Chapitre 10. Constructivisme et biologisme dans les relations de filiation
p. 249-264
Texte intégral
1Les relations de parenté ont tendance aujourd’hui, en anthropologie sociale, à être analysées en termes constructivistes (Carsten, 2004 ; Bamford, 2007). On considère en effet que les relations de parenté ne constituent pas un élément relationnel donné par nature mais un processus d’interaction constante, et on met l’accent sur l’aspect construit par opposition au donné dans les relations de parenté. Ce modèle constructiviste s’oppose au modèle plus classique d’analyse de la parenté que nous appellerons à cette occasion, suivant en cela Eduardo Viveiros de Castro (2009 : 254), le modèle standard.
Quel a été le modèle standard d’analyse des relations de parenté ?
2Dans ce modèle, la consanguinité est du domaine du donné. C’est une propriété innée et passive de la matrice relationnelle humaine, son substrat corporel naturel. C’est la substance biogénétique naturelle à partir de laquelle se construisent des relations sociales significatives. Par contre, l’affinité est une construction active. C’est un choix distinctif, affectif ou politique, une liberté inventive qui dépend de la volonté des individus ou des stratégies des groupes sociaux.
3Telle est la cosmologie (Descola, 2005) qui oppose la nature à la culture, le statut – la substance biogénétique – et le contrat – le code de conduite –, la parenté classificatoire et la parenté descriptive. Il existe une attirance « naturelle » qui limite les possibilités de la parenté consanguine. Toutes les combinaisons ne sont cependant pas possibles. Ainsi, les terminologies de parenté sont limitées par la différence de sexe, la relation entre frères et sœurs, la différence de l’aîné par rapport au cadet et le passage des générations (Héritier, 1981).
4Le modèle standard conçoit la consanguinité comme une relation intrinsèque découlant de la procréation. Les liens de procréation ainsi que les similitudes corporelles qui découlent de la parenté de sang sont conçus comme étant constitutifs des aspects non transformables, ineffaçables, originairement constitutifs de l’identité de la personne, dans la mesure où celle-ci est pensée individuellement en relation avec d’autres personnes. La continuité biologique représente nos liens internes – c’est la partie innée de notre identité en tant qu’êtres humains –, alors que nos relations sociales sont perçues comme externes et normatives – c’est la partie acquise comme êtres sociaux.
5Ce modèle est évidemment une simplification de la manière dont nous vivons nos relations de parenté. La « biologie », les « gènes » ne définissent pas toutes les relations ; ils sont une partie de ce que signifie une relation de parenté. Dans la consanguinité vécue, comme le montre bien Jeanette Edwards (2000) dans son ethnographie de Bacup, des rapports complexes se tissent entre les relations « sociales » et les relations « biologiques », marqués par un déplacement pendulaire de l’un à l’autre. C’est ce que Charis Thompson (2005) nomme une « chorégraphie ontologique » dans laquelle chacune de ces relations peut être ou non considérée comme déterminante. Un système de parenté n’est pas une reconnaissance directe des faits naturels de la procréation, c’est plutôt un médiateur qui structure la connexion entre les faits de la vie et les relations sociales. Cependant, pour le modèle standard, il existe une limite à cette connexion : les liens biologiques peuvent être pensés comme indépendants des relations sociales. D’autre part, la dimension biologique de la consanguinité représente le temps qui est irréversiblement inscrit dans le corps. Les généalogies se lisent comme une succession de procréations qui assure la continuité d’une famille, de même que le génome de chaque individu s’interprète comme la succession naturelle des procréations, remontant du présent au passé le plus lointain.
6Si la consanguinité est déterminée par la naissance, l’affinité est la conséquence du mariage ou d’unions analogues. En tant que telle, elle est construite, choisie. L’affinité ne relève pas du donné, mais se développe sur le terrain des stratégies politiques entre groupes et, dans nos sociétés modernes, des choix affectifs entre individus. N’oublions pas que c’est en régulant le mariage que l’Église chrétienne est intervenue dans le système de parenté européen. Les prohibitions matrimoniales vont ainsi contribuer à définir une limite aux relations de consanguinité, dans un système de parenté bilatéral qui tend à les disperser. D’autre part, le principe du libre consentement délimite et restreint les stratégies matrimoniales des familles. L’usage privilégié que l’Église a fait de la « fraternité », considérée comme le fondement de toute relation sociale au sein de la communauté des croyants – et que par la suite la Révolution française a étendue à toute la société civile – découle du caractère donné que nous accordons dans notre société aux relations de consanguinité perçues comme un préalable aux relations sociales. Un tel modèle s’oppose à celui que les anthropologues ont étudié dans les sociétés caractérisées par des structures élémentaires de la parenté, qui attribue au contraire un rôle privilégié aux relations entre affins. Le modèle de sociabilité entre groupes n’est ainsi pas la relation entre frères et sœurs, mais la relation entre « beaux-frères et belles-sœurs ». C’est cette relation d’affinité qui est privilégiée pour nouer des liens entre groupes sociaux. L’incrédulité d’un Arapesh qui s’étonne : « Tu ne veux donc pas avoir de beau-frère ? fournit sa règle d’or à l’état de société », disait Lévi-Strauss dans un ouvrage ancien (1967 : 556) en faisant référence au caractère constitutif de la relation entre parents par affinité, face au fait naturel de la fraternité. Le donné est dans un cas la « consanguinité » et dans l’autre l’alliance.
7En résumé, le modèle standard considère que ce qui, dans la parenté, relève du donné est une relation fondée sur le partage de mêmes substances – le partage du même « sang » dans la perspective occidentale –, inscrite dans le corps et résultant de la naissance. L’aspect construit de la parenté, au contraire, renvoie à des relations résultant d’un libre choix, d’une complémentarité élective entre les personnes concernées. Ces deux dimensions – la substance donnée et le choix – rendent possible cette solidarité diffuse et durable qu’est une relation de parenté et qui est à la base de toute sociabilité humaine.
Quel a été le modèle constructiviste d’analyse des relations de parenté ?
8Ce modèle a permis de replacer dans son contexte historique et culturel le principe selon lequel la « voix du sang est la plus forte » et de lui ôter toute prétention universaliste (Schneider, 1984). Dans ce modèle, l’accent est mis sur la construction sociale de la naturalité de ce que l’on nomme les « liens de consanguinité », c’est-à-dire sur la capacité à créer des liens de consubstantialité par l’intermédiaire de relations humaines intentionnelles, comme le fait de partager la même terre, le même toit, les mêmes repas, les mêmes souvenirs ou les mêmes intérêts. Les relations de parenté sont conçues comme un processus, et non pas comme un état de l’être. Ainsi, une relation de parenté du type père-fils (citimangen-fak) dans l’île du Pacifique occidental du nom de Yap, telle que la décrit David M. Schneider (1984), ne relève pas des privilèges de la consanguinité, mais d’un processus continu d’actions. On ne peut pas dire : « cela me revient du fait de ma consanguinité » mais plutôt « cela me revient parce que j’agis, je travaille et je respecte. » Les droits chez les Yap, par conséquent, ne dépendent pas de la consanguinité mais des formes de travail, d’action et de respect conformes à l’ensemble des normes coutumières qui définissent les rapports père-fils. La définition de cette relation ne se fonde pas sur les attributs partagés – l’agnation – mais sur des formes de faire et d’agir – respect, obéissance et dépendance. Comme l’indique David M. Schneider (1984 : 72) :
Les notions européennes et anthropologiques de consanguinité, de relation par le sang et de filiation se fondent précisément sur des valeurs opposées, renvoyant à l’être, au partage de certains attributs inhérents et, par conséquent, inaliénables, à une relation biogénétique relevant d’une manière ou d’une autre de la symbolique du sang (« consanguinité ») ou de la « naissance », du point de vue des qualités plutôt que de l’action.
9Si l’on attribue à la relation père-fils un sens généalogique, c’est-à-dire si on la considère fondamentalement comme une relation agnatique, on interprète alors un autre concept culturel yap – celui de tabinau – comme étant un groupe de filiation patrilinéaire, et la relation agnatique apparaît comme la condition d’appartenance au groupe. Ce groupe de filiation renvoie cependant à une connexion ou à un lien entre les individus par l’intermédiaire de la terre, une relation complètement distincte de celle d’appartenance à un groupe de filiation définie en termes généalogiques. Il ne s’agit pas d’un groupe de filiation à proprement parler, mais d’un groupe dont les liens se constituent entre les individus par l’intermédiaire de la terre. Un individu devient une personne sociale dans la mesure où il reçoit une formation au sein du tabinau. La terre devient le symbole premier des relations et l’idiome au moyen duquel elles s’expriment. Participer d’une même substance suppose l’accomplissement du processus par lequel on appartient à la terre, étant donné que tous les rangs et métiers sont hérités de la terre et que les individus appartiennent à la terre par le travail. Ce qui est culturellement premier dans la définition d’une relation, c’est la terre, au sens d’une manière de faire et d’agir, et pas la parenté, au sens généalogique d’une substance biogénétique partagée. Pour David M. Schneider (1984 : 75), « la parenté ne peut pas être considérée comme la “base” de la société yap ni comme l’idiome utilisé pour formuler la relation que l’on entretient avec la terre ou toute autre relation entre les membres du tabinau ».
10Dans le modèle constructiviste, les deux dimensions – la consanguinité et l’alliance – sont le résultat d’un processus social, sont construites par l’action humaine. Les liens de parenté ne sont pas donnés à la naissance – on pourrait même dire que la « naissance », en tant qu’acte social, n’est pas un donné de « naissance », en tant que fait biologique – mais sont créés par des actes délibérés, alimentaires, affectifs, de soins attentifs et constants. C’est ce partage des affects, des mémoires et des soins qui constitue le cœur de la parenté. Le modèle constructiviste reconnaît au soin d’être l’élément constitutif de la consanguinité humaine. « Prendre soin de, être pris en soin » sont les actes qui permettent ce processus d’affiliation (Borneman, 2001). Une relation de filiation est un échange de choses inaliénables entre personnes dans un état de dépendance réciproque. C’est pour cela que l’attention portée à ses proches est le contenu de la filiation. Les conduites parentales ne sont déterminées ni par la naissance ni par le sang, pas davantage par les gènes. Ceux-ci peuvent être les symboles culturels d’une relation et, par conséquent, des signes arbitraires et particuliers, mais pas nécessairement universels ni déterminants de la conduite. Si l’on peut parler d’une primauté ontologique, celle-ci ne réside pas dans la naissance mais dans le soin ou le souci. Nous, êtres humains, nous nous organisons autour de qui et de quoi prendre soin, de qui et de quoi nous soucier. Nous en voulons pour preuve un mythe classique que cite Martin Heidegger (1964 : 241-242) :
Un jour que le Souci [Cura] vint à traverser un fleuve, son regard tomba sur un limon argileux. Pensif, il en prit une poignée et se mit à lui donner forme. Tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il venait de créer, Jupiter intervint. Le Souci le pria d’insuffler vie au fragment de limon qu’il avait formé. Jupiter y consentit volontiers. Lorsque pourtant le Souci voulut imposer à sa créature son propre nom, Jupiter s’y opposa, souhaitant qu’elle fût appelée de son nom. Tandis que Jupiter et Souci disputaient de ce nom, la Terre [Tellus] surgit à son tour, désirant que l’image fût nommée d’après elle-même, puisqu’elle lui avait prêté une parcelle de son corps. Les querelleurs choisirent Saturne pour arbitre, qui leur signifia cette sentence apparemment équitable :« Toi, Jupiter, qui lui as donné son âme et toi, Terre, qui lui as donné son corps, recevrez à sa mort qui l’âme et qui le corps. Mais puisque le Souci fut le premier à façonner cet être, il est juste que tant que celui-ci demeure en vie, le Souci le tienne. Mais, puisque vous ne vous entendez sur le nom, qu’il soit appelé homo, car il est fait d’humus (de terre). »
11Martin Heidegger (1964 : 242) commente ensuite :
Ce témoignage pré-ontologique prend une signification particulière si l’on songe qu’il ne tient pas seulement le « souci » pour quelque chose à quoi l’être-là appartient et est attaché « toute sa vie durant », mais qu’il manifeste le lien de cette primauté du « souci » à la conception bien connue selon laquelle l’être humain est composé de corps (terre) et d’esprit.
12Ce mythe, interprété dans les termes du modèle constructiviste de la parenté, nous donne le contenu de nos relations d’affiliation de base, c’est-à-dire de nos relations élémentaires avec les autres. L’attention – le fait de se soucier de – est la condition de l’existence de l’être humain et, dans la mesure où l’existence humaine est relationnelle, elle constitue le contenu de base des relations d’affiliation, c’est-à-dire des relations primordiales de connexion avec les autres.
13Le modèle constructiviste insiste sur l’aspect socialement construit des relations de consanguinité. La filiation n’est pas tant l’inscription dans le corps de faits antérieurs qui renvoient à une succession de procréations, mais l’inscription dans le corps d’actions présentes progressivement reconnues par les liens de la filiation. Ce modèle met l’accent sur les relations « optatives » et « adoptives », ainsi que sur les modes de relation fondés sur la prise en charge après la naissance, prise en charge constitutive des liens de consubstantialité corporelle. Sont ainsi valorisés, d’une part, le projet parental, qui met en exergue le choix et la volonté, d’autre part, la prise en charge, qui contribue à la dimension substantielle de la parenté. La parenté adoptive, la parenté spirituelle, la commensalité, la corésidence, l’affection sont désignées comme étant des relations équivalentes – voire supérieures – aux relations fondées sur le partage de substances biogénétiques prénatales. Dans ce modèle, la parenté est construite, elle n’est pas donnée par la naissance. La « consanguinité » se limite donc à la filiation et, en particulier, aux relations entre parents et enfants. Ce modèle constructiviste de la filiation insiste sur la transmission de substances corporelles, ou d’une partie du corps, mais également sur la transmission d’une mémoire, en tant qu’éléments constitutifs de l’identité des individus et de leurs relations avec l’État (Carsten, 2007). La « consanguinité » est ainsi définie comme le processus de transmission de substances matérielles et immatérielles entre individus dépendants les uns des autres. Conformément au modèle constructiviste, pour que la parenté soit un concept significatif, elle « doit être comprise comme une notion spécifique de relation découlant du partage et de la transmission de substances corporelles et/ou spirituelles » (Holy, 1996 : 168). Comme l’indique Janet Carsten (1997 : 291) à propos des processus d’apparentement dans une communauté de pêcheurs malais :
Les idées sur l’apparentement dans l’île de Langkawi montrent clairement jusqu’à quel point la séparation entre le « social » et le « biologique » et la réduction de ce dernier à la reproduction sexuelle sont culturellement spécifiques. En Langkawi, l’apparentement découle aussi bien des actes de procréation que du fait de vivre et de manger ensemble. Cependant, en termes indigènes, cela a peu de sens de caractériser certaines de ces activités comme sociales et d’autres comme biologiques, et, pour ma part, je n’ai certainement jamais entendu les gens de Langkawi le faire. Si le sang, qui est la matière de la parenté et, jusqu’à un certain point, de la personne, s’acquiert pendant la gestation dans l’utérus et, après la naissance, dans la maison, par le partage de nourriture – comme les gens de Langkawi l’affirment –, est-ce alors quelque chose de biologique ou de social ? L’impossibilité de répondre à cette question ne fait que souligner la nature insatisfaisante de la distinction.
Pourquoi le modèle constructiviste est-il théoriquement séduisant ?
14Le modèle constructiviste se différencie du modèle standard dans la mesure où il étend à la consanguinité et en particulier à la filiation le statut de construction sociale que le modèle standard réservait à l’affinité (Viveiros de Castro, 2009 : 257). De ce point de vue, on pourrait le considérer comme un développement ultérieur du modèle standard. Si ce modèle correspond à ce qu’en anthropologie on appelle « structures complexes », le modèle constructiviste correspondrait à ce que l’on pourrait appeler une « parenté post complexe » ; c’est-à-dire un système dans lequel le choix – qui est réduit à l’affinité dans les systèmes complexes – s’étendrait à la relation de filiation, envisagée comme le fruit d’un projet parental. Cela correspondrait aux derniers développements de la parenté dans le monde occidental. Nous choisissons nos enfants au moyen des technologies reproductives (Edwards et al., 1999), nous choisissons nos frères et sœurs ainsi que nos parents dans le cadre des « familles recomposées » (Martial, 2003) et nous choisissons nos familles dans les mariages homosexuels (Weston, 1991). Le monde de ce qui est construit s’étend bien au-delà de la nature. Ce qui est donné est simplement l’obligation de choisir.
15Quelles ont été, par conséquent, les forces sociales qui ont modifié l’exercice des relations de parenté et qui ont situé dans la « consanguinité » construite socialement le centre des relations de parenté ? En premier lieu, la liberté de choix dans la formation du couple avec la présence du sentiment individuel accompagné d’un processus de désinstitutionalisation de la famille. En deuxième lieu, l’égalité entre les sexes avec une plus grande capacité de décision de la part des femmes. En troisième lieu, l’existence d’un projet parental lorsque la décision de procréer est prise. Tout cela a impliqué de nouvelles formes de famille. Le couple ne se confond plus avec la famille et la relation conjugale se dissocie de la relation parentale. Un enfant, garçon ou fille, dans un cycle familial ne maintiendra pas nécessairement toujours les mêmes relations familiales. De ce point de vue, les familles sont choisies et ce sont les relations quotidiennes qui créent les liens de parenté. D’autre part, le contrôle de la fertilité et les manières de pallier l’infertilité ont donné lieu à la possibilité de dissocier la sexualité de la parenté, ainsi que la procréation de la consanguinité. Dans la reproduction médicalement assistée, la procréation n’est pas donnée mais elle est choisie et construite.
Au-delà du constructivisme ?
16Le constructivisme social a été mis en question de bien des points de vue, presque tous naturalistes – dans le sens que Philippe Descola (2005) donne à ce terme. Face à l’idée constructiviste selon laquelle « rien n’est donné » dans le monde de l’expérience sociale, la réaction a consisté à réaffirmer le contenu universaliste du donné (Bloch et Sperber, 2002). Certains universaux sont « donnés », qu’ils soient physiques – la nature –, psycho-cognitifs – la nature humaine –, ou encore phénoménologiques – la « condition humaine ».
17Face à ces critiques « naturalistes », nous pensons que l’on pourrait affirmer qu’il existe dans toutes les sociétés quelque chose de générique, d’antérieur à tout développement culturel et qui est présupposé comme donné. Ce qui sans le moindre doute est donné, c’est le fait que certaines dimensions de l’expérience humaine sont construites comme quelque chose qui serait donné.
18Pensons un instant à notre système de filiation. Si nous faisons référence à la filiation en regardant en arrière – qui sont nos ancêtres ?–, nous faisons référence à des éléments de notre identité qui sont donnés. C’est, selon Alfred Schutz (1964 : 23), le monde des « prédécesseurs ». Le passé de la filiation montre l’aspect relationnel de la parenté – nous naissons puis nous grandissons grâce à des relations préexistantes. Quand nous rencontrons une personne dans cette perspective, nous mettons son corps et son tempérament en relation avec d’autres personnes qui lui sont apparentées. Cette rencontre, ou cette connaissance, semble provenir du modèle standard de la parenté. Comme l’indiquait Raymond Firth (Firth, Hubert et Forge, 1970),
la qualité normative des relations de parenté réside dans le fait qu’elle est indépendante de la volonté des individus. Les ancêtres et les généalogies qui les unissent sont donnés, ils ne sont pas choisis, ce sont des faits de la nature auxquels on donne un sens social.
19Mais la filiation fait aussi référence au présent et au futur. Elle n’implique pas seulement les ancêtres mais aussi les descendants. C’est, selon Alfred Schutz (1964 : 23), le monde des « successeurs ». Dans ce cas, la filiation se construit de telle manière qu’elle se fonde sur un désir de descendance. Cet élément d’intentionnalité volontaire des relations de parenté est très présent dans notre contexte actuel de relations choisies et il est concomitant avec une conception de la personne en tant qu’individu autonome pour lequel le projet parental donne du sens à la filiation. Les individus reproduisent des individus, et la relation de filiation implique une séquence temporelle vers le futur. Dans cette perspective, la filiation implique un modèle constructiviste.
20Ce que nous prétendons simplement dans ce modèle est de tenir compte du fait que dans toute relation sociale, et en particulier dans les relations de parenté, il y a toujours des éléments donnés et des éléments construits, sans préjuger nécessairement que les uns proviennent de la nature et les autres de la culture, que certains sont intérieurs et les autres extérieurs, que certains sont fondamentaux et les autres dérivés. Cela permettra, à notre avis, de faire comprendre certains paradoxes observables au sein des représentations de la filiation lorsque nous étudions le don de gamètes.
Le donné et le construit dans le don d’ovules
21Voyons, en premier lieu, ce double aspect du donné et du construit dans le processus même de filiation ainsi que dans l’idée de ce qu’est le corps d’un enfant, garçon ou fille, chez les femmes qui en ont eu un par don d’ovule. Qu’est-ce qui se rapporte au donné et qu’est-ce qui se rapporte au construit dans ce corps ? Lorsque l’on considère la filiation en termes de passé, d’héritage et d’origine, le don d’un ovule suscite des questions quant à l’identité de l’enfant, garçon ou fille, parce qu’il met en évidence une nette séparation entre la filiation sociale et la généalogie naturelle. La législation tente de résoudre cette difficulté en recourant au principe du don anonyme ; mais l’anonymat est insatisfaisant en ce sens qu’il rend impossible la connaissance des généalogies et des relations qui relèvent du donné. Comme le dit Marilyn Strathern (2005 : 26), « c’est par la parenté que les Occidentaux relient les corps eux-mêmes entre eux ». C’est la procréation qui permet de penser immédiatement aux liens et similitudes corporels. C’est ce caractère donné de l’identité individuelle que nous représentons dans les généalogies.
22Toutefois, la filiation n’implique pas seulement les ancêtres, mais aussi les descendants. Dans ce cas, la filiation se construit de telle manière qu’elle est clairement désirée et planifiée. Cet élément d’intentionnalité dans les relations de parenté est tout à fait présent dans le contexte des technologies de procréation médicalement assistée. Dans cette perspective, le don d’ovule ne signifie pas l’établissement d’un lien avec une autre personne mais la possibilité d’une nouvelle descendance. Les liens s’établissent de manière intentionnelle. Il s’agit d’une individualité autonome dans laquelle le projet parental donne du sens à la filiation et à la procréation médicalement assistée. C’est l’aspect construit de la parenté que nous situons dans les processus de grossesse et d’allaitement. Les substances qui sont partagées et produisent la « consanguinité » sont celles qui découlent de ce processus. Dans cette perspective, l’aspect construit de la parenté est déterminé par un nouvel élément relevant du donné : c’est le désir de maternité qui est alors l’élément constituant de la filiation. Le donné ne se situe pas dans la biologie, mais dans l’intentionnalité. Les relations de parenté se construisent à partir de ce fait constitutif.
Les troubles en rapport avec la filiation
23Rocio est une femme d’une ville du Sud de l’Espagne. Elle vient chaque année en Catalogne pour six ou sept mois afin de suivre un traitement de fécondation in vitro. Elle et son mari effectuent des travaux temporaires sur la Costa Brava dans le secteur des services. Quand nous l’avons interviewée, elle travaillait à la blanchisserie d’un hôtel. Son mari avait un emploi temporaire dans la construction. Le reste de l’année, ils travaillent dans le secteur agricole, dans leur village du Sud de l’Espagne. Les médecins lui proposent de recourir à un don d’ovocytes. Ils lui ont demandé de chercher une donneuse pour donner les ovocytes à la banque de gamètes de la clinique et avoir ainsi la possibilité d’en recevoir à son tour. Vu le peu de donneuses d’ovules, cette demande est un procédé habituel dans les cliniques de procréation médicalement assistée. Rocio refuse de chercher elle-même une donneuse prétextant qu’elle vient d’un petit village. En effet, plus l’idée de communauté d’un village est forte, plus forte est la sensation que tout le monde se connaît et que les gens sont tous parents. Cette identification mutuelle vient précisément du fait qu’ils sont tous nés et ont été élevés ensemble. Connaissance, éducation et parenté deviennent une seule et même chose. Se rapportant à la possibilité d’un don, Rocio faisait le commentaire suivant :
Peut-être que je me trompe, mais… si je cherche une femme… et en plus si je la cherche ici [à Barcelone], peut-être que dans mon village personne ne le saura… mais si moi je cherchais une donneuse de là-bas, de mon village, ils me diraient toute la vie, parce que c’est un petit village, ils me diraient toute la vie […] que ce gamin, par exemple, n’est pas à moi. Peut-être que je penserais plus au qu’en dira-t-on. Mais si moi je venais ici et qu’ils me disaient : Regarde, si tu veux moi […], non […] et, en plus, si je sais, par exemple, ils disent que celle que je cherche ne sera pas… de ceux qu’ils vont me mettre.
24Rocio remarque que si le don d’ovules n’était pas anonyme, la donneuse pourrait être considérée comme la mère. Dans son village, où elle est née et où elle a grandi, et où l’anonymat est impossible, ils reconnaîtraient immédiatement la donneuse, tout simplement en voyant l’enfant, et, par conséquent, ils établiraient une relation de filiation, étant donné qu’en matière de parenté une relation biologique est aussi une relation sociale, et que la relation d’appartenance se fait au moyen du modèle de reconnaissance propre de la parenté. Dans ce cas, c’est seulement en maintenant l’anonymat de la donneuse que la relation de filiation peut être différenciée de la relation généalogique dépourvue de reconnaissance sociale.
25On peut également observer qu’elle est en train de penser à une donneuse hypothétique qui ne proviendrait pas de son village natal où tous se connaissent et sont en rapport les uns avec les autres. Elle a en tête quelqu’un de la ville de Barcelone, autre type de conglomérat social où la connaissance personnelle de chacun de ses membres est impossible, et qui offre l’anonymat qu’elle recherche. Notre témoin recherche un don extérieur au cadre des relations caractérisées par la connaissance mutuelle, assimilées par elle à des relations de parenté. Si le don rend possible l’établissement de relations de parenté, cela doit se faire à un niveau différent des connaissances concrètes que constitue la parenté. C’est pour cette raison qu’elle associe le don d’ovocytes à l’anonymat de la ville et non à la communauté villageoise où tout le monde se connaît. Si cela se savait, les gens de son village diraient que l’enfant n’est pas le sien. Le don de gamètes touche à l’identité, et est en cela l’aliénation d’une chose qui implique l’identité du donneur. Par contre, en ville, l’identité reste anonyme et les relations abstraites. C’est la raison pour laquelle elle considère qu’il est plus facile de trouver une donneuse abstraite et anonyme en ville. Elle rapproche plus facilement, de cette manière, la cession d’ovocytes aux biens qui circulent librement sur le marché qu’à un don dans lequel s’établit, au travers de cet acte, une relation particulière entre donneuse et receveuse. Cependant, la parenté est la façon d’établir une relation, dans ce cas une relation de filiation.
26Il s’agit pour Rocio de s’interroger, de manière conjointe, sur la manière de comprendre cette relation provenant d’un don, et sur la manière dont le gamète d’une autre femme peut se convertir en un élément de sa propre descendance. Ce que nous voudrions faire remarquer ici est que la manière de traiter une question touchant à la génétique peut conduire à une série d’associations entre des entités hétérogènes – un gamète, un don, le village, la ville, une identité et la propriété. Comment la relation d’identité entre un gamète et une personne déterminée se transforme-t-elle en identité liant la receveuse à sa descendance ? Pour Rocio, le don d’une femme de son village natal impliquerait une identification entre la personne et l’objet donné. C’est pour cette raison que l’anonymat de la ville est pour elle une manière plus facile d’envisager cette transformation.
27Esperança, qui a eu récemment un enfant grâce à un don, a senti le rejet d’une amie envers son enfant « parce qu’elle considérait, disait-elle, qu’il manquait ma part, […] il a été très difficile pour elle d’entrer en relation avec mon fils ». N’étant pas capable de mettre en rapport immédiat le fils et la mère, l’amie d’Esperança perçoit deux corps séparés et elle ne peut pas établir de connexion parce qu’il lui est impossible de visualiser de manière physique la relation entre mère et enfant. Elle ne peut pas établir de relation généalogique entre mère et fils. La descendance est perçue comme le résultat de la relation physique entre deux personnes. « C’est un peu de chacun », disait Isa qui, avec deux enfants issus d’une relation antérieure, désirait en avoir un autre avec son compagnon actuel. Si le lien avec l’ovocyte n’est pas connu, il est difficile d’établir une relation d’identité entre la mère et l’enfant. L’anonymat du don produit un paradoxe immédiat : « Comme les gènes sont d’origine inconnue » et que « nous ne savons pas d’où [ils] proviennent », et que « [toi, la mère sociale] tu ne le considères pas [l’enfant] comme complètement de toi, moi, je le vois comme d’un [e] autre. » De cette manière, les ovocytes donnés sont situés dans le domaine des connexions généalogiques. Un gamète est aussi une relation, ce n’est pas seulement une substance biologique qui rend possible de nouveaux individus, il est en outre situé dans le domaine des liens généalogiques. Comme il est relationnel, il a à voir avec la donneuse. Dans notre recherche, le terme « mère génétique » n’a jamais été utilisé, mais dans le cas du don d’ovocytes, les gènes proviennent clairement d’une autre femme et donc d’une chaîne généalogique relationnelle inconnue. Ce manque de connaissance pose des problèmes de type pratique, comme ne pas savoir que dire au pédiatre quand une question est posée sur l’histoire clinique et familiale de l’enfant, ou ne pas savoir à l’avenir que dire à l’enfant.
La filiation comme agencement
28Même si la filiation fait référence à des origines généalogiques qui touchent l’identité d’un enfant, elle peut aussi se concevoir comme un projet parental qui met l’accent sur le futur plutôt que sur le passé généalogique. De ce point de vue, l’identité d’un enfant se construit, elle n’est pas donnée par les relations du passé, et le projet parental donne ainsi aux relations de filiation un aspect d’agencement, très bien exprimé par Esperança qui, avant de commencer un cycle de fécondation in vitro, a tenu un journal sous la forme de lettres à son futur enfant. Le descendant est tout d’abord conçu dans l’esprit, puis ce désir se matérialise en un corps. Le journal commence ainsi :
Cher enfant,
Je t’ai attendu si longtemps qu’il m’est difficile maintenant de penser à toi comme une réalité, bien que nous soyons encore loin de ce moment […]. Peut-être devrais-je d’abord me présenter : si tout va bien, je serai ta ou votre mère – il se pourrait qu’il y ait plus d’un seul tu. Cela me paraît encore aujourd’hui difficile – bien que possible – que quelqu’un puisse m’appeler de cette manière, bien que je le veuille si fortement ! En réalité, j’ai eu en moi ce désir d’être mère depuis si longtemps que je ne peux pas me rappeler la première fois que je l’ai éprouvé […]. Maintenant, d’une certaine manière, tu es déjà là parmi nous, comme une idée, comme une construction du futur.
29Ce journal est un processus hautement réfléchi sur la façon d’établir de nouveaux rapports de parenté. C’est un processus réflexif très caractéristique des personnes commençant des cycles de fécondation in vitro. Elles doivent donner un sens et établir un lien avec les substances reproductrices que la clinique manipule en laboratoire, en dehors du cadre filiatif donnant une signification aux corps et aux substances reproductrices. Confrontée au don d’ovocytes, Esperança reflète dans son journal la manière d’expliquer le don à ses amis :
Pendant plusieurs jours, je me suis interrogée pour savoir si je devais le dire à tout le monde ou seulement à mes amis les plus intimes, ceux qui pourraient mieux comprendre que tu naisses de mon ventre, bien qu’avec la dotation génétique d’une autre femme. Je ne savais pas si cette vérité devait être dite ou pas, parce qu’il était également difficile pour moi de l’accepter. J’avais commencé à penser secrètement à toi depuis si longtemps que j’avais déjà commencé à projeter mes désirs, par exemple, que tu hériterais de mon nez, signe distinctif de la famille, que tu pourrais avoir les yeux bleus de mon père – ton grand-père que désormais tu ne connaîtras pas. J’avais également peur que ton père puisse un jour dire que tu es génétiquement son enfant pour te séparer de moi.
30Réagissant au don et à un futur enfant « qui possédera l’information génétique d’une autre femme », elle se voit obligée de se questionner sur différentes formes de relations, identités et appartenances. Avec un peu de nostalgie – pour la continuité généalogique du passé – elle pense qu’il/elle n’aura pas ce nez si caractéristique de sa famille, ni les yeux de son père. Elle pense également que cette discontinuité rendra impossible le fait qu’il/elle « hérite certaines choses qui ne [lui] plaisent pas de [sa] famille ». Vous remarquerez que l’héritage familial est totalement amoral, on hérite « pour le bien et [pour] le mal ». N’importe quelle discontinuité ouvre, par conséquent, la possibilité d’une grande diversité et d’une grande variabilité à l’avenir. Cependant, la continuité généalogique est un outil puissant quand on pense en termes d’appartenance. Elle se débat face à l’appartenance immédiate qui rend possible la continuité génétique – homologue de la continuité généalogique :« La première chose que j’ai pensée, nous a-t-elle dit, a été qu’il serait à lui [son mari] et pas à moi. » Elle ne peut pas imaginer, tout comme son amie qui voit son enfant pour la première fois, un lien immédiat avec l’enfant à venir. Son mari, par contre, peut établir une continuité généalogique mais elle, de son côté, doit reconstruire cette discontinuité. Son mari, un immigré latino-américain d’origine espagnole, nous a dit la première fois que nous nous sommes vus que sa famille en Amérique latine était très contente de la venue du bébé, parce qu’il s’agissait de l’un des premiers petits-enfants nés en Espagne après trois générations. La continuité est génétique et territoriale. Le ius sanguinis du droit de citoyenneté rencontre à nouveau le ius soli après un intervalle de trois générations. Esperança, cependant, le voyait d’un point de vue différent : comment l’enfant deviendrait-il « le sien » ? En d’autres termes, comment établir une continuité entre présent et futur ? Quand son fils est né, elle expliquait – non sans ironie – que les gens qui allaient leur rendre visite et sans rien savoir de son don de gamètes parleraient de la ressemblance entre elle et l’enfant. Ils établiraient des liens de ressemblance familiale, une forme de généalogie entre certains aspects du corps qui appartiennent à une branche de la famille. Elle en a tiré comme conclusion que le plus important pour s’identifier avec son enfant, c’était la grossesse, la charge génétique s’estompant dans le milieu biologique de la grossesse et de l’éducation des enfants. Elle a été enceinte, a accouché et a alimenté son enfant. Par ces actions si biologiques et culturelles, elle a transmis des substances au corps de l’enfant et s’est identifiée à lui. Par conséquent, l’enfant lui ressemble et elle pense en termes de continuité. Du point de vue biologique, on peut argumenter que la relation génétique n’implique aucune relation physique entre parents et enfants – les gènes constituent l’information –, bien qu’il existe un sentiment instinctif de cette relation physique. La question ethnographique – telle que nous l’avons présentée ici – réside justement dans la manière d’établir cette connexion physique à partir d’une discontinuité génétique, c’est-à-dire dans la manière d’établir la connexion avec l’information génétique d’une autre mais développée dans un milieu physique et culturel propre, dans la manière de faire d’une discontinuité génétique une continuité dans la filiation.
La filiation comme appartenance
31Il existe un ensemble de métaphores de la parenté qui rendent possible cette connexion – elles surgissent souvent dans des contextes ethnographiques de procréation médicalement assistée quand apparaît le thème de la signification d’« avoir un enfant », y compris lorsque l’on fait référence à une descendance liée à ses propres gamètes. Dans ces contextes, des expressions telles que « les enfants naissent et s’élèvent », « on les a et on les élève » ou « les enfants ne se contentent pas d’être, ils se font » sont communes. Je ne pense pas que ces métaphores signifient que la nature (naître) ouvre la voie à la culture (élever), mais je pense qu’elles font référence à l’élément interactif des liens de parenté. La parenté n’appartient ni au domaine de la nature ni à celui de la culture, mais elle se trouve entre les deux, faisant de cet intermédiaire un domaine propre, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, mais qui se présenterait plutôt comme des réseaux unissant des entités différentes.
32Bien que la parenté utilise souvent le langage des substances naturelles – gamètes, gènes, sang –, elle se réfère aux relations entre des personnes et elle établit des liens entre des entités hétérogènes – pas seulement des gamètes avec des gènes, mais aussi des gamètes avec des identités, des corps et des substances avec des propriétés.
33Ces relations d’appartenance et d’identité finissent par relativiser le langage des substances naturelles. Dans le processus d’appropriation et d’identité, comme le dit Esperança, « on finit par croire que l’information génétique n’est pas aussi déterminante » et que l’identité ne se réduit pas à un ensemble de gènes, mais qu’il s’agit d’un élément relationnel. L’avantage de concevoir la parenté en termes de réseaux consiste en ce qu’elle n’implique pas de déterminisme d’un aspect de la relation. D’autre part, l’appartenance de l’enfant apparaît comme un processus interactif. Comme le dit Esperança, « je porterai l’enfant neuf mois dans mon ventre, comment ne va-t-il pas être le mien ? Tu l’as porté en toi, tu l’as alimenté, tu l’as élevé… tu lui as passé tes sentiments, tes pensées, tes émotions pendant neuf mois, tu vas lui donner le jour […] bon, je ne sais pas à qui il peut être, si ce n’est à moi. Je sais, l’information génétique… à la fin se relativise. N’est-ce pas ? » La relation de descendance implique une appropriation et, par conséquent, un processus dans lequel on réussit à avoir « son propre enfant ». Ici, la propriété ne signifie pas un droit exclusif entre deux personnes, ou entre une personne et un gamète, ni la chosification d’un élément – des gènes, par exemple – qui détermine l’appropriation. Il s’agit plutôt d’une relation qui lie un nouvel objet de la science à de nouvelles identités. Pour paraphraser Marilyn Strathern (1999 : 161), nous pourrions dire que l’objet de connaissance d’Esperança – le gamète donné – a été approprié par elle d’une nouvelle manière et son intention de l’utiliser est indicative de sa créativité et de sa capacité à anticiper son futur en tant que mère. Le don d’un gamète n’est pas le donné de la filiation, c’est l’objet que rend possible le désir de filiation.
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L'argument de la filiation
Aux fondements des sociétés européennes et méditerranéennes
Pierre Bonte, Enric Porqueres i Gené et Jérôme Wilgaux (dir.)
2011