Préface
p. XIII-XVII
Texte intégral
1Ce livre, qui marque le point d’arrivée d’une collaboration fructueuse entre le PUCA – que je tiens à remercier – et de nombreux chercheurs, réunis par la force de persuasion d’Anne Gotman, qui ont choisi d’utiliser la MSH comme cadre de leur collaboration, nous concerne tous, et d’abord comme citoyens. Il repose en fait sur trois observations simples, presque banales : toutes les trois, au présent ou au passé proche, conditionnent le futur de nos sociétés.
2L’urbain a pris en France, comme dans toute l’Europe occidentale, la place du rural comme lieu de production et de reproduction de nos sociétés. Du même coup, celles-ci voient se brouiller les images rassurantes auxquelles avait donné naissance la double référence à leurs origines et, pour l’avenir, à un projet unificateur qui abolirait les différences héritées de leur passé. L’urbain est devenu le laboratoire par excellence du social en train de se construire : un social qui déroute et apparaît souvent comme inquiétant, mais vers lequel tous les acteurs sont contraints de basculer, même si beaucoup d’entre eux, surtout parmi les nouveaux venus, n’ont pas rompu les liens avec le rural, dont ils restent proches par leurs origines, leurs expériences individuelles et familiales, leur mémoire, le tissu de leurs relations sociales, parfois même leurs projets de vie.
3Seconde observation : si l’on choisit, dans ce cadre, de parler de l’urbain, et non de la ville, c’est parce qu’il désigne à la fois plus et moins que la ville, au sens que l’histoire a donné à ce terme. L’urbanisation d’un pourcentage croissant de la population des pays les plus avancés, l’extension croissante des banlieues – qui, malgré leurs efforts pour combler les écarts, restent toujours moins que la ville –, la distinction de plus en plus fréquente entre lieu de travail et lieu de résidence et les déplacements quotidiens qui en découlent, ont changé fondamentalement la donne. Mais cette rupture se trouve abolie ou niée dans l’usage nouveau qui s’est imposé dans la langue du terme de « ville ». Usage administratif, cette fois, qui localise la mairie à l’hôtel de ville et permet, même dans un simple bourg, de parler de l’« eau de la ville » à partir du moment où celle-ci fait l’objet d’une distribution collective : ignorant la distinction ancienne entre ville et campagne, il identifie en fait la ville à la commune et à la municipalité.
4La ville se définit alors par l’existence d’une administration investie d’un ensemble de responsabilités fixées par la loi et la réglementation, mais politiquement responsable de beaucoup plus, et d’abord, ce que n’écrit aucun texte, de la cohésion sociale : comprenons d’un niveau acceptable d’entente entre les habitants, et de la pacification des conflits dès qu’ils prennent, derrière les affrontements quotidiens entre les individus et les familles, une dimension sociale et collective. Il revient à cette administration, élue par les habitants, d’inventer, proposer, maintenir et faire accepter par tous une identité collective, comme les villes des siècles passés pouvaient le faire quand elles regroupaient de 20 à 25 % de la population totale, et cherchaient à se distinguer à la fois des autres villes et, plus encore, de la campagne environnante : ce qui la contraint d’agir en permanence sur le double terrain des réalités (et d’abord des plus quotidiennes) et des représentations (y compris les plus éloignées de ces réalités). Cette évolution, amorcée depuis plus d’un siècle, s’est trouvée renforcée par le changement récent d’attitude des États : ceux-ci, qui avaient longtemps joué de manière plus ou moins systématique la carte de la centralisation, ont découvert au cours des dernières décennies qu’ils avaient intérêt à se décharger sur les collectivités locales, et d’abord sur les administrations municipales, d’un ensemble de plus en plus large de tâches et de responsabilités, sans toujours leur en donner pour autant les moyens, notamment financiers, ni renoncer à intervenir de manière indirecte pour les contraindre à agir dans le sens souhaité.
5Troisième observation, enfin : les mouvements d’immigration qui ont, pendant des siècles, alimenté le renouvellement et la croissance de la population urbaine, n’ont cessé de s’étendre, au point d’avoir ou de paraître avoir changé de sens. Nombre des personnes concernées, distances parcourues, durée de ces mobilités, écarts culturels, linguistiques et parfois religieux entre les sociétés qui entrent ainsi en contact, multiplicité des lieux d’origine : tous les indicateurs témoignent dans le même sens. Ces mouvements étaient le signe du rayonnement de la ville, sur son environnement immédiat, sur les campagnes et les villes plus petites, sur le territoire national, et sur les possessions coloniales dont l’État, prenant le relais des grandes métropoles portuaires, avait pris le contrôle. Ils étaient, encore, durant les « Trente Glorieuses », le signe de la croissance économique et industrielle, alimentée par les soutiers de l’Europe venus pour l’essentiel des pays riverains de la Méditerranée (en fait, de la rive nord et de la Turquie surtout, et, dans le cas français, aussi de la rive sud). Ils sont devenus, depuis le début des années 1970, du fait de la crise, des restructurations industrielles qui passent par la mise en place d’une nouvelle division internationale du travail, de la montée du chômage et de la remise en cause du salariat classique comme horizon de vie et mode d’organisation de nos sociétés dont il devait assurer la stabilité, le révélateur et le signe de la mondialisation de nos économies. D’où le paradoxe sur lequel nous vivons aujourd’hui. Nos États ont en effet choisi ou accepté, avec plus ou moins de réticences au départ, de jouer le jeu de la libéralisation. Ils ont érigé en principe la libre circulation des capitaux, des marchandises, des informations, des idées et des biens culturels. Mais ils s’efforcent, depuis le milieu des années 1970, de limiter ou d’interdire des migrations de travail dont l’aire de recrutement n’a cessé de s’élargir. Ce qui les conduit à proscrire aujourd’hui ce qu’ils avaient encouragé hier – ainsi la France dans le cas du Maghreb –, alors même que se multiplient et se diversifient, de manière le plus souvent clandestine, les flux en provenance de pays nouveaux : l’Europe de l’Est et du Sud-Est après 1989, l’Asie et l’Afrique subsaharienne aujourd’hui. Le nombre des pays d’origine, des langues parlées, s’élève désormais, dans toute ville même d’importance moyenne, à plusieurs dizaines, quand il ne dépasse pas la centaine.
6Radicalement nouvelle, cette situation présente s’inscrit aussi dans une histoire plus ou moins longue, qui nous permet aussi bien d’invoquer des précédents lointains que de demander aux immigrations les plus anciennes (l’immigration italienne par exemple, dans le cas de la France) un enseignement rassurant permettant de prévoir l’avenir des plus récentes. Ce recours au passé invite aussi à tenir compte du point de vue des différents acteurs. Au niveau national ou local, l’emporte tout naturellement celui d’une société d’accueil qui, quand elle propose aux nouveaux venus l’insertion et l’intégration à terme – ce qui est loin d’être toujours le cas –, le fait presque toujours à l’intérieur d’une relation d’inégalité durablement maintenue : relation dont le modèle classique est fourni par l’hospitalité, qui fait sa place à l’hôte mais en l’y maintenant, et fixe à la fois ses droits et leurs limites, associant inclusion et exclusion. Que les migrants soient contraints de se plier à ce cadre qui leur est imposé, et dont ils savent par avance en partie et apprennent vite à connaître mieux encore les règles écrites et non écrites, et les façons de les tourner, et que certains réussissent, plus souvent sur deux ou trois générations que sur une seule, à franchir les obstacles qui leur sont opposés, ne doit pourtant pas faire oublier qu’ils sont venus et restés avec des objectifs qui leur sont propres. Ceux-ci associent une double réussite, à l’arrivée et au départ, et visent à transformer la « double absence » proposée par Abdelmalek Sayad en une double présence : or ce sont eux qui ont justifié la décision de partir et l’investissement du voyage, d’autant plus coûteux et risqué qu’il est clandestin, et ils ne coïncident qu’en partie avec ce qui est proposé à l’arrivée aux nouveaux venus, même si certains signes peuvent coïncider, comme le logement, le métier, l’emploi et le salaire, qui ne prennent cependant leur sens qu’avec la reconnaissance des droits qui leur avaient été refusés ou strictement limités. D’où la complexité de comportements et les incompréhensions qui s’observent sur le terrain, chacun demandant à l’autre ce qu’il sait qu’il ne peut pas lui donner.
7Les contributions réunies dans ce livre montrent l’extrême diversité et l’ambiguïté des réponses apportées, au niveau municipal, dans le contexte de configurations locales qui associent les éléments communs à d’autres propres à chaque situation locale, car liées à la fois à une histoire, à une image et à une tradition de la ville, mais aussi à des choix faits par celle-ci – et par ses responsables – en termes de relecture et de réappropriation du passé et de définition d’un projet d’avenir : choix qui définissent à chaque fois une politique, à la frontière du réel et du symbolique. Le cadre fixé par l’Etat, à travers la loi et ses décisions d’application, fait l’objet, dans ce contexte, d’interprétations multiples, qui permettent à chaque ville, selon les cas mais aussi selon les personnes investies du pouvoir local, soit d’affirmer sa différence en innovant, soit de s’abriter derrière le strict respect de la lettre du droit. Ces interprétations, ces innovations viennent à leur tour confirmer que les jeux ne sont pas faits d’avance, et que de véritables inventions peuvent sortir de ces différents laboratoires du social : des inventions difficiles à généraliser sans aucun doute, mais qui peuvent aider à définir le champ des possibles, et l’éventail des pratiques qui offrent le plus de chances de réussite.
8L’enjeu est d’autant plus important qu’aucune ville, aucune municipalité, aucun pays d’Europe occidentale ne peut se permettre d’esquiver le défi que lui pose cette irrésistible mobilité des hommes. Celle-ci peut changer de formes, d’origines et de directions, de contenus professionnels et sociaux. Dans un monde où, loin de s’atténuer, les inégalités tendent aujourd’hui à s’accroître, il est décidément peu probable qu’elle diminue dans un avenir prévisible, et que l’Europe cesse d’être, dans les prochaines décennies, l’un des principaux foyers d’immigration internationale.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'Europe qui se fait
Regards croisés sur un parcours inachevé
Gérard Boismenu et Isabelle Petit (dir.)
2008
Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon
De l'histoire événementielle à l'anthropologie
Sébastien Darbon
2008
De l'un au multiple
Traduction du chinois vers les langues européennes. Translation from Chinese into European Languages
Viviane Alleton et Michael Lackner (dir.)
1999
Adam et l'Astragale
Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain
Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Thomas Golsenne et al. (dir.)
2009