L’hospitalité façonnée par le droit : la loi Besson sur l’accueil et l’habitat des gens du voyage1
p. 199-234
Texte intégral
1La loi « Besson » relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, promulguée en juillet 2000, scelle le devenir-droit d’une hospitalité jusqu’ici plus souvent refusée que consentie et couronne un siècle de législations, successivement dédiées aux professions ambulantes, aux populations nomades et aujourd’hui aux « gens du voyage ». À côté des textes de police réglementant la circulation des professions ambulantes et des nomades (1912 et 1969 essentiellement) ainsi que le stationnement des caravanes (1972), est intervenu un premier article de loi imposant aux communes la construction de terrains de stationnement (1957), suivi de textes réglementaires – circulaires et décrets – préconisant l’aménagement de terrains de stationnement (1968, 1968, 1986). L’arrêt du Conseil d’État dit « Ville de Lille » du 2 décembre 1983 qui lie le droit de circuler à celui de stationner et oblige les communes à accueillir les gens du voyage pendant 48 heures donna pour la première fois à l’obligation d’accueil une valeur légale. Certains voudront inscrire cette obligation dans la loi pour la consolider, d’autres pour marquer la possibilité d’expulsion au-delà de ce délai. Enfin, l’article 28 de la loi du 31 mai 1990 visant la mise en œuvre du droit au logement et la loi du 5 juillet 2000, qui font obligation aux communes de plus de 5 000 habitants de réaliser des aires d’accueil, donnent au droit de circuler et de stationner une plus ample concrétisation. C’est toutefois dans les débats soulevés par cette dernière que se trouvent les clés de l’arsenal répressif mis en place deux ans plus tard (après un changement de majorité) par la loi d’orientation pour la sécurité intérieure, er dans le déchiffrage de ses ambiguïtés que gît la relance possible du processus de réflexion.
2L’entrée de l’hospitalité dans le droit nous invite ainsi à lire le texte de loi sur l’accueil des gens du voyage à la lumière de la grammaire hospitalière dont il s’est à la fois nourri et départi. On peut définir l’hospitalité comme un travail d’élaboration de règles visant à permettre et encadrer la relation entre « membres » et « non-membres », sachant que l’on est membre à des degrés divers et selon des intensités variables dans l’espace et dans le temps. Se placer sous cette référence revient donc à postuler que les gens du voyage ne seraient pas membres à part entière, mais précisément de quoi ? Parler de l’hospitalité, c’est en effet désigner la difficulté de s’acquitter de cette obligation au lieu de la masquer, montrer les inquiétudes et les négativités soulevées par la venue de l’autre, du surnuméraire, étranger au pays ou à la commune, évoquer les cadres et les dispositifs prévus pour déjouer et réguler les antagonismes entre arrivants et installés ; c’est nommer aussi la distance entre l’hospitalité et le droit dans la mesure où les qualités de l’hospitalité – obligation librement consentie dictée par les mœurs ou la morale requérant respect mutuel et réciprocités asymétriques de droits et de devoirs – ne sont pas transposables dans le droit qui peut être tout à la fois plus et moins, contraindre à un accueil qui n’est pas volontairement prodigué sous le signe de l’hospitalité mais qui n’équivaut pas à l’hospitalité librement consentie. C’est donc en creux et à contrepente que l’on mobilisera ici la notion d’hospitalité pour interroger le droit et révéler le parasitage de sa logique par une subjectivité qu’il a précisément pour fonction de brider. Il sera question de voir comment l’hospitalité subvertit le droit – lorsque par exemple la notion de générosité est appliquée à l’accueil des gens du voyage et la logique des droits et des devoirs appliquée unilatéralement –, mais également comment l’hospitalité est pervertie par la logique du droit –lorsque la souveraineté, le respect se muent en soumission, la réciprocité en assujettissement, la place faite à l’autre en cantonnement.
3Il ne s’agita pas, on le comprend, de la critique juridique d’un texte de loi mais de l’analyse sociologique des débats devant l’Assemblée nationale et le Sénat qui ont précédé sa publication. Une part prépondérante sera donc donnée aux écarts de langage extrajuridiques, principalement développés par les élus de l’opposition contre les dispositions soumises par le gouvernement, au cours de discussions et de propositions d’amendements. Toutefois, afin de ne pas alourdir le texte, nous n’entrerons pas dans le détail de discussions à caractère trop exclusivement technique. La discussion des articles de loi sera soumise aux interrogations suivantes. Qui accueille-t-on ? Des citoyens ou une population à part ? Qui accueille ? L’État, le département, la région ou la commune ? Sur le fondement de quelles obligations ? Quelles sont en retour les obligations des groupes accueillis et au nom de quoi ? De quel accueil s’agit-il et quels droits peuvent être revendiqués ?
L’« accueil », un simple mot ?
4L’intitulé de la loi ne prévoyait au départ que l’« accueil » des gens du voyage, l’« habitat » ayant été ajouté ultérieurement sur proposition de la rapporteure de la loi devant l’Assemblée afin d’éviter toute confusion et ne pas restreindre l’accueil au seul stationnement. Nul doute que dans l’esprit de Louis Besson, à l’origine d’une première loi sur le droit au logement, le mot « accueil » indique une disposition bienveillante dont ses opposants d’ailleurs ne cesseront de lui faire le procès en le taxant à l’envi d’« angélisme » et lui imputant de « paver l’enfer de bonnes intentions ». Le terme « accueil » a en effet été préféré à celui de « stationnement qui ne traite les problèmes qu’en termes techniques alors qu’il doit clairement s’agir d’accueillir des personnes dans des conditions dignes de notre société » (Louis Besson, AN, 23 mars 2000). Élever les gens du voyage à la dignité générale, tel est donc le sens d’une loi qui n’exigea pas moins de six lectures (trois devant l’Assemblée nationale, trois devant le Sénat), la navette entre les deux assemblées et la commission paritaire mixte ayant échoué à rapprocher les points de vue et à réduire les antagonismes entre les partisans d’une politique affirmée d’accueil censée réduire ipso facto l’ampleur des stationnements illicites, et les tenants d’une politique fermement répressive comme condition préalable au développement des aires de stationnement. Obligation d’accueil et moyens accrus d’expulsion sont, de fait, les pivots d’une loi simultanément contraignante et incitative, venue corriger l’article de loi voté dix ans auparavant, mais peu suivi d’effet2 faute d’avoir prévu les sanctions pour sa non-application, qui repose sur le principe du donnant-donnant : obligation pour les communes de participer à l’accueil des gens du voyage avec pouvoir de substitution du préfet en cas de non-exécution des aires d’accueil, aides financières accrues et moyens d’expulsion renforcés en cas de stationnement illicite3.
L’honneur perdu des accueillants
5La principale différence entre l’hospitalité domestique et l’accueil public réside dans la place donnée aux protagonistes de l’interaction. Dans la première, le pilier de l’institution est l’arrivant qui, en dépit de la souveraineté du maître de maison détenteur d’une règle qu’il devra respecter, n’est pas privé de droits : on lui doit en effet « honneur, préséance ou simplement respect, et il est jusqu’à un certain point le personnage central de l’action, le seigneur de la maison du maître » (Gotman 2001 : 94-95). À l’inverse, dans le cadre de l’accueil public, l’accueillant concentre sur lui toutes les attributions et les prérogatives pour organiser et régenter un public soumis à sa souveraineté, « captif » dit-on au sujet des bénéficiaires du logement social. Dans le cas présent, la décision de légiférer vient ainsi en premier lieu de la pression des maires qui, ayant demandé en congrès une action rapide et un signe clair du gouvernement, « ont été entendus ». Demandeurs d’une loi au nom de leurs administrés (dont il semblent toutefois être souvent eux-mêmes les administrés), ils se font l’écho d’un « climat de plus en plus tendu entre les gens du voyage et les riverains », les premiers poussés à commettre des infractions en raison du manque de place et stigmatisés pour cette raison, les seconds supportant « de plus en plus mal l’impunité sur laquelle semblent déboucher leurs infractions » (AN, 2 juin 1999). Le refus de la mise en place des aires d’accueil ne tiendrait ainsi ni au racisme ni au refus de la différence, mais au « sentiment que les gens du voyage bénéficient d’une impunité » (AN, 24 février 2000), d’une « immunité », dit-on souvent. De ces énoncés et de nombreuses déclarations analogues, il ressort qu’entre les riverains, accueillants ultimes dont les maires sont les porte-voix, et les gens du voyage, la qualification de l’antagonisme n’est pas symétrique. C’est en effet au nom d’un affect (« mal supporter ») provoqué par une impression (« le semblant d’impunité ») ou un sentiment que sera prise une loi en faveur d’accueillis dont les pratiques (« l’illégalité ») sont constatées. Quant à la raison de pratiques dommageables y compris pour leurs auteurs (« stigmatisés pour cette raison »), elle reste indéfinie (« poussés par le manque de places »). Tenu par la peur et le préjugé – par « un sentiment tenace d’insécurité et la perception d’une errance sans but », explique un député –, ce citoyen fait alors pression sur les élus et les autorités publiques pour renforcer le caractère répressif des textes en vigueur La souveraineté du sentiment l’emportera de fait chez les élus de l’opposition qui tenteront de faire plier la pratique des hôtes de passage plutôt que de fléchir le ressentiment de résidents permanents, au demeurant électeurs.
6La loi, disions-nous dans un texte précédent, veut déjouer le rejet du forain, « obtenir des citadins qu’en faisant place aux caravanes de passage, ils sachent qu’ils deviennent citoyens » (Assier-Andrieu et Gotman 2000 : 9). Cette interprétation rejoint celle qu’en donnera un député de la majorité, fort isolé néanmoins. Les gens du voyage, dit-il, « vivent mal – et c’est légitime – leur condition d’exclus », ils « vivent en liberté surveillée », subissent « discriminations, brimades et contrôles abusifs », et constituent une minorité mal comprise, économiquement marginalisée que les politiques publiques ont voulu soit exclure soit assimiler L’orateur exhorte alors l’Assemblée, pour mettre fin au syndrome Nimby, à s’interroger sur la « nécessaire transformation des mentalités » (AN, 2 juin 1999). Toutefois, pour convaincre les représentants des deux assemblées, le secrétaire d’État au logement adoptera une tout autre argumentation, fondée non pas en civisme mais en mécanique, selon laquelle l’augmentation de l’offre suffirait à réduire le stationnement illégal et, partant, l’antagonisme des parties en présence. Pour autant, un registre d’argumentation plus frontal aurait-il réussi à désamorcer le déploiement d’un discours imputant la responsabilité des tensions à des hôtes illégitimes et victimisant les résidents envahis ? Rien n’est moins sûr.
7Répétés sont en effet les schémas où les maires sont dits « sans aide », « coincés par une administration absente », « une justice attentiste » ; les citoyens « exaspérés », « attachés au chez-soi », à la « quiétude », à « leur cadre de vie » ; et les gens du voyage « en stationnement illégal », « mobiles », « insolvables », « insaisissables », « irrespectueux des droits » – ayant de surcroît choisi de vivre autrement et donc de vivre en minorité. Une minorité qui cependant jouirait souvent de « privilèges » et de droits supérieurs à ceux des « indigènes », selon le mythe de l’étranger qui exploite son hôte, abuse de l’hospitalité et la corrompt ; une minorité par ailleurs susceptible de devenir trop visible par l’effet même d’une loi qui lui est destinée, et qui risque d’attirer sur elle des sentiments renforcés de rejet, voire d’envie : « Pour nombre de nos concitoyens, l’élaboration d’un projet de loi uniquement consacré au stationnement et au logement des gens du voyage, à une période où toutes les demandes de logement à loyer modéré ne peuvent être satisfaites, est déjà susceptible d’apparaître comme un traitement “préférentiel” lié à la crainte des capacités de “nuisance” des gens du voyage » (AN, 2 juin 1999). L’hospitalité opère par réciprocités asymétriques – le maître de maison est souverain et au service de son hôte, l’hôte est prince mais soumis à l’accueillant –, le droit se fonde sur l’égalité. On voit ici resurgir les figures perverties de l’hôte « princier » comblé de préséances et du maître serviteur, entre lesquelles la loi veut rétablir équilibre et égalité.
Un hôte garanti par l’État, compensation d’un sacrifice
8De toutes les bonnes lois, il est d’usage de dire qu’elles sont des lois d’« équilibre », et le projet sur l’accueil des gens du voyage ne fait pas exception. Cependant, à l’équilibre entre les intérêts des parties s’ajoute ici celui des droits et des devoirs. Cette rhétorique introduite d’entrée de jeu par Louis Besson pour entraîner l’adhésion des maires « récalcitrants4 » devait ainsi structurer les positions (et les débats) avec d’un côté le gouvernement de la gauche plurielle, majoritaire à l’Assemblée nationale, qui voit dans l’obligation d’accueillir et la réalisation des aires d’accueil la fin (mécanique) des problèmes d’expulsion et, de l’autre, le Sénat, majoritairement à droite, soucieux avant toute chose d’évacuer du territoire communal les gens du voyage « récalcitrants » (en situation illégale) pour pouvoir proposer à leurs électeurs la réalisation d’une aire d’accueil. De cet équilibre, chacun inverse les termes en posant les devoirs d’accueil des collectivités locales comme condition de leurs droits d’expulsion ou, au contraire, les droits des collectivités locales d’expulser comme préalable à leur devoir d’accueillir. Tout au long des débats, les élus de l’opposition vont dès lors s’employer à retourner la méfiance dont ils sont l’objet pour n’avoir pas appliqué la précédente loi, afin d’arracher à l’État des garanties de leur droit d’expulser et asseoir leur souveraineté d’accueillants.
9S’il peut paraître étrange d’entamer le commentaire d’une loi sur l’accueil par l’expulsion (son dernier article), ce parti tient au fait que ce chapitre a concentré les discussions les plus nourries et les plus âpres. On n’en sera toutefois pas étonné si l’on se souvient que la première obligation de l’hôte est de ne pas usurper la place du maître de maison (Pitt-Rivers 1957) dont le premier souci sera par conséquent de la définir et la consolider ; et pour cela d’établir des interdictions. La territorialisation de l’hôte, dans ses infinies déclinaisons, de la plus souple à la plus rigoureuse, est en effet le premier opérateur de l’hospitalité (Gotman 2001 et 2003).
10Pour faire valoir leur droit d’expulser et obtenir son renforcement, les élus s’appuient non seulement sur la logique de la contrepartie (droit du maire d’expulser contre devoir des gens du voyage d’évacuer), mais aussi sur le fait que l’accueil, lui-même pénalisant, implique un sacrifice et appelle compensation : « Obligé de construire er d’aménager des aires d’accueil, le maire se verra reprocher celles-ci par les habitants du fait des troubles généralement occasionnés par les campements. » Ce sacrifice les fondera à réclamer un sacrifice équivalent des gens du voyage5, mais également de leurs protecteurs, État et police, placés en positions d’hôtes ultimes. Sut ce point sensible des expulsions, les députés et sénateurs de l’opposition invoquent en effet autant la résistance des intéressés à se plier aux décisions que les défaillances de la justice et des préfets à les faire exécuter : « En contrepartie [de l’accueil] nous réclamons donc que les gens du voyage respectent la loi er se la voient appliquer comme tous les citoyens français, ni plus ni moins, que les zones de campement ne soient pas des zones de non-droit, que la police y ait accès, qu’elles soient à dimension humaine pour pouvoir être gérées par les collectivités » (Sénat, 21 juin 2000). Cette rhétorique apparemment équilibrée met d’emblée en scène un couple d’accueillants et un double principe de souveraineté, celui des maires et celui de la police, face à des hôtes soupçonnés d’échapper aux lois. Complaisant envers les gens du voyage qu’il ne permet pas d’expulser, le texte est ainsi jugé « plus favorable à ceux qui ne respectent pas la loi qu’aux communes » (AN, 23 mai 2000). C’est donc au rétablissement de l’asymétrie en leur faveur que vont travailler les élus qui s’estiment injustement traités. Pat un jeu de mistigri, ils demandent donc à l’État de s’effacer (en renonçant au pouvoir de substitution du préfet), mais de se voir confier de réels pouvoirs d’expulsion seuls à même de contrer la révolte des électeurs : mieux vaut obliger les gens du voyage à déguerpir que d’obliger les maires à accueillir.
11L’article 9 consacré au stationnement illégal, sut lequel l’opposition concentre ses feux, comporte néanmoins des dispositions appréciées y compris d’elle. Il donne en effet aux maires qui se sont acquittés de leurs obligations la possibilité d’interdire par arrêté tout stationnement hors des aires d’accueil ; la faculté de saisir le tribunal de grande instance pour faite ordonner l’évacuation forcée des contrevenants – le juge statuant par référé et pouvant ordonner l’exécution au seul vu de la minute ; il étend enfin ces dispositions non seulement aux communes équipées mais à celles qui participent (financièrement) au schéma départemental. Cet article fera néanmoins l’objet de maintes propositions d’amendements et de sous-amendements. Parmi ceux-ci, la faculté pour tous les élus de bénéficier de la procédure d’expulsion, la possibilité de demander l’expulsion d’une caravane en stationnement illicite non seulement sur le domaine public mais sur un terrain privé – ce que l’article 9 prévoit et qui constitue, selon les termes mêmes du secrétaire d’État au Logement, une disposition limitative du droit de propriété sans précédent – cela même en l’absence d’atteinte à la salubrité, à la sécurité, à la tranquillité publique – ce qu’en revanche le même article exclut ; l’extension des procédures d’expulsion prévues par la loi lorsque l’occupation illicite d’un terrain privé affecté à une activité économique est susceptible de l’entraver (cet amendement sera repris dans le texte de loi) ; la transformation du stationnement illicite en infraction pénale ; l’instauration de pouvoirs d’expulsion extrajudiciaires ; des jugements rendus en dernier ressort non susceptibles de recours en cassation ; la possibilité pour le juge de prescrire aux personnes expulsées de rejoindre soit l’aire communale soit, si celle-ci est entièrement occupée, toute aire située dans le département ; la faculté d’immobiliser les véhicules tracteurs en cas de stationnement illicite, et de sanctionner les récalcitrants par des retraits de points de permis de conduire ; invitation est faite également à « profiter de l’occasion » pour inscrire dans la loi le principe jurisprudentiel fixé par l’arrêt Ville de Lille de la durée minimale de stationnement autorisé, maximale pour les maires, de quarante-huit heures (ou encore vingt-quatre heures) (AN, 2 juin 1999).
12Aucun de ces amendements ne sera voté en 1999, mais la plupart seront repris dans la loi d’orientation pour la sécurité intérieure, votée en 2002 – la possibilité de saisir directement le préfet sans passer par le juge et l’exclusion de la possibilité de se pourvoir en cassation contre le jugement en dernier ressort, tous deux contraires à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme, n’ayant toutefois pas reparu. Il est également significatif que l’on veuille à la fois renforcer le droit de propriété et le sacrifier, d’une part, en autorisant le maire à demander l’expulsion sur un terrain privé sans conditions dès lors qu’il s’agit d’obtenir l’expulsion des gens du voyage er, d’autre part, en immobilisant les contrevenants.
13Dans le souci de rendre effectives les décisions d’expulsion, les élus de l’opposition veulent pour leurs destinataires des moyens d’identification précis, et ajouter à la formulation de l’article 1er (al. 1er) sur « les personnes dites gens du voyage et dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles » une définition de la résidence mobile qui en préciserait la fonction de domicile permanent (moyen également d’assurer « une meilleure intégration des gens du voyage au sens fiscal », comme le dit joliment un député), ainsi que la capacité de mobilité : caravanes et camping-cars (utilisés par les gens du voyage)6. Si les dispositions de la loi, en particulier les décisions d’expulsion, s’appliquent explicitement exclusivement à ces derniers, les maires sont assurés d’obtenir la décision du juge. À défaut, « les contentieux vont exploser » (Sénat, 2 février 2000 ; 21 juin 2000). À noter que par cet amendement, nul ne songe à préserver l’exclusivité de l’accueil aux gens du voyage tant leur voisinage est peu susceptible de convoitise ; hormis le gouvernement qui feint de croire à cette interprétation pour le juger inutile ; hormis également quelques élus soucieux de ne pas y attirer des squatters indésirables ou des personnes mobiles tentées par la modicité des tarifs – elle-même liée à la modicité des équipements. Cette ambiguïté de la loi qui nomme sans nommer ses destinataires explique le rejet par le gouvernement d’amendements analogues proposant des critères d’identification variés : absence de domicile et de résidence fixes pendant six mois, détention d’un titre de circulation, appartenance à la communauté tsigane. Ce dernier, contraire au principe de l’égalité républicaine, a en effet pu être évité par le recours à la désignation euphémistique « gens du voyage » qui, pour n’offrir aucune prise à la singularisation identitaire, ne se décline pas non plus au singulier. Ce problème va ressurgir avec les propositions de recensement7.
14Ce texte, conclut indigné un sénateur, « ne prévoit aucune des protections que nous demandons en compensation » (Sénat, 23 mars 2000). Le texte modifié par le Sénat, dira un député de la majorité, devient un « simple outil visant à faciliter l’expulsion [des gens du voyage] de commune en commune. [...] La réalisation des aires devient accessoire, tandis que les pouvoirs du maire sont renforcés, le seul problème étant le stationnement illégal » (AN, 23 mai 2000). Ce régime de l’hospitalité qui repose sur la « générosité » et la « bonne volonté » de l’accueillant veut ainsi « en compensation » des hôtes garantis et certifiés par l’État : une fois les gens du voyage en règle, ceux-ci pourront alors être accueillis par les communes. Hospitalité protégée donc, réclamée pour une catégorie de citoyens sous surveillance fort éloignée du droit au logement de la loi de 1990 dans lequel étaient inclus, en tant que catégorie précaire, les gens du voyage.
Pour une protection nationale
15On doit l’infortuné succès de la phrase de Michel Rocard « on ne peut accueillir toute la misère du monde » à la non moins regrettable vérité selon laquelle toute hospitalité est limitée – ou, plus exactement, héritière et productrice de limites. Même la maison d’Abraham aux quatre portes n’était pas ouverte aux quatre vents, et exigeait de l’idolâtre qu’il laissât les poussières de l’idolâtrie à la porte, car l’entrée dans la maison d’Abraham supposait l’entrée dans la loi juive. Suspension temporaire de la séparation entre membres et non-membres, l’hospitalité découle de l’existence même de cette partition qu’elle reconvertit dans l’espace-temps de son exercice en ligne de protection. La solidarité, quant à elle, reste dans la majorité des cas limitée à un groupe défini par des critères plus ou moins rigoureux. Ainsi, comme toute mesure d’aide et de protection sociale, et à toute échelle, celle-ci doit être à son tour « protégée » par des droits d’entrée limitatifs8. L’idée du schéma national pour les grands rassemblements temporaires (différents des aires permanentes d’accueil), qui restera jusqu’au bout un point de désaccord entre élus de la majorité et de l’opposition ainsi qu’entre l’Assemblée et le Sénat qui réclamera ce dispositif par trois fois, illustre la volonté des élus d’associer à l’accueil des gens du voyage des mesures de contrôle visant à en circonscrire le bénéfice. Il s’agit en l’occurrence de placer les grands rassemblements où se mêlent nationaux et étrangers sous la tutelle de l’État. Le premier amendement déposé dans ce sens devant l’Assemblée nationale veut, en effet, « profiter du moment » pour prévoir er organiser les « transhumances » qui traversent le territoire et les migrations saisonnières de nomades amplifiées par l’ouverture de l’Union européenne, d’autant que ces populations sont aujourd’hui protégées par une législation internationale (AN, 2 juin 1999). On obtiendrait par ce moyen, explique un dépuré, une « canalisation planifiée des flots massifs » que ni le département ni la région ne peuvent organiser.
16D’après l’article ier de la loi (al. 2), c’est au schéma départemental qu’il revient de déterminer les emplacements pour l’accueil temporaire des rassemblements traditionnels ou occasionnels, et à l’Etat d’assurer leur bon déroulement grâce aux prérogatives données aux préfets sur ce point. Le gouvernement refusera le principe du schéma national en raison de la lourdeur et de la complexité d’un dispositif susceptible de retarder encore davantage la mise à disposition de terrains appropriés ; mais aussi parce qu’un tel schéma signifierait une recentralisation (contre laquelle les élus de l’opposition lutteront avec la dernière énergie s’agissant des pouvoirs de substitution du préfet9) ; enfin, il constituerait une disposition spécifique supplémentaire pour les gens du voyage et un traitement différencié non souhaitable. D’autant moins souhaitable, ajoute un sénateur, qu’il serait inopportun de voir l’État laïc prendre en charge des manifestations d’évangélisation (Sénat, 23 mars 2000). De l’aveu même de certains, ces rassemblements ne seraient d’ailleurs pas ceux qui posent nécessairement le plus de problèmes.
17À bout d’arguments, le rapporteur de la loi devant le Sénat insiste pourtant : « C’est comme si vous proposiez à l’organisation du Tour de France de déléguer à des organisations départementales la gestion de la course étape par étape, sans tenir compte de la globalité du parcours du Tour de France » (23 mars 2000). Si la métaphore cycliste n’a pas réussi à faire fléchir le secrétaire d’État, elle fait ressurgir le paradigme des toutes premières lois visant les professions ambulantes et les nomades uniquement à travers leur activité circulatoire. À défaut de schéma national, des élus proposent de fixer un seuil de cinquante caravanes (AN, 2 juin 1999) ; d’autres de dispenser les communes ayant accueilli un grand rassemblement de réaliser une aire permanente (Sénat, 2 février 2000).
Des hôtes rappelés à la loi
18Cette loi qui organise les conditions concrètes de la liberté d’aller et venir donne aux gens du voyage la possibilité de séjourner sur des aires d’accueil et, dans le cas où celles-ci feraient défaut, le droit de ne pas être expulsés. Ce droit n’est pas gratuit – un « droit d’usage » fixé par voie conventionnelle est à leur charge (art. 5). Il suppose en outre le respect de la loi : en l’espèce, que les gens du voyage s’installent sur les aires d’accueil quand elles existent. Telles sont leurs obligations, ou leurs devoirs, comme ne manquent pas de le rappeler les élus. Ce rappel à « la » loi que les élus souhaiteraient voir inscrit dans le texte autorise paradoxalement le rapprochement avec l’hospitalité, dans la mesure où il fait de l’hôte l’obligé du maître de maison, redevable de reconnaissance pour un service gratuit mais non obligatoire. Tout se passe en effet comme si le caractère généreusement consenti de l’accueil autorisait le maître de maison à exiger de son hôte qu’il se plie à ses exigences, même excessives.
Quelle loi ?
19Les exigences des élus sont en effet singulières dans la mesure où contre le droit d’être accueillis, les gens du voyage doivent non seulement respecter « la loi », c’est-à-dire la loi Besson, mais toutes les lois. Dans l’équation des droits et des devoirs, la symétrie est ainsi faussée au profit des devoirs, qu’il serait nécessaire de rappeler expressément et dont la liste s’allonge à l’envi.
20Concernant la loi Besson et les équipements mis à la disposition des gens du voyage, les énoncés peuvent révéler une conception très extensive du respect qui leur serait dû. Témoin cet amendement proposé en toute première lecture devant l’Assemblée nationale qui voudrait insérer en tête de la loi l’article suivant : « Le principe de liberté de circulation doit avoir pour contrepartie le respect des règles de stationnement et d’utilisation des aires prévues » (AN, 2 juin 1999). Outre un rappel à l’ordre qui ferait exception à la formulation générale des lois, l’article veut ainsi rapatrier une liberté constitutionnelle dans un texte législatif et la conditionner au respect de l’ordre public. Un député veut ensuite inscrire dans le même article 1er l’énoncé suivant : « Les gens du voyage ont l’obligation de stationner dans les aires prévues par le schéma départemental » (ibid). Ce deuxième amendement plus explicite, méconnaissant le droit à la propriété des gens du voyage ainsi que leur droit à stationner dans les communes non inscrites dans le schéma départemental, limiterait la liberté de stationnement aux seules aires d’accueil en imposant un principe de résidence obligée ; ce qu’un élu visiblement étourdi s’était pris à croire, lorsqu’à la mise au point du rapporteur il s’écrie : « Vous envisagez déjà qu’on puisse les tolérer ailleurs ! » (AN, 24 février 2000). Réitérant ce type de demande en deuxième lecture, un député exigera contre la garantie de la liberté d’aller et venir que « des prescriptions claires sur les obligations des gens du voyage figurent expressément dans la loi [...] pour cette catégorie de population » (AN, 24 février 2000). Imagine-t-on une loi sur le logement social prévoyant que les ayants droit doivent respecter la loi ? Ce rappel à l’ordre fait penser aux procédures d’accès à la nationalité de certains pays qui informent solennellement les impétrants des règles de vie sur leur futur territoire d’accueil. Il sous-entend que les gens du voyage, étrangers à la nation, doivent pour y entrer avoir connaissance de la loi qui régit leurs lieux de vie. Un député, animé du désir de cultiver « les traditions françaises d’hospitalité et d’accueil », ne souhaite-t-il pas les voir élargies « pour tous les étrangers », dans le respect des lois de la République. Ainsi s’enclenche une logique conditionnelle de l’accueil, en contradiction avec la liberté de circuler « et donc de stationner », cette dernière incomplètement admise. À ces mots de Louis Besson, un député s’écria en effet : « Circuler, pas stationner ! » (AN, 22 juin 2000), toujours selon le paradigme des premières lois de contrôle de la circulation des gens du voyage sur le territoire français.
21De surcroît, tout au long des débats, les devoirs des gens du voyage s’étendent à tous les domaines – respect de la propriété, des obligations scolaires, fiscales, voire des conditions de nationalité –, de nombreux orateurs contestant l’efficacité d’une loi réduite à l’accueil et à l’habitat et appelant de leurs vœux une loi spécifique et globale sur les gens du voyage. « Vous n’organisez qu’un contrôle bien insuffisant des arrivées en provenance des pays de l’Est ; l’inégalité devant le fisc et devant la législation sur les activités économiques continuera par ailleurs à alimenter la méfiance. Enfin, l’absence de mesures en faveur de l’organisation et de la responsabilisation des gens du voyage interdira de remédier à la disparition des “patriarches” et rendra bien difficile la négociation avec ces groupes », affirme un député (AN, 23 mai 2000). Cette loi est ambiguë, dira un autre dépuré oublieux de l’universalité du Code pénal, dans la mesure où toutes les obligations des gens du voyage ne sont pas précisées et que « rien n’est dit sur d’autres obligations qui leur incombent, par exemple en cas de vandalisme » ; il réclame soit une mesure spéciale, soit de spécifier dans la loi que les gens du voyage sont également soumis au Code pénal (AN, 2 juin 1999) – Plus généralement, il est regretté que le texte de loi n’ait pas explicitement défini les devoirs des gens du voyage, laissant ainsi penser qu’« ils n’ont que des droits », quand ce n’est pas « tous les droits ».
22Au Sénat, le ton n’est pas différent. « Nous ne pourrons pas répondre à un besoin d’habitat traditionnel sans offrir un nombre de places suffisant, ni faire face au mouvement de rejet de la différence par la population sans qu’un équilibre soit bien perçu entre les droits et les devoirs », affirme un sénateur (Sénat, 2 février 2000). La « tolérance » envers les gens du voyage et l’« acceptation » de leur tradition fonde la société d’accueil à souligner leurs devoirs, « exiger le respect de la loi », réclamer des gages de loyauté et, finalement, faire acte d’autorité. Tout se passe comme si, la République s’étant écartée d’elle-même en consentant une loi spécifique pour une catégorie de la population définie par une façon de vivre, une culture, une histoire particulière, celle-ci devait en payer le prix en s’effaçant de l’espace public – la première qualité de l’hôte n’est-elle pas d’être effacé ? – en donnant des garanties à ses hôtes, en payant d’avance. Et si Louis Besson prend soin de limiter la demande de conformité des gens du voyage aux « dispositions régissant leurs conditions d’accueil dans les communes sur lesquelles leur vie les conduit », celle-ci n’en constitue pas moins la « contrepartie » appelée par les « efforts réalisés par la collectivité nationale et locale » (AN, 2 juin 1999). Plus qu’au registre du droit, le vocabulaire emprunte à la théorique d’une hospitalité contractuelle qui se prête à toutes les projections et déclinaisons suscitées par la défiance10.
Les aires d’accueil : dispensaires de l’urbanité
23Outre l’emplacement, la destination et la capacité des aires d’accueil, le schéma départemental doit préciser la nature des actions à caractère social destinées aux gens du voyage qui les fréquentent (art. ier, al. 2). Leur financement incombe à l’État, aux départements et aux organismes sociaux concernés, et les modalités de leur mise en œuvre sont fixées par une convention avec le gestionnaire de l’aire d’accueil (art. 6). Ces dispositions s’inscrivent pleinement dans le traditionnel couplage de l’action sociale et de la politique du logement social dont la mise en place s’est constamment accompagnée, à des degrés divers, de mesures éducatives et même rééducatives (à l’hygiène, à l’habiter, à la scolarisation, à l’intégration, à la citoyenneté...) ; une articulation qui trouvera d’ailleurs, dans la loi de 1990 sur le droit au logement, un regain de vigueur et sera « scellée » dans ce qu’il est convenu d’appeler désormais le « logement très social » (Ballain et Maurel 2002). Avec un vocabulaire actualisé, ces dispositions s’inscrivent également en droite ligne dans la visée rééducatrice qui oriente, depuis la guerre, les prérogatives politiques en direction des nomades considérés au départ comme dangereux à l’égal des vagabonds, puis handicapés par leur mode de vie et par suite susceptibles de réadaptation, avant d’accéder à une reconnaissance culturelle consacrée par le droit européen. Aujourd’hui, la réadaptation fait place à l’adaptation (à travers l’habitat adapté notamment), et l’intégration à l’insertion, cette dernière, plus ponctuelle, n’en appelant pas à l’intégrité de la personne (ni à celle de l’entité d’accueil) mais à des capacités pragmatiques mobilisables à partir de dispositifs ad hoc. Cette offre d’accompagnement social n’est toutefois pas suffisante aux yeux de l’opposition qui voit dans cette loi l’opportunité de maximiser l’offre et, partant, d’accroître les obligations de ses hôtes.
24Suivant le principe qui fait peser la charge de l’inhospitalité sur les arrivants, les problèmes sociaux, éducatifs et économiques auxquels sont confrontés les gens du voyage provoquent, en effet, l’incompréhension de la population sédentaire (AN, 2 juin 1999). Saisir l’occasion de ce texte de loi pour faire progresser les questions d’intégration sociale, économique et citoyenne, contribuerait ainsi à « faire entrer les gens du voyage dans une logique globale de responsabilité » et permettrait à la population sédentaire « de mieux les accepter » (Sénat, 2 février 2000). Des mesures de normalisation seraient donc à préconiser en plusieurs directions : supprimer, comme on l’a vu, le carnet de circulation « indigne de l’esprit humaniste », faciliter l’accès au compte bancaire, créer des domiciles de secours, mettre en place des assistantes sociales spécialisées ; mais aussi renforcer le contrôle scolaire11 », améliorer le contrôle des ressources, lutter contre l’usure dans les clans, traiter les « zones de non-droit itinérantes » créées par la drogue, inciter les gens du voyage à s’embaucher et, pour finir, régler le problème de l’afflux des gens du voyage en provenance des pays de l’Est qui hésiteront d’autant moins à s’installer sur le territoire national qu’il sera équipé en aires d’accueil. Un amendement propose ainsi que les obligations des gens du voyage en termes de scolarisation, d’alphabétisation, de respect de l’ordre et de la salubrité publics soient précisées « dans le schéma départemental ». « Il n’existe pas d’obligations spécifiques aux gens du voyage », répond Louis Besson pour repousser l’amendement, mais seulement des besoins liés à leur insertion que le schéma départemental veillera à prendre en compte ; le respect de l’ordre et de la salubrité publics, en tant que loi générale, ne peut figurer dans un tel schéma (AN, 2 juin, 1999). La volonté de légiférer et d’encadrer l’ensemble de la vie des gens du voyage pour dispenser l’urbanité nécessaire à leur voisinage entraîne en effet les élus à en oublier le droit commun et les lois existantes. « Vous ne prévoyez aucune mesure dissuasive contre le travail au noir » pour des citoyens qui doivent « se soumettre comme les autres au code du travail », tempête un député qui visiblement pense moins vite qu’il ne parle. De fil en aiguille, la multiplication des propositions de sanctions de toutes sortes réclamées pour les « viviers de délinquance » que sont devenues les aires d’accueil transforme peu à peu un projet de loi sut l’habitat en un texte sur le contrôle des gens du voyage.
25Les commissions consultatives associées à l’élaboration du schéma départemental sont également, au cours des débats, l’objet d’une attention particulière. Leur composition répond à l’objectif d’une consultation élargie réunissant les protagonistes concernés : représentants de l’État, du département et de leurs services, représentants des communes et des gens du voyage (art. ier, al. 4). Des sénateurs veulent y impliquer un échelon territorial supplémentaire et introduire un représentant de la région, tandis que certains députés, pour renforcer la « médiation », souhaitent interposer entre les instances d’accueil et les gens du voyage les associations qui interviennent auprès d’eux (réduisant du même coup leur poids relatif) – Ces associations agissent en effet fréquemment en lieu et place des assistantes sociales trop peu nombreuses pour assurer le service dans les départements « difficiles » et auprès de populations réputées telles. Il est également argumenté, à l’appui de cette proposition, que les « représentants [des gens du voyage] sont très disparates et ne sont jamais les mêmes » (AN, 24 février 2000), mais contre elle, que certaines associations « de défense » des gens du voyage parlent davantage « en leur nom propre » qu’au nom de leurs clients (AN, 24 juin 2000). Si, dans sa rédaction initiale, l’article n’excluait pas cette possibilité, l’amendement sera toutefois voté et la présence de ces associations figurera explicitement dans le texte de loi. Il est intéressant de noter que la question de la représentativité des membres des commissions départementales n’est soulevée que pour les gens du voyage dont la légitimité est ainsi indirectement mise en cause, et revient dans toutes les discussions qui entourent cette législation, tantôt pour réfuter les associations trop pugnaces, tantôt pour disqualifier leur légitimité religieuse. Nul ne relève, en revanche, la contradiction d’une « représentativité » qui n’est consacrée que par la nomination. Tous les membres des commissions départementales sont en effet nommés par le préfet, mais les membres des services de l’État ès qualités et les maires après désignation par leurs associations départementales quand elles existent.
Une loi pour une population « à part » ?
26Comme nous l’avons vu12, la loi Besson prend grand soin de ne pas introduire dans son article 1er une définition des gens du voyage fondée sur des critères « socioculturels » (en fait d’origine) « incasables dans le droit français » (Assier-Andrieu et Gotman 2002 : 211), qui de surcroît laisseraient la porte ouverte à une éventuelle revendication de statut. Là toutefois résiderait, selon Jean-Michel Belorgey, la carence majeure d’un texte qui, de peur de nommer une population spécifique et déroger aux sacro-saints principes de la Constitution, voudrait déjouer le rejet des gens du voyage « par une simple équation spatiale » et s’interdit, ce faisant, tout travail pédagogique. Or, poursuit Jean-Michel Belorgey, traiter l’ensemble des problèmes et non pas seulement celui du stationnement supposerait qu’ils fussent nommés « avec la délicatesse et la prudence qui s’imposent [...] non pour faire des réserves indiennes, mais pour appréhender la diversité des populations et des problèmes qui se posent, leur articulation, la part de solutions très spécifiques, la part de solutions de droit commun et les précautions de toutes natures contre les ostracismes coutumiers » (Belorgey 2000 : 38).
27Le « pragmatisme » dont se revendique Louis Besson chaque fois que les élus proposent des amendements susceptibles de mettre en péril le fragile échafaudage d’une loi conçue pour faire justice à une tradition fera ainsi barrage à tout ce qui entraînerait le législateur hors des clous. Les amendements proposés, il est vrai, sont principalement motivés par le souci de décharger les communes et contrôler l’accès des gens du voyage aux aides qu’ils pourraient solliciter. Ainsi, les députés demandent que les départements puissent bénéficier de la compensation financière des nouvelles charges imposées par la création des aires d’accueil – entorse au principe de la dotation globale qui n’a pas vocation à financer des dépenses particulières en faveur de telle ou telle catégorie de population (AN, 2 juin 1999). Sous couvert de connaissance des besoins, de contrôle plus efficace aussi, les élus demandent également que l’obligation d’un recensement figure dans l’article ier de la loi (AN, 2 juin 1999)13, soumettant l’accueil à une preuve d’appartenance et omettant une fois encore que les gens du voyage sont soumis au recensement général de la population. À un sénateur qui réitère la demande, Louis Besson répond : « Vous serez très rapidement contraint d’en arriver à des interrogations sur l’origine ethnique des gens du voyage sédentarisés. Ce n’est pas du tout raisonnable, et ce serait ouvrir la voie à une démarche au terme de laquelle nos valeurs fondamentales, largement partagées dans notre République, seraient bafouées » (Sénat, 2 février 2000).
28Tel le retour du refoulé, ce que l’initiateur de la loi voulait éviter –légiférer pour une population ethniquement ou culturellement définie – revient en force dans les propositions d’amendement qui, au lieu de s’en tenir à une question spécifique, veulent traiter le groupe dans sa totalité, en tant que totalité. Comme route démarche visant à améliorer l’intégration d’une population désignée (son premier objectif), l’extension souhaitée de la loi sur l’accueil et l’habitat des gens du voyage contribue simultanément à un surcroît de dispositifs dédiés, d’encadrement quand ce n’est pas de surveillance et, finalement, de séparation. Ces effets « non voulus » de la loi sont cependant si réguliers er si répétés qu’ils amènent à s’interroger sur le sens d’une hospitalité différée qui prolonge les périodes de stage et reconduit sans cesse de nouvelles épreuves probatoires.
29Si la loi manifeste une volonté d’accueillir, elle ne dit ni qui, ni à quoi, une ambiguïté tout entière contenue dans la désignation des destinataires de la loi : les personnes dires « gens du voyage », petit mot qui traduit bien le choix d’une acception socialement construite de l’identité ménageant aussi bien l’hétéro-désignation commune et administrative que l’auto-désignation, à l’exclusion de toute définition générique. Une ambiguïté également visible dans la formule résumant l’enjeu d’une loi qui, voulant faire droit à une différence sans pour autant la légitimer, vise « la cohabitation harmonieuse de tous, par-delà les différences sociales et culturelles » (AN, 2 juin 1999). Cette ambiguïté qui permet d’énoncer l’altérité pour aussitôt l’écarter et prétend ne répondre qu’à des difficultés matérielles – et non au désir de se regrouper sur une base culturelle – trahit cependant le principe d’universalité de lois comparables fondées sur des caractéristiques contingentes (âge, handicap, etc.) dans la mesure où les destinataires de la loi ne sont pas toutes les personnes vivant en caravane tractable de façon permanente mais seulement les gens du voyage. Or d’après une enquête réalisée dans le département de l’Oise, ceux-ci ne représentent qu’une minorité par rapport aux habitants dits du « quart monde » (Assier-Andrieu et Gotman 2002 : 211) qu’un élu ne voulait pas voir squatter les aires d’accueil. Invoquer la tradition pour déclencher la solidarité nationale, est-ce productif pour combattre les pratiques discriminatoires ? nous demandions-nous lors d’un colloque sur la loi Besson (Assier-Andrieu et Gotman 2000 : Introduction). « Si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, écrit Louis Dumont, ils réclament l’impossible, [...] Il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon l’Autre : la hiérarchie et le conflit. » Le conflit a le mérite de la simplicité, « la hiérarchie entraîne une complication semblable à celle de l’étiquette chinoise » (Dumont 1983 : 298). Dans le cas présent, les avocats de la différence n’étant pas les personnes concernées mais la population englobante, il apparaît que préserver l’altérité ait surtout été prétexte à la soumettre et que l’altérisation négative des gens du voyage n’ait emporté qu’un surcroît de devoirs.
Rétablir la souveraineté des maires sur le territoire d’accueil
30Favorables à la prise en charge étatique des grands rassemblements, les élus veulent, en revanche, avoir seuls la maîtrise des aires d’accueil permanentes, ainsi établir une claire division du travail en opposition avec le projet de loi. Selon ce dernier, le schéma départemental prévoyant les secteurs d’implantation géographique des aires d’accueil et leur capacité est en effet élaboré par le préfet et le président du Conseil général et signé par eux dix-huit mois après publication de la loi – à défaut de ce dernier, par le préfet seul (art. ier, al. 2) –, les élus municipaux n’étant consultés que pour avis, de même que la commission consultative à laquelle un certain nombre d’entre eux ont pu participer (art. 1er, al. 3). Au regard des attributions du binôme composé des instances étatiques et politiques du département, les maires ont, de fait, des compétences réduites qui se limitent à la mise en œuvre d’un schéma auquel ils n’ont donné qu’un simple avis, et à la gestion directe ou indirecte des aires d’accueil (Massot 2002 : 48). Si leur participation active à la phase de consultation représente à l’évidence un gage de réussite, la décision, comme dans l’article 28 de la loi de 1990, ne leur revient en aucune manière. Le souhait que « les élus locaux prennent davantage de place et participent davantage aux choix dans les décisions politiques » (Doutreligne 2000 : 18) trouve en effet sa limite dans la garantie de la solidarité nationale que l’État entend apporter pour éviter les dérives de la décentralisation, er dans les moyens qu’il doit se donner lorsque les collectivités locales ne la mettent pas en œuvre. Le raisonnement est le même que pour le logement social. Cette clause qui n’est pas de simple style vient, on l’a vu, sanctionner le désintérêt des élus pout la loi précédente. Interpellé à plusieurs reprises sur le (mauvais) esprit du projet de loi, le secrétaire d’État au logement, maire lui aussi, n’en fait pas mystère lorsqu’il dénonce la politique du pire menée par certains de ses confrères : « non seulement les communes qui ne respectent pas la loi se sont défaussées sur celles qui la respectent, mais elles ont contribué à faire percevoir l’accueil des gens du voyage comme une question insoluble ! » (AN, 23 mai 2000) –allusion aux effets pervers des timides débuts d’application de l’article 28 de la loi de 1990 qui, en provoquant un afflux de candidats dans les communes équipées, ont amplifié les stationnements illicites en leur propre sein et ainsi « démontré » l’injustice de la loi. Un député de la majorité ne manquera pas lui non plus de rappeler à leurs responsabilités les communes « qui refusent systématiquement d’assumer leurs obligations » dans ce domaine comme dans celui du logement social (AN, 2 juin 1999).
31L’adoption unilatérale du schéma départemental par le préfet, mal nécessaire pour les uns, inacceptable pour les autres, constitue, avec le pouvoir de substitution du préfet la plus sérieuse pomme de discorde entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Comte les nombreux amendements visant à imposer la signature conjointe du préfet et du Conseil général, Louis Besson, comme pour la question de la substitution du préfet, rappellera chaque fois que le caractère dissuasif de mesures conçues pour ne pas avoir à être appliquées est nécessaire. En contradiction cependant avec lui-même, il fera remarquer que l’absence de signature du Conseil général pour les schémas existants ne l’a pas été en raison du désaccord du président du Conseil général mais parce que celui-ci « refusait de faire savoir qu’il était d’accord » (AN, 2 juin 1999). La loi pourrait-elle ainsi prémunir les élus contre l’impopularité de telles décisions et entériner en quelque sorte leur désengagement ? À en juger par la revendication de certains maires que l’État informe publiquement les habitants de l‘obligation dans laquelle sont placées les communes de réaliser une aire, il semble que ce soit le cas. Cette tactique sera explicitement revendiquée en d’autres occasions14.
32La formule de la signature par le seul préfet en cas d’abstention du président du Conseil général qui figurait dans l’article 28 de la loi de 1990 fut votée à l’époque y compris par l’opposition. Qui plus est, cette formule n’est pas spécifique à l’accueil des gens du voyage puisqu’elle s’applique également aux Plans départementaux d’action pour le logement des populations défavorisées, qui ont été signés en temps voulu, sans qu’il ait été nécessaire de faire appel à cette disposition. Les interprétations de ce précédent divergent toutefois, les partisans du recours au préfet seul y voyant la preuve de la portée incitative de la formule, les opposants au contraire celle de son inutilité. De même, si Louis Besson voit dans ce changement d’attitude la manifestation d’une « régression », les élus de l’opposition y voient au contraire un signe de « progrès ». La revendication de la double signature sans possibilité de dérogation et, à travers elle, du pouvoir de l’élu local sur le schéma départemental répond, comme la plupart des amendements déposés par l’opposition, à une volonté accrue de protection des frontières et de la souveraineté sur les territoires locaux encouragée par la décentralisation, par les réflexes sécuritaires également. Le changement survenu dans l’intervalle, explique un député, réside dans la disparition du rideau de fer qu’il faut remplacer d’une manière ou d’une autre, notamment par l’introduction de frontières intranationales.
La libre administration pour l’accueillant
33Les élus souhaitaient, on l’a vu, « échanger » le pouvoir de substitution du préfet contre des moyens accrus de police et pour cela supprimer la poutre maîtresse du projet de loi. Innovation majeure de la loi, l’État peut en effet, aux frais de la commune défaillante, acquérir les terrains, réaliser les aires d’accueil et les gérer en son nom si celle-ci ne l’a pas fait dans les deux années suivant la publication du schéma départemental (art. 3). L’article soulève une tempête parmi les députés de l’opposition et plus encore parmi les sénateurs qui tenteront de s’y opposer jusqu’au bout, « sapant » le dispositif tout en cherchant à augmenter significativement les pouvoirs des maires. Ainsi le Sénat devait-il adopter à chacun de ses trois votes un projet amputé de son article principal, « dénaturé » et « vidé de sa substance » au dire de la majorité, équivalent de l’article 28 de la loi de 1990 « les moyens financiers de l’État en plus » (Sénat, 24 février 2000).
34À travers ce pouvoir de substitution appliqué ici « à un problème difficile » – comme il l’est dans de nombreux textes relatifs à la sécurité ou à l’obligation scolaire, rappelle Louis Besson (Sénat, 21 juin 2000) –, les élus de l’opposition voient une confirmation de la volonté recentralisatrice de la majorité et du procès d’intention intenté aux collectivités locales déjà manifestes dans la loi sur la Solidarité et le renouvellement urbain. Les contraintes imposées aux maires – et à eux seuls – sont telles, explique un député, que ce texte ne leur semble pas destiné. Bataille de fond ou de principe ? Se prévalant de l’avis des représentants du corps préfectoral lui-même, le rapporteur devant le Sénat confiera, lors de l’ultime séance, ne pas croire « un seul instant à la capacité de contrainte du préfet » (Sénat, 21 juin 2000).
35Outre que ce pouvoir de substitution du préfet bat en brèche le principe de libre administration des collectivités territoriales, la contrainte qui en résulte ne serait acceptable que si elle pesait également sur tous, les maires et les gens du voyage, et si le préfet avait de réels pouvoirs d’expulsion. À défaut d’en être assurés, les élus de l’opposition se refusent donc à subir la sanction préfectorale. En revanche, que ces pouvoirs leurs soient garantis, qu’il y ait une obligation de résultat des mesures d’expulsion, et ils sont prêts à s’engager dans l’installation des aires d’accueil. « La République, par ses lois, a besoin d’être chez elle partout », rétorque Louis Besson (Sénat, 2 février 2000), et le principe de la libre administration vaut dans le respect des lois. Contre la vision ultralibérale de communes transformées en « petites républiques autonomes », le secrétaire d’État au logement rappelle que les frontières territoriales ne sauraient faire barrage au menu républicain : « La décentralisation n’autorise pas les élus à choisir à la carte les lois qu’ils entendent appliquer ! » (Sénat, 23 mars 2000). À ceux qui proposent alors, à titre de compromis, une pénalité financière analogue à celle qui est imposée aux communes ne remplissant pas leurs obligations en matière de construction de logements sociaux15, Louis Besson oppose l’argument de l’inefficacité attesté par l’évaluation de cette loi, et de l’inéquité d’une disposition qui permet, moyennant finances, de se soustraire à ses obligations (AN, 2 juin 1999).
L’élargissement des marges de manœuvre
36L’hospitalité, on l’a vu, est un jeu à trois qui fait intervenir l’État en tant que tiers, celui-ci réclamé par les élus quand il permet l’expulsion, mais rejeté dès lors qu’il les oblige à accueillir. Afin de contrebalancer la souveraineté de l’État et pour pouvoir se ménager des portes de sortie, les élus tenteront d’y inclure un quatrième personnage acquis d’avance à leur cause. Parmi les moyens souhaités pour mettre en œuvre – ou différer – leurs obligations, les élus de l’opposition proposent en effet de recourir à l’enquête publique préalable, tirant argument du fait que la loi l’exige pour les campings, les installations sportives et bien d’autres bâtiments publics dont le choix est suffisamment « stratégique » pour être entouré de garanties (AN, 2 juin 1999 ; AN, 23 mai 2000). Une procédure légale dont le secrétaire d’État souligne tout d’abord la complication, en contradiction avec le souci maintes fois manifesté par les maires de voir leur tâche simplifiée, mais dont il récuse vigoureusement les connotations à travers l’association ainsi postulée entre aires d’accueil, centrales nucléaires et autres équipements dérangeants, polluants ou considérés comme porteurs de « nuisances » – terme précisément invoqué par l’opposition pour justifier la hauteur des compensations réclamées à l’État. L’utilité publique des aires d’accueil pour l’habitat des gens du voyage ? Le voisinage des mots agira comme toutes les formulations condensées de ce type et provoquera chez le secrétaire d’État des rapprochements malhabiles. Sa conclusion sera toutefois dépourvue d’ambiguïté. « L’accueil des gens du voyage, ne peut résulter d’un choix, c’est une nécessité. Il va de soi et n’a pas à être soumis à une enquête d’utilité publique » (AN, 24 février 2000).
37Les amendements réclamant l’inscription de l’emplacement des aires d’accueil au Plan d’occupation des sols de la commune se réclament de la même logique. La soumission de l’accueil des gens du voyage à la négociation locale aurait le mérite, selon leurs défenseurs, d’anticiper les difficultés prévisibles au moment de leur désignation. Cette exigence se heurte là encore au principe de non-différenciation des populations, les zones d’habitation inscrites au POS étant uniquement fondées sur le critère de constructibilité du terrain et prévoyant indistinctement « tous les besoins en termes d’accueil humain ». Mais la représentation concrète de l’aire d’accueil est si ténue et son équipement si sommaire que, pour les élus réclamant cette disposition, la constructibilité n’est précisément pas en cause : « Une caravane, rétorque l’auteur de l’amendement, ce n’est pas la même chose qu’un bâtiment ! » (AN, 24 février 2000).
38Toujours soucieux de rapatrier la souveraineté de l’accueillant dans un espace de décision moins contraignant et de substituer à la tutelle étatique une aire de confiance entre pairs plus proches des réalités du « terrain », les sénateurs plaident pour le « contrat » entre État et collectivités territoriales et des modalités de concertation élargies aux échelons départemental et régional. Ils demandent également la suppression du seuil des 5 000 habitants qui concentre l’obligation d’accueil sur les communes les plus peuplées et limite les possibilités de négociations avec des communes moins peuplées, a priori plus propices à l’accueil de populations surnuméraires. Imposer l’obligation à toutes les communes, y compris rurales, lèverait l’obstacle rencontré pour l’implantation des aires d’accueil dans les zones urbaines déjà denses, objectif qualifié d’« irréaliste » et en grande partie responsable de leur rareté, estiment-ils. Plus rationnel, le report des aires d’accueil sur des territoires ruraux « dans des conditions bien plus agréables [sic] pour les gens du voyage et bien plus sécurisantes pour les habitants des agglomérations urbaines » (Sénat, 21 juin 2000) présenterait a contrario l’avantage de satisfaire toutes les parties à moindres frais. Il apporterait la sécurité voulue aux accueillants et, aux gens du voyage éloignés des territoires les plus attractifs, une préférence rurale en contradiction avec un mode de résidence en majorité concentré dans les agglomérations moyennes et grandes. L’amendement voté par le Sénat sera toutefois repoussé par le gouvernement et la majorité pour une raison stratégique sans rapport avec les arguments développés par les élus de la majorité. En étendant l’obligation de créer des aires d’accueil à l’ensemble des communes, un tel amendement laisserait en effet à toutes la possibilité de se récuser, ce contre quoi le seuil, qui oblige un sous-ensemble de communes à s’exécuter, constitue une garantie minimale.
39Le Sénat veut également pouvoir réduire l’accès des gens du voyage au sein même du territoire communal en modifiant les barèmes d’entrée et en demandant que soient intégrés dans l’offre existante non seulement les aires d’accueil mais également les terrains familiaux (Sénat, 23 mars 2000) ; substituant, ce faisant, au critère « équipement » une entrée par la « population ». Il s’agirait en effet, pour déterminer les besoins restant à satisfaire, de décompter tous les gens du voyage résidant au sein de la commune, qu’ils soient sur des aires d’accueil ou sur des parcelles individuelles16. Une méthode qui n’est pas sans résonance avec la règle du quota qui limite à 3 % de la population municipale le nombre de gens du voyage susceptibles d’être rattachés administrativement à une commune17. C’est d’ailleurs de cette règle existante que s’inspire une autre proposition visant à établir un équilibre numérique entre la population communale et la population accueillie, appelé en d’autres circonstances, mais en général pour des populations « étrangères », seuil de tolérance (Sénat, 2 février 2000).
40Ces revendications visant, d’une part, à accroître la souveraineté des accueillants sur le choix d’accueillir et, d’autre part, à limiter l’accès des accueillis aux ressources territoriales se situent dans un renforcement de la logique asymétrique de l’hospitalité qui, du coup, la fait basculer vers son contraire : l’inhospitalité. L’hospitalité veut en effet que l’hôte soit par définition dans le besoin : besoin de maison s’il se trouve à l’étranger, besoin économique s’il est dépourvu de moyens. À cette privation, il sera répondu par des égards variables selon son statut, et le pauvre généralement admis à la place du pauvre.
41Pauvre, mais d’autant plus coûteux. Ainsi, outre les aides à l’investissement et à la gestion des aires prévues par la loi, les élus réclament le financement programmé des réparations nécessaires pour faire face aux dégradations infligées par les occupants (elles aussi programmées ?) (Sénat, 2 février 2000 ; AN, 23 mai 2000). Stratégie de défiance er de défense qui préjuge de l’inefficacité de la loi et du caractère foncièrement dégradant de la présence des gens du voyage. Se défendant toutefois de tout procès d’intention à leur égard, les élus invoquent les aires de repos d’autoroutes également sujettes au vandalisme – renvoyant une fois de plus les bien nommés gens du voyage à leur territoire d’élection. Peu enclins à croire, comme les y invite Louis Besson, que l’offre enfin convenable d’aires d’accueil mettra fin à ces pratiques ainsi qu’aux impayés, les élus campent sur une position défensive de neutralisation de l’hôte déjà mise en pratique dans la conception des aires d’accueil où les matériaux et les équipements préconisés répondent prioritairement à l’exigence de résistance et de compacité. Une politique soutenue par les recommandations destinées à traduire le texte général en dispositions pratiques qui toutes insistent sur la nécessité d’installer des équipements « résistants » pour éviter la casse et le vol, tels que huisseries renforcées, portes métalliques et blindées, pavés de verre et volets intérieurs, grilles et barreaux, sanitaires non commercialisables facilement et lavabos coulés dans le mur (MELT-MES-DIV 2002).
La consécration des frontières communales
42Si les élus n’ont pas obtenu des pouvoirs d’expulsion extrajudiciaires, la loi en revanche donne à l’expulsion judiciaire un champ plus étendu que précédemment en un sens, sur initiative de la commune. Lors de la toute première présentation de la loi devant l’Assemblée nationale, Louis Besson, prenant acte de l’incertitude devant laquelle les maires se trouvent de pouvoir faire respecter l’interdiction des stationnements irréguliers « sur le reste du territoire communal », annonce une mesure qu’il estime être « la contrepartie normale des efforts d’aménagement » : le maire d’une commune ayant rempli ses obligations peut, « par arrêté, interdire en dehors des aires d’accueil aménagées le stationnement sur le territoire de la commune des résidences mobiles mentionnées à l’article 1er » (art. 9, al. 1er). Et s’il saisit le juge pour ordonner l’évacuation forcée des caravanes en stationnement illicite, celle-ci vaut également pour le territoire communal et non plus seulement pour le terrain occupé (art. 9, al. 2).
43« Normale », cette disposition constitue néanmoins, de l’aveu même de son auteur, un point limite. Répondant à un député encore plus gourmand18, Louis Besson déclare en effet : « La décision du juge, qui ne valait que pour le terrain concerné, vaut maintenant pour l’ensemble du territoire communal. L’avancée est de taille et il impossible d’aller au-delà » (AN, 23 mai 2000). On peut à cet égard comparer le territoire communal au nouvel espace Schengen qui expose les ressortissants séjournant illégalement dans un pays à des poursuites sur l’ensemble de l’espace ainsi défini ; de même, l’illégalité de stationnement des gens du voyage sur un terrain communal s’étend désormais à l’ensemble du territoire communal, la loi donnant à ses frontières une efficacité inédite. Pour les gens du voyage, le territoire national ne sera désormais plus continu, et la libre circulation à laquelle leur droit est si fièrement proclamé devra compter avec les frontières communales.
44Un État se caractérise par un territoire, une population, la souveraineté. La commune commuée en périmètre d’expulsion – pour les gens du voyage – voit ses frontières confortées, du moins vis-à-vis d’eux. Sa population veut de fait se définir en opposition avec une population « extérieure » contre laquelle elle réclame des moyens de défense. Nos concitoyens, affirme un député de l’opposition soutenant l’idée du schéma national, « sont confrontés aux difficultés de la vie quotidienne et voient s’installer sous leurs fenêtres, dans des conditions inacceptables, des populations venant de l’extérieur » (AN, 2 juin 1999). Les collectivités locales, dira un sénateur, « doivent offrir des conditions d’accueil, mais en ayant l’assurance d’être protégées de toute intrusion sur le reste de leur territoire » (Sénat, 2 février 2000). La commune est enfin dotée d’un maire qui réclame une souveraineté dégagée de toute contrainte étatique au profit d’une négociation entre élus, nomades et État. Comme le souligne Anne du Quellenec, la territorialisation est un support d’accès aux droits et à la solidarité nationale, mais elle peut devenir aussi un « instrument créateur, générateur d’exclusion » (2002 : 76). La domiciliation dans une commune garantit en effet l’accès aux droits nationaux et communaux, mais permet simultanément d’exclure du bénéfice de ces derniers ceux qu’elle définit comme non-ressortissants. Le même processus s’applique ici aux gens du voyage, s’agissant toutefois non du droit d’être domicilié mais du « droit d’être expulsé ». Désormais expulsables du territoire communal en tant que tels, les gens du voyage ne peuvent pas non plus y élite domicile dans des conditions égales à celles des autres citoyens, dans la mesure où le bénéfice de la domiciliation associative réservée aux personnes sans domicile fixe ne leur est pas reconnu – dispositions que la Commission nationale consultative des gens du voyage réactivée dans le cadre du projet de loi proposera précisément d’abroger (2001 : 26).
45Si l’hospitalité se transforme si aisément en son contraire et l’exclusivité en exclusion, c’est notamment pat le biais de l’espace qui, réservé à l’hôte et conçu pour lui, peut devenir le lieu de son cantonnement. Les aires d’accueil, comme les campings, constituent en elles-mêmes un élément de fixation dans l’espace qui, tout en améliorant les conditions de séjour, limite la liberté d’installation sur un périmètre-archipel autorisé (augmenté des possibilités de séjour dans les communes non inscrites au schéma départemental ainsi que l’installation sur des terrains privés). Cette limitation est bien ressentie comme telle par certains représentants des gens du voyage qui nomment les aires d’accueil « camps Besson ».
46L’accueil, terme a priori positif, peut intégrer dans sa nébuleuse de sens des conceptions aussi larges que restrictives. Si l’intitulé premier de la loi ne mentionnait pas l’habitat, c’est, d’après son initiateur, parce qu’il l’incluait implicitement. Or, la teneur des débats montre à l’évidence que l’accueil, loin d’être un concept plus ambitieux que celui d’habitat, peut au contraire en être un réducteur Tout se passe en fait comme si le caractère temporaire et discontinu de l’habitat des gens du voyage autorisait la réduction de sa qualification à la notion d’accueil la plus minimale, tels les bureaux du même nom chargés d’orienter et de canaliser les arrivants vers leur juste destination.
Accueillis : de quel droit ?
47En détournant le titre de l’ouvrage de Danièle Lochak Étrangers : de quel droit ? nous voudrions ponctuer ce parcours par une dernière remarque sur les droits des gens du voyage, exclusivement mentionnés dans les débats par opposition à des devoirs qu’ils excéderaient largement. Ce titre réunit en effet, comme le souligne l’auteure, deux questions distinctes cependant volontiers confondues par le sens commun ; d’une part : « Étranger, de quel droit es-tu là ? De quel droit demeures-tu parmi nous, occupes-tu nos emplois, profites-tu de nos écoles et de nos hôpitaux ? » ; d’autre part : « De quel droit te déclare-t-on étranger ? De quel droit te refuse-t-on l’accès de notre territoire, t’exclut-on de nos bureaux de vote ? » (Lochak 1985 : 7). N’est-ce pas cette dualité des registres éthique et juridique associant la dénégation des droits à être là et la formulation juridique de droits à être là qui sous-tend ce fameux équilibre entre droits et devoirs réitéré dans chacun des commentaires qui entourent la loi ? Aussi n’y reviendrons-nous que très brièvement par une dernière illustration qui nous est donnée, une fois n’est pas coutume, par le secrétaire d’État lui-même. Pour asseoir la légitimité d’un projet qu’il sait d’avance controversé, Louis Besson aura en effet à cœur d’introduire l’exposé de son projet de loi par des arguments d’ordre pragmatique – tensions, antagonismes et inefficacité du statu quo plaident en faveur d’une évolution législative –, et des arguments d’ordre moral : ancienneté, importance numérique et hétérogénéité culturelle des gens du voyage qui dictent l’objectif même de la loi, à savoir « la cohabitation harmonieuse de toutes les composantes sociales sur le territoire national ». Comme pour souligner le droit de cette population à être accueillie, il invoque alors la qualité citoyenne d’une population dont « 95 % [...] sont de nationalité française » (AN, 2 juin 1999). Les gens du voyage auraient-ils le droit d’être accueillis parce que français ? Si tel n’était pas le propos du secrétaire d’État, cette information constitue à l’évidence une invitation à légiférer faisant appel au sentiment national. La loi en effet s’applique aux étrangers séjournant légalement sur le territoire, ce que semble méconnaître un sénateur de renom (il s’agit de Philippe de Gaulle) qui ajoute à l’énoncé du principe d’égalité de droit et de devoir invoqué par le secrétaire d’État, ce rectificatif : « pour les citoyens français ! » (Sénat, 23 mars 2000).
48Aux principes régaliens qui régissent le droit des étrangers et aux aléas politiques auxquels il est soumis s’ajoute, selon Danièle Lochak, une dernière disgrâce qui touche cette fois les étrangers en tant que sujets de droit. Peu reconnus comme sujets de droits subjectifs, les étrangers le sont plus souvent « comme l’objet d’une réglementation servant les intérêts de l’État d’accueil », dans une perspective de contrôle davantage que de protection, par des textes réglementaires de statut moins « noble » que la loi, équivalant à un « infra-droit » (Lochak 1985 : 207).
49Les élus empressés de loger dans la loi Besson toutes les modalités de contrôle possibles savent eux aussi que l’occasion de légiférer sur les gens du voyage est chose rare. Par ailleurs, les droits subjectifs ne constituant pas l’objet de la loi, ils sont rarement évoqués au cours des débats sinon pour faire valoir des « rééquilibrages ». Ainsi lorsque sont mis en regard les droits des riverains « à la salubrité, à la sécurité et à la tranquillité publiques » et ceux des gens du voyage (privés de la qualité de riverains ?) « à une existence décente » (AN, 24 février 2000), l’asymétrie est patente.
50Les droits réels, quant à eux, sont systématiquement évoqués pout leurs effets de normalisation à double sens (aide et contrôle), et exceptionnellement dans une visée égalisatrice qui impliquerait de nombreuses mises à niveau. À commencer par l’assimilation de la résidence mobile à un véritable logement19 et par l’accès au statut de « vrais locataires20 » qui donneraient eux-mêmes accès aux aides locatives et aux prêts à taux zéro pour l’achat d’un terrain ou d’une caravane. A quoi s’ajoutent l’impossibilité d’être domicilié par une association agréée pour percevoir le RMI à l’égal des personnes sans domicile fixe et l’obligation du carnet de circulation imposée par la loi du 3 janvier 1969 (Sénat, 23 mars 2000).
Altérité et renvoi à l’État
51L’hôte et le voyageur doivent la précarité de leur position à leur qualité de derniers venus. Face à la suprématie conférée à l’ancienneté de résidence, ces surnuméraires ne sont jamais assurés de trouver leur place. A fortiori s’ils sont tenus pour inférieurs. La loi Besson, en imposant la reconnaissance du mode de vie itinérant et en lui faisant place sur le territoire national, veut hausser nomades er sédentaires au même niveau. En se référant explicitement à l’« habitat traditionnel » des gens du voyage, la loi entend en effet rompre avec les textes législatifs qui jusqu’ici visaient à encourager leur sédentarisation. À en juger d’après les débats, un consensus semble s’être établi sur ce point, à l’exception toutefois d’élus convaincus de la supériorité des bienfaits de la sédentarité en matière de socialisation, et d’un plaidoyer pour la dissolution du nomadisme, mode de vie jugé « incompatible avec la société qui est la nôtre », regrettablement encouragé par une loi, dit-on, qui créera un appel d’air et laissera la porte ouverte à tous les ressortissants des pays de l’Est. L’assimilation des gens du voyage à « l’étranger » (étranger au mode de vie, étranger à la nation) est, on l’a vu, une figure récurrente du discours, et emporte logiquement avec elle le retournement vers l’instance étatique : « Puisque vous encouragez le nomadisme, lance un député au secrétaire d’État, vous serez responsable des heurts qui seront de plus en plus fréquents entre les indigènes que nous sommes et ces nomades qui, par leur mode de vie, suscitent bien sûr l’incompréhension » (AN, 2 juin 1999). Autres négatifs parce que non sédentaires, les gens du voyage ne facilitent pas l’hospitalité qui exige, on le sait, pour accommoder les différences, de patients travaux. La question étant de savoir qui prend en charge la différence.
52Faute d’avoir obtenu satisfaction sur le renforcement de leurs pouvoirs d’expulsion, de contrôle et de sélection, les élus de l’opposition, s’estimant dans l’incapacité d’assumer l’accueil de cette différence, renvoient l’État à ses obligations. Lui retournant sa logique tutélaire, ils menacent de se désintéresser complètement de l’affaire. L’insuffisance des moyens d’expulsion ne placera-t-elle pas les maires en position d’accusés vis-à-vis de leurs administrés, s’insurge un sénateur ? (Sénat, 2 février 2000). La constitution d’aires de stationnement ne devrait-elle pas relever intégralement de la solidarité nationale et être entièrement prise en charge par l’État ? Que l’État impose les aires et leur emplacement, et les maires, dégagés de leurs responsabilités, n’auraient plus à opposer à leurs électeurs une mesure aussi impopulaire. Un président de Conseil général s’interroge : « Finalement, pourquoi s’embêter à être coresponsable d’un schéma dont le contenu peut indisposer certains de nos maires ? Une approbation unilatérale serait bien préférable. [...] Il s’agit d’un sujet difficile et [...] il vaut mieux en rester au schéma arrêté par le seul préfet afin de ne pas supporter une responsabilité partagée » (Sénat, 21 juin 2000). Plus mesuré, le rapporteur devant le Sénat tire lui aussi argument du maintien de la contrainte préfectorale pour renvoyer le tout à l’État : « À partit du moment où interviendra la contrainte, déclare-t-il, vous allez offrir l’opportunité à un certain nombre d’élus de dire : que l’État se débrouille, que l’État assume la totalité de la charge [...], que l’État assume un service national des aires d’accueil [...], ainsi il assumera pleinement ses responsabilités » (Sénat, 21 juin 2000). Si l’idée d’une prise en charge financière intégrale par l’État avait déjà été évoquée devant l’Assemblée nationale au nom de la nécessaire « neutralité financière » (24 février 2000), le « service national », lui, neutralise totalement « l’ennemi » en supprimant tout face à face entre la commune et les gens du voyage. Resterait alors, pour parfaire l’harmonieuse cohabitation, à trouver des terrains sans riverains !
Conclusion
53De toutes parts, l’accueil de la loi Besson est contrasté. Le positionnement des élus, disent certains, ne recouvre pas les clivages politiques gauche-droite qui départagent votes et amendements en assemblées, mais sont brouillés sur le terrain par une équation à plusieurs variables où les facteurs locaux et personnels pèsent fortement. De même, la position des gens du voyage est structurée par des paramètres individuels et collectifs offrant un large nuancier de dispositions allant de l’adhésion inconditionnelle – à la loi et l’homme, Louis Besson, dont la photo s’affiche dans la caravane –, à la défiance envers une loi susceptible de démobiliser les fidèles.
54Les relations entre lois et mœurs ont été diversement interprétées ainsi que le sens de leur influence réciproque, mais l’on doit à Montesquieu de les avoir conçues comme équivalentes : « Les lois, dit-il, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses... » (Assier-Andrieu 1996 : 111). Si à tout le moins le droit « émerge du social pour s’appliquer à lui » (ibid. : 115), ce dont procède la loi Besson et qu’elle contribue à forger prend sens, quand bien même elle ne le dit pas, dans les rapports d’une société englobante avec une minorité à laquelle il s’agit de faire place. Mais ce non-dit de la loi installé précisément pour ne pas constituer les gens du voyage en minorité la traverse de part en part comme il travaille les représentations à l’œuvre dans l’élaboration (conflictuelle) des normativités. Se dessine ainsi au fil des débats une configuration asymétrique entre une société installée et une entité sociale présentant des caractéristiques telles que l’application de la règle commune résiste à s’imposer, et qu’il faut recourir à une construction normative spécifique pour partie (mais pour partie seulement) structurée par le modèle de l’hospitalité. Ce que les débats nous donnent ainsi à voir est l’hospitalité en actes, forgée par des gens « établis » – « established », selon l’analyse de Norbert Elias et John L. Scotson (1997), groupes en place, reconnus, enracinés ou se disant tels – face à des populations qui, quoique anciennement présentes sut le territoire, font figure d’éternels arrivants, derniers arrivés ou nouveaux venus considérés comme des « outsiders », dont les « anciens » attendent qu’ils se montrent disposés à s’intégrer tandis qu’eux-mêmes « serrent les rangs ».
Bibliographie
SOURCES
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Sénat. Séances des 2 et 3 février 2000.
Assemblée nationale. ire et 2e séances du 24 février 2000.
Sénat. Séance du 23 mars 2000.
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Sénat. Séance du 21 juin 2000.
Assemblée nationale. 2e séance du 22 juin 2000.
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Notes de bas de page
1 Je remercie Jean-Michel Belorgey pour sa relecture attentive de ce texte.
2 Un tiers seulement des départements ont signé, conjointement avec le préfet et le Conseil général, un plan départemental d’accueil des gens du voyage, et un quart seulement des communes de plus de 5 000 habitants ont réalisé une aire, laissant ainsi, selon des estimations minimales, deux tiers des besoins insatisfaits.
3 Selon les termes de la loi : les communes participent à l’accueil des gens du voyage ; leur action s’inscrit dans le cadre de schémas départementaux qui déterminent, sous l’autorité des préfets, les besoins existants (art. 1er) ; l’obligation d’accueillir incombe aux communes de plus de 5 000 habitants qui peuvent l’assumer dans le cadre d’établissements publics de coopération intercommunale (art. 2). Sous échéance de deux années, l’État se substitue aux communes mais les dépenses relatives à l’aménagement et à la gestion leur sont imputées (art. 3, al. 1er). L’État prend en charge 70 % des dépenses d’investissement (art. 4) à quoi s’ajoutent une aide à la gestion (art. 5) et la prise en compte des aires d’accueil dans le calcul de la dotation globale financière aux communes (art. 7). Lorsque les communes s’acquittent de leurs obligations dans les délais impartis, elles peuvent interdire par arrêté tout stationnement hors des aires et ordonner l’évacuation forcée (art. 9). La logique du couplage accueil-expulsion est déjà présente dans la circulaire du 20 février 1968 du ministère de l’Intérieur qui inscrit la création d’aires de stationnement pour les nomades dans la « vocation normale des communes » et autorise celles qui en auront aménagé à interdire le stationnement sut tout autre terrain communal.
4 Ce même terme employé aussi bien pour les maires qui n’ont pas satisfait aux obligations de l’article 28 de la loi de 1990 qu’aux gens du voyage en stationnement illicite.
5 Voir ci-dessous, paragraphe suivant.
6 En seraient exclus les résidences mobiles, habitations légères de loisir et mobile homes posés sut des plots ou des fondations.
7 Voir, ci-dessous, § « Une loi pour une population “à part” ? »
8 Ainsi sera-t-il également proposé de réfléchir à l’élaboration d’un livret de circulation non plus national mais européen (Sénat, 2 février 2002) ; un livret de circulation discriminatoire dont certains élus ainsi que la Commission nationale consultative des gens du voyage demandent l’abrogation, qui est, à l’égal du livret ouvrier, un instrument de police stigmatisant, mais qui est aussi, pour les gens du voyage, un moyen de s’identifier pour ce qu’ils sont.
9 Voir, ci-dessous, § « La libre administration pour l’accueillant ».
10 Un sénateur, poussant la logique de la tradition jusqu’à l’absurde et faisant remarquer son hétérogénéité interne, ne suggérait-il pas de la découper en autant d’ethnies que nécessaire et de faire des aires distinctes pour les Manouches, les Tsiganes, les Roms et les Yéniches (Sénat, 2 février 2000).
11 Sans toutefois, précise un député, que les aires d’accueil soient prises en compte dans la carte scolaire. Pour éviter les effets de « ghetto », il convient en effet de « répartir les enfants des gens du voyage dans les différents groupes scolaires de la commune ou des communes voisines » (AN, 23 mai 1999). Cette politique d’intégration par l’immersion et la dispersion sera désignée, dans le langage du logement social, par l’expression adoucie de « mixité sociale ».
12 Voir § « Un hôte garanti par l’État, compensation d’un sacrifice ».
13 Un recensement des « populations itinérantes ou d’origine nomade » avait été organisé en 1960 à l’initiative du ministère de l’Intérieur afin d’estimer le travail de promotion sociale à accomplir à leur égard ; il s’agira également, concernant les « personnes appartenant à des groupes d’origine nomade dont le comportement est différent de celui des populations au milieu desquelles elles se trouvent », de prévenir les risques de troubles à l’ordre public (Pequenard Imbert 1999 : 80).
14 Voir, ci-dessous, § « Altérité et renvoi à l’Etat ».
15 Cette disposition est prévue par la loi d’orientation foncière.
16 Sur ce point, le projet de loi sera effectivement amendé de telle sorte que le recensement des terrains familiaux et des dispositions à prévoir en matière d’accueil des itinérants travailleurs saisonniers figure en annexe du schéma. Ces éléments ne viennent toutefois pas en décompte des besoins en aires d’accueil.
17 La loi du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixes stipule que le nombre de personnes détentrices d’un titre de circulation rattachées à une commune ne peut dépasser 3 % de la population municipale. Le rattachement qui, rappelons-le, porte effet sur les droits et obligations en matière civile, électorale, sociale, fiscale et militaire, soumet ainsi l’inscription des gens du voyage sur les listes électorales au pouvoir d’appréciation du maire.
18 Celui-ci demandait que les gens du voyage expulsés puissent être dirigés non seulement vers l’aire communale mais dans le département. Voir ci-dessus, § « Un hôte garanti par l’État, compensation d’un sacrifice ».
19 En France, la caravane n’est pas considérée comme un logement ; deux arguments s’y opposent, l’un financier – cette assimilation étendrait les droits à l’aide à une catégorie supplémentaire de personnes ; l’autre réglementaire – cette assimilation constituerait une entorse aux normes techniques minimales édifiées pour le logement social.
20 Le stationnement implique en effet le paiement de l’emplacement et des charges afférentes.
Auteur
CNRS — CERLIS (Centre de recherche sur le lien social)
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