La place de la commune dans l’accueil républicain
p. 21-31
Texte intégral
1Pour appréhender la place de la commune dans la construction de l’accueil républicain des étrangers, l’entrée historique ou anthropologico-hisrorique sera privilégiée à l’entrée juridique, car ce sont plutôt les idéologies et les représentations qui ressortent de la confrontation des deux paradigmes, la commune et la République, qui vont retenir notre attention.
2Commençons par une brève remarque introductive, inspirée par Louis Dumont. Dans Homo Aequalis II, cet explorateur de l’idéologie française, entre autres, dit apercevoir « comment notre culture, universaliste en droit, ne peut qu’inférioriser ou sous-estimer les autres manières d’être collectives qu’elle rencontre » (1991 : 16). C’est à partir de cette faculté abstraite qu’aurait l’universalisme juridique de subordonner tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire toute forme spécifique ou particulière d’existence sociale qui se présenterait comme telle que l’on évoquera le statut, le destin, l’existence actuelle de la commune. Le problème de l’infériorisation de l’autre par l’emploi du pluriel est une dimension majeure qui transparaît des formulations savantes et usuelles et trouve sa légitimité dans l’unicité qu’on accorde à l’universel. Il y a la commune et les communautés, les étrangers, les populations spécifiques ; la pluralité des secondes constituant « un fatras de coutumes » (Voltaire) qu’il revient à la raison universelle de penser et de réduire. Or, entre commune et République, il y a, philosophiquement postulée, une identité de substance. La commune, c’est la République en petit, postulèrent les idéologues fondateurs de la République dont nous procédons, la IIP. L’échelle diffère mais les attributs sont identiques. La petite république incorpore et assume les propriétés universalisantes qui nourrissaient le projet colonial d’un Jules Ferry de références insistantes à l’unicité de la civilisation face à la diversité des peuples en « état de jeunesse », demeurés à des stades de développement inférieurs, et que la République, comme idée, et quelle qu’en soit l’échelle, se donnait pour mission généreuse d’éduquer et d’élever jusqu’à son propre niveau, jusqu’à les fondre dans son unité rationnelle.
3Le terme de commune traduit lui-même une considérable variété et un véritable empilement de sens, d’échelles de grandeurs et de situations qui font que ce qui est nommé par lui n’est pas fixé mais recouvre une réalité mouvante, intrinsèquement dialectique, comme on va tenter de le montrer. On observe d’une part le fractionnement de grosses communes en autant de quartiers reconnus par les politiques publiques et qui vont apparaître dès lors eux aussi comme autant de républiques en petit. On voit symétriquement les communes se fédérer en structures intercommunales ou en contrats « de pays », comme s’il existait une juste mesure de la dimension communale, comme s’il existait une proportionnalité implicite de la communalité raisonnable, rendue explicite par ministère d’ingénieurs du développement. L’appel à une norme implicite de l’existence communale nous invite à convoquer l’histoire de la commune, complexe et contrastée. En bref, la commune advient à la modernité politique, sous la Révolution et surtout à l’orée de la IIIe République, lestée du poids des valeurs et de la charge des fonctions qui étaient les siennes avant 1789, valeurs et fonctions désormais idéologiquement contraires au rôle universaliste que la commune a acquis dans la démocratie nouvelle en tant que république en petit et au rôle totalisant que lui confèrent les représentations populaires. C’est paradoxalement l’incarnation du spécifiquement local qui est ainsi priée de symboliser la république universelle dans ce qu’elle a de plus concret et de plus visible. Les instituts de sondage le répètent périodiquement et les politologues le savent bien, les élus municipaux et, par-dessus tout, le maire, sont les élus jugés par l’opinion les plus représentatifs. C’est vers eux que cheminent les attentes et les plaintes d’une population dont le volume et la variété des demandes confortent l’image d’une république municipale omnipotente, capable de résoudre tous les problèmes, de panser tous les maux de l’humanité locale. Aux côtés de cette figure majeure de l’atome de république, nous trouvons le pouvoir de redéfinir en permanence un fragment de contrat social par le moyen de l’association volontaire, dont l’esprit est volontiers confondu avec l’esprit fondateur de la commune elle-même, association de citoyens.
4En amont, nous avons une commune à laquelle nous pouvons associer les notions de structure, de statut, de territoire fixe. En aval, nous avons la forme la plus visible et la plus accessible du pacte social. En amont, l’héritage, en aval l’échange des volontés. Dès lors qu’on la pense, pour forger le système de la république moderne, la commune est un contrat d’association. Elle est, dans les termes du philosophe Jules Barni, « le premier noyau de société publique, [...] le point de départ de cette vaste association qui constitue une nation et dont l’État représente l’unité politique » (1872 : 23 sq.). Quand Barni défend la commune, il le fait comme un acte de foi en l’unité de la république et non comme un acte susceptible de réveiller les particularismes locaux. C’est ainsi qu’il faut comprendre la conjugaison paradoxale des échelles dans cette formule : « la commune est l’image abrégée de l’État, ou l’État [...] l’image agrandie de la commune » (ibid). C’est quand il se veut plus précis que le théoricien ouvre la porte à l’historicité de l’entité qu’il s’attache pourtant à désolidariser de son passé : la commune, écrit-il, est « une réunion de familles établies dans le même lieu, et ayant par là même un certain nombre d’intérêts communs, d’où elle tire son nom » (ibid.). En s’interrogeant précisément sur « ce qui est commun » dans la communauté d’habitants d’Ancien Régime, Marc Bloch (1960) retrouvait les mêmes critères liés à l’appartenance familiale cristallisée par la résidence et la jouissance de droits collectifs. De son histoire, c’est-à-dire de la communauté d’habitants ou de la paroisse, la commune retient l’image d’une forme d’intégration absolue, par la naissance, par la résidence, par l’activité. Par-delà la circonscription politique, c’est la densité du groupe, de la structure sociale et de l’enchevêtrement des solidarités d’interconnaissance que l’on voit apparaître. La part moderne de sa signification, où elle rejoint l’association, fait de la commune un gisement permanent de démocratie vivante, ce qui permet de resituer les politiques de développement social des quartiers non pas en queue de comète de l’action étatique mais, potentiellement, au cœur des processus du renouvellement démocratique. Sa part historique évoque la stabilité d’appartenances et de solidarités inductibles de la seule résidence sur un même lieu. L’actualité des politiques urbaines semble tiraillée par cette dualité inscrite dans la définition républicaine de la commune : comme s’il s’agissait de garder et de mettre en avant les propriétés intégratrices de la commune structurelle sans pour autant hériter du fixisme des hiérarchies et de l’absence d’autonomie individuelle qui en sont les corrélats logiques, et tout en ménageant l’ouverture aux tiers idéalement inscrite sur l’agenda de la commune-association. Il s’agirait de concilier la souplesse accueillante d’un « noyau » politique porteur d’universalisme et les effets structurants de systèmes repliés sur leurs permanences.
5Qu’en est-il au juste de cette sollicitation logique de la commune, forme institutionnelle inscrite dans l’histoire mais relevant d’interprétations idéologiques contrastées sinon contradictoires, dès lors que sa nature profonde est soumise à l’épreuve de l’altérité ? On fera ici l’hypothèse que la continuité terminologique n’est pas neutre, que la communauté ne s’éteint pas en devenant commune, que la République qui renie le fractionnement communautaire ne laisse pas sans conséquences se façonner des « communautés de communes », enfin que l’empilement des registres sémantiques, s’il n’explique rien par lui-même, étaye le dossier de l’accueil de l’étranger des dimensions occultées par une idéologie française amnésique de ses propres stratifications. C’est ainsi un même assemblage historique vers lequel convergent des revendications philosophiques qui puisent en lui la ressource de propriétés politiques différentes ou radicalement opposées. C’est donc au plus près des cas d’espèce, des « terrains », des situations empiriques, que se dévoilent les combinaisons possibles de dimensions analytiquement opposées et idéologiquement contradictoires. Nous aborderons rapidement trois thèmes de l’existence communale – le groupe, la résidence et l’institution– où s’entrecroisent ces combinaisons postulées.
6Le groupe pertinent, pour Barni, c’est la famille, et la concentration des familles crée la commune. Si la commune est un agrégat de familles sur un même lieu, on peut en déduire une perception de l’accueil métaphoriquement fondée sur l’appartenance familiale, encourager les « grands frères », éducateurs et intégrateurs, et stimuler sur la base des unités familiales la construction de réseaux d’affinités vicinales, de communauté d’intérêts. On peut à l’inverse penser la famille comme une structure dotée de propriétés politiques, et dont les propriétés pour la société globale varient selon la morphologie, laquelle oscille selon les cultures. C’est, très vite dit, le modèle jadis élaboré par le très conservateur Le Play, souvent repris, en sociologie, dans le sens commun ou dans l’action publique. Parlant des sources de la violence « des jeunes », le sociologue Christian Jelen (2000) affirmait que « de tous les obstacles qui rendent leur intégration plus ardue [...], le plus important est le système familial arabo-musulman », parce que ce « système » ne posséderait « aucun des ressorts nécessaires à l’intégration dans une société développée ». La minorité culturelle de la femme, la tendance polygynique factrice d’absentéisme paternel, la fécondité élevée responsable d’« enfants livrés à eux-mêmes » sont autant de paramètres qui renvoient chez cet auteur, adepte des souverainistes de droite et de gauche, les origines de l’insécurité de soi à l’incapacité de l’autre à se dépouiller de structures familiales, dont la force est supposée indissociable de la culture d’ensemble de l’étranger. « Il ne fait pas bon, écrivait Jacques Berque, différer des autres quand à ces autres appartiennent la fixation des modèles sociaux et l’application, ou plutôt le bénéfice, de la loi » (1998 : 97). Car, à l’imputation négative de Jelen, on pourrait opposer la positivité de Berque, qui rappelle que « la société musulmane, en général, adore l’enfance, respecte la vieillesse et, chez elle, la solidarité de la famille et du village est extrêmement forte » (ibid. : 84). Mais, si elle est prête à accepter la thèse du rejet, parce qu’elle « ne connaît que l’intégration ou la sujétion », comme nous l’a appris Claude Nicolet (1983 : 369), la République est nettement moins accessible à l’idée que l’on puisse agréger des familles à ses communes en fondant une politique de l’accueil sur les propriétés culturelles de l’étranger. Ainsi s’attache-t-elle à renvoyer dans un espace sémantique épuré d’attaches culturelles, autres que celles de l’abstractionnisme rationnel, les positions qu’elle prend pour sécuriser les communes en agissant sur les familles. C’est ce qui ressort par exemple de la lecture instructive du bulletin de liaison publié par le ministère de l’Intérieur pour accompagner la mise en place des contrats locaux de sécurité (CLS Infos, août 2000). L’objectif est de « responsabiliser les parents », et de leur donner les moyens de restaurer une autorité jugée déficiente, et ce défaut de police familiale est lui-même considéré comme une source des incivilités, déviances et infractions « des jeunes ». En somme, les acteurs policiers, judiciaires, sociaux et éducatifs qui forment le partenariat à l’œuvre dans les contrats locaux de sécurité se donnent mission de former les parents à l’autorité. Mais l’autorité parentale n’est pas un absolu, elle est de mille formes et mille nuances, culturellement sensibles. Quel contenu a donc cette autorité-ci ? On n’apprend pas ce qu’elle est, mais ce qu’elle ne doit pas être : « comprendre qu’il faut aider certains parents, stipule ce guide d’action, est plus facile si l’on n’oublie pas que leur autorité peut être affaiblie par un décalage culturel qui s’ajoute à l’éternel conflit des générations ». Le détour euphémistique nous dit bien ce qu’il sert à dire : parmi les handicaps familiaux, relever d’une « culture » ajoute un poids qu’il faut alléger. La culture n’existe que comme facteur de « décalage » avec ce qui ne saurait être une autre culture, la culture d’accueil par exemple, mais qui se pense comme une référence irréductible, réfractaire à ce qui n’est pas elle sans qu’il lui semble nécessaire d’afficher ce dont elle est faite.
7La deuxième piste de réflexion nous est fournie par l’idée de résidence. Le commun de la commune c’est naturellement son territoire et les politiques publiques l’investissent d’un appel insistant à la notion de résident ou d’habitant. Il s’agit, certes, d’une prise en compte pragmatique de l’existant, et la sociologie urbaine a largement contribué à orienter et à valider des mesures et des dispositifs censés concerner ceux qui vivent sur un lieu. La réalité républicaine semble toutefois en permanent décalage par rapport aux logiques techno-administratives. Les politiques de la ville, de développement social, d’intégration et de lutte contre l’exclusion misent toutes sur la « participation des habitants », et cette participation assidûment courtisée semble souvent se dérober comme une belle effarouchée. Certains responsables de ces politiques disent même en avoir « marre de ces habitants qui ne font qu’habiter ». Un « bon » habitant, en d’autres termes, est un habitant qui participe, un résident doté d’une volonté manifeste de contribuer aux politiques qui comptent sur lui, ne serait-ce que pour se valider elles-mêmes. L’« habitant qui participe » ressemble comme deux gouttes d’eau au citoyen idéal, informé, actif et responsable. Le problème est que la légalité française ne confère pas la qualité de citoyen à tous les résidents qui participent et qu’en jouissent à l’inverse nombre d’habitants qui ne font qu’habiter. Dans les modalités pratiques de l’action publique, par la fréquentation des réseaux d’animation sociale et culturelle, selon la présence ou non de systèmes de consultation populaire pour les enjeux locaux (date de la fête de quartier, choix de l’emplacement d’un portique pour enfants...) et le degré de reconnaissance de ces systèmes par les résidents, on voit apparaître les conditions concrètes de la fabrication d’une « citoyenneté à degrés » (selon le mot du juriste Michel Miaille), plus sensible à la gestion quotidienne des quartiers qu’à la solennité du vote institué. Par cette citoyenneté graduée s’insinuent, dans la cité moderne, les gradations anciennes qui séparaient le résident de plein droit et l’étranger absolu. Aux formes de la résidence, on associait, et on associe toujours des devoirs et des prérogatives différents. Les plus anciennement établis forment le groupe des voisins, structuré au Moyen Âge comme un groupe de solidarité excédant largement les relations d’entraide ou de convivialité. Le groupe des voisins se fait obligation de défendre un voisin pauvre contre un puissant qui lui chercherait querelle, de même qu’il cherche l’auteur d’un dommage commis à l’un des siens et, ne le trouvant pas, assume collectivement la charge de la réparation. Tous s’obligent à réagir ensemble aux « menaces » venues d’étrangers, ainsi qualifiés lorsqu’ils ne sont ni voisins, bien sûr, ni nouveaux arrivants (sédentaires installés et susceptibles de devenir voisins par longueur de temps), ni forains (ceux d’ailleurs ayant sur le lieu une parcelle ou un droit d’usage). Dans les villages comme dans les villes, les « coutumes de voisinage » répondent, comme l’écrivit le médiéviste Paul Ourliac (1989) « à une concordance de liens de parenté, d’habitation, d’intérêts » que l’on retrouve dans les coalitions fondées non plus sur la résidence mais sur le métier (corporations) ou sur la communauté de croyance (confréries et confraternités). Les droits et devoirs liés à la vicinité sont proportionnels au degré de proximité spatiale et s’amenuisent avec l’éloignement jusqu’à s’éteindre à l’endroit de ceux que l’on ne peut associer à aucun espace. Les itinérants, vagabonds, errants, « gens du voyage » relèvent forcément d’une considération autre que résidentielle et rejoignent les normes transcendantales de la solidarité dictées pat les confessions ou les convictions humanitaires. L’histoire permet de repérer des rémanences, dont il serait absurde de chercher l’exacte survivance dans les agglomérations d’aujourd’hui. Il n’est cependant pas absurde de repérer les continuités logiques qui s’attachent au principe résidentiel. En priorisant la notion de « résidence participative » on crée les conditions d’une gradation de l’appartenance locale analogue à la déclinaison que révèle l’ancienne France. Et l’on prend le risque d’accabler les nouveaux arrivants, placés comme autrefois dans une situation probatoire livrée au gré des « voisins », d’une masse de devoirs et de responsabilités envers un lieu dont on leur dénie de pouvoir valablement se prévaloir comme d’un foyer d’origine et d’un espace de solidarité, un lieu qu’ils ne sauraient gérer qu’en répondant aux invites des dispositifs participatifs sans jamais exercer sur lui et pour lui les droits que confère la citoyenneté pleine et entière.
8Venons-en, pour terminer, à la dimension institutionnelle de la commune. Sa propriété majeure est, pour reprendre Barni, d’être « une image abrégée de l’État ». Ce qui amène légitimement à penser la commune idéale comme une institution capable d’incarner et de reproduire la société dans sa totalité. Prenons donc au mot cette conception pour nous interroger sur la totalité que révèle l’accueil des étrangers. Pour « la tradition républicaine », invoquée aujourd’hui très paradoxalement puisque, ascèse et processus, l’idéologie républicaine est création et non tradition, l’étranger doit se dépouiller des appartenances statutaires, religieuses ou civiles incompatibles avec l’adhésion au consensus civique qui est attendu de lui. Nicolet distingue bien la dualité de niveaux que le républicanisme établit au sein des « droits de l’homme et du citoyen » (ibid.). À la base, il s’agit de droits inhérents à tout individu, à titre universel, mais au-dessus de cette base existe la sphère des droits civiques et politiques concrets, dévolus dans un cadre national, dont le bénéfice exclut les engagements susceptibles de fractionner l’ensemble du pacte social. Au premier niveau, on loge volontiers toute l’humanité, mais l’accès au second suppose l’abandon des attaches contraires au consensus civique. La colonisation offrit un cas d’école à cette idéologie. Que faire de l’étrangeté des populations conquises ou contactées ? Jules Ferry posait la supériorité « du droit positiviste des civilisations supérieures » pour nouer leur destin à l’alternative déjà évoquée de l’intégration, c’est-à-dire de la fusion, ou de la sujétion, c’est-à-dire de la mise en subordination, car l’Empire républicain ne pouvait tolérer en son sein de « royaume arabe ». Toujours à gauche, mais prophétique, Clemenceau critiquait le « devoir colonial des races supérieures » prescrit par Ferry : « Races supérieures [...], c’est bientôt dit. Pour ma part j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue [...] parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps [...], j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou race inférieure » (discours à la Chambre des députés, 28 juillet 1885). Ce n’est qu’adossée à sa conception supérieure du consensus civique comme mode d’être politique que la République pouvait affirmer l’extranéité des « autres » tout en attestant, au nom de son universalisme de base, leur jouissance des « droits de l’homme ». Dans sa critique de Ferry, Clemenceau fait œuvre de relativiste et ouvre la voie, logique en l’occurrence, à l’égalité des « civilisations ». Le débat français s’est nuancé et sophistiqué, il n’est guère sorti du dualisme aperçu par Nicolet, et, me semble-t-il, la porte de sortie en reste celle qu’ouvrit Clemenceau en considérant l’équivalence possible des cultures. Comment sortir du clivage ? En considérant, peut-être, ce qui se passe quand l’étranger est accueilli en Europe en tenant compte de sa culture, et non pas en la niant. Ce détour n’ayant d’autre but que de relativiser à son tour le modèle républicain qui s’érige à l’envi comme une exception, comme une raison inaliénable et intangible, indiscutable parce que de portée universelle, « français par hasard » (comme le disait Montesquieu).
9Le territoire où nous nous projetons est celui de l’autonomie espagnole de Catalogne, et de la ville universitaire de Gérone, une centaine de milliers d’habitants, à une heure de Barcelone. La ville fait face depuis peu à une arrivée que les pouvoirs publics juge « massive » d’immigrés originaires de Gambie et du Sénégal. Le problème qui nous intéresse est formulé dans ces termes par le ministre catalan de l’Intérieur, Xavier Pomès : « Comment concilier la défense des droits des autochtones avec la garantie des droits inaliénables des immigrants ? » Les « autochtones » sont les Catalans. Et comment devient-on catalan ? Quand on n’est plus « immigrant » ! C’est-à-dire, idéologiquement, par la simple résidence dans le ressort de la Généralité de Catalogne, concrètement, par les multiples canaux de la probation vicinale, et pour un résultat très mitigé, les Andalous de deuxième ou troisième génération, issus de couples mixtes (Andalou/Catalan) et catalanophones ne portant pas très haut la bannière identitaire. Le discours défensif des « autochtones » tenu par le ministre laisse toutefois douter qu’on puisse jamais le devenir. L’arrivée des Gambiens et des Sénégalais au milieu des années 1990 a coïncidé avec une municipalisation des tâches de police, les polices municipales se substituant largement à la police nationale, et avec la subrogation d’une police autonomique (Mossos d’esquadrd) en lieu et place, à partir de 1994, de la gendarmerie nationale ou Guardia Civil. Ce nouveau corps émanant de la Généralité de Catalogne est formé et fait vœu d’agir selon les principes de la proximité et de l’implication citoyennes. Le policier se veut, devant l’immigré, avant tout comme un accueillant qui doit, comme il l’apprend en formation, « se présenter » à celui qu’il accueille dans le but de préciser la nature de sa fonction par rapport à ce qu’il sait ou croit savoir de l’image de la police en Gambie ou au Sénégal. Le message est en substance celui-ci : « Je ne suis pas un policier comme ceux que vous avez connus, je suis chargé de vous faire bénéficier des droits qui vous sont attachés en tant que personnes humaines. » Son travail est d’abord conçu comme une pédagogie de soi auprès de l’autre, menée en coopération obligatoire (comptabilisée dans le bilan évaluatif du policier) avec les organisations non gouvernementales et les associations d’accueil. Les contradictions dont ce système « généreux-rationnel » est porteur vont peut-être aider à resituer les apories du républicanisme français. Comme en France, les politiques publiques de contact avec les « populations » des quartiers et les populations immigrées cherchent leur efficacité dans la reconnaissance de personnes-relais chargées de parler, négocier et agir au nom de la communauté qu’elles sont censées représenter aux yeux de l’autorité. Toutefois, en Catalogne, la culture, ou la communauté d’accueil, ne se présente pas comme une abstraction universalisante, à la française, mais comme une autochtonie de même type que l’autochtonie de ceux qu’elle reçoit. Nous sommes ici dans une idéologie typiquement herderienne où l’égalité universelle des droits passe par l’identité des groupes pour toucher les individus qui les composent. D’un côté, nous avons donc une logique qui admet l’altérité comme telle, avec ses valeurs, ses hiérarchies et ses solidarités propres. Et, politiquement, l’accueillant va utiliser ces hiérarchies et ces solidarités pour engager et gérer le processus hospitalier : l’imam sera mobilisé comme médiateur, le chef lignager sera chargé de faire passer des messages au sein du groupe, la solidarité communautaire sera le vecteur pratique des aides extérieures. D’un autre côté, la pédagogie de la présentation de soi par l’accueillant, policier assisté des ONG, revendique et diffuse les normes issues de l’appartenance de la Catalogne à la communauté des cultures qui reconnaissent les droits de l’humain comme dérivant juridiquement de toute collectivité. Concrètement, il s’ensuit une sensibilisation des accueillis aux droits de la femme et de l’enfant, décisivement orientée dans la lutte contre les mutilations rituelles dont il est présumé que sont victimes ces immigrés. C’est ainsi une injonction contradictoire qui va être exercée en ce que l’altérité sera avalisée en bloc, par idéologie fondatrice de l’accueillant, avec pour incidente de donner aisément un statut aux « représentants » de l’autorité dans le système autre, et d’autre part en ce que les valeurs et l’autorité qui les applique vont être subverties en dénonçant et en invitant à dénoncer de l’intérieur les pratiques inacceptables (excision, infibulation) liées aux mutilations rituelles de la jeune fille. Au nom du respect des droits humains jugés culturellement universels, on prend le risque de briser le lien politique, idéologiquement licite, qui structure la communauté et sur laquelle l’accueillant s’appuie pour gérer son accueil. Le policier doit ainsi en même temps convaincre l’autorité inhérente aux immigrés de collaborer aux politiques d’insertion et susciter dans la communauté arrivée le rejet des aspects de cette autorité qui contrarient les droits humains universels.
10Par Herder, et ce n’est ici qu’une hypothèse, on en arrive à un résultat au fond assez voisin de celui où nous conduit l’abstractionnisme républicain. La communauté culturelle est tellement valorisée comme seule entité légitime de repérage social et de dévolution des droits collectifs et individuels qu’elle en acquiert, au fur et à mesure des expériences du contact de l’altérité, une dimension abstraite dont les effets rejoignent ceux que l’on impute à l’idéologie républicaine. En postulant que les droits de l’homme procèdent de l’appartenance de chacun à une culture englobante et en postulant, avec Herder, que les cultures sont égales en droit, la Catalogne dispose d’une capacité de triage du bien et du mal dans chaque collectivité d’appartenance et d’un moyen de reconnaître ou de nier l’existence d’une culture, comme la civilisation trie ce qui lui ressemble ou pas dans « le fatras des coutumes ». De cette brève comparaison, on peut retenir l’idée d’un clivage décisif entre une commune, fût-elle composée de « voisins », et dotée d’une gradation de proximité, qui serait la forme d’existence locale d’une démocratie de sujets-citoyens, et une commune composée de communautés culturelles qui négocieraient en permanence, pour chacun de leurs traits constitutifs, leurs conditions de vie en commun et leurs relations de subordination, aussi subtiles que les autorisent les sciences de la différenciation des sociétés.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Auteur
CNRS — CEPEL (Centre d'études politiques de l'Europe latine)
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