« Burden sharing » entre État et communes : les exilés à Sangatte et leurs « successeurs »
p. 279-298
Texte intégral
Prologue
1Le conseil municipal de la commune de Sangatte a voté, le 2 septembre 2001, une motion demandant au Premier ministre de l’époque « de se prononcer clairement pour la fermeture du centre “provisoire” et de prendre routes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la quiétude de la population sangattoise ». Dans les jours qui ont suivi, une pétition en faveur de la fermeture du centre, adressée au sous-préfet du Pas-de-Calais par un groupe s’étant baptisé Collectif de Sangatte, recueillait 1 106 signatures dans cette commune de 800 habitants et ses environs. Des exploitants agricoles ont demandé à être reçus par le sous-préfet et se sont plaints à lui de « vols, intrusions, risques d’accidents et dégâts divers1 ». La population de cette petite station balnéaire qui a « accueilli » le centre d’accueil pour les réfugiés en partance vers l’Angleterre se dit « exaspérée ». Au cours de la même période, un réfugié a été gravement blessé par les balles de fusil de trois jeunes gens de Sangatte...
2Sangatte est-elle une commune particulièrement xénophobe ? Que s’est-il passé pour que s’exprime si fortement, deux ans après l’ouverture à des réfugiés d’un hangar à Sangatte, cette « exaspération » ?
3Toute l’histoire du camp, depuis les événements ayant décidé de son ouverture jusqu’à l’après-Sangatte, qui se déroule dans de multiples endroits en France avec ceux que l’on pourrait appeler les « successeurs de Sangatte », fournit une matière particulièrement riche pour s’interroger sur l’hospitalité accordée aux « exilés » 2 : quels en sont les acteurs ? À quels niveaux se prennent les décisions d’accueillir ou non ? Quelles formes prend l’accueil et comment le refus d’accueillir se manifeste-t-il ?
Liberté de circulation et droit d’asile, ma non troppo
4La liberté de circulation fait partie des droits mentionnés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays3. » A ceux qui, s’appuyant sur ce texte, prônent l’ouverture des frontières, est souvent rétorqué que le droit de quitter son pays n’implique pas nécessairement l’obligation, pour les autres États, d’accueillir celui qui a quitté le sien. Autrement dit, les humains auraient le droit de partir de chez eux, pas le droit de s’installer où ils le souhaitent. Subtile rhétorique qui, aujourd’hui plus que jamais, permet aux pays les plus riches de la planète de refouler les indésirables, c’est-à-dire la plupart de ceux qui viennent des pays pauvres. Ainsi les pays « du Nord », qui veillent jalousement sur leurs frontières, n’accueillent qu’un petit contingent des ressortissants des pays pauvres qui cherchent à s’y installer, et refusent l’entrée sur leurs territoires à la majorité d’entre eux, au nom de diverses protections nécessaires : marché du travail, régimes de protection sociale, voire identités nationales.
5Le droit d’asile, évoqué lui aussi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme4, est censé atténuer la rigueur de cette fermeture er promettre un sort meilleur aux personnes en quête non de mieux-être, mais de protection contre des persécutions. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le droit d’asile est devenu un droit positif, régi par la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, texte de portée internationale qui s’applique à « [...] toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ». En principe, chacun des États ayant ratifié la Convention de Genève se doit d’accueillir toute personne se trouvant dans la situation ainsi décrite.
6Dans les faits, cette obligation est apparue de plus en plus lourde aux pays signataires, et s’ils ne se sont pas résolus à dénoncer la Convention de Genève, ce qui constituerait une entorse difficile à assumer à des valeurs déclarées sacrées, ils s’efforcent d’en limiter de façon drastique le caractère contraignant. Comme, dans le même temps, ces pays ont tous durci et les réglementations sur l’entrée et le séjour des étrangers et les contrôles aux frontières, les migrants originaires du « Sud », privés d’autres moyens pour entrer légalement en Europe, Amérique du Nord ou Australie, voient évidemment dans le droit d’asile l’unique sésame pour être admis sur ces territoires. Toutefois, lorsqu’ils se revendiquent de ce droit, la qualité de réfugié leur est le plus souvent déniée. Les administrations déboutent en effet la plupart des requérants, même lorsque leur situation correspond à la définition fournie par la Convention de Genève, en général au motif qu’ils n’apportent pas, ou pas suffisamment de preuves sur les craintes qu’ils invoquent. On se trouve donc face à une situation largement entachée d’hypocrisie : d’un côté, il y a la proclamation d’un droit, et d’un devoir, sacrés, auxquels les citoyens des pays riches sont attachés. Ces citoyens supposent que les administrations en charge de l’application du respect du droit d’asile veillent à accorder le statut de réfugié à tous ceux qui sont fondés à s’en réclamer. De l’autre, il y a l’idée, devenue consensuelle dans les nations riches – avec le fameux « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » –, que la fermeture des frontières et le « contrôle des flux migratoires » sont des impératifs. Plutôt que d’afficher ouvertement le refus d’accorder l’asile à ceux qui ont toute légitimité à le demander, les gouvernements successifs, en Europe tout particulièrement, expliquent que le droit d’asile est « détourné », que dans la procédure se faufilent de « faux » demandeurs d’asile qui sont en fait des migrants économiques. Bien rares évidemment sont les citoyens qui ont ou se donnent les moyens d’aller y voir de plus près.
Territoire national, territoires nationaux
7En principe, c’est à la frontière que tout se joue, que se décide ou non l’admission d’un exilé sur le territoire national. Mais, les frontières ne pouvant être parfaitement étanches, des humains s’y glissent et se retrouvent sans droit ni titre sur des territoires qui sont non seulement une portion du territoire national mais aussi les territoires de subdivisions administratives : communes ou départements en France, landers, provinces ou comtés ailleurs.
8Toujours en principe, il revient à l’État, via ses services administratifs ou des organismes nationaux, de prendre en charge les exilés ainsi entrés : examiner leurs dossiers s’ils sont demandeurs d’asile, les héberger et leur allouer des moyens de subsistance durant le temps d’instruction de leur demande, et s’ils ne sont pas demandeurs d’asile, ou bien si le statut de réfugié leur est refusé, les interpeller, puis éventuellement les refouler. Cependant, les choses ne sont pas si simples, et l’État se montre parfois défaillant, ou bien certaines situations particulières placent de fait les autorités locales dans la situation de devoir trancher : soit prendre en charge tout ou partie de l’accueil d’exilés, soit s’y refuser, mais sans moyens réels pour ne pas « subir » la présence d’étrangers jugés indésirables.
9Au chapitre des défaillances de l’État, il y a beaucoup à dire. On se contentera ici de relever quelques points saillants concernant le traitement des demandes et concernant les conditions de vie des demandeurs d’asile. Les préfectures, d’une part, sont dotées de moyens insuffisants pour recevoir rapidement les personnes qui viennent retirer un dossier de demande d’asile, et les convoquent parfois plusieurs semaines, voire plusieurs mois après leur première visite. Toutes sortes d’irrégularités sont constatées tous les jours dans le traitement administratif à cette étape de la procédure, qu’il serait trop long de détailler ici : cela va du refus pur et simple d’enregistrement d’une demande à la contestation de la domiciliation fournie pour le suivi du dossier, en passant par la délivrance de documents fantaisistes. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), organisme chargé d’instruire les demandes et d’accorder ou non le statut de réfugié, a lui aussi des difficultés pour traiter les dossiers dans un délai raisonnable. Les demandeurs doivent attendre plusieurs mois, à certaines périodes quelques années, pour connaître la décision prise à leur égard.
10D’autre part, pendant toute la durée de l’instruction de leur dossier, les demandeurs n’ont pas le droit de travailler5. Ils perçoivent une allocation – quand du moins ils parviennent à effectuer les démarches nécessaires – pendant douze mois au maximum, même si l’examen de leur dossier excède une année. Normalement, un demandeur d’asile a droit à un hébergement dans des structures spécialisées, les Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), où il est censé recevoir une assistance sociale et juridique dans ses démarches. Depuis plusieurs années, les places en CADA sont notoirement insuffisantes, et plusieurs milliers de demandeurs d’asile n’ont d’autres possibilités d’hébergement que celles ouvertes à tous les sans-abri : foyers, centres d’hébergement ou d’accueil d’urgence, chambres d’hôtel payées par des organismes sociaux, etc.6.
11On peut ajouter, à ce chapitre des défaillances de l’État, ce qui n’est un motif de plainte que pour certains : les forces de police n’ont les moyens d’interpeller et reconduire qu’une minorité des étrangers non admis sur le territoire, que ce soit en tant que réfugiés ou en tant que résidents à un autre titre. Qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en réjouisse, le faire est que se trouvent résider sur le territoire français, de même que dans tous les autres pays occidentaux, de nombreux étrangers sans titre de séjour. Non officiellement accueillis, leur sort dépend de fait, pour une large part, de l’accueil qui leur est réservé dans les villes, les quartiers où ils s’installent.
12On l’a dit, certaines situations particulières, en dehors de celles qui découlent des défaillances évoquées plus haut, conduisent à ce qu’un étranger non officiellement admis sur le territoire, non officiellement accueilli, s’y trouve cependant. Ainsi, les ressortissants de telle ou telle nationalité, en fonction des événements de politique internationale, peuvent être déboutés du droit d’asile, ou peuvent n’avoir jamais demandé l’asile, er cependant se maintenir sur le sol français, échappant, même lorsqu’ils sont interpellés, à la reconduite à la frontière.
13Outre les personnes que les autorités consulaires de leur pays ne reconnaissent pas et qui ne peuvent donc faire l’objet d’une mesure dite d’« éloignement », c’est le cas de ressortissants de pays en guerre, surtout si, par exemple, à cause de cet état de guerre, le trafic aérien est interrompu. Actuellement, les Irakiens ne sont pas renvoyés à Bagdad, aucun avion civil ne pouvant se poser en Irak. Il y a peu, les Afghans, de même, n’étaient pas reconduits en Afghanistan. On dit des exilés qui se trouvent dans cette situation qu’ils sont « non reconductibles ». En fait, cette « non-reconductibilité » dure... jusqu’à ce qu’il soit à nouveau possible de renvoyer chez eux les ressortissants de la nation troublée ; dès que la situation de l’Afghanistan a connu un – relatif –apaisement, la France a recommencé à renvoyer des Afghans à Kaboul.
14Que deviennent ces exilés non reconduits ou momentanément non reconductibles ? Protégés d’un retour forcé dans leur pays, ils ne sont pas pour autant pris en charge sur le sol national. Ils sont là, sur le territoire national mais aussi, du coup, dans telle commune, tel département. À qui revient-il de les héberger, les nourrir, les soigner, les assister ? Cette question, qui est l’une des questions clés du « phénomène » Sangatte, vaut d’être posée, d’autant qu’aucun texte, aucune réglementation n’y répond...
Cachez ces exilés que nous ne saurions voir
15Dans le grand jeu qui consiste, pour les États fiches, à accueillir au titre du droit d’asile le moins possible de migrants, les pays de l’Union européenne ont ajouté, au fil de la construction de l’Union, un autre jeu selon lequel chacun cherche à s’épargner et la peine d’examiner les demandes d’asile qui lui sont faites, et les coûts et les désagréments d’une reconduite. L’idée de départ qui a été mise en avant par les différents gouvernements et par les institutions européennes est d’harmoniser les politiques nationales en matière d’immigration et d’asile, et d’en venir progressivement à traiter les questions de « gestion des flux migratoires » et l’application du droit d’asile au niveau de l’Europe plutôt qu’au niveau de chaque nation. Les accords de Dublin, en particulier, prévoient qu’est responsable pour tous les autres du traitement d’une demande d’asile le premier pays dans lequel entre un exilé, autrement dit le pays par lequel il pénètre dans l’espace Schengen. Si un migrant est découvert dans l’un des États de l’Union, ou s’il y fait une demande d’asile, alors qu’il a traversé un autre des États de l’espace Schengen, les autorités du pays qui découvrent ce migrant ont la possibilité de le renvoyer dans le pays précédemment traversé, lequel est obligé de l’admettre sur son territoire, afin de statuer sur son droit au séjour et, éventuellement, de le renvoyer dans son pays d’origine. Comme il est tout de même bien ennuyeux de mettre en œuvre ces accords dits « de réadmission », mais tout aussi ennuyeux d’examiner une éventuelle demande d’asile, le plus simple est... de fermer les yeux : « Je ne vois pas qu’un étranger est entré, je ne vois pas qu’il est en quête d’asile, je ne l’informe pas sur ses droits à le demander, je n’enquête pas non plus pour savoir si par hasard il vient de chez mon voisin », « J’espère, tout simplement, qu’il va poursuivre sa route, et s’en aller chez un autre voisin ».
16L’histoire de Sangatte, c’est cela, multipliée pat des dizaines de milliers de migrants. Tous ceux qui, cherchant à se rendre en Grande-Bretagne, se sont ainsi retrouvés dans le nord de la France étaient forcément passés par au moins un autre pays européen, lequel avait tout fait pour ne pas les voir, et ne pas avoir à les accueillir.
17On verra que depuis la fermeture du camp de Sangatte le phénomène a bien sûr continué comme avant. Mais on verra aussi que toute l’histoire du camp, de son ouverture à sa destruction, a elle-même répondu à un désir, de la part de la ville de Calais et des autorités du Pas-de-Calais, similaire à celui manifesté par l’État français et par les États européens : le désir de ne pas voir ces migrants. Sangatte, c’est l’histoire d’un accueil sous une condition expresse : qu’ils passent et ne restent pas. C’est l’histoire d’une mise à l’écart, d’une tentative éperdue de masquer un phénomène, puis d’un acharnement à disperser, pour rendre invisible.
Genèse du camp de Sangatte
18Depuis la fin des années 1980, et surtout durant la décennie suivante, des exilés du monde entier sont de plus en plus nombreux à traverser plusieurs États européens – souvent la Grèce, l’Italie, puis la France – et finalement trouver asile en Grande-Bretagne. Les itinéraires varient en fonction de nombreux facteurs ; certains passent ainsi par l’Allemagne et la Belgique, ou empruntent d’autres voies encore. Ils sont de diverses nationalités, tous jetés sur les routes de l’exil à la suite des bouleversements que connaissent tour à tour divers pays. Au cours des années 1980, cette route concerne surtout des Pakistanais et des Vietnamiens. La chute du mur de Berlin, en 1989, entraîne l’arrivée de Polonais d’abord, puis de ressortissants des autres pays de Fex-Empire soviétique, notamment des Roms, partis de Roumanie ou de la République tchèque. Viennent aussi des Chinois, des Tamouls du Sri Lanka, des Algériens et des ressortissants de toute l’Afrique noire : Rwanda et Burundi, Congo, Angola, Sierra Leone, Liberia, Ethiopie et Soudan... Il y aura des Bosniaques, des Kosovars. Plus tard, ce sera le tour des Tchétchènes, des Iraniens, puis des Afghans et des Kurdes d’Irak, d’Iran ou de Turquie.
On ne voit jamais mieux passer les migrants que... lorsqu’ils ne passent plus !
19Le chemin, géographiquement le plus évident, du continent européen vers l’Angleterre passe par Calais, qui n’est qu’à une quinzaine de kilomètres des côtes britanniques. Des années durant, peu de gens se soucient du passage de ces exilés. Certains, au rang desquels, bien sûr, les forces de police, savent bien que Calais est traversé par des migrants mais, puisqu’ils vont en Angleterre... D’ailleurs, même après l’entrée en fonction du tunnel sous la Manche, et même avec l’accroissement du trafic transmanche, les contrôles à la frontière ne sont pas très rigoureux : on craint en effet que le trafic soit ralenti par des contrôles trop lourds, ce qui ferait perdre ses atouts commerciaux au port. Jusqu’à tout récemment, les étrangers cherchant à passer en Angleterre y parvenaient donc relativement aisément, empruntant les bateaux, le train, la navette du tunnel, le Shuttle, comme piétons ou à bord d’un camion.
20Si à partir de la seconde moitié de la décennie 1980 le flux devient de plus en plus visible, c’est essentiellement parce que les autorités britanniques décident de chercher à l’entraver. Des migrants passés outre-Manche, soudain, sont refoulés, et se mettent à errer dans Calais et sa région, en attendant de réussir un second passage. Petit à petit, leur nombre augmente. Au cours des années 1990, ils sont de plus en plus nombreux à camper à l’entrée du tunnel, mais aussi dans les espaces publics de Calais, devant l’église, dans un square. Ils s’y construisent des abris de fortune. Le phénomène, qui se déroulait jusque-là à bas bruit, ne peut plus être dissimulé et suscite la compassion des uns, l’inquiétude des autres.
21Des associations locales, à partir de l’initiative de l’une d’entre elles, La Belle Étoile, créent un collectif de soutien à ces exilés. Toujours actif aujourd’hui, ce collectif s’appelle C’SUR : Collectif de soutien d’urgence aux réfugiés. Le terme retenu par ces associations est significatif : pour eux, il s’agit clairement de réfugiés, et si le terme peut-être juridiquement qualifié d’impropre (puisque, justement, ces migrants n’ont le plus souvent pas demandé et encore moins obtenu l’asile en France), il exprime la reconnaissance de la légitimité de la quête d’un asile pour les intéressés. On peur noter que ce terme de réfugié va être peu à peu adopté par tous – habitants de la région, presse, pouvoirs publics, responsables et agents de la Croix-Rouge à l’intérieur du camp de Sangatte, etc. Ceux qui continuent à privilégier l’emploi du terme clandestins font clairement montre de leur hostilité envers les exilés.
22Après la décision de fermer le centre de Sangatte, les autorités, les agents de police et de gendarmerie et d’autres se mettront à parler plus fréquemment, puis exclusivement de migrants d’abord, terme au caractère plus neutre, puis de sans-papiers et, à nouveau, de clandestins. L’évolution de la terminologie employée suit exactement l’évolution des discours tenus à propos des personnes qui transitent à Sangatte-Calais ; d’abord dépeints comme des victimes des désordres du monde, ils sont ensuite présentés comme des victimes d’illusions (sur la Grande-Bretagne, sur l’Occident, sur les réglementations nationales...), puis comme les victimes et souvent les victimes complices de passeurs (eux-mêmes systématiquement rangés dans la catégorie des mafieux et des trafiquants sans scrupule, sans qu’on aille vérifier si c’est le cas de tous les passeurs). Le « clandestin », en tout cas, est une figure de l’ombre, vaguement inquiétante. Le terme souligne l’illégalité de la présence, tandis qu’un « réfugié » a toute légitimité à être accueilli et protégé.
Sous couvert d’accueil, une mise à l’écart, et la volonté de dissuader de s’installer
23Le collectif C’SUR s’occupe dans un premier temps d’apporter une aide matérielle aux exilés-réfugiés : nourriture, couvertures, vêtements, etc. En mai 1999, il obtient même l’accord de la préfecture pour l’ouverture d’un entrepôt permettant d’offrir un hébergement de nuit mais, au bout d’un mois, le sous-préfet fait fermer ce lieu où s’abritaient environ 200 Kosovars qui désormais se retrouvent à la rue. Finalement, sous la pression des associations, le gouvernement décide d’ouvrir un autre lieu qui sera inauguré le 24 septembre 1999, présenté comme provisoire (sans que l’on sache ce qui pourrait faire cesser les raisons de son ouverture...) et ne devant pas accueillir plus de 700 à 800 personnes. La gestion de ce Centre d’accueil pour réfugiés – on est dans la période où le mot réfugié fait l’objet d’un large consensus – est confiée à la Croix-Rouge.
24Le choix du site de ce centre a sans doute été fonction de critères de disponibilité et de faisabilité, mais on ne peut s’empêcher de noter quelques-unes de ses caractéristiques. En premier lieu, le hangar de tôles qui va servir d’abri aux exilés n’a rien d’un lieu conçu pour héberger des humains : c’est un entrepôt, désaffecté après avoir été utilisé lors de la construction du tunnel sous la Manche, mais surtout, il est situé à 500 mètres de la petite agglomération de Sangatte, vers l’intérieur des terres, la commune de Sangatte étant elle-même distante d’une dizaine de kilomètres de Calais. C’est donc un lieu situé à l’écart de Calais, un lieu de mise à l’écart. Et tout laisse à penser que la volonté des pouvoirs publics a été de rendre moins visible un phénomène qu’on savait ne pas pouvoir stopper et qui ne pouvait en effet être stoppé qu’au prix de décisions politiques au niveau des deux pays concernés, la France et l’Angleterre, et aussi au niveau de l’Europe tout entière.
25En attendant ces improbables discussions politiques, on se satisfait d’avoir apporté une réponse « humanitaire » provisoire à un problème qui de toute évidence est appelé à durer et auquel on n’a en rien répondu. Mais Calais respire, la population se réjouit et fait mine de penser que puisque la honte des jardins publics transformés en bidonville a été effacée, tout est pour le mieux dans la dignité de la ville restaurée... Cependant, on fait l’économie, localement et au niveau national, d’une réflexion sur quelques points essentiels : qui sont ces jeunes hommes ? Que cherchent-ils ? Pourquoi l’Angleterre ? Et comme on tient à rester persuadé, à bon compte, que dès leur départ du petit village au Kurdistan ou des montagnes afghanes, ils ont nourri le projet de gagner l’Angleterre, le fait qu’on ne leur offre que des conditions de vie plutôt rudes, dans un hangar excentré, se trouve justifié. Ce sont des personnes en transit, qui ne veulent nullement s’installer en France, à qui on offre un abri pour les quelques jours nécessaires à la traversée de la Manche.
26Car, même si on les nomme « réfugiés », rien dans les conditions d’accueil offertes ne correspond à un accueil véritable de réfugiés, loin de là, et c’est, entre autres, ce qui légitime qu’on parle à propos de ce hangar d’un camp plutôt que d’un centre. Certes, l’essentiel est fourni : outre un toit, les exilés-réfugiés ont droit à trois repas par jour, quelques douches et quelques soins médicaux. Mais ils dorment sur des lits de camp sous des Algeco de chantier ou des tentes installés dans le hangar. Une seule couverture est donnée à chacun, même les mois d’hiver où la température atteint – 10 °C. Il n’y a qu’une quinzaine de douches pour des résidents qui seront à certains moments presque 2000, avec de l’eau chaude uniquement le matin. Les infirmiers/ères sont en nombre insuffisant. Il faut faire la queue une heure, deux heures les derniers temps, pour avoir son repas. Le hangar résonne, aucune intimité n’y est possible, etc. Le directeur du camp lui-même, d’ailleurs, expliquera à de multiples reprises qu’il ne veut pas, en offrant à Sangatte des conditions de vie meilleures, risquer de « provoquer un appel d’air ». Autre façon de dire que le plus grand soin est mis non seulement à éviter d’attirer de nouveaux réfugiés, mais aussi à ce que les personnes accueillies sentent bien qu’il n’est pas souhaité qu’il leur prenne l’envie de s’installer durablement en France.
L’Angleterre : pourquoi ?
27Les motifs de l’attrait exercé par l’Angleterre ont fait l’objet de multiples hypothèses par les commentateurs, qu’ils soient journalistes, chercheurs, élus, acteurs institutionnels, militants politiques ou associatifs. La très grande majorité d’entre eux, de quelque bord qu’ils soient, ont pensé – ou parfois fait mine de croire – que les raisons objectives de l’attrait exercé par l’Angleterre étaient telles qu’elles suffisaient à expliquaient le phénomène observé. Ainsi se trouvaient légitimées deux décisions politiques : rendre plus dures les conditions de l’accueil des demandeurs d’asile en Grande-Bretagne, et accroître la répression policière à l’encontre des candidats à l’installation dans les îles Britanniques.
28Certes, pour certains des migrants cherchant à passer outre-Manche, l’Angleterre est la destination envisagée dès le départ. Nombre des migrants qui cherchent à s’y rendre sont originaires de pays anglophones, anciennes possessions de l’empire colonial britannique, parfois membres du Commonwealth. Est née de ce fait dans ces pays une tradition de migration en Angleterre. D’une manière générale, lorsque des migrants se sont installés dans un pays, tout naturellement le nombre des migrants de la même nationalité va croître, parce que des membres de leur famille cherchent à les rejoindre. En Grande-Bretagne, le mouvement est amplifié par le développement important, commun à tous les pays anglo-saxons, de communautés nationales structurées par quartiers : Indiens, Pakistanais, Chinois, Iraniens, Afghans, etc. L’intégration (premiers subsides à l’arrivée, recherche d’un logement, d’un emploi) des nouveaux arrivants de ces nationalités est facilitée par ces réseaux communautaires.
29Une autre « supériorité » de l’Angleterre par rapport à la France semble être l’importance du travail illégal et la facilité à trouver un emploi même lorsqu’on ne dispose pas d’un titre autorisant à travailler. En outre, jusqu’à très récemment7, les conditions d’accueil des demandeurs d’asile ont été bien plus favorables en Angleterre qu’en France. Elles restent d’ailleurs plus attractives qu’en France, en particulier pour les demandeurs d’asile sans ressources : prise en charge dès l’arrivée par une ONG financée par l’État, hébergement sous certaines conditions, allocation hebdomadaire versée aux adultes, ainsi que des bons alimentaires et vestimentaires, cours d’anglais, et possibilité d’être autorisé à travailler si la demande d’asile échoue.
30En fait, une analyse plus fine permet de comprendre que la supériorité de ces conditions d’accueil n’expliquent pas qu’autant de migrants cherchent à se rendre en Angleterre. Les raisons du départ, qui à la fois sont d’une très grande variété et ont des traits communs, interviennent fortement dans le choix des itinéraires. Les uns sont partis de régions en guerre, ont voulu ou dû fuir des régimes dictatoriaux, des génocides, des déportations, la répression exercée à l’encontre des minorités religieuses ou ethniques auxquelles ils appartiennent. D’autres se sont résolus à l’exil à cause du désespoir engendré par la situation de marasme politique et économique de leur pays. Parfois, tout simplement, ils se sont sentis tenaillés par l’envie de vivre dans un pays démocratique et paisible ou, comme le disent certains d’entre eux, dans un pays « moderne ». Ils voulaient connaître la vie urbaine, dans des cités propres, riches en infrastructures. Côtoyer le bien-être matériel, même si on ne l’éprouve pas soi-même, semble, à écouter les témoignages de certains, une expérience si précieuse qu’elle fait supporter bien des vicissitudes.
31Si l’Angleterre est pour certains la destination envisagée dès le départ, pour la plupart elle n’est que le point d’aboutissement d’un long périple8. Beaucoup séjournent plusieurs mois dans un pays d’Europe, soit extérieur à l’espace Schengen, comme la Turquie, soit à l’intérieur de l’Union européenne : en Allemagne, en Italie, en France, en Belgique ou aux Pays-Bas. Dans ces pays, ils trouvent à travailler, éventuellement pour gagner de quoi payer le passeur qui les emmènera plus loin. Parfois ils y demandent l’asile. C’est alors ou bien parce qu’ils sont déboutés de leur demande, ou parce qu’ils découvrent qu’ils devront attendre de longs mois avant d’avoir la réponse de l’administration et que leurs chances d’obtenir le statut de réfugié sont maigres, qu’ils décident de chercher à gagner le Royaume-Uni.
32En somme, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé l’hospitalité à laquelle ils s’attendaient dans les divers pays traversés que beaucoup se tournent vers l’Angleterre dont ils apprennent, au gré de leurs voyages, les avantages qu’elle peut éventuellement présenter. On trouve une confirmation éclatante de ce « mécanisme », comme on le verra plus loin, dans les réactions d’exilés irakiens ou afghans qui, depuis que Sangatte n’existe plus, sont à Paris.
De l’assignation à résidence (temporaire) à Sangatte à la dispersion hors du Pas-de-Calais
33Pendant l’essentiel de la durée de vie du camp de Sangatte, les « résidents » ont été libres d’aller et venir et n’ont pas été enfermés. Dire cela et parler en même temps d’un camp peut sembler contradictoire. Or la contradiction n’est qu’apparente.
Où l’on voit qu’accueillir peut servir à circonscrire
34Chaque soir, de l’automne 1999 à l’automne 2002, de petites colonnes de réfugiés se formaient et se mettaient en route qui vers le tunnel, qui vers le port de Calais. Chaque matin, ceux qui avaient échoué à traverser dans la nuit revenaient au camp. Mais ne voir que cette liberté de mouvement, c’est sans doute se tromper sur la nature même de Sangatte.
35L’observation de quelques détails permet de s’en rendre compte. Ainsi, pat exemple, si des réfugiés étaient trouvés en ville, la police les faisait monter dans l’un des petits cars dont elle dispose pour les ramener au camp. Très souvent, les exilés plaisantaient sur ces reconduites (« taxi-Sangatte », disaient-ils), à la fois appréciées par eux car elles leur épargnaient deux ou trois heures de marche, à la fois moquées parce qu’ils comprenaient bien qu’elles signifiaient clairement une chose très simple : votre place est au camp, pas dans la ville.
36L’autorisation de circulation n’était en réalité effective que pour deux trajets : tenter le passage vers l’Angleterre et revenir au camp. Les exilés n’étaient pas à proprement parler interdits de séjour ailleurs que sur la route ou dans les installations portuaires, aucune réglementation, aucun arrêté municipal n’a été pris pour leur interdire l’accès à d’autres zones de l’espace urbain. Cependant, de fait, tout a été mis en œuvre pour qu’ils ne se mêlent pas à la population locale, pour qu’ils ne se livrent pas à d’autres activités que celle attendue d’eux : passer en Angleterre.
37Ces équipées vers Calais et vers le port n’étaient d’ailleurs pas sans danger : nombre d’exilés ont rapporté des témoignages de comportements agressifs des automobilistes circulant sur la route qu’ils empruntaient9. Plusieurs ont été frôlés à grande vitesse ou se sont sentis menacés. On connaît le cas d’un jeune Irakien sur qui trois jeunes gens de Sangatte ont tiré des coups de fusil, et qui en gardera des séquelles à vie. D’autres incidents peut-être se sont produits, qui sont restés ignorés...
38Cette sorte d’assignation à résidence que constituait le séjour à Sangatte se voit dans les diverses péripéties auxquelles ont été confrontés les exilés qui montrent que, pour les pouvoirs publics locaux comme pour une grande partie des habitants de la région, il était inconcevable qu’ils puissent participer à quelque activité que ce soit, ou même se servent des infrastructures locales. Ainsi, leur a-t-il été refusé de jouer au football sur le terrain municipal. De même, lorsque des exilés soutenus par les associations ont réclamé de pouvoir faire leurs longs trajets jusqu’à Calais par les transports en commun, le débat s’est aussitôt porté sur la possibilité de créer un service spécial de bus pour réfugiés. Enfin, l’inscription des quelques enfants présents dans le camp à l’école publique a été refusée, certes au motif que des problèmes linguistiques se posaient, mais sans que soit recherchée une façon de résoudre cette difficulté.
Le camp de Sangatte, pour un traitement « à part »
39Pendant toute la durée de vie du camp de Sangatte, un consensus a régné : les résidents du camp devaient être traités différemment des autres étrangers dans des situations similaires. L’aspect positif de ce traitement particulier était que sur les dizaines de milliers d’exilés –plus de 60 000 – qui ont transité par Sangatte, très peu ont été interpellés, placés en centre de rétention, et expulsés.
40Cependant, au début de l’existence du camp, aucun affichage, aucun moyen d’information, dans aucune langue que ce soit, ne permettait aux exilés de savoir qu’il leur était possible de demander l’asile en France et de connaître la marche à suivre pour un candidat à l’asile en France. Constat d’autant plus choquant que les ressortissants des nationalités fortement représentées dans le camp (Irakiens, Iraniens, Afghans) étaient de ceux qui, pendant ces années-là, avaient des chances d’obtenir le statut de réfugié de très loin supérieures à la moyenne des demandeurs...
41Toutefois, au bout de quelque temps, une personne a été recrutée en emploi-jeune, chargée entre autres d’informer « ceux qui le demand[ai]ent » (selon les propos du directeur du camp), sur ces démarches. Il fallait donc, pour être informé de la procédure de demande d’asile en France, et même du simple droit à déposer une telle demande, aller trouver celui qui vous y aiderait ! Si, par la suite, d’autres personnels sont venus aider cette première personne à dispenser des informations sur le droit d’asile, l’attitude générale est restée une attitude de réponse aux questions posées, non d’incitation. Lorsque les associations de soutien aux exilés ont voulu s’atteler à cette tâche, en particulier distribuer une petite plaquette en plusieurs langues sur la question, il leur a été interdit de la diffuser dans le centre. Certains agents de la Croix-Rouge en ont toutefois fait circuler, mais à l’insu des responsables du camp.
42Pendant ces trois années, le camp de Sangatte s’est donc trouvé dans une situation inédite sur l’ensemble du territoire national : alors qu’ailleurs des exilés sans titre de séjour sont considérés comme des étrangers en situation irrégulière et poursuivis pour ce délit, à Sangatte, non seulement la police n’intervenait que rarement pour sanctionner un délit de séjour irrégulier, mais, en outre, tout était fait pour que l’ensemble de ces exilés n’aient aucun droit au séjour en France...
L’après-Sangatte : effacer toute trace
43L’arrivée du nouveau gouvernement, après les élections de 2001, va changer radicalement le paysage. Déjà, pendant la campagne électorale, avait été répétée la promesse d’en finir avec le « scandale » que constituait, à Sangatte, l’attitude jugée laxiste du gouvernement précédent envers des immigrés en situation irrégulière. Nicolas Sarkozy, à peine nommé ministre de l’Intérieur, fera de la fermeture de Sangatte – dont il promet qu’elle s’effectuera de manière humaine et digne – un enjeu de premier plan.
44Ni le chapitre de la négociation franco-britannique de l’été aboutissant à l’annonce de la fermeture du camp, ni les accords rriparrires sous les auspices du HCR entre la France, la Grande-Bretagne et l’Afghanistan, ni la question du « règlement » de Sangatte10 ne seront abordés ici.
45Rappelons simplement qu’un matin de novembre 2002, alors que la fermeture effective n’avait été annoncée que pour le printemps suivant, le régime dérogatoire dont avaient joui les exilés à Sangatte a pris fin, brutalement. D’impressionnantes forces de police ont stationné à l’entrée du camp, pendant que d’autres patrouillaient dans tout le Calaisis. Interpellations, étrangers conduits dans le centre de rétention voisin, à Coquelles, délivrance massive d’arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF), la zone s’est mise à ressembler à une région en guerre. Les exilés erraient, ahuris, ne pouvant croire que Sangarre allait fermer. Dans toute la ville, on pouvait les voir, par petites grappes, les uns s’abritant dans le hall de la gare, les autres sous des porches, dans des cabines téléphoniques, partout où ils le pouvaient. Dès qu’ils devenaient un peu nombreux à un endroit, la police intervenait pour les chasser.
46Très vite, les organisations de soutien se sont rassemblées, essayant de parer au plus pressé. Plusieurs habitants de Calais ont manifesté solidarité ou compassion, proposant un abri, apportant de la nourriture. Les membres des associations se démenaient, passant du conseil juridique à la confection de repas chauds. Au bout de quelques jours, ces associations ont décidé d’occuper un local où les exilés pourraient s’abriter. Plusieurs occupations ont ainsi eu lieu, dans un gymnase, un centre commercial, une église.
47Le déroulement des journées qui ont suivi vaudrait à lui seul une description minutieuse. Le préfet et le sous-préfet essayaient de maîtriser une situation qui visiblement leur avait été imposée sans préparation. Le maire de Calais, Jacky Hénin, déclarait se réjouir de ce qu’enfin les autorités nationales prenaient la mesure d’une situation intolérable subie depuis trop longtemps par ses administrés, pour en se plaignant d’avoir été mis devant le fait accompli.
48Des négociations se sont engagées entre les exilés qui occupaient divers lieux dans la ville et, à leurs côtés, ceux qui les soutenaient, d’une part, les autorités préfectorales, d’autre part. Le collectif C’SUR expliquait qu’avec des centaines de personnes à la rue, complètement démunies, on allait retrouver la situation d’avant le camp, et réclamait un lieu d’hébergement ; en face, il lui était répondu qu’il n’était pas question de « créer un nouveau Sangatte ».
49Pendant les mois qui ont suivi, le collectif C’SUR n’a cessé de batailler pour obtenir des moyens de venir en aide aux exilés qui étaient encore là, et à ceux qui ont continué depuis d’arriver. Un financement a été accordé par le Conseil régional pour distribuer des repas. Après avoir clamé son refus de fournir toute aide qui risquerait à nouveau d’attirer ou de retenir les réfugiés dans la ville, la mairie de Calais a finalement accepté de prêter un local préfabriqué pour abriter les associations désireuses de faire de l’assistance juridique. De fait, au cours de ces différents épisodes, il apparaissait clairement que les élus locaux pouvaient à la fois réclamer du pouvoir étatique qu’il protège les « intérêts » et « la quiétude » de la population, et soutenir, même du bout des lèvres, l’action humanitaire et l’expression de la solidarité envers des migrants en situation irrégulière. Mais les limites de ce paradoxe apparaissaient elles aussi : si l’action humanitaire a pu être localement encouragée, de même qu’avait été saluée l’ouverture du centre de Sangatte, la défense du droit des exilés à séjourner durablement là où ils choisissent de s’installer est loin de faire partie des thèmes promus par des élus locaux !
Petit épilogue
50Aussitôt après les occupations dans Calais, un dispositif surprenant s’est mis en place. La préfecture a annoncé qu’à ceux qui accepteraient de demander l’asile en France, il serait proposé un hébergement « en CADA » – avec toutefois cette précision : ce serait forcément ailleurs que dans le Pas-de-Calais, la liste des lieux d’accueil étant tenue secrète. Si les associations ont commencé par dénoncer cette politique d’éparpillement et de dispersion, les militants étaient en fait partagés : comment ne pas expliquer aux réfugiés, disaient certains, qu’ils pourraient être logés s’ils acceptaient ? Ont alors suivi des scènes étonnantes, comme celle-ci : des policiers de la Police de l’air et des frontières (PAF, corps spécialement chargé du contrôle des frontières et des migrants qui les traversent) arrivent en fin de journée dans le local prêté par la mairie aux associations qui s’occupent d’informer sur le droit d’asile, et donc de convaincre des exilés d’accepter l’offre : asile contre hébergement loin de Calais. La permanente de l’association annonce : « J’en ai cinq qui sont prêts à demander l’asile » ; le fonctionnaire de la PAF répond en souriant : « Ah, j’ai fait mieux que vous aujourd’hui ! Moi j’en ai sept ! »
51Aujourd’hui, des exilés qui ont séjourné à Sangatte ou qui leur ressemblent en tous points – en tous cas par les nationalités – sont un peu partout en France. À Paris, près de la Gare du Nord, 200 ou 300 d’entre eux vivent dans la rue, espérant qu’une porte s’ouvrira pour eux en Europe. Un collectif de soutien s’est, là aussi, constitué. Comme à Calais, il mène bataille sur bataille pour faire reconnaître leur droit à être accueillis : Ville de Paris, DASS, ministère des Affaires sociales, etc. Comme à Calais, le gouvernement fait la sourde oreille, tandis que les autorités locales sont partagées entre le désir de satisfaire quelques-unes des revendications, celles d’ordre humanitaire, du collectif et la crainte de favoriser une installation plus définitive de migrants sur le territoire local.
52Leur crainte est fondée. L’expérience de ce collectif démontre une chose : dès que leurs conditions de vie s’améliorent un tant soit peu (hébergements, repas, soins, cours de français, etc.), tous les exilés, y compris ceux qui le refusaient tout net quelques semaines plus tôt, se mettent à envisager de demander l’asile en France. À l’inverse, que des problèmes surgissent, qui interrompent ou suspendent ces aides, aussitôt certains essaient à nouveau de passer en Angleterre, d’autres partent en Allemagne ou en Belgique, ou rêvent tout haut de la Norvège ou du Danemark...
53Le constat a depuis longtemps été fait que les politiques dites de contrôle des flux migratoires n’influent que de façon marginale sur la réalité des déplacements des humains sur la planète. Le premier enjeu de ces politiques est donc de masquer l’impuissance à contrôler véritablement cette circulation tout en mettant en lumière les outils et mesures de contrôle. Les camps, de quelque nature qu’ils soient, participent de cette mise en scène. Ils servent tantôt à mettre à l’écart, tantôt au contraire à rendre « visibles » l’enfermement et l’efficacité de la répression, mais leur existence même et leur taille rendent manifestes tout autant la volonté de maîtriser l’accès au territoire que l’impossibilité de contrôle effectif des frontières. N’est-ce pas au niveau local, au voisinage des camps, que vont éclater les contradictions de la prétendue « gestion » des phénomènes migratoires ?
Bibliographie
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE
Laacher, Smain. 2002. Après Sangatte... : nouvelles immigrations, nouveaux enjeux. Paris, La Dispute.
Notes de bas de page
1 Termes cités par La Voix du Nord qui, dans cette période, rapporte nombre de témoignages d’inquiétude, incidents, manifestations, aussi bien de la part des habitants de Sangatte ou Calais que de la part des réfugiés.
2 Nous choisissons ici d’employer généralement le terme « exilés », pour ne pas risquer la confusion entre l’état de réfugiés de fait et le statut donné aux personnes reconnues comme réfugiées par l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides).
3 Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, art. 13.
4 Ibid., art. 14.
5 C’est en 1991 qu’a été prise en France la décision de priver les demandeurs d’asile du droit au travail, droit dont ils jouissaient auparavant.
6 Sur tous ces points, on pourra se référer à la documentation publiée par la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), qui regroupe la plupart des associations qui défendent le droit d’asile et aident concrètement les demandeurs d’asile (secrétariat : Amnesty International, Cimade, Comede, Ligue des droits de l’homme).
7 Le durcissement des conditions d’accueil en Grande-Bretagne a fait partie du « deal » précédant la fermeture du camp, l’été 2002 : le ministre de l’Intérieur français, Nicolas Sarkozy, a demandé ce durcissement, censé dissuader les migrants de chercher à traverser la Manche par Calais, en contrepartie de la fermeture du centre, que les Anglais estimaient de leur côté être un facteur d’amplification des « flux » vers le Royaume-Uni.
8 Les travaux de Smaïn Laacher (2002), en particulier, montrent bien comment les itinéraires se construisent dans les têtes au fur et à mesure de leur construction dans la réalité : c’est au gré de la découverte des conditions d’accueil et de vie dans les pays traversés, des informations données par des compatriotes, par d’autres exilés, ou par les passeurs, que se décident les trajets des exilés et leurs points de chute.
9 J’ai personnellement été témoin, le soir de la fermeture du camp, de ce propos de la part de policiers à qui nous venions de dire que l’éclairage utilisé pour repérer dans la nuit des exilés aveuglait les automobilistes et risquait de provoquer des accidents : « De toutes façons, celui qui en écrase quelques-uns, il ne risque rien, ce sont des clandestins ! »
10 Sur tous ces sujets, on peut trouver de la documentation et des analyses sur le site du Gisti : http://www.gisti.org
Auteur
GISTI (Groupe d'information et de soutien des immigrés)
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