Ségrégation et intégration : changements et continuités
p. 301-307
Texte intégral
1L’hospitalité suppose l’intégration de l’hôte dans l’espace social, à des degrés variables selon la proximité entre l’accueillant et l’accueilli. À l’opposé, la ségrégation isole les nouveaux venus de l’espace social qu’ils sont venus rejoindre. Aussi, le discours sur la nécessaire intégration des immigrés, condition préalable à l’ouverture des frontières, doit-il se comprendre à l’aune de la ségrégation qui leur fut imposée dès leur arrivée, et pour longtemps. À une époque où l’immigration était directement drainée et gérée par les entreprises, et le travail en principe assuré, c’est par le logement que s’opérait en tout premier lieu la ségrégation. Relayée ensuite pat la construction de grands ensembles dans une période de plein emploi, elle est redoublée aujourd’hui par le chômage. Et c’est à partir du logement que l’intégration des familles immigrées est désormais pensée et sollicitée.
2Par son ancienneté, l’immigration algérienne a connu les formes successives de ségrégation dérivées des fluctuations des politiques migratoires et des réponses qui leur ont été données au niveau municipal. Recrutés au pays pour venir travailler dans les usines françaises, les célibataires sont d’abord logés de façon rudimentaire à côté de l’usine, voire sur place, puis dans des foyers de travailleurs sans qu’aucun rapport avec leur milieu de vie n’ait été ménagé ou seulement facilité, leur séjour n’étant pensé qu’en fonction des besoins immédiats de l’entreprise. Les immigrés célibataires n’attendent en réalité d’hospitalité que de compatriotes, patents ou connaissances qui, outre l’hébergement de départ, peuvent faire profiter les nouveaux venus des entrées qu’ils se sont déjà forgées dans leur nouveau milieu de vie. Les garnis, souvent tenus eux aussi pat des compatriotes, leur offrent alors une possibilité de logement bon marché, que les municipalités s’efforceront toutefois de fermer pour cause d’insalubrité. Quant aux lotissements « sauvages » et aux « bidonvilles » constmits pour loger la famille qui est venue les rejoindre, ils subiront le même sort : expulsion, destruction et préemption par la commune. Foyers d’insalubrité, de trouble, ces « colonies » er ces « villages nègres » comme on les appelle parfois (Zeller), transmettront à leurs habitants la disqualification du bâti, celui-ci d’autant moins acceptable que les communes populaires s’estiment « colonisées » par les recrues d’un patronat dont les alliés, élus de droite, se déchargent sur elles (Sreiner). A partir des années 1950, lorsque le « bricolage » de l’entre-deux-guerres ne résiste plus à l’afflux des Maghrébins et des rapatriés, et que le logement des immigrés passe aux mains de sociétés HLM contrôlées par les instances départementales, municipales et étatiques, l’intégration dans le marché public (et privé) du logement redevient alors soumise aux enquêtes d’honorabilité et de solvabilité communément pratiquées, face auxquelles, le plus souvent, les immigrés partent avec un handicap (Zeller). Lorsque, en revanche, il s’agit de remplir des programmes pléthoriques boudés par des résidents désormais éligibles au projet pavillonnaire, comme ce fur le cas à Mantes-la-Jolie (de Galembert), ceux-ci sont promis au devenir de « quartiers ». Ainsi, par un biais ou par un autre, perdure la ségrégation des familles immigrées à qui reviennent, in fine, les mauvaises places, délaissées ou désertées par les résidents mieux pourvus désireux de rester « entre eux ».
Logements municipaux et familles asociales
3Comme le rappelle Louis Assier-Andrieu, le droit universalise l’infériorisation et la sous-estimation des manières d’être de l’autre, communautés, étrangers, populations spécifiques, formant un « fatras de coutumes » que la commune, chargée de redéfinir en permanence le contrat social, va s’efforcer d’ordonner à partir de ses propres composantes. Parmi elles, vient en premier lieu la famille, premier arome de sociabilité, à laquelle elle s’identifie, qui intègre ses membres sur la base de communauté d’intérêts et d’affinités vicinales. La commune, qui agit en cela comme l’État en réduction, va ainsi scruter la qualité familiale des nouveaux venus et les agréger au vu de ce qui constitue pour elle un critère d’intégration. À Nanterre, les travailleurs célibataires logés en foyer sont paradoxalement mieux acceptés que les familles expulsées du bidonville et représentent, à cet égard, un mode relativement acceptable de cohabitation (Steiner) – rappelons toutefois qu’ils ne sont pas comptabilisés dans la population des Nanterriens et forment en quelque sorte un noyau à part, contrôlé et encadré par la Sonacotra, organisme dédié à leur accueil. En revanche, le relogement des familles expulsées des bidonvilles constitue aux yeux des municipalités une obligation tout aussi injustifiée que l’implantation des bidonvilles sur leur territoire, et le pourcentage des familles éligibles sera constamment revu à la baisse. Relogées en un premier temps dans des cités de transit où elle sont supposées apprendre à habiter selon les normes de la vie française, ces familles ne trouveront de place dans les HLM de la ville que disséminées et, par là même, immergées dans un mode de vie qui, par l’effet de densité, devrait les conduire à abandonner des habitudes décalées et impropres à l’intégration. Plus tard, la structure familiale sera « attaquée » par un autre bord et ce sera au tour des « jeunes » de constituer un groupe « à intégrer » (Steiner). Ce sont également les femmes isolées dans les logements HLM de la périphérie montréalaise qui seront visées par les différents programmes d’accueil et d’insertion des immigrants mis en place par la Ville de Montréal et le ministère québécois des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (Dansereau).
L’obligation associative, contrepartie de l’hospitalité
4La commune s’identifie également à une communauté de résidence, dont les citoyens peuvent se prévaloir dès lors qu’ils endossent les devoirs et les responsabilités qu’impliquent sa gestion et le maintien des valeurs fondatrices de l’État. C’est en vertu de ce principe – étayé notamment sur le précédent révolutionnaire de la Constitution de 1793 – que s’est forgée la notion de « citoyenneté de résidence » défendue par certaines municipalités pour légitimer le vote des étrangers. Étendue à tous les scrutins, cette citoyenneté de résidence se substituerait à la citoyenneté nationale pour ne reconnaître qu’une communauté transnationale de citoyens légitimés à participer au destin politique du pays dès lots qu’ils y ont élu résidence. Restreinte aux scrutins locaux, cette revendication entend plus modestement résoudre la question du vote des résidents non européens privés de participation politique en dépit d’une installation de plus en plus prolongée. C’est pour préfigurer et promouvoir cette citoyenneté « de seconde zone », « orpheline » ou « de consolation » (Fichet), que le Conseil consultatif des étrangers installé par la municipalité de Strasbourg veut ainsi expérimenter une démocratie participative qui se donne pour périmètre l’amélioration des conditions de vie dans l’agglomération. Si la composition de ce Conseil qui repose, pour le collège des étrangers, sur le canal associatif (lui-même structuré par nationalités) contribue, parmi d’autres éléments, à la décrédibilisation d’une instance aux pouvoirs politiques par ailleurs limités, elle illustre le mode de participation de prédilection que les édiles locaux réclament des populations « à intégrer » : l’association comme forme de vie civique, mais plus largement, l’association à la gestion du quartier, de l’habitat, de l’immeuble, comme preuve de participation à la vie locale et comme mode d’acquisition de la citoyenneté.
5Ainsi le projet Enfin chez nous soutenu par la Ville de Montréal vise-t-il à susciter la participation communautaire des habitants immigrés et la création d’associations de locataires ; un autre, destiné à informer les immigrés sur les droits et les devoirs du locataire se nomme Citoyenneté clés en mains... (Dansereau). L’intégration repose ici non pas sur l’entité accueillante mais sur les habitants bénéficiaires de logements aidés appelés en retour à coopérer à l’hospitalité consentie, à « s’intégrer » (quoique certains soient installés depuis de nombreuses années), injonction qui désigne ipso facto un défaut d’intégration. Cette demande de participation de la part des pouvoirs publics, qui intervient à une échelle infracommunale, concerne les quartiers « difficiles » qui posent aux gestionnaires et aux municipalités différentes sortes de problèmes : loyers impayés, dégradations d’immeuble, conflits de voisinage, prostitution, trafic de drogue, criminalité, qui tous contribuent à la mauvaise réputation du quartier et ne font qu’accroître un isolement peu à peu réfractaire à tout contrôle social. En incitant les habitants à sortir de chez eux et à développer les sociabilités de voisinage, les pouvoirs publics travaillent certes à la rupture d’un isolement subi, mais également à la résolution de problèmes de contrôle social issus le plus souvent de politiques foncières et de peuplement excluantes.
6Lorsque ces problèmes sont maîtrisés, comme à Nanterre ou bien à Nantes où les immigrés sont peu nombreux, les municipalités peuvent aider à la création d’associations socioculturelles et développer des actions spécifiques en partenariat avec elles, tel le Carrefour de l’immigration à Nanterre (Steiner), qui participent de stratégies électorales de conquête et de fidélisation de la population. L’exemple nantais indique pourtant un choix d’intégration minimale lisible à travers l’organigramme même des services municipaux, auquel sont peut-être imputables les scores élevés d’abstention relevés en périphérie, lors des élections municipales. Ainsi les problèmes des immigrés sont-ils abordés, en un premier temps, au sein d’une commission extra-municipale, tandis que leur traitement interne relève d’une mission « Intégration », la première sans enjeux véritables, la seconde placée aux niveaux inférieurs de la hiérarchie des services municipaux en termes de personnels et de moyens. De même bénéficient-ils, au sein d’une politique d’accueil par ailleurs affirmée, de prestations réduites par rapport aux « étrangers », étudiants, cadres et invités, que la municipalité cherche à attirer dans son aire d’influence pour renforcer sa position internationale. « Immigrés » mais non pas « étrangers », ceux-ci n’obtiendront pas non plus, pour leurs associations, le soutien et la visibilité réservés aux activités « culturelles » à vocation nationale et internationale, leur domaine demeurant classé dans le secteur « social ».
L’accueil du religieux : intégration vs intégrité
7Refus de visibilité d’un côté, procès de visibilité de l’autre... Maintenus en dette d’hospitalité, les immigrés sont également tenus à la discrétion attendue de l’hôte. De là vient que toute demande adressée aux instances d’aide ou de gestion est considérée comme déplacée, et, s’agissant de demandes spécifiques comme les lieux de culte, traduite en termes de volonté d’affirmation ou de stratégie de « visibilisation ». L’histoire des différentes vagues d’immigration montre que la demande de lieux de culte intervient à une période précise, celle du passage de l’immigration de travail à l’immigration familiale, de l’abandon des illusions du maintien de la place « au pays » et de la résolution à l’installation dans le pays d’accueil – la sottie, en somme, du régime d’hospitalité. Cet indice d’intégration se retourne alors, paradoxalement, en son contraire, et se heurte à des pressions adverses, invitations à réduire des prétentions inconsidérées. Invisible, l’islam en chambre est toléré, et si l’on fait droit à sa demande de mosquée, comme la municipalité de Mantes-la-Jolie, première à en avoir imposé la décision à une population hostile, c’est non pas en centre ville, mais dans l’une de ces « infirmeries urbaines de la République », selon l’expression d’Olivier Piron, entre voie ferrée, ZUP er zone d’activités, en marge de quartiers eux-mêmes en marge de la ville (de Galembert). Comme en Allemagne, c’est le statut de la population immigrée qui fait problème, l’accès à une intégration pleine et entière qui, sous la question de l’islam, est refusée ou accordée sous contrainte. Si la reconnaissance d’une « communauté religieuse islamique », arrachée par voie de justice à la ville de Berlin, ouvre la possibilité de donner des cours de religion islamique dans les écoles publiques berlinoises et concrétise l’accès des musulmans au droit de cité, la victoire peut n’être que provisoire dans la mesure où c’est le statut de la religion dans la cité qui risque de s’en trouver modifié. Cette décision de justice aura en effet contribué, d’un côté, à remettre en question l’inscription du christianisme et du religieux dans la cité, mais, de l’autre, à renforcer la position des défenseurs du cours de religion obligatoire, celui-ci plus encadré et mieux contrôlé par l’institution scolaire que les cours facultatifs auxquels prétendait la communauté islamique berlinoise (de Galembert).
8Berlin et Montréal sont-elles plus accueillantes à l’altérité du fait de leurs divisions et de leurs diversités internes ? C’est ce que semblerait démontrer la comparaison de deux secteurs montréalais face aux demandes d’agrandissement et d’implantation de synagogues par les communautés hassidiques d’Outremont et du Mile-End, le premier à forte majorité francophone, le second de longue tradition immigrée et réputé « cosmopolite ». Mais outre cet aspect de la question, l’exemple montréalais soulève une interrogation plus générale sur le religieux comme limite de l’accueil de la diversité culturelle. Après avoir satisfait les nombreuses demandes de lieux de culte qui lui étaient adressées par les diverses communautés religieuses représentées dans la ville, celle-ci s’est en effet dotée de moyens réglementaires renforcés pour restreindre les autorisations, voire bloquer toute nouvelle construction – nécessité de permis spéciaux attribués selon une procédure discrétionnaire, modification du zonage et réduction des zones potentielles d’accueil, moratoire... Les arguments invoqués à l’appui de ces mesures sont à la fois fonciers (rareté des terrains), économiques (exonération fiscale pénalisante), environnementaux (qualité médiocre des constructions) et sociaux (nuisances liées à un afflux de public, pouvoir attractif de tels équipements sur l’installation de nouveaux immigrés). Tous cependant convergent vers l’axiome de la neutralité de l’espace public, condition de son inclusivité (Germain), que les églises chrétiennes vont dès lors devoir s’appliquer à elles-mêmes. À travers ces deux exemples, Berlin et Montréal, on voit ainsi se profiler une même ligne de conduite, ou de fuite, qui, pour neutraliser l’intégration religieuse des immigrés, resserre l’encadrement du religieux en général, que ce soit pour l’intégrer davantage ou, au contraire, réduire son emprise. Le droit de cité des immigrés est à ce prix.
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