and extremities to obtain gol modan and loī
49Dans le cas des pièces standard de faible longueur et de bonne qualité, il ne persiste habituellement pas de portion de crête. Il est même fréquent que l’artisan détache une petite série de fins enlèvements lamellaires qui s’entrecroisent depuis les deux extrémités, si bien que la pièce achevée ressemble à un nucléus à lamelles à deux plans de frappe opposés, en forme de cylindre renflé (fig. 6-3).
50En revanche, pour des pièces longues, il est fréquent que les enlèvements lamellaires axiaux ne parviennent pas à enlever les quatre crêtes sur toute leur longueur (fig. 6-4). Les portions résiduelles de crête sont alors réduites par de tout petits enlèvements alternants (fig. 6-5).
51Enfin, les extrémités plus ou moins déformées par les enlèvements lamellaires axiaux sont encore rectifiées et régularisées (fig. 6-6).
52Dans la version de qualité inférieure, pour de petites modan, cette finition de l’ébauche à la préforme est beaucoup plus simple et rapide. Les bâtonnets débités, souvent quelque peu asymétriques, de section trapézoïdale ou losangique, sont grossièrement calibrés par des enlèvements adjacents tirés des arêtes existantes, sans chercher à dégager quatre véritables crêtes.
Variantes
53Il existe aussi des variantes plus astucieuses et difficiles, mises en jeu par des tailleurs de perles de qualité supérieure afin de tirer le meilleur parti de supports un peu justes quant à leurs dimensions initiales, via des ébauches incomplètes. Nous en avons vu deux:
54La première s’applique à des ébauches de section quadrangulaire mais qui ne présentent que trois vraies crêtes (le quatrième dièdre étant formé par une arête arrondie, avec ou sans cortex résiduel, limitée par l’extrémité distale des enlèvements transversaux tirés des deux crêtes adjacentes). De telles ébauches peuvent être finies sans ouverture de la quatrième crête, moyennant un excellent contrôle des dernières séries d’enlèvements transversaux qui viennent rétrécir la bande de cortex résiduelle tout en la régularisant (fig. 7-1).
55La seconde permet d’exploiter des ébauches en bâtonnet qui ne présentent que deux crêtes sur un bord, l’autre bord étant formé d’un arrondi cortical (bâtonnet d’entame de certains débitages, ou talon de nucléus à bâtonnets). Tirés des deux crêtes préexistantes, des enlèvements parfaitement ajustés, à la fois longs et concaves, permettent d’ouvrir directement les deux crêtes manquantes, sans repasser par les extrémités (étape 3 ou 6 du schéma général), et ainsi sans devoir réduire la longueur de la pièce (fig. 7-2). Le même type d’enlèvement permet aussi de reprendre une section losangique à seulement deux vraies crêtes opposées, pour créer directement les deux crêtes manquantes (fig. 7-3).

FIG. 7. Variantes simplifiées de taille d’ébauches de section quadrangulaire. – Simplified variants of the knapping of roughouts with a quadrangular section
56Une autre variante, à la fois simplifiée et astucieuse, a été observée lors de la fabrication de gol modan et loī de qualité inférieure. Elle aussi s’applique aux bâtonnets d’entame et aux talons de nucléus à bâtonnets, de section en U cortical (fig. 8).
- Une première série d’enlèvements adjacents transversaux est tirée de l’une des arêtes vers la face plane du support (positif d’éclatement du bâtonnet d’entame, ou négatif de débitage du talon de nucléus).
- Depuis les contre-bulbes ainsi créés, une deuxième série d’enlèvements transversaux est tirée vers le flanc adjacent, enlevant son cortex. Ces deux premières séries ont ainsi fait apparaître une vraie crête à deux versants préparés.
- Les deux extrémités distales de la pièce sont alors tronquées.
- L’une de ces troncatures permet aussitôt de détacher la crête précédemment obtenue.
- Depuis la partie distale des enlèvements de la deuxième série, et depuis l’autre bord de la face plane initiale de l’ébauche, des séries adjacentes d’enlèvements viennent enlever l’essentiel du cortex encore présent, donnant à l’ébauche une section à deux crêtes aiguës franchement ellipsoïde ou losangique.
- Ces deux crêtes sont rapidement régularisées, et les extrémités ajustées.
- C’est alors que l’astuce apparaît, puisque cette section très inhabituelle va être profondément modifiée lors de la dernière étape. Reprise par un autre tailleur d’une grande dextérité, les extrémités sont rapidement préparées et les deux crêtes aiguës sont enlevées, suivies de quelques autres fins enlèvements lamellaires en axe qui finissent de donner à la préforme une section circulaire acceptable. La petite gol modan ainsi obtenue peut encore être réduite en petite loī par une dernière série de très courts enlèvements axiaux depuis chaque extrémité (fig. 8-9), par simple rotation de la pièce autour de la pointe du śīk..

FIG. 8. Étapes du façonnage simplifié de gol modan et loi de qualité inférieure à partir d’un bâtonnet débité. – Stages in the simplified shaping of gol modan and loī of inferior quality starting from a knapped parallelepipedal blank
57L’intérêt d’un telle variante réside aussi dans sa grande rapidité d’exécution, puisque ces séries consistent en enlèvements adjacents, qui ne nécessitent pas de réorientation de la pièce par la main gauche, mais un simple glissement ou rotation.
Les perles allongées construites selon une section triangulaire: pasīyā, gilodā, bān, aṇḍā
Ébauche de section triangulaire par façonnage
58Le façonnage est la méthode élective de fabrication de la plupart des petites pièces de qualité supérieure, et de toutes les pièces de grande dimension, qui sont en fait elles aussi de haute qualité (fig. 9). Sont traités ainsi des galets épais, orientés par le tailleur de façon à situer l’axe morphologique de la future perle entre les deux extrémités triédriques ou sommets à venir.
- Une première crête est ouverte sur le bord le plus en relief du nodule, initiée vers une extrémité par un enlèvement quelconque, en s’appuyant sur une aspérité ou une concavité naturelle. Dès ce premier négatif, les enlèvements sont enchaînés régulièrement en série alternante, tout le long du bord travaillé jusqu’à l’autre extrémité, en utilisant comme plan de frappe le contre-bulbe concave de l’enlèvement alterne précédent. Ces éclats sont ici allongés vers chacune des deux faces ainsi ébauchées.
- Vers une extrémité, un négatif permet d’initier une deuxième crête, elle aussi menée par enlèvements allongés alternants.
- Depuis l’une ou l’autre des extrémités, la troisième crête est elle aussi dégagée jusqu’à l’autre sommet.
59Ainsi traitée, l’ébauche affecte une section triangulaire grossièrement équilatérale, encadrée par les trois crêtes qui se rejoignent à chacun des deux sommets en pointe triédrique.

FIG. 9. Étapes du façonnage d’ébauches de section triangulaire. – Stages in the shaping of roughouts with a triangular section
Ébauche de section triangulaire sur éclat
60L’obtention d’ébauches par débitage peut se voir pour la taille de petites perles de qualité supérieure. Mais elle est surtout pratiquée pour la fabrication rapide, en masse, de petites perles de qualité inférieure.
61C’est cette version simplifiée que nous présenterons en premier, version qui autorise une nette simplification du façonnage, souvent conduit à la suite du débitage par le même tailleur. Dans ce cas, un lot de supports bruts est d’abord débité, puis les supports débités sont façonnés à la file (fig. 10).
- Un nodule aplati ou plaquette est débité en trois à cinq « calottes » ou courts fragments épais (fig. 10a à d). Chacun d’entre eux comprend au moins une large face plane: positif d’éclatement pour les éclats, négatif d’éclatement pour le talon du nucléus. Le plus souvent, la section d’un fragment est fortement piano-convexe, formée d’un épais arrondi cortical opposé à la face plane (fig. 10-1).
- L’ébauche est ensuite rapidement obtenue par une série d’éclats adjacents depuis chaque bord de la face plane, vers les flancs corticaux. Ces enlèvements se contentent de calibrer grossièrement l’ébauche, en laissant fréquemment du cortex opposé à la face plane. Il n’apparaît pas de troisième crête (fig. 10-2).
- La finition en préforme se fait ensuite par de courts enlèvements axiaux depuis les extrémités, ce qui permet dans le même temps de réaxer les sommets (fig. 10-3).
- Certains de ces enlèvements axiaux, plus fins, finissent d’enlever le cortex résiduel (fig. 10-4).

FIG. 10. Étapes de la fabrication simplifiée de giloḍā de qualité inférieure. – Stages in the simplified shaping of giloḍā ofinferior quality
62Pour la pasīyā, les enlèvements axiaux restent tirés vers les faces, respectant les deux crêtes existantes, éventuellement régularisées. La section mésiale reste grossièrement triangulaire. Le profil est en fuseau court.
63Pour la giloḍā, les premiers enlèvements axiaux enlèvent aussitôt les deux crêtes préexistantes, puis réaxent les sommets. La section mésiale est alors sub-circulaire. Le profil est grossièrement en forme d’olive, avec des aspérités résiduelles tant au niveau des faces que des sommets qu’il faudra tronquer par abrasion pour la perforation.
64La version de bonne qualité développe une méthode plus complète.
- Le débitage produit le même type de support.
- Là encore, sont d’abord tirés depuis la face plane deux séries d’éclats adjacents vers les flancs, mais mieux ajustés.
- La troisième crête est créée vers une extrémité, et menée par enlèvements alternants jusqu’à l’autre extrémité.
- Les sommets sont réaxés et régularisés, bien symétriques, par des enlèvements axiaux.
De l’ébauche triangulaire aux préformes prêtes pour l’abrasion
65Comme nous l’avons vu, les ébauches des futures pasīyā, giloḍā, bān et aṇḍā de qualité supérieure sont toujours à trois vraies crêtes, avec leurs sommets déjà réaxés, qu’elles soient obtenues initialement par façonnage ou par débitage pour certaines pasīyā et giloḍā.
66Pour la pasīyā, la dernière séquence, de l’ébauche à la préforme, consiste à reprendre les trois crêtes par de petits enlèvements transversaux. Ce faisant, les trois faces sont régularisées de façon à apparaître à peine bombées (fig. 11).

FIG. 11. Schéma d’obtention d’une préforme de pasīyā de qualité supérieure, à trois crêtes soignées. – Schema of the process of obtaining a superior quality pasīyā with three carefully produced crests
67Pour la giloḍā, la transformation de l’ébauche en préforme est un peu plus longue. Les trois crêtes de l’ébauche sont d’abord reprises par des séries d’enlèvements alternants qui viennent galber les flancs. Puis, à partir des deux sommets bien axés, les crêtes sont enlevées par des enlèvements axiaux opposés. S’il persiste une courte portion de crête résiduelle, celle-ci est réduite à très petits coups transversaux. Enfin les sommets sont soigneusement réduits, c’est-à-dire équilibrés et arrondis par de très courts enlèvements axiaux ou déjetés, chacun d’entre eux tiré depuis le bord latéral concave du contre-bulbe de l’enlèvement précédent.
68La bān, en forme de grosse giloḍā, suit le même schéma général, mais avec des particularités qui méritent d’être soulignées. Tout d’abord, la série d’éclats alternants transversaux tirée de chacune des trois crêtes est très soigneusement exécutée. Ces éclats alternants sont fins et allongés, de direction oblique, envahissant les trois flancs qui deviennent ainsi nettement et régulièrement bombés (fig. 12-1). Pour les grosses bān, il peut y avoir une série préliminaire d’éclats couvrants destinés à calibrer la partie centrale des faces avant les séries d’éclats alternants obliques.
69Vient alors l’enlèvement des crêtes, qui met d’abord en jeu une séquence particulière. A la partie mésiale de chaque crête, un contre-bulbe net a été préservé, ou est obtenu par un petit coup, permettant d’y placer la pointe du śīk dans l’axe de la crête, vers l’un des deux sommets. Une percussion délicate détache alors une lamelle qui enlève une bonne portion de cette crête, presque jusqu’à l’extrémité visée (fig. 12-2). Cette opération, que nous désignerons comme « enlèvement de crête sur crête », est répétée vers l’autre sommet, puis sur les autres crêtes. Ne persistent alors que de minimes aspérités à l’endroit des contre-bulbes d’origine, tandis que la section mésiale est devenue pratiquement circulaire. Pour finir, chacun des sommets est soigneusement repris par des enlèvements axiaux (fig. 12-3). Ces derniers éliminent d’abord les courtes portions de crête résiduelles, et, de plus en plus courts et déjetés, arrondissent progressivement l’extrémité en n’y laissant persister que de minimes aspérités.

FIG. 12. Transformation d’une ébauche façonnée de section triangulaire en préforme de bān. – Transformation of a shaped roughout with a triangular section into a bān preform.

FIG. 13. Réduction du gros sommet des aṇḍā. – Reduction of the large summit of aṇḍā
70Cette élimination astucieuse des crêtes a été également observée dans le cas de la confection de petites giloḍā très soignées par un tailleur octogénaire de l’atelier Akikwala, à l’aide d’un petit maillet à tête de fer.
71Les aṇḍā, de la dimension des grosses bān dont elles ne se différencient que par l’asymétrie de leur profil ovoïde et non pas elliptique, sont façonnées comme ces dernières. Cependant, l’asymétrie du volume est déjà perceptible au stade de l’ébauche, une extrémité apparaissant plus forte que l’autre. L’extrémité la plus fine est arrondie par le sommet comme pour les bān, mais l’extrémité la plus épaisse est au mieux réduite par une séquence plus spécifique.
72Alors que l’essentiel des trois crêtes a été enlevé depuis un contre-bulbe médian (fig. 13-1), le sommet le plus fort est repris de la manière suivante: seule l’une des trois portions de crête résiduelle vers le sommet est enlevée par un coup axial (fig. 13-2). Puis, l’extrémité est raccourcie par deux enlèvements obliques tronquants chacun tiré d’un contre-bulbe de chacune des deux portions de crêtes résiduelles (fig. 13-3, 13-4). Le sommet triédrique initial disparaît ainsi, pour laisser place à deux sommets décentrés qui permettent alors au mieux l’enlèvement des deux portions de crêtes jusque-là réservées à cette extrémité (fig. 13-5). Celle-ci finit ainsi presque aplatie, après encore d’éventuels très petits enlèvements centrifuges à partir de ces deux sommets décentrés. Cette séquence est spécialement délicate, puisque l’enlèvement suivant est tiré du contre-bulbe précédent, sans laisser place au moindre repentir.
Les perles sphériques : maṇī, dabkā
73Il n’est pas très satisfaisant de les rapprocher ainsi selon leur forme générale, car selon la qualité de taille et surtout la dimension, plusieurs méthodes de taille assez différentes sont mises en jeu.
Maṇī
74Ce sont les plus petites perles taillées à Cambay: leur préforme prête à polir atteint à peine 1 cm de diamètre. Elles sont produites en grande série à partir de supports débités.
75Ce débitage s’effectue le plus souvent en deux temps. Le premier temps répète celui décrit plus haut pour le débitage d’un nodule aplati (fig. 14-1) en bâtonnets, avec un minimum de préparation (fig. 14-2; coups a et b). Le second temps voit ces bâtonnets à nouveau débités en deux ou trois éléments (fig. 14-2; coups c et d). Ces éléments courts et épais s’inscrivent dans un cuboïde à six faces, mais, selon leur position dans le galet initial, trois à quatre de ces six faces sont corticales, pour deux à trois faces planes d’éclatement issues du débitage (fig. 14-3).
76Dans le cadre des productions de qualité inférieure, ces cuboïdes débités forment en eux-mêmes des ébauches. Pour leur finition, ils ne subissent plus que quelques enlèvements courts et concaves vers les faces restées corticales, à partir des faces planes initiales d’éclatement déterminées par leur débitage (fig. 14-4).

FIG. 14. Débitage d’éclats cuboïdes et brève finition de maṇī de qualité inférieure. – Debitage of cuboidflakes and brieffinishing stage of inferior quality maṇī
77Pour les maṇī de qualité supérieure, il existe un stade intermédiaire d’ébauche (fāṛā). Il est obtenu par les mêmes enlèvements courts et concaves, mais plus nombreux et plus soignés, qui achèvent d’enlever tout le cortex. Il en ressort un cuboïde vrai à six faces, huit sommets et douze arêtes, relativement régulier (fig. 15-1).
78Cette ébauche est d’abord reprise par une brève calibration sur une ou deux faces, pour éviter une asymétrie sous forme de pièce ovoïde. Puis les arêtes sont enlevées à partir des sommets les plus aigus, par de courtes lamelles de section triangulaire qui au mieux outrepassent pour enlever le sommet adjacent (fig. 15-2, 15-3, 15-4). Les sommets n’étant pas toujours propices à l’enlèvement de telles lamelles, et certaines de ces lamelles échouant à enlever le sommet adjacent, la préforme (tasbī) conserve alors deux à quatre sommets résiduels, encore arrondis par de petits enlèvements, comme lors de la réduction finale des extrémités d’une giloḍā (fig. 15-5).

Fig. 15. Étapes du façonnage de maṇī de qualité supérieure. – Stages in the shaping of maṇī of superior quality
79Est ainsi obtenu un polyèdre sphéroïde d’une vingtaine de facettes. Les pièces les plus régulières, sans trop d’aspérités et surtout sans creux profond, résultent d’un agencement optimal des enlèvements d’arêtes et d’une réduction très soignée des sommets résiduels.
80En contraste, la taille des maṇī disco est d’une extrême simplicité, sans stade d’ébauche. Deux supports peuvent être distingués.
81Des débris polyédriques quelconques sont équarris en quelques coups par l’enlèvement de leurs deux ou trois aspérités les plus aiguës.
82Des éclats ou leurs fragments juste assez larges (12 à 15 mm) et assez épais (4 à 6 mm) sont eux aussi équarris à partir de leur face plate, ou alors selon une brève séquence simpliste: une coche latérale permet de détacher une sorte de chute de burin transversal, dont le négatif sert de plan de frappe pour tronquer la pièce vers ses deux extrémités, en quelques petits coups d’un maillet à tête de fer.
Dabkā standard (15 à 30 mm de diamètre)
83Elles sont taillées selon une méthode proche de celle des maṇī de qualité supérieure, à ceci près que l’ébauche ne tend pas vers le cube, mais prend l’aspect d’une pyramide tronquée à quatre pans, avec une base large, et un pôle opposé plus étroit (fig. 16-1).
84De fait, la transformation en préforme va voir d’abord une rectification du pôle étroit, par de très courts enlèvements tirés de ses arêtes et sommets (fig. 16-2). Ensuite, un des bords latéraux de la base est encoché, ce qui a pour effet d’accentuer la proéminence des deux sommets adjacents (fig. 16-3). De ces deux sommets sont enlevées les deux arêtes parallèles, avec outrepassage supprimant les deux autres sommets de la base (fig. 16-4).

FIG. 16. Étapes du façonnage de dabkā standard. – Stages in the shaping of standard dabkā
85Des deux sommets encore présents est ensuite enlevé l’essentiel des arêtes résiduelles, dont les dernières portions sont encore réduites par de minimes éclats transversaux.
Grosses dabkā (3 à 5 cm de diamètre)
86Il existe plusieurs méthodes pour les obtenir.
87La première reprend en fait la méthode de taille des aṇḍā, via une ébauche ovoïde à trois crêtes. Simplement, une fois que le corps de la pièce a été régulièrement façonné, le petit sommet de l’ovoïde est raccourci à partir des crêtes par des enlèvements obliques-tronquants (comme pour réduire la base des aṇḍā) pour devenir arrondi comme l’est déjà le gros sommet. Les crêtes sont enlevées ultérieurement, à partir de coches médianes (enlèvements de crête sur crête), et depuis le gros sommet finalement réduit. D’éventuelles portions de crêtes résiduelles sont rabaissées par de très courts et fins enlèvements alternants.
88La deuxième méthode rappelle celle des petites perles sphériques de qualité supérieure, mais est beaucoup plus sophistiquée.
89L’ébauche, construite par façonnage, affectera la forme d’un cuboïde, ou d’une pyramide tronquée à quatre pans (fig. 17-1, 17-2). Mais ici, lors de sa première régularisation en préforme, chaque arête sera traitée en vraie crête par des enlèvements transversaux alternants, de direction oblique et couvrants pour galber les faces tout en les régularisant. Les crêtes seront ensuite enlevées à partir des sommets, en commençant par enlever les quatre crêtes qui encadrent une même face, puis en enlevant les quatre crêtes qui encadrent les faces adjacentes de cette face, puis les quatre dernières crêtes qui limitent la face opposée à la première. La section devient alors quasi circulaire. Au besoin, d’éventuelles portions de crêtes résiduelles seront réduites à tout petits coups alternants.

FIG. 17. Étapes du façonnage de grosses dabkā. – Stages in the shaping of large dabkā
90Pour la fabrication de grosses dabkā, d’environ 6 cm de diamètre ou davantage, nous avons vu mise en œuvre une méthode beaucoup plus souple, qui admet plusieurs variantes appliquées au pièce par pièce par le tailleur Inayat. L’une ou l’autre de ces variantes est choisie selon la morphologie initiale du support brut, en l’espèce de gros fragments irréguliers de silex plus ou moins calcédonieux provenant d’Aurangabad. Ces différentes variantes peuvent se caractériser par l’extension et l’agencement des crêtes au moment de leur plus grand développement, avant leur enlèvement terminal par coche sur crête ou par les sommets (fig. 18). Nous en avons désigné certaines de termes évocateurs:
- en « couture de balle de tennis » (fig. 18-1),
- panier » (fig. 18-2),
- grand S » (fig. 18-3),
- cylindre à deux crêtes latérales et à bases incomplètes alternes (fig. 18-4),
- cylindre à bases complètes sub-circulaires et à trois (ou deux) crêtes latérales (fig. 18-5),
- cône ou pyramide à base complète ou incomplète, à trois (ou quatre) crêtes latérales pour autant de pans latéraux, et à sommet réduit comme la base des aṇḍā (fig. 18-6).

FIG. 18. Diverses variantes de très grosses dabkā (6 cm et plus de diamètre) avant l’enlèvement des crêtes: (1) crête décrivant la couture d’une balle de tennis; (2 à 6) autres variantes en vue schématique.
– Diverse variants of very large dabkā (6 cm more in diameter) before the removal of their crests: 1) crest that resembles the seam of a tennis ball; 2–6) schematic depiction of other variants
Autres produits
Pendeloques cordiformes, médaillons et motifs d’oreille
91Ces pièces de morphologie nummulaire, en forme de rondelle peu épaisse à faces larges et plates, ont en commun d’être souvent tirées de supports débités en « tranches de saucisson », débitage qui forme l’étape essentielle de leur production.
92Pour ce débitage, un nodule ovoïde ou cylindrique est sélectionné, dont le diamètre transversal excède quelque peu le diamètre des préformes attendues. Le long du bord le plus en relief de ce nodule, une crête est d’abord ouverte par des enlèvements alternants (fig. 19-1). Un premier éclat large vient tronquer l’une des extrémités (fig. 19-2). Puis commence le débitage proprement dit de chaque éclat dans un plan parallèle au précédent (fig. 19-3). Le contrôle de leur épaisseur respective est assuré par la préparation d’une petite concavité précisément située le long de la crête latérale d’entame. Plus encore que pour le débitage des bâtonnets, il faut une grande précision dans l’orientation de la pièce placée au bout du ‘sīk par la main gauche, et dans l’ajustement du coup de maillet, afin de débiter ainsi des « tranches » parfaitement parallèles, presque plates, et d’épaisseur standard (fig. 19-4). Ce dernier caractère est d’ailleurs indispensable pour la réalisation d’une paire de motifs d’oreille, tirée de deux éclats successifs le plus identiques possible.
93Chaque éclat, à valeur d’ébauche, est ensuite régularisé dans son contour et dans son épaisseur. Le contour est ajusté par une très courte retouche abrupte concave, dont les négatifs permettent de rectifier au besoin l’une ou l’autre face, au moins pour l’enlèvement du bulbe (fig. 19-5).

FIG. 19. Schema de débitage d’éclats en « tranches de saucisson » et retouche d’un tel éclat en médaillon. – Schema of the debitage of flakes in the form of “sausage slices” and the retouch of one such flake into a “medallion”
94Pour une paire de motifs d’oreille, le tailleur garde constamment à l’œil la première préforme lors de la finition de la seconde, de façon à ce que les deux pièces soient parfaitement identiques en miroir.
Cabochons
95La fabrication des petits cabochons (nagīnā) est très simple. Un éclat ou débris modérément épais, à face plane, est retouché à partir de celle-ci par des enlèvements semi-abrupts convergents (fig. 20).

FIG. 20. Taille d’un petit cabochon (nagīnā) à partir d’un simple éclat. – Knapping of a little cabochon (nagīnā) from a single flake
96Pour de plus grosses pièces, plus soignées et de contour plus souvent ovalaire, la face plane est régularisée et rendue légèrement convexe dans le même temps que la face bombée, par une série d’éclats alternants obliques décrivant tout le pourtour de la préforme.
Très grosses pièces sphériques ou ovoïdes (10 à 15 cm de diamètre)
97Leur schéma général est identique à celui des aṇḍā (œufs standard), via une forte ébauche à trois crêtes. Mais pour de très grosses pièces qu’il semble être le seul à réaliser, en maniant un maillet à grosse tête de bois avec une stupéfiante dextérité, l’artisan Hussein développe une séquence d’enlèvement des crêtes aussi spécifique qu’astucieuse, et d’ailleurs peu praticable sur des pièces de dimension standard.
98Lors de la calibration et régularisation des faces par éclats transversaux alternants, le tailleur Hussein laisse persister volontairement plusieurs courtes portions de crête aiguës et proéminentes. Pour ce faire, il s’arrange pour placer en opposition – et non pas en décalage – certains couples d’éclats transversaux alternes, en plusieurs points de chaque crête. Ensuite, il réaménage par avance plusieurs de ces contre-bulbes sur chaque crête, montrant la parfaite prédétermination de la séquence ultérieure. Suit en effet une nouvelle et dernière série d’enlèvements d’éclats allongés fins, couvrants et arqués de direction très oblique en « épi », mais en reculant, depuis l’un des contre-bulbes préaménagés et non pas en avançant (dans le sens de l’obliquité des enlèvements) depuis le contre-bulbe de l’enlèvement alternant précédent, comme c’est la règle pour une crête alternante classique (fig. 21). C’est là l’originalité et l’intérêt de cette séquence: parfaitement orientés, certains de ces enlèvements reculants enlèvent tour à tour en écharpe une portion de crête résiduelle, achevant de donner à la pièce une section remarquablement circulaire.

FIG. 21. Enlèvement final des crêtes pour la taille de très grosses pièces ovoïdes (Hussein).
– Final removal of crests for the knapping of very large ovoid pieces.
Petits bols
99Nous n’en avons pas vu tailler, mais nous avons pu examiner quelques préformes, dont certaines en cours d’abrasion et de polissage.
100A partir d’un fragment brut de calcédoine de la variété dite « agate mousse », la première étape consiste à façonner une ébauche tronconique trapue à trois ou quatre crêtes axiales, comme pour certaines grosses dabkā. La préforme est obtenue après une prudente régularisation, car tout creux ou asymétrie condamnerait la pièce tôt ou tard. Plusieurs heures d’abrasion mécanisée, pour l’essentiel soigneusement contrôlée à la main, devront d’abord arrondir parfaitement la face extérieure, égaliser le bord et la base, puis creuser la cavité bien concentrique jusqu’à réduire la paroi à une épaisseur de 2 à 3 mm. C’est cette délicate minceur qui mettra en valeur, une fois achevé un patient travail de lustrage, le subtil jeu de couleur et de translucidité de la matière.
Perles anciennes en fins bâtonnets
101Nous avons pu observer un lot de plusieurs dizaines de préformes d’un type de perle dont la fabrication a cessé il y a quelques décennies: un mince bâtonnet allongé, de section carrée légèrement diminuante de l’une à l’autre de ses extrémités (dimensions standard: 30 mm de long, 4 mm de large pour l’extrémité la plus forte, 3 mm pour la plus fine, perforation de 1,2 mm de diamètre sur un autre lot de perles achevées).
102L’examen des préformes, remarquablement régulières, révèle la méthode mise en jeu. En effet, des quatre faces étroites qui forment leur section à quatre crêtes rectilignes et presque complètes, au moins une sinon deux faces adjacentes n’apparaissent pas totalement couvertes de petits enlèvements transversaux venus des crêtes: y persiste une large plage lisse. Il s’agit donc de supports doublement débités, équivalents à des chutes de burin de réavivage à section quadrangulaire.
103La première étape consistait donc à débiter un fort galet en « tranches de saucisson », donnant des éclats bien rectilignes d’environ 4 mm d’épaisseur. Ces éclats étaient à leur tour débités en fins bâtonnets le plus rectilignes possible, eux aussi d’environ 4 mm d’épaisseur. Les ébauches obtenues, déjà de section approximativement carrée, étaient ensuite soigneusement rectifiées à tout petits éclats transversaux parfaitement abrupts, d’une finesse qui n’a pratiquement plus d’équivalent dans les productions actuelles de Cambay.
Objets divers
104Quelques autres objets originaux sont toujours fabriqués, comme les miniatures ou contours découpés de divers animaux, hauts de quelques centimètres. Depuis l’emploi de meules en carborundum, il est aisé de reprendre des ébauches approximatives par une abrasion substantielle, des contre-dépouilles profondes étant dégagées à la scie circulaire.
105Mais la vue d’une copie de canon de l’époque victorienne d’une quinzaine de centimètres de longueur, sur son affût aux roues échancrées, laisse rêveur sur l’énorme travail de taille, d’abrasion et de polissage-lustrage qu’il a nécessité, en un temps qui ne connaissait pas l’énergie électrique.
Perles sphériques d’améthyste et d’aventurine
106Une activité récemment apparue à Cambay est la production de perles d’améthyste et d’aventurine. Nous l’avons vu pratiquer par une mère et sa fille au coin d’une ruelle. Importés du sud de l’Inde, des blocs bruts de moyenne qualité de ces roches cristallines de couleur respectivement violet et vert, translucides mais voilés de plans de clivage, sont d’abord fragmentés en petits quartiers sur une toile de jute à l’aide d’une tête de marteau (fig. 22-1). Chaque quartier est ensuite régularisé par une percussion modérée sur enclume à l’aide de la même tête de marteau (fig. 22-2), qui réalise un bouchardage des aspérités combiné à l’enlèvement d’esquilles.
107Le bloc de pierre utilisé comme enclume présente ainsi plusieurs cupules qui résultent de ce bouchardage (fig. 22-3). Une nouvelle cupule est entamée à partir d’une légère concavité naturelle de la face supérieure du bloc, cette concavité facilitant l’ajustement du quartier à boucharder par le pouce et l’index de la main gauche. Elle se creuse progressivement, puis est abandonnée quand elle est devenue trop profonde pour permettre ce maintien.

FIG. 22. Bouchardage sur enclume de préformes de perle en améthyste et aventurine. — Pecking of amethyst and aventurine bead preforms on a stone anvil
108Après taille d’une série de telles ébauches polyédriques de 15 à 20 mm de diamètre, qui seront longuement arrondies et polies au tonneau avant d’être perforées, les plus gros débris sont récupérés par tamisage pour être eux aussi polis et perforés en toutes petites perles informes, utilisées comme intercalaires de colliers « disco ».
Conclusion
109Cet exposé des méthodes de taille pratiquées à Cambay rend déjà compte d’un certain degré de variabilité dans leur mise en œuvre pratique: des perles de mêmes type et dimensions peuvent être taillées via des méthodes sensiblement différentes selon la qualité recherchée (variantes simplifiées pour les pièces de qualité inférieure).
110Nous avons également noté qu’au sein même de productions de qualité supérieure, certains supports particuliers permettent de raccourcir le processus de taille habituel, ou encore incitent à leur appliquer une variante spécialement adaptée (grosses dabkā). On pourrait alors parler de variantes circonstancielles, mise en jeu dans l’intention d’une exploitation optimale de supports non strictement standardisés.
111Mais il existe aussi, au moins pour certains types de perles, un degré plus fin de variabilité dans la mise en œuvre de leur méthode de taille. Ce degré concerne l’ordre d’exécution de courtes séquences, quand cet ordre est justement indifférent, c’est-à-dire sans conséquence technique. Un bon exemple en est donné par l’ordre d’enlèvement des crêtes lors de la finition des ébauches quadrangulaires à quatre crêtes, pour en tirer des préformes de section circulaire, loī et gol modan. Certains artisans traitent une par une chaque crête par des enlèvements opposés avant de passer à la suivante, tandis que d’autres enlèvent d’abord partiellement les quatre crêtes à partir d’une même extrémité avant d’en compléter l’enlèvement par l’autre extrémité. Nous verrons même dans le chapitre 5 que, tout au moins dans certaines conditions, un tailleur donné peut changer sa tactique sur ce point d’une perle à l’autre...
112Il reste encore un ordre supplémentaire de variabilité, particulièrement subtil, au sein même de l’exécution de telle ou telle séquence, c’est-à-dire dans l’enchaînement des gestes élémentaires. Dans ce sens, il ne s’agit ainsi plus de variations au plan de la méthode ou de ses variantes simplifiées ou circonstancielles, mais de microadaptations dont seul un technologue lithicien, au mieux un praticien de la taille, peut apprécier la valeur, les yeux rivés sur la pièce en cours de taille. Nous en donnerons deux exemples:
- la répétition adaptée d’un fragment de séquence ou même d’un seul geste en réaction à un micro-incident de taille (imperfection de l’enlèvement précédent dont le négatif sert très souvent de plan de frappe à l’enlèvement à suivre), ou à des circonstances particulières (hétérogénéité du matériau à cet endroit, conformation particulière de la pièce);
- à l’opposé, la suppression d’un seul ou de quelques gestes d’une même séquence, quand ceux-ci, habituellement produits, sont d’un coup d’oeil jugés inutiles (suppression d’un fragment de séquence de préparation, par exemple, quand la morphologie du point de contact de l’éclat à suivre apparaît d’emblée correcte).
113De telles microanomalies, qui ne sont pas nécessairement marquées d’un temps d’arrêt, sont donc délicates à détecter, comme à interpréter. A l’allongement d’une séquence peut aussi bien correspondre un perfectionnement jugé nécessaire, que la réparation immédiate d’une petite erreur. Une séquence abrégée peut résulter aussi bien d’une économie astucieuse de gestes inutiles, que d’une petite négligence qui pourra d’ailleurs se répercuter sur la qualité de l’exécution et/ou la durée de la séquence suivante.
114La lecture des méthodes de taille présentées ici a donc fait le tri des différentes « dimensions » de la variabilité des chaînes opératoires élémentaires (au pièce par pièce) réalisées à Cambay.
115C’est une observation attentive de la production de séries de pièces d’un même type par un même artisan qui a permis de relever les constantes ou quasi-constantes qui se dégagent de la succession des gestes subis par chaque pièce et de l’évolution de sa conformation, dans le cadre général des règles de la fracture conchoïdale. Ainsi sont apparus d’une part les principaux états intermédiaires et final (forme générale de la pièce, répartition des crêtes et détail des extrémités), d’autre part des séquences relativement stables, répondant à des objectifs précis (mise en place d’une crête, régularisation d’une face, enlèvement d’une crête, etc.)2.
116Le niveau de ce compte rendu s’est donc légitimement attaché à cette « charpente » du processus, formée d’une succession d’objectifs morphologiques standardisés (« manières de voir »), et de séquences d’enlèvements relativement stables (« manières de faire »), même si ces dernières sont légèrement adaptées au pièce par pièce ou devant diverses microanomalies évoquées plus haut.
117Cette même charpente que forment les méthodes de taille et leurs variantes constitue également la part la plus visible du processus, et donc une part majeure (avec les outils de taille et leurs principes élémentaires d’action) des connaissances transmises de génération en génération dans tout groupe humain, via la simple observation des aînés par les plus jeunes, éventuellement renforcée d’indications verbales. Le niveau de ce compte rendu peut alors participer également, dans la dimension diachronique, à une approche de la généalogie socioculturelle des pratiques techniques. Au moins devrait-il dans le futur guider nos collègues archéologues dans la lecture et l’analyse de pièces taillées selon des méthodes identiques.
118Enfin, nous espérons avoir suffisamment bien retracé l’activité de taille observée à Cambay, pour qu’un individu naïf, quand, dans quelques décennies, on ne taillera plus la calcédoine à Cambay, puisse reproduire ces pièces, moyennant évidemment l’apprentissage incompressible de la technique.
Notes de bas de page
1 La persistance de minimes portions de négatifs transversaux, observée sur plusieurs perles archéologiques « classiques harappéennes», révèle ainsi l’aspect de leur préforme: de section quadrangulaire à quatre crêtes axiales et de forme générale très proche de celle de la chasāī. Par ailleurs, des fonds de stries de polissage encore visibles à jour frisant, d’orientation sub-parallèle à leur grand axe, montrent que ces pièces ont été polies à la main, sans doute contre le bord encoché d’une plaque de grès.
2 On peut alors proposer que ce sont ces états morphologiques stables qui guident le tailleur, qui doit donc d’une manière ou d’une autre en avoir l’image mentale, et non pas des successions de gestes exactement répétés (Pelegrin, 1991, 1995). L’argument en est justement la fréquente variation de détail dans l’agencement et/ou le nombre des gestes au sein même des séquences, qui démontre du même coup que l’acteur est assez vigilant pour s’adapter constamment à l’état de la pièce et réagir immédiatement devant toute anomalie, voire même pour prévenir tout incident prévisible (Pigeot, 1987). Ces hypothèses sont discutées dans le chapitre 5.
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