La règle, la mode et le travail : la genèse sociale du modèle des repas français contemporain
p. 276-323
Texte intégral
1Dans nos sociétés, les éléments chronologiques et les éléments non chronologiques des usages relatifs aux repas sont en rapport étroit les uns avec les autres1. L’heure à laquelle on déjeune ou celle à laquelle on dîne, le temps que l’on consacre aux différents repas, l’ordre dans lequel ceux-ci se succèdent au cours de la journée, leur fréquence, la répétition quotidienne de cet horaire, ses variations au cours de la semaine ou de l’année, sont inséparables des lieux où les repas sont pris, de la compagnie dans laquelle on les prend, des activités et des contextes sociaux entre lesquels ils servent de séparateurs et de transition, de leur composition, de l’importance et de la signification qu’on leur accorde, du nom qu’on leur attribue, etc. Ces règles implicites se présentent spontanément à la réflexion savante comme des traits de culture plutôt que comme des usages sociaux. A la fois routines et rituels, elles font partie du « cela-va-de-soi » par lequel chaque culture nationale se distingue des autres et qui est commun à l’ensemble des indigènes de chaque culture ; chacun s’y conforme scrupuleusement, mais le plus souvent sans en avoir conscience. Leur agencement systématique en fait un objet de choix pour les anthropologues, à qui il fournit une bonne occasion d’appliquer les notions de structure ou de pattern au quotidien des sociétés occidentales contemporaines2. Mais une approche exclusivement anthropologique ne permet pas de comprendre comment un modèle culturel parvient à se constituer et à se maintenir dans une société complexe et conflictuelle ; elle laisse échapper les enjeux économiques et sociaux, le rapport de forces auquel l’établissement de ce modèle correspond, interdisant du même coup de comprendre et de prévoir son évolution. C’est pourquoi j’ai entrepris de retracer la genèse du « modèle » français des repas contemporain. Je me propose de montrer que celui-ci est le produit de la rencontre, plus ou moins fortuite, souvent conflictuelle, entre des usages sociaux propres à des groupes, à des classes et à des cultures de classes différents. Il fallait, pour cela, couvrir une durée et un espace social très étendus ; je ne prétends donc pas présenter ici autre chose qu’une esquisse, qui demande sans doute, sur plus d’un point, à être précisée.
La formation de l’usage dominant
La règle
2Certains de ces usages prennent leur source sur le versant sérieux de la culture dominante, dans la culture des institutions savantes. L’idéal ascétique, le sacrifice de la vie matérielle à la vie spirituelle, qui se concrétisent sous leur forme la plus rigoureuse dans les règles monastiques et dans l’organisation de la vie qui en résulte, se traduisent par la ségrégation des lieux et des temps concédés aux besoins physiques que l’on ne peut totalement supprimer, le sommeil et la nourriture ; ils obligent à circonscrire la prise de nourriture et, en conséquence, à manger et à boire à heures fixes et régulières3. Le jeûne, les interdits concernant la viande, les dispositions visant à « la mesure du manger et du boire » sont évidemment l’expression la plus manifeste de la réprobation dont l’esprit monastique frappe la nourriture, symbole le moins inavouable des appétits et des plaisirs du corps ; mais ces restrictions sont inséparables de l’organisation du temps, du déroulement réglé de la journée, de la semaine et de l’année : pas de jeûne sans périodicité, sans alternance d’abstinence totale et de relâchement relatif.
3Les temps et les lieux concédés à la nourriture ne lui sont pas pour autant réservés. En tant qu’activité profane et vile, que les frères partagent avec les laïcs, la prise de nourriture ne doit en aucun cas déborder sur les activités hautes et les contaminer ; c’est à quoi tendent l’institution du réfectoire et du repas pris en commun à heure fixe4. Mais l’inverse n’est pas vrai : les activités spirituelles et les pratiques ascétiques, comme la prière, la lecture, ou la règle du silence, empiètent sans relâche sur le temps et sur l’espace dans lesquels les nécessités matérielles sont cantonnées5. Il ne suffit pas que le spirituel domine ; il faut encore que l’humiliation de la vie matérielle et du corps témoigne du triomphe de la vie spirituelle et y contribue. La nourriture et plus généralement l’ensemble des activités dites matérielles acquièrent ainsi un rôle ambivalent : elles sont à la fois la cible et l’instrument des entreprises de moralisation et de spiritualisation, l’occasion privilégiée de régler le corps et d’en faire du même coup un régulateur, de faire intérioriser, au sens physique du terme, la règle extérieure et abstraite en la transformant en pratique régulière.
4Les internats des collèges religieux, dont les règlements adaptent et sécularisent la règle monastique, reprennent ce principe ; eux aussi relèguent et cantonnent les activités « viles » dans des lieux et des moments déterminés, tout en s’efforçant de les spiritualiser et de les anoblir ; et eux aussi sont amenés, du même coup, à faire jouer à la prise de nourriture un rôle décisif en matière de discipline et d’emploi du temps. Les repas deviennent une occasion exemplaire de montrer que la règle triomphe même sur le terrain le plus exposé à la tentation et au désordre ; leur régularité est une pièce maîtresse du dispositif, qui permet de maîtriser le corps en réglant ses appétits. A la suite du monastère, le collège transforme la prise alimentaire en pause, capable de jouer, dans l’emploi du temps quotidien, le rôle essentiel de repère temporel, de séparateur et de transition entre des activités et entre des moments de la journée, et, sur l’année, celui de marqueur et de rappel des temps du calendrier religieux. Témoin, par exemple, cet « Ordre du Jour » pour le Collège des pensionnaires de La Flèche, en vigueur au XVIIe siècle.
« A cinq heures le lever des pensionnaires. Les Préfets auront soin de les faire éveiller exactement et ils prendront garde qu’ils n’entrent point dans la chambre les uns des autres, qu’ils ne badinent point [...]. A cinq heures et un quart la prière [...]. A cinq heures et demie la fin de la prière. Ils permettront à leurs écoliers en hyver de se chauffer jusques aux trois quarts, ou d’aller au Saint-Sacrement ou à leurs nécessitez, et ils auront soin que chacun se retire en sa chambre immédiatement aux trois quarts [...]. A sept heures et un quart ceux des basses classes descendent au réfectoire. A sept heures et demie ceux des basses classes jusques à la seconde inclusivement vont en classe [...]. A sept heures et demie en hyver, les philosophes et les rhétoriciens se chauffent jusqu’à huit heures. Quand ils ne se chauffent pas, ils ne doivent point sortir de leurs chambres avant les trois quarts, auquel temps ils descendent pour aller au réfectoire [...]. A huit heures les philosophes et les rhétoriciens vont en classe, avec leurs robes, etc. » Ensuite, on « tinte pour la messe » sans indication d’heure. Puis, « à dix heures trois quarts le dîner. Le Préfet de mœurs doit faire entrer les pensionnaires au réfectoire et prendre garde à ce qui se passe aux lave-mains. Après le dîner6 la récréation se fait en hyver dans les chambres tant communes que particulières quand il ne fait pas assez beau pour rester dans la cour [...]. La récréation finit à midy ». Ensuite, étude dans les chambres ; puis, « à deux heures en hyver et trois heures en esté, ceux des basses classes vont en classe. Les philosophes et les rhétoriciens une demie heure après [...]. A quatre heures et demie la fin des classes en hyver, et à cinq heures et demie en esté. On leur accorde en hyver jusqu’aux trois quarts pour se chauffer et pour aller à leurs nécessitez [...]. A six heures le souper : après le souper la récréation qui se fait comme le matin. A sept heures et un quart la fin de la récréation ». Étude, puis, à huit heures et un quart, prière. « A huit heures et demie, les pensionnaires descendent pour aller au Saint-Sacrement ou à leurs nécessitez. Quant ils sont montez, on fait la lecture spirituelle pendant qu’on se couche. Ils doivent être tous couchés avant neuf heures. Les Préfets font en ce temps-là la visite de toutes les chambres, pour voir s’ils sont couchés et si leur chandelle est éteinte ; l’on ne peut y prendre assez garde »7.
5Sanctifié par la prière, encadré par les Préfets, accompagné par des lectures et par la présentation d’exercices modèles, le repas au réfectoire est une occasion d’édification.
Il se faisait tous les dimanches au soir, durant le repas, une leçon publique dans le réfectoire, alternativement par les Philosophes, les Rhétoriciens et les Humanistes. Des Pères du collège y assistaient, il s’y trouvait même quelques personnes séculières de distinction [...]. Les Humanistes et les Rhétoriciens faisaient des leçons de belles lettres ; c’était tantôt une sçavante explication d’une ode ou de quelque satyre d’Horace, ou de quelque autre poète ; tantôt c’était une explication amplifiée d’une oraison de Cicéron avec des notes et commentaires (Réglemens du P. Croiset, cité dans La Rochemonteix 1889).
6Le plan des exposés se règle sur la durée du repas, et, en retour, rythme son déroulement :
Comme le repas durait environ trois quarts d’heure, ils [les Philosophes] distribuaient en trois parties leurs leçons. Dans le premier quart d’heure, ils devaient donner en orateurs une idée juste, claire et amplifiée de la question, qui faisait le sujet de la dispute. Le second quart d’heure devait être employé à prouver solidement leur opinion, et le troisième était pour répondre aux objections faites par ceux qui composaient l’assemblée (ibid.).
7Ainsi le repas du collège se trouve défini à la fois par son nom, par son heure, par sa durée, par son rang, par le lieu qu’on lui attribue, par la position qu’il occupe, entre deux activités, dans un emploi quotidien qui s’intègre lui-même dans le calendrier scolaire et dans le calendrier religieux ; par sa composition aussi, que précisent les rationes victus convictorum, et, enfin, par la relation que chacun de ces éléments entretient avec les autres. L’emploi du temps - « l’ordre du jour » - change en fonction de la saison et surtout du calendrier religieux : les pensionnaires se lèvent un plus tard en hiver et le dimanche, travaillent moins et mangent plus les jours de fête. La ratio victus convictorum correspondante prévoit pour le dîner
un potage diversement préparé selon les jours et les saisons, aux fines herbes, aux pommes, aux choux, aux navets, aux poireaux, au riz, à l’eau de lait, aux purées, aux pâtes d’Italie, etc. ; puis viennent l’entrée (antipastus), de mouton ou de bœuf, un plat de viande, un légume et un dessert (postpastus). Trois fois la semaine on donne deux desserts, et le soir des jours de grandes fêtes, à Pâques, à la Pentecôte, à l’Assomption, à la Toussaint, à Noël, à l’Epiphanie et au Carnaval, il y a deux entrées, deux desserts, un légume et un plat de viande plus recherché, par exemple des chapons8.
8Le souper, moins copieux, comporte une entrée « d’herbes », de légumes ou de fruits, une portion de viande et un dessert. En établissant ainsi des relations d’interdépendance systématiques entre les différentes prescriptions concernant les repas, les « ordres du jour » des collèges, en particulier ceux des collèges jésuites, les constituent en modèle, aux deux sens du terme : à la fois exemple à suivre et construction intellectuelle abstraite. Comme l’observent les anthropologues à propos du repas bourgeois domestique, un repas qui se prendrait à deux heures au lieu de midi et où l’on ne servirait que du froid ne serait plus un dîner ; le pattern des repas, dans les collèges jésuites, se déroule déjà, en bon ordre, du matin au soir, du lundi au dimanche et de la rentrée aux vacances.
9Ainsi la « modélisation » anthropologique du repas s’appuie sur une construction théorique antérieure ; elle retrouve bien un fait de culture, mais un fait de culture savante, passé progressivement dans l’usage dominant, puis, plus lentement encore, dans l’usage courant. En soumettant des générations successives de l’élite à une discipline quotidienne capable de marquer et de façonner durablement leurs attitudes à l’égard du corps et du temps, les internats des collèges religieux sont parvenus à faire entrer dans la culture pratique des classes dominantes une exigence qui ne concernait à l’origine qu’une minorité d’intellectuels réduits par leur intransigeance perfectionniste à se couper du monde. A l’époque où se constitue cette notion scolaire essentielle qu’est « l’emploi du temps », la ponctualité est encore une innovation morale, sinon technique, une vertu et une disposition d’esprit « évoluées », réservées à la classe cultivée9. Cette rationalisation du temps va elle-même de pair avec une tendance à sa laïcisation. Les règlements des collèges jésuites sont sans doute les héritiers des règles monastiques ; mais l’emploi du temps qu’ils établissent est un emploi du temps séculier, réglé non par la cloche de la messe, mais par l’horloge, qui sonne la demie et les quarts : même si la messe commence à son heure (la seule que l’Ordre du Jour ne se permet pas de préciser), ce n’est plus elle qui dit l’heure sur laquelle se calent les activités profanes. Les heures qui rythment la vie des pensionnaires sont des heures d’horloge mécanique ou même de montre, et non des heures temporelles anciennes, variables en durée selon la durée du jour ; pour s’adapter à la saison, on prévoit simplement des variantes dans l’heure du lever et du coucher10.
10Ce modèle se transmet sans beaucoup de changements d’un siècle et d’un régime à l’autre, des pensionnats des collèges religieux aux internats des lycées. A la veille de la Révolution, les pensionnaires du collège Louis le Grand se lèvent à 5h30, déjeunent à 7h45, dînent à midi, goûtent à 4h30, soupent à 19hl5 et se couchent à 21h. Pendant la période révolutionnaire, « l’ordre des exercices » est bousculé, sans être remis en question ; on se lève plus tard, à 7h en 1795, à 6h en 1796 ; on dîne à midi en 1795, à 14h en 1796, à cause de l’emploi du temps adopté à l’école centrale du Panthéon. Supprimé en 1795, par suite de « la pénurie et du renchérissement extrême du pain », le déjeuner est rétabli l’année suivante ; rétablissement compensé par la suppression du goûter, rétabli lui-même en 1801. Dès 1801, l’heure du lever est à nouveau fixée à 5h30. Les heures des repas ne varient guère entre 1800 et 1920 : le déjeuner se prend à 8h en 1800 et 1801, à 7h30 à partir de 1803 ; le dîner passe de 13h30 en 1801 à 12h30 en 1803 et à midi à partir de 1821 ; le goûter revient à 16h30 à partir de 1821, le souper se prend à 19h30 à partir de 180011. En dépit des changements survenus dans l’usage bourgeois et parisien, les noms des repas restent eux aussi inchangés, du moins dans la terminologie officielle ; ainsi une circulaire ministérielle de 1890 stipule que le dîner aura lieu soit à onze heures et demie, soit à midi, et durera une demi-heure, « comme le prescrivait l’arrêté du 1er septembre 1854 » et que « le même temps sera consacré au souper » (ministère de l’Instruction publique).
La mode
11L’usage mondain ne remet pas en cause le principe du repas réglé et régulateur, inséré dans l’emploi du temps ; mais il s’écarte, plus ou moins délibérément, de la règle imposée par l’École. Alors que les valeurs ascétiques de l’étude et du travail commandent de gagner du temps, et, en conséquence, de se lever tôt, de manger vite, à l’heure et de bonne heure, l’idéal aristocratique du loisir, dont la Révolution accélère la diffusion dans la bourgeoisie, exige au contraire qu’on soit prodigue de son temps et du temps des autres. Tout se passe comme si le mode de vie de la classe dominante était tiraillé entre deux usages opposés du temps, l’un technique, conforme à la raison pratique, adapté aux intérêts matériels de la bourgeoisie et à ses propres valeurs, et l’autre emblématique, lié à la nécessité de paraître pour tenir son rang, et, plus profondément, à la difficulté de vivre la condition bourgeoise autrement que sur le mode de la métaphore et de la dénégation, à la manière du grand seigneur ou, à tout le moins, à la manière de l’artiste12. Symbole de la vie oisive, la consommation ostentatoire du temps est la consommation ostentatoire par excellence ; prendre son temps, perdre son temps est une manière de signifier qu’on vit noblement, qu’on n’a pas besoin de travailler pour vivre, ou du moins qu’on travaille d’une manière « libérale », en restant maître de ses horaires, et qu’on dispose d’une fortune suffisante pour entretenir un rapport distant, quasi désintéressé, avec l’argent. C’est aussi un moyen de marquer qu’on dispose du temps d’autrui ; faire attendre et se faire attendre est encore aujourd’hui une forme d’arrogance, une affectation de supériorité et aussi, sans doute, une tactique consciente dans la concurrence pour la maîtrise du temps collectif.
12A l’inverse, économiser son temps, l’organiser, le gérer d’une manière efficace et conformément au « bon sens », c’est avouer que l’on vit bourgeoisement, c’est-à-dire au premier degré, en roturier, la condition bourgeoise ; pour qui emprunte le point de vue aristocratique, la ponctualité, l’exactitude et la régularité sont des vertus mineures, on pourrait presque dire des qualités serviles. Cette nonchalance ostentatoire se traduit par un décalage de la journée bourgeoise vers le soir, et par la hiérarchisation sociale des heures de la journée, les plus tardives étant les plus prestigieuses. L’élégance, le « style », la « classe », en un mot la qualité se marquent dans le fait de ne jamais paraître le matin, réservé aux classes laborieuses, aux besogneux et aux affairés. De même que l’heure à laquelle on se lève et l’heure à laquelle on se couche, l’heure à laquelle on mange est un indicateur de statut. Avant la Révolution, la noblesse dîne à six heures, les financiers à cinq, les marchands à trois ; un siècle plus tard, comme le notent les Goncourt, « le peuple déjeune, la bourgeoisie dîne, la noblesse soupait. L’estomac se lève plus ou moins tard chez l’homme, selon la distinction » (Goncourt 1864, 1 : 1054).
13Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le timing quotidien ait fait l’objet d’une surenchère entre les différentes couches des classes dominantes, chacune s’étudiant à prendre du retard et à se faire attendre de manière à conquérir les heures nobles de la journée. Cette course de lenteur, qui amène les couches supérieures à rétablir sans cesse l’écart qui les distingue de la couche inférieure voisine, explique sans doute pour une bonne part la tendance permanente des horaires de repas à se décaler vers le soir13. A force d’être retardé, le dîner bourgeois et parisien finit par se prendre, dès la première moitié du XIXe siècle, en fin d’après-midi, à l’heure de l’ancien souper, ou plutôt des anciens soupers : le souper aristocratique, en voie de disparition, et le souper provincial et populaire14. « Tout le monde a éprouvé plus ou moins cette heure de perplexité, de cinq à six heures du soir, alors que l’estomac, tendrement éveillé, vous crie de sa voix si douce : vrai potage, - vrai bifteck, - vrai médoc, etc. »15.
14La hiérarchie des repas en vigueur dans la bourgeoisie parisienne du XIXe siècle est nette : le dîner est, de beaucoup, le repas auquel elle consacre le plus de temps et le plus d’argent et auquel elle attache le plus d’importance et de significations ; il s’oppose à la fois au souper aristocratique, dont il a pris la place, et au déjeuner16. Repas bourgeois par excellence, lié au loisir ou à l’affectation de loisir, il constitue, en association avec les soirées, les bals, les spectacles, un élément clef du dispositif qui vise à paraître17. A l’inverse le déjeuner, lié aux contraintes du travail ou du moins de la vie active, est un repas mineur, utilitaire et roturier. On n’invite pas au déjeuner, sauf les personnes « qu’on veut avoir et qu’on ne peut pas inviter à dîner » ; en 1846, « il existe encore à Paris quelques beaux déjeuners, mais chez les restaurateurs seulement » ; on ne sert plus le déjeuner aux Tuileries ; c’est devenu « une simple collation que chacun prend à son gré » (ibid. : 110, 111,117)18. Dans les fractions actives de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie parisienne, le report du dîner en fin d’après-midi se traduit par la généralisation du déjeuner à la fourchette (imaginé sous la Révolution, si l’on en croit les Goncourt, par la patronne d’un café des Boulevards fréquenté par les députés), qui se prend vers midi, alors que le déjeuner des classes populaires continue à se prendre dans la matinée (cf. infra, 289 sq.). Pour les hommes politiques et pour les gens d’affaires, le déjeuner à la fourchette est un repas « intéressé », l’occasion de nouer une alliance ou de conclure un marché19 ; pour les fonctionnaires, pour les employés des ministères, pour les clercs de notaire, pour les employés de la Bourse, c’est une manière de couper la journée de travail, de faire et si possible de prolonger la pause de midi.
Au début du siècle, « la plupart des commis se reposent du soin de leur déjeuner sur la cuisine du concierge qui tient tout exprès un restaurant. Là, de onze heures à midi, la fumée de la saucisse et du pied de cochon s’exhale en un nuage épais qui couronne les portiques du ministère. Une Bourguignonne, que le concierge a eu soin de choisir jeune et vigoureuse, est chargée de porter à chacun le mets dont son appétit a fait choix. Elle l’enveloppe souvent de vieux papiers du ministère que le hasard a rassemblés chez le concierge ; alors le commis étonné retrouve, sous l’angle aigu du fromage de Brie, quelques phrases d’une circulaire avortée ; sous la tranche de jambon, quelques paragraphes d’une lettre qu’il adressait à un préfet, et que son chef a raturés »20. Les employés « les plus prodigues » (ou les moins démunis) « vont au café voisin, où ils se permettront le beefteck ou la tasse de chocolat [...]. Le garçon de bureau porte le déjeuner au chef ou en rapporte les débris ; quelquefois même ce chef brave le danger de trouver son bureau au café, et vient de sa personne consommer le déjeuner à la fourchette. C’est de onze heures à midi que la réunion est complète »21. En 1862, le déjeuner à la fourchette est encore « l’occupation la plus sérieuse de la journée »22.
15Le déclin progressif du souper, abandonné par la haute société après avoir reparu, comme repas d’apparat, à la cour de l’Empire et sous la Restauration23, renforce cette prédominance du dîner et son caractère ostentatoire. Le modèle aristocratique du souper est sans doute passé difficilement de l’hôtel particulier aux « bals du quatrième étage » ; on le remplace peu à peu, dans les soirées bourgeoises et petite-bourgeoises, par des rafraîchissements, du thé, ou du punch. En 1846, il est en passe d’être abandonné et même « banni de toutes les fêtes », à la fois parce qu’il coûte trop cher, « cause trop d’embarras, surtout aux petites gens qui tous veulent maintenant avoir leur grande soirée » et parce qu’il a été « sali par le pillage, par la gourmandise et par l’ivrognerie »24. Le souper « aristocratique » du XVIIIe siècle ne survit que sous la forme du souper anticonformiste, pris au restaurant ou au café ; pratique marginale, lié à la vie de bohème, au jeu et au « noctambulisme », il constitue au XIXe siècle une sorte d’antidîner. Le souper libertin à la manière de la Régence, que les « viveurs » des dernières années de la Restauration essaient de ressusciter, ne concerne qu’un petit nombre « d’hommes d’esprit qui acceptent la mauvaise compagnie sans s’y mêler » ; il est vite en butte aux « tracasseries de la police », qui le « poursuivent d’asile en asile » ; sous la Monarchie de Juillet, seul « le théâtre soupe encore » (Briffault 1846 : 131 sq). Il en ira de même pour les soupers encanaillés que les escarpes et les gouapeurs de la Restauration, puis leurs imitateurs du Second Empire, viennent prendre dans les cabarets des Halles, auxquels la police retire la « permission de minuit » en 1860. Pour les écrivains et les artistes, souper est une manière, parmi d’autres, de s’opposer au bourgeois, de prétendre au « génie » en affirmant leur différence, en vivant à contre-temps, de manière irrégulière, et volontiers scandaleuse ; témoin, par exemple, les « soupers-orgies » des Goncourt :
Nous soupons beaucoup toute cette année : des soupers fous avec du Léoville en vin chaud et des pêches à la Condé, qui coûtent 72 francs le plat, en compagnie de gaupes, triées au hasard sur le volet de Mabille, de gueuses d’occasion, qui mordent à ces repas d’opéra avec un morceau de saucisson de leur dîner entre les dents et dont l’une disait naïvement : « Tiens, quatre heures. Maman est en train d’éplucher ses carottes !» On les saoule, on déshabille la bête qu’il y a dans une robe de soie [...]. Fêtes lugubres et toujours poursuivies par le guignon.
L’autre jour, ou plutôt l’autre nuit - il était quatre heures du matin. C’était dans le cabinet n° 7 de la Maison d’Or, entre les murs à panneaux entourés de baguettes dorées, avec de grosses fleurs rouges et blanches, éclatantes et de larges feuilles imitant par leur relief la laque de Coromandel. Sur le canapé de velours rouge, une femme rousse était couchée, vautrée, une fille des rues nommée Sabine, qui tenait de la louve, de la lionne et de la vache, sans corset, sans robe, le sein nu, la chemise relevée au-dessus du genou. Il y avait sur la cheminée une corbeille de fruits intacte (Goncourt 1989,1 : 59, nov. 1852).
16Le report du dîner vers le soir a pour conséquence un flottement du déjeuner, dont on ne sait plus quand il faut le prendre ni en quoi il doit consister, et qui finit par se dédoubler en premier et second déjeuner, le premier déjeuner devenant vers la fin du siècle le « petit déjeuner ». « L’heure du déjeuner s’étend de huit heures du matin à deux heures de l’après-midi ; comme l’heure du dîner, plus elle s’avance vers les régions élevées, plus elle s’éloigne du matin. » L’état critique du déjeuner « a été jugé et résumé par cette exclamation échappée au dépit d’un maître célèbre : “ Aujourd’hui, on ne sait comment déjeuner ! ” » (Briffault 1846 : 117). Du coup les déjeuners fantaisistes, abandonnés au caprice des fashionables ou à l’initiative des cafetiers et des restaurateurs, prolifèrent. Du déjeuner sur un plateau que se font apporter chez eux les célibataires au « déjeuner dînatoire » imaginé par des fonctionnaires de la bureaucratie impériale « pour jouir des loisirs de la soirée », ses variétés sont « très nombreuses », et souvent pittoresques, ce qui explique peut-être la place que leur accorde l’histoire anecdotique de la gastronomie25. Dans la bourgeoisie oisive, la crise du déjeuner et l’heure tardive du dîner se traduisent par la multiplication des petits repas et des prises intermédiaires : contrairement à ce que semblent croire les sociologues de la « modernité alimentaire », la tendance au « grignotage » ne date pas d’aujourd’hui26.
De l’usage dominant à l’usage standard
17Le processus qui aboutit, vers la fin du siècle dernier, à la constitution d’un modèle des repas « standard », est issu de la rencontre entre ces usages dominants, savants ou mondains, et des usages populaires. Ces derniers aussi ont des origines diverses : il en est sans doute qui viennent des cultures paysannes, des cultures locales ou des cultures de métier ; d’autres sont probablement d’anciens usages dominants passés de mode. C’est cet épilogue provisoire que je me propose maintenant d’examiner. Loin d’aller de soi, son déroulement soulève des questions que les thématiques en vogue (« répression » de la « spontanéité » populaire, généralisation automatique de l’attitude « rationnelle » à l’égard du temps sous l’effet de la technique) tendent à éluder. Comment, par exemple, les classes populaires ont-elles été amenées à adopter, voire à revendiquer comme leur, un canon caractéristique du mode de vie bourgeois, inadapté aux conditions de vie qui leur étaient faites ? Pourquoi ont-elles « accepté » de sacrifier la diversité de leurs usages à une norme unique ? Pourquoi les classes dominantes en sont-elles venues à divulguer un mode de vie tourné vers l’affirmation ostentatoire de la supériorité et de la distance sociales ? Les « disciplines » imposées par la révolution industrielle ont-elles favorisé, ou au contraire contrarié la popularisation du modèle bourgeois des repas ? Quelles sont les conséquences, et quelles sont les limites de cette popularisation ? Dans quelle mesure une norme en provenance des classes et des cultures dominantes perd-elle ses propriétés sociales en passant dans la « culture standard » ? Et qu’entend-on au juste par culture standard ? Quels sont les rapports entre un trait de culture « nationale », une norme en provenance de la culture légitime et une habitude qui fait partie de la culture pratique ?
La diversité des usages populaires
18Tant qu’on le considère dans son ensemble, et tel qu’il se présente dans les enquêtes et dans les témoignages, c’est-à-dire pour l’extérieur, l’usage populaire semble évoluer au XIXe siècle conformément au schème de la diffusion à sens unique des modèles dominants, du haut vers le bas de l’échelle sociale : les classes populaires, dans leur ensemble, restent (ou paraissent rester) fidèles, jusque vers la fin du siècle, à la grille des repas ancienne que les classes dirigeantes et la bourgeoisie parisienne ont abandonnée (l’ancienne norme dominante, popularisée, faisant alors figure, pour le point de vue dominant, de tradition populaire), et c’est seulement vers 1880 que la nouvelle grille commence à se diffuser dans les couches qui sont le plus en contact avec le mode de vie dominant, comme les ouvriers parisiens. De fait, lorsqu’il s’agit de désigner les repas des paysans, des artisans ou des ouvriers, les informateurs indigènes et les « explorateurs sociaux » s’accordent en général pour parler du déjeuner du matin, du dîner de la mi-journée et du souper du soir. Ainsi A. Perdiguier écrit, en 1852, qu’il faisait à Marseille, en 1824, « trois repas par jour : à neuf heures du matin, à deux heures de l’après-midi, et le soir après la journée : déjeuner, dîner, souper. Dans les autres villes, je ne devais rien trouver de différent à cet égard » (Perdiguier 1964 : 87). Sur les 30 monographies de familles ouvrières et paysannes que Le Play et ses disciples réalisent de 1856 à 1881, 22 mentionnent cette grille ; la nouvelle grille (“ premier déjeuner ” ou “ premier repas ” du matin, déjeuner à la mi-journée, dîner le soir, après la journée de travail) n’apparaît que dans trois cas. Elle n’est guère plus fréquente dans la seconde série, pourtant plus tardive, des Ouvriers des deux mondes... : le repas du soir est encore appelé souper dans 19 monographies sur 29, et dîner dans deux seulement. Mais l’embarras croissant des auteurs témoigne probablement d’un début de changement de l’usage populaire. Même lorsque le repas du soir continue à être appelé souper, il leur arrive d’appeler le déjeuner de la grille ancienne « premier repas » ou de le désigner par un numéro. L’expression actuelle de « petit déjeuner » apparaît à la fin du siècle, dans quatre monographies réalisées de 1890 à 1894. Dans les deux séries de monographies, c’est seulement chez des Parisiens et, à l’exception d’une famille de maraîchers de la région parisienne, étudiée en 1885, chez des ouvriers que la grille nouvelle est en usage ; c’est le cas, dès 1858, d’un porteur d’eau, émigré de la seconde génération, fils d’un petit cultivateur « indigent » venu d’Auvergne, de trois serruriers (étudiés respectivement en 1878, 1888 et 1897) et d’un charpentier (1889-1890). A l’opposé le type archaïque (dîner matinal, « midi » ou « collation », souper du soir) s’observe chez les paysans « en communauté » du Lavedan (1856) ou du Confolentais (1888).
19Reste à savoir jusqu’à quel point les classes populaires se conforment pour de bon à un modèle ou à une grille standard des repas. Rythmée par les réceptions et les invitations, ouverte sur la vie mondaine, la vie privée des familles bourgeoises se plie naturellement aux règles de l’alimentation de cérémonie ; il n’en va évidemment pas de même pour les classes populaires, dont la vie familiale est dominée, souvent écrasée par le travail. Informateurs, témoins, explorateurs sociaux, enquêtés eux-mêmes, ont sans doute eu tendance à se référer, pour les besoins de l’enquête et de l’exposé, à une grille horaire et à des noms de repas standard27. Cette référence commode risque de masquer l’opposition entre la diversité caractéristique des cultures populaires et le caractère standard, et standardisant, des normes dominantes. De fait cette grille standard recouvre une grande variété d’usages. En 1856, un carrier des environs de Paris prend chez lui, à 6h, du pain et de l’eau de vie ; il déjeune à 9h, sur le chantier, d’une soupe au pain et aux légumes apportée par son fils ou par son beau-père, goûte à 14h, toujours sur le chantier, des restes du souper de la veille, ou d’un morceau de fromage qu’on lui a apporté avec le déjeuner, et soupe en famille à 20h. Un tisserand des Vosges, étudié en 1862, se fait également apporter son déjeuner à l’atelier, à 8h (café au lait, petit pain blanc d’un sou) ; il rentre dîner à la maison à midi (soupe grasse, bœuf bouilli, pommes de terre, choux ou carottes, un verre de vin vieux) ; à 16h, à l’atelier, « il se repose un instant, mange un morceau de pain et boit un verre de vin » ; il soupe à domicile à 19h. Un ouvrier faïencier de Nevers, qui travaille en famille avec le concours de sa femme, d’un de ses fils et d’un apprenti, et qui a la clef de « l’atelier spécial dont il a l’entière disposition », rentre chez lui pour manger ; il fait trois repas en été (déjeuner à 9h, dîner à 14h, souper à 20h) et deux en hiver (déjeuner à 11 h et « repas principal » à 19h). A Paris, la plupart des ouvriers mangent tantôt chez eux, tantôt à l’atelier, tantôt chez le marchand de vin28.
Le flottement des usages populaires parisiens persiste longtemps, comme l’indique une enquête présentée en 1905 au Congrès international de la Tuberculose [Landouzy & Labbé 1905]. A la différence des employés (commis d’administration, employés de magasin, garçons de bureau), les ouvriers sont nombreux à ne rien prendre avant de se mettre au travail. C’est le cas, en particulier, des ouvriers « exécutant des travaux de force » (charpentiers, terrassiers, coltineurs, ouvriers du fer, etc.) ; « quelquefois, ils prennent un verre de vin ou d’alcool. Très irrégulièrement, après trois ou quatre heures de travail matinal, ils “ cassent la croûte ”. » V. L., 37 ans, maréchal-ferrant, cité comme exemple type de la catégorie, commence à travailler à 5 heures ; à 8 heures et demie, il prend 150 grammes de pain et un demi-litre de vin rouge, à 11 heures, deux absinthes, à midi, chez le marchand de vin, 150 grammes de pain, 100 grammes de viande, 120 grammes de légumes, trois quarts de litre de vin rouge, un café avec eau-de-vie et rincette ; absinthe encore à 6 heures et demie du soir ; à 7 heures, soupe, viande (100 grammes), pain, légumes, trois quarts de litres de vin rouge ; un litre de vin rouge dans la soirée. Les ouvriers exécutant un travail modéré (mécaniciens, menuisiers, serruriers) « se nourrissent généralement mieux » et dépensent moins pour la boisson. « La moitié environ des individus prend un repas avant de se mettre au travail. » Tous les enquêtés disent prendre un repas important à midi, « mais bien peu font le soir un souper substantiel. Parmi les femmes, quelques unes s’abstiennent presque complètement ou ne mangent rien de chaud le soir [...]. Les petits repas intermédiaires (casse-croûte, goûters, etc.) sont plus irréguliers encore ; ils dépendent surtout de la nature de la profession de chacun. Dans les métiers fatigants de l’homme, ces habitudes sont assez répandues, et nous n’avons qu’à confirmer et à généraliser l’usage de ces repas supplémentaires réparateurs qui obligent à une pause nécessaire de quelques minutes. Chez les femmes, il en va rarement ainsi ; il serait bon de leur donner cette habitude que commencent à prendre quelques ateliers parisiens où les ouvrières ont droit à une légère collation dans l’après-midi. »
20Cette diversité des usages est liée à la diversité, très grande, des conditions de vie et de travail. En dépit des progrès de la grande industrie, les ouvriers qui travaillent à domicile demeurent nombreux dans la seconde moitié du XIXe siècle, y compris à Paris et dans les grandes villes ; c’est le cas, en particulier, dans le textile, dans la quincaillerie, la coutellerie et dans la fabrication des armes (cf. Duveau 1946 : notamment 198 et suiv.). En règle générale, les ouvriers qui travaillent à domicile y prennent la totalité de leurs repas. Parmi les ouvriers étudiés par Le Play et ses élèves, c’est le cas, entre autres, d’un gantier de Grenoble, d’un ouvrier éventailliste de Sainte-Geneviève, dans l’Oise, (déjeuner de 9 à 10h, dîner de 14 à 15h, souper de 20 à 21h), d’une lingère de Lille, qui déjeune à 8h, dîne, si l’on peut dire, à midi, de pain et de pommes de terre, avec, parfois, un peu de viande, prend une tartine à 16h, et « soupe » à 20h de pain trempé dans du lait. A Paris même ou dans la banlieue proche, un cordonnier déjeune, dîne et soupe en famille, de même qu’un tisseur en châles, qui ne dîne chez le marchand de vin (sommairement : pain, vin, un peu de charcuterie) que deux fois par semaine, quand il va livrer chez le fabricant. Une ouvrière mouleuse en cartonnage, seule avec deux enfants, séparée de son mari, (« peintre en bâtiments, “ Sublime ” arrivé au dernier degré de l’alcoolisme qui a roulé jusqu’au fond de la pente fatale du classique “ assommoir ” ») déjeune chez elle, à 6h (café noir et tartines beurrées), se repose une heure à midi, en dînant d’une soupe à la mode flamande et d’un plat de viande (côtelettes ou bifteck), s’arrête à nouveau une heure pour le dîner à 19h (même menu) et recommence à travailler jusqu’à minuit ou une heure, « en chassant le sommeil par l’emploi du vin chaud ». Un tailleur étudié en 1856 est le seul à sortir pour le souper, qu’il va prendre seul au cabaret ; il prend ses autres repas chez lui, y compris le déjeuner, pour lequel il a un régime particulier : un verre de café noir et un petit verre d’eau de vie, alors que le reste de la famille prend du café au lait et du pain concassé29.
21La situation la plus réglementée, celle des ouvriers des manufactures, est elle-même loin d’être aussi uniforme qu’on pourrait le penser30. La durée du travail et la durée des pauses varient fortement, de même que le nombre et la répartition des pauses dans la journée. « En règle générale, la journée de travail est, sous le Second Empire, de 12 heures en province, de 11 heures à Paris » (Duveau 1946 : 239)31. Mais la durée et l’organisation de la journée, la distinction entre temps de présence et travail effectif, varient en fonction du secteur, de la région, de la saison et de l’état du marché. A Reims, toujours dans l’industrie textile, la journée de douze heures est divisée par tiers de quatre heures dans la plupart des ateliers ; « il n’y a donc que deux repos : un de neuf heures à 10 heures du matin, l’autre de deux heures à trois heures du soir » ; dans quelques ateliers plus anciens, elle continue à être divisée par quarts, avec trois interruptions, de 8h30 à 9h du matin, de midi à 13h30 et de 16h30 à 17h (Reybaud 1865). Dans les manufactures de passementerie de Saint-Etienne, le travail commence à 6h du matin et se termine à 19h. « Ces heures de travail sont entrecoupées par les repas : matin et soir la soupe, qui est aux frais du chef d’atelier, le déjeuner, le dîner et le goûter. Le dîner a seul quelque importance » (Reybaud I860)32. Il arrive souvent, en fait, que le temps des pauses et des repas soit compté en plus et que la journée comporte onze heures, ou même plus, de travail effectif. C’est le cas, par exemple, d’une filature de Nantes, dont le règlement de 1843 prévoit une journée de quinze heures, dont une heure un quart d’interruption pour les repas, d’une imprimerie de Vannes (journée de treize heures, deux heures pour les repas en été, journée de onze heures et demie, une heure pour les repas en hiver ; règlement de 1850) ou d’une filature de Roubaix, dont le règlement de 1863 indique que « la journée de travail est de 12 heures. Pendant la période d’été elle commence à 5 heures 30 pour finir à 8 heures du soir, et pendant la période d’hiver à partir de 6 heures du matin jusqu’à 8 heures 30 du soir » ; été comme hiver, les ouvriers ont une demi-heure pour le déjeuner, une heure pour dîner, une demi-heure à cinq heures du soir, plus deux quarts d’heure de battement avant les sorties de midi et du soir.
22Sur la cinquantaine de règlements d’atelier publiés entre 1839 et 1900 qui indiquent avec précision l’emploi du temps de la journée, neuf ne mentionnent qu’une seule interruption, pour le repas de la mi-journée ; c’est le cas, par exemple, d’un atelier de fabrication mécanique de Bordeaux, en 1851, ou, plus près de nous, d’une manufacture de bonneterie de Ligny en Barrois, où la durée du travail quotidien est fixée à onze heures « par application de la loi du 30 mars 1900 »33. Treize règlements prévoient deux pauses, correspondant au déjeuner (le matin) et au dîner (vers la mi-journée) ; le règlement d’une filature de Nantes, de 1843, stipule, par exemple, « qu’en toutes saisons les repas seront ainsi réglés : le déjeuner à 9h10 du matin et durera 30 minutes ; le dîner à 2hl0, et durera 45 minutes. » Aux forges de la Villette, où les ouvriers sont divisés « en deux factions, celle de jour et celle de nuit qui alterneront à la fin de chaque semaine, la cloche de l’usine indique l’heure des repas, qui seront fixés comme suit : à 9 heures du matin, à deux heures de relevée, à 9 heures du soir, à 2 heures du matin. » Cinq règlements prévoient deux repas en été, mais pas de déjeuner en hiver ; c’est le cas, par exemple, d’une imprimerie de Vannes, en 1850, où « les heures de repas sont : pour dîner, de midi à 1 heure, du 1er mars au 1er octobre ; pour déjeuner, de 8 heures à 9 heures. Pendant la saison d’hiver, le déjeuner devra avoir lieu avant l’arrivée à l’atelier. » Enfin neuf règlements accordent une pause supplémentaire dans l’après-midi pour le goûter ou la collation ; c’est le cas en particulier dans quatre filatures.
La durée du travail et celle des pauses peuvent varier très fortement suivant la saison, comme le montre l’exemple d’une « usine à fonte et fer » voisine de Dreux. Son règlement de 1853 stipule que « les mécaniciens, mouleurs, menuisiers, charpentiers, forgerons, de petite forge et manœuvres, travaillent pendant tout le jour, de la manière suivante : janvier, de 7 heures du matin à 5 heures du soir ; février, de 6 heures et demie à 6 heures, mars, de 5 heures et demie à 7 heures, avril, de 5 heures à 7 heures [...], juin, de 4 heures et demie à 8 heures [...]. Pendant toute l’année on accorde à ces ouvriers une demi-heure pour déjeuner, et une heure pour dîner ; excepté le mois de décembre, janvier et février. Dans la période du mois de mars à fin octobre, on donnera une demi-heure pour le goûter, de quatre heures à quatre heures et demie ; mais à cause des grandes chaleurs et de la longueur des journées, on accorde deux heures pour le dîner pendant les mois de juin, juillet et août ». Soit une journée de travail de 10 heures et 9 heures de travail effectif en décembre et en janvier, une journée de 15 heures 30 et 12 heures 30 de travail effectif en juin, une journée de 12 heures 30 et 10 heures 30 de travail en septembre.
23Les heures et les durées accordées aux repos ou aux repas (les deux termes sont souvent employés l’un pour l’autre) sont, en revanche, relativement homogènes ; sauf exception, les règlements des manufactures semblent, sur ce point, se conformer à l’usage courant, qu’ils ont peut-être contribué à fixer. Souvent désignée par « dîner » (et jamais, sauf une fois, par « déjeuner »), l’interruption qui correspond au repas de la mi-journée commence le plus souvent à midi (18 fois, contre une fois à 10h, quatre fois à 11h, une fois à midi et demi, 4 fois à 13h, deux fois à 14h et une fois à 14h 10) ; elle dure en général une heure (29 occurrences, contre deux pour trois quarts d’heure, une pour une demi-heure, et une pour une heure et demie. La pause du matin, celle du déjeuner, est en général plus courte ; ses heures et surtout ses durées sont un peu plus dispersées : douze règlements la font intervenir à 8h, un à 7h30, quatre entre 9h et 9h30 ; dix lui accordent une demi-heure, six, trois quarts d’heure ou une heure, trois, un quart d’heure ou dix minutes.
Le modèle du repas comme symbole de l’excellence bourgeoise
24On le voit, on est encore très loin, au milieu du XIXe siècle et jusque dans les années quatre-vingt, de se conformer avec la rigueur qui est la nôtre à un modèle des repas standard. C’est à la faveur d’un véritable retournement de l’idéologie dominante que le modèle bourgeois du repas finit par s’imposer et par devenir un trait de culture commun à toutes les classes. Avec le rétablissement durable de la République, le mode de vie dont il est un élément et un symbole cesse d’être considéré exclusivement comme un privilège distinctif, réservé à l’élite, pour être constitué en modèle universel, qu’il convient de donner en exemple à tous. La volonté de populariser les pratiques dominantes, leur « nationalisation », vont de pair avec le triomphe intellectuel et politique de l’idéal universaliste hérité des Lumières et de la Révolution et transmis par les saint-simoniens et les philanthropes. La volonté d’intégration sociale et d’assimilation l’emporte alors sur l’attitude ségrégationniste héritée de l’Ancien régime, qui vise au contraire à maintenir la paysannerie et le petit peuple des villes à leur place, dans leur « ordre », et à contenir les classes dangereuses en les rejetant en dehors de la « société » et de la « civilisation »34. Le développement d’un système scolaire d’inspiration « méritocratique » a été évidemment l’instrument essentiel de la politique d’éducation populaire inspirée par cette conception de la société ; mais on retrouve également la trace de celle-ci dans d’autres institutions destinées au « Peuple », comme l’hôpital, la prison ou la caserne, qui nous servira ici d’exemple.
25Jusqu’à la dernière décennie du XIXe siècle, les hommes de troupe sont soumis à un régime alimentaire à part, qui n’a rien de commun avec l’alimentation bourgeoise réservée aux gradés. Si tous les militaires sont censés vivre à l’ordinaire35, c’est-à-dire ensemble et à frais commun, les règlements prévoient des ordinaires strictement et minutieusement séparés pour les soldats, pour les sous-officiers et pour les officiers ; en outre, l’obligation de vivre à l’ordinaire est d’autant plus stricte qu’on descend dans la hiérarchie. Le caractère hiérarchique de l’alimentation est encore accentué par l’opposition entre ceux qui servent et ceux qui sont servis, opposition qui symbolise, à l’époque, le clivage entre la bourgeoisie et les classes dominées, et que l’alimentation contribue à renforcer : servir comme soldat, c’est aussi servir comme domestique, que ce soit comme ordonnance auprès des officiers ou pour la cantine des sous-officiers ; ce sont les hommes de troupe qui font le ménage et la cuisine, qui servent à table, etc.36.
26Comme c’est le cas pour les prisonniers, les « repas » des soldats ne sont ni des déjeuners ni des dîners, mais des soupes, « mot généralement pris dans le sens de repas d’homme de troupe, parce que la soupe, chez les Français, est le principal aliment de l’ordinaire des casernes » (1841), « nom donné communément au repas des militaires, parce que la soupe en constitue effectivement le fond » (1910). Le mot désigne, par extension, la sonnerie faite deux fois par jour « par le clairon, le tambour ou le trompette de garde à l’heure fixée au tableau du service journalier » (1910) ; « un roulement annonce l’heure de la soupe ; cette batterie s’exécute le plus ordinairement à dix heures du matin et à cinq heures du soir » (1841). Comme dans les prisons, la soupe est le supplément du pain sec, le pain et l’eau sont la base de la soupe : « La soupe du soldat français a reçu une notable amélioration depuis que, en l’an XI, il a été octroyé, aux ordinaires, du pain blanc pour la tremper » (Bardin 1841 : 4921) ; on distingue également, à la caserne, entre le pain de ration et le pain de soupe (250 grammes par jour et par soldat en 1910).
27Il manque à la soupe des soldats l’ensemble des divisions dont se compose le repas bourgeois et au moyen desquelles il prend forme : pas de menu, un plat unique, où les aliments sont confondus, où le solide et le liquide sont mélangés, pas de portions individuelles, pas de couvert. La nourriture donnée à la troupe est uniforme et indifférenciée ; c’est seulement à partir de 1850 que l’on pense à introduire « une certaine diversité dans le choix des aliments du soldat » (Thiébaut 1899, préface du Dr. C. Véry)37 et que la soupe grasse bijournalière commence à être remplacée une ou plusieurs fois par semaine par la ratatouille ou rata, qui est en principe du ragoût de bœuf ou de mouton cuit avec des légumes, mais dont la préparation et la composition sont très variables :
Nous en avons vu qui représentait un mélange de pommes de terre, de choux, de navets, de macaroni et de haricots. On ne trouverait à comparer à cette sorte de rata que la soupe nationale russe, qui, dit-on, contient des poissons, des légumes, des herbes, de la bière, de la crème aigre, de la glace et de la moutarde (Schindler 1885).
28Le rata, comme la soupe, se mange à la gamelle. Jusqu’en 1833, les hommes de troupe mangent dans des gamelles pour sept ou huit hommes ; à cette date, le ministre autorise l’usage de la petite gamelle individuelle pour porter la soupe aux hommes de service, mais maintient, pour les chambres, l’emploi de la grande gamelle ; c’est seulement en 1852 qu’on « étend l’usage de la petite gamelle à tous les hommes » (Dictionnaire militaire). Comme beaucoup d’ouvriers, comme les paysans pendant les gros travaux, les soldats mangent « sur le tas ». Le réfectoire demeure inconnu à la caserne, pratiquement pendant tout le XIXe siècle : « Longtemps on a jugé superflu d’assigner à l’homme de troupe une place pour prendre son modeste repas ; qu’il mangeât le contenu de sa gamelle sur le pied de son lit ou sur un bout de banc, cela n’importait guère » (ibid.)38.
29C’est seulement vers la fin du siècle que l’alimentation de la troupe commence à être réformée ; la philanthropie s’introduit tardivement dans les casernes, par l’intermédiaire de médecins militaires éclairés qui ne s’accommodent plus d’une alimentation qu’ils jugent mal conçue, irrationnelle, contraire aux lois de la physiologie, et qui ne peut, selon eux, que favoriser le gaspillage et l’alcoolisme : la ration du soldat
serait suffisante, si l’homme mangeait tous les aliments qu’on lui donne. Malheureusement il n’en ingère qu’une partie ; le reste va au tonneau d’eaux grasses ou est vendu [...]. L’estomac se fatigue vite de la répétition invariable de la soupe, voire même du rata, et devient dyspeptique. L’homme cherche alors dans les excitants alcooliques l’énergie nécessaire à l’accomplissement du labeur qui lui est imposé. Nous voyons tous les jours le spectacle de piles de pain de munition entassés devant la porte de certains épiciers. L’homme vend du pain, voilà le fait incontestable, et il ne faut se faire aucune illusion sur l’emploi qu’il fait du produit de cette vente : c’est le bénéfice du cantinier et du marchand de vin du coin (Schindler 1885).
30Autorisée, puis prescrite à partir de 188539, l’alimentation variée du soldat se traduit dans les faits par une fréquence plus grande du rata, en remplacement de la soupe ; son application systématique demeure longtemps à l’état d’expériences isolées, qui portent sur l’amélioration de la cuisine, l’aménagement de réfectoires, l’établissement de menus, le remplacement de la gamelle par un rudiment de couvert individuel.
Ainsi les soldats de la 10e compagnie d’artillerie, sur lesquels un médecin-major « expérimente », en 1883, « une méthode rationnelle d’alimentation variée » mangent par table de dix hommes dans un réfectoire aménagé dans une ancienne chambrée, dont les lits ont été répartis dans les autres dortoirs. « Les lits sont sans doute un peu plus serrés dans les dortoirs, bien peu cependant, mais ceux-ci sont tenus dans un état de propreté plus grande, et les planchers ne sont pas imprégnés de tous les débris d’aliments que les hommes laissent tomber par terre, quand ils prennent leurs repas, assis sur les lits dont la couverture leur sert de nappe et d’essuie-mains [...]. Chaque table est recouverte d’une toile cirée. Chaque table possède un matériel commun aux dix hommes. Il se compose : d’une soupière avec couvercle et cuiller à pot, d’un plat pour les légumes et la viande, d’une salière et poivrière, d’un pot à moutarde. Chaque homme possède individuellement une assiette creuse, une cuiller et une fourchette. Ces différents ustensiles sont en fer battu étamé, mais l’expérience a démontré qu’il y aurait avantage à les remplacer au fur et à mesure de leur mise hors de service par de la vaisselle en faïence blanche épaisse qui coûte moins cher, est plus facile à tenir en état de propreté, et dispense des frais d’étamage. La fragilité plus grande de la faïence oblige les hommes à avoir plus de soin de leur matériel, car ils sont tenus responsables de sa conservation [...]. Nous avons demandé, et nous espérons bien l’obtenir qu’on établisse le long des murs un nombre de casiers numérotés égal au chiffre des pensionnaires. Un casier serait affecté à chaque homme, qui pourrait y déposer une serviette, un verre et son couvert. La dépense serait minime et la propreté y gagnera, parce que l’homme qui dispose d’une serviette n’essuie plus ses mains et sa bouche avec les manches de son dolman »40.
31Ces expériences témoignent d’un changement dans les principes dont s’inspirent les techniques d’encadrement : au lieu d’aménager un régime séparé pour la troupe, on lui propose le modèle légitime du repas bourgeois et, du même coup, l’exemple du mode de vie dont celui-ci est un des éléments. L’amélioration, au demeurant très relative, des conditions de vie des soldats va de pair avec une volonté explicite d’éduquer et de moraliser ceux-ci, de profiter du temps du service pour leur donner des habitudes individuelles d’hygiène et de régularité, volonté qui va de pair avec une intolérance plus grande que par le passé à l’égard du désordre et du laisser-aller « populaires »41.
Distribuer aux hommes un ou plusieurs plats par repas ; former chaque plat d’une seule espèce d’aliment ou d’une combinaison simple d’une viande et d’un légume ; varier la nature et la préparation de cet aliment à chaque repas ; appliquer en un mot, à l’alimentation du soldat la méthode qu’on appelle vulgairement cuisine bourgeoise ; tel est le système que nous avons suivi (Schindler 1885).
Que le futur chef de famille apprenne, au régiment, à utiliser judicieusement et économiquement, comme il l’aura vu faire, les ressources restreintes dont jouit l’ordinaire, et il saura, sans grever le plus modeste budget, apporter à sa table des mets substantiels, suffisamment agréables à son goût pour le détourner des satisfactions gustatives du cabaret et de l’auberge (Thiébaut 1899, préface).
Vivre bourgeoisement ou vivre « comme tout le monde » ?
32La révolution industrielle est loin d’imposer en bloc aux classes populaires la conception moderne et « rationnelle » du temps sur laquelle elle se fonde. Si la manufacture discipline les ouvriers, elle se soucie peu de les éduquer ; on exige d’eux qu’ils arrivent à l’heure et qu’ils viennent travailler tous les jours, on ne leur demande pas d’intérioriser un rapport au temps ascétique et « rationnel » qui demeure le privilège de l’élite. Loin de la favoriser, l’industrialisation contrarie la diffusion du modèle dominant des repas dans les classes populaires. Elle tend à faire des ouvriers, coupés pour nombre d’entre eux de leurs cultures paysannes et locales d’origine, une catégorie à part, condamnée à vivre sur un tempo et selon un rythme particuliers, souvent à contre-temps. Avec la nécessité d’interrompre le moins souvent et le moins longtemps possible le fonctionnement de machines et d’équipements coûteux, les intérêts économiques entrent de plus en plus ouvertement et de plus en plus brutalement en conflit avec les principes religieux et avec les traditions qui structurent le temps social par l’alternance obligatoire du travail et du repos, des jours ordinaires et des fêtes, du jeûne et de la satiété, de la pénurie et de la dépense, et qui imposent à tous de se plier, au moins en principe, aux mêmes rythmes. La possibilité, pour les ouvriers, d’accéder à un mode de vie calqué, même grossièrement et de loin, sur le modèle bourgeois se réduit encore ; écrasée par l’allongement du temps passé sur le lieu de travail (et, dans le cas du travail à domicile, par l’allongement plus démesuré encore du temps passé à travailler), désorganisée par la nécessité du travail à l’extérieur pour un nombre accru de femmes et d’enfants, la vie domestique des ouvriers peut de moins en moins avoir un caractère « familial ».
33L’instauration d’une discipline rigoureuse, fondée sur un règlement écrit, apporte en principe un certain nombre de contreparties, de garanties et de droits aux ouvriers. En pratique la réglementation s’adapte avec souplesse aux intérêts des compagnies en ce qui concerne la durée du travail42 : à cheval sur l’heure de début du travail, le patronat l’est beaucoup moins en ce qui concerne l’heure où il se termine ; témoin, entre autres, l’allongement du temps de travail entraîné, dans les mines, par la crise consécutive aux traités de commerce de 1860. Il en va de même en ce qui concerne l’organisation de la journée de travail et les pauses pour les repas. En la matière, on voit s’opposer une attitude rigoriste, conforme au principe « rationnel » et « moral » qui veut que le travail soit nettement séparé du non-travail dans le temps et dans l’espace, et une attitude pragmatique, conforme à l’intérêt particulier et immédiat de l’employeur. Dans certaines manufactures, on arrête le moteur à l’heure prévue pour le repas ; les ouvriers doivent alors quitter l’atelier, et même parfois sortir de l’usine. C’est le cas, entre autres, dans une usine de tissage du Haut-Rhin (1845), dans une fonderie de Mulhouse (1846), dans une fabrique de pipes de Lille (1850), « où il est expressément défendu de manger sur sa place », dans une filature de Mulhouse (1851) où les ateliers et les salles de travail devront « être complètement évacués pendant l’heure affectée au repas de midi ». Le règlement de la filature de Schlumberger et Hofer, à Ribeauvillé, stipule, en 1839, « qu’aucun ouvrier ne peut rester dans l’intérieur de la fabrique pendant les heures de repas ». Un règlement de 1843 précise « qu’on sort pour déjeuner à 8 heures », et « qu’on va dîner de midi à une heure ». Cette solution tranchée recèle en fait une ambivalence qui la prédispose à devenir un enjeu dans la lutte qui oppose les ouvriers aux employeurs. D’un côté, c’est reconnaître aux ouvriers le droit d’interrompre le travail pour manger, ouvrir la porte à des revendications visant à augmenter la durée de cette pause ; plus généralement, c’est une manière d’étendre aux travailleurs le principe bourgeois de la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée. De l’autre, c’est contraindre les ouvriers à manger à heure fixe et régulière, et, du même coup, leur interdire de manger, d’interrompre le travail, de sortir de l’atelier et d’y entrer à toute heure.
34Mais les règlements exigent parfois des ouvriers dont la présence constante est jugée « indispensable » qu’ils mangent « à leur poste » ; c’est le cas dans une usine de l’Oise, aux forges et fonderies maritimes de Nantes (1856), dans une raffinerie, à l’usine à gaz de Mulhouse, dans une fabrique de sucre du Nord, dans une tuilerie mécanique d’Ill-furth (1866). Dans les mines et dans certaines filatures, le caractère « primitif » de l’exploitation dont la main-d’œuvre est l’objet se marque dans le fait de devoir manger « sur le tas », sans interrompre le travail. Jusqu’en 1861, les mineurs de la Loire passent douze heures par jour au fond, où ils emportent leur nourriture, et font dix heures de travail effectif ; le 12 juillet 1861, 140 mineurs de Saint-Etienne « adressent à l’autorité une pétition inquiète. La veille, ils ont été maintenus pendant 14 heures dans la mine, de 5 heures du matin à 7 heures du soir ; ils déclarent qu’ils n’ont pas eu d’interruption de travail pour prendre leur nourriture et que leur salaire n’a pas été augmenté ». Les mineurs de Saint-Etienne se plaignent, par exemple, d’être parfois « obligés de traîner la benne d’une main et tenir leur morceau de pain de l’autre, en sorte qu’ils travaillent de 12 à 17 heures sans relâche » (Barberet 1886-1886-1890) ; les glaceuses de fil de Saint-Etienne travaillent treize heures et demie sans interruption et confient pour manger leur métier à une camarade (Perrot 1974, 1 : 290) ; en 1864, les ouvriers d’une filature de lin de Lille mangent également sans s’arrêter de travailler.
35Les attitudes des employeurs oscillent en général entre ces deux positions extrêmes. Le règlement d’une manufacture mosellane distingue, en 1897, entre « le repas de midi, qui a lieu hors des salles de travail, qui doivent être complètement évacuées », et les petits repas, déjeuner de 8h du matin et goûter de 4h du soir, qui « se prennent pendant la marche des machines et ne doivent en rien nuire au travail de celles-ci ». Dans une distillerie proche de Valenciennes, en 1878, les petits repas se prennent sur place, et sans doute sur le tas, mais on sort pour le dîner. D’une manière générale, il n’est pas facile de savoir avec certitude si les ouvriers sont astreints à rester à l’intérieur de la fabrique pendant toute la journée ou s’ils peuvent (ou doivent) au contraire sortir pour aller manger. Le thème de l’enfermement des ouvriers, « encasemés » pour la journée entière, qu’on trouve déjà chez Audiganne ou chez Jules Simon, ne semble pas correspondre toujours à la réalité, qui, là encore, est très diverse. La présence continue, d’un bout à l’autre de la journée, a pu être la règle dans certains des centres industriels nouveaux.
Le Creusot, quand on le parcourt dans les jours ouvrables, ne donne qu’une faible idée du nombre d’habitants qu’il contient. Dès le matin le vide s’y fait ; les ateliers se sont remplis au préjudice des maisons. Deux fois par jour cette marée monte et descend, marquant ces retours périodiques par le bruit quand elle passe, par le silence quand elle s’est écoulée (Reybaud 1872 : 52)43.
36C’est aussi le cas dans des entreprises isolées et de moindre envergure ; ainsi, dans une distillerie, en 1853, les repas se prennent dans « un local destiné à cet effet », où « les personnes qui apporteront le dîner aux ouvriers doivent se rendre et où elles attendront qu’on vienne les trouver » ; il est interdit de sortir de la cour pour aller au cabaret, sous peine d’amende. A l’inverse, l’imprimerie du Moniteur Universel, en 1850,
est ouverte à MM. les Compositeurs jusqu’à dix heures du soir pendant l’intersession et jusqu’à onze heures pendant la session. Ils sortent à volonté de 6 heures du matin à 3 heures de l’après-midi ; passée cette dernière heure, la porte des Ateliers étant fermée, ils ne s’absentent plus que sur la présentation au portier d’un bulletin nominal.
37Lorsque le travail est posté, la sortie de l’usine est autorisée seulement de jour ; c’est le cas, par exemple, dans une sucrerie, en 1888, et aux forges de la Villette, en 1844 :
Tous les ouvriers ne devront entrer et sortir que par la petite porte du concierge, sous peine d’une amende de 50 centimes ; elle ne sera ouverte que pour l’entrée ou la sortie aux heures de repos. Les personnes chargées d’apporter le repas aux ouvriers que le travail retient à l’usine entreront par la petite porte. La sortie de l’usine est formellement interdite pendant la nuit. Durant ce temps, l’entrée de l’établissement est interdite même aux personnes qui viendraient pour le repas des ouvriers.
38Dans une distillerie près de Valenciennes, en 1878, les petits repas se prennent sur place, et sans doute sur le tas, mais on sort pour le dîner.
Tous les ouvriers, sans exception, déjeuneront et goûteront dans l’intérieur de l’usine, sans pouvoir s’éloigner de la partie de l’usine où ils travaillent. Il leur sera accordé une demi-heure pour chacun de ces repas. Dix minutes avant le déjeuner et le goûter, le contremaître pourra autoriser un des ouvriers ou gamins à aller chercher au dehors la bière ou les vivres. Au moindre abus constaté cette autorisation sera retirée. Il est accordé une heure pour le dîner. Ce repas peut eue pris dehors à partir de midi. Suivant les besoins du travail, le contremaître pourra exiger que la moitié des ouvriers restent dans chaque poste. L’heure accordée pour le dîner commence au moment où l’ouvrier quitte son travail et finit au moment où il le reprend.
39Lorsque les ouvriers sont astreints ou autorisés à dîner à l’intérieur de la fabrique, ils mangent où ils peuvent, le plus souvent dans la cour. Dans les manufactures modèles du textile, « chaque ouvrière a son armoire fermant à clef où elle range le matin ses vêtements et le panier qui contient son repas » ; elle peut « à l’heure du repas se promener dans une cour ombragée d’arbres ou trouver un abri commode sous un vaste hangar » (Barberet 1886-1890 : 120) ; certains filateurs, comme les Schlumberger, installent des « fourneaux économiques » où les ouvriers peuvent faire cuire ou réchauffer les aliments qu’ils apportent le matin (Duveau 1946 : 340-343). Mais on ne trouve mention d’un réfectoire que dans quatre règlements, celui de la filature de Koechlin, Schwartz et Cie à Mulhouse (1868), celui d’une raffinerie de Nantes (1869), qui stipule « qu’il est complètement défendu d’aller sur les greniers pendant les repas », celui des forges et fonderies maritimes de Nantes (1856), et celui d’une manufacture des Vosges (1897).
40Si les ouvriers ont eu parfois tendance à reprendre à leur compte l’image idéalisée que les intellectuels et les écrivains donnaient de l’atelier et des métiers artisanaux, c’est sans doute parce qu’elle leur permettait de faire ressortir et d’exprimer, par contraste, la dureté des conditions de travail dans les manufactures44. En outre, si conflictuelle et si peu « familiale » que soit l’atmosphère du petit atelier, les arrangements qui s’y font présentent certaines caractéristiques essentielles des cultures populaires : ils sont oraux, locaux et particuliers. Le règlement de la manufacture émane, au contraire, d’un univers étranger et distant ; il permet au bon plaisir du patron, qui continue à détenir le pouvoir local par l’intermédiaire des contremaîtres, de s’abriter derrière la légitimité de l’écrit. Les règlements ne remettent pas seulement en question les conditions de travail, mais, plus profondément, l’idée même que les travailleurs se font du travail, de ce que l’on fait quand on travaille, de ce que travailler signifie et implique. Pour la plupart, ils interdisent aux ouvriers de chanter, de jouer, de crier, de parler, de quitter leur place, plusieurs exigent explicitement un travail « assidu ». En réprimant des pratiques qui jusque-là paraissaient faire partie intégrante du travail, en introduisant une distinction abrupte entre la tâche « proprement dite » et ce qui l’accompagne, ils visent des éléments essentiels de l’atmosphère de l’atelier et du chantier, qui permettent de composer avec le travail, comme les conversations qui dissipent l’ennui ou les chansons qui rythment l’effort. On sacrifie à la ponctualité les tolérances et les transitions qui atténuent l’opposition entre le travail et le non-travail : possibilité d’entrer et de sortir librement de l’atelier, libations qui permettent de se retrouver et de se quitter progressivement, sans heurts, de se mettre au travail en douceur, de se donner du cœur à l’ouvrage, etc.45.
41Mais, contrairement à ce que suggère la thématique de la résistance populaire, les ouvriers ne sont pas toujours des défenseurs acharnés des cultures et des traditions populaires ; renoncer à des différences culturelles qui constituent souvent des stigmates et des handicaps sociaux peut être, pour les classes dominées, un moyen de réduire les inégalités sociales. Au retournement de l’idéologie dominante, à l’émergence d’un idéal d’intégration sociale et d’assimilation d’inspiration universaliste répond, à peu près à la même époque, une conversion des attitudes et des stratégies ouvrières. Comme l’a montré Michelle Perrot, le changement brutal des conditions de travail, qui suscite, pour commencer, des grèves « primitives, frondeuses et vociférantes », se traduit à la longue par leur essoufflement et par leur remplacement, par des formes d’action organisées, « savantes », syndicalisées, raisonnées, coordonnées, donnant lieu à une production écrite abondante. La discipline de la manufacture déclenche bien, jusque dans les années 1880, une révolte génératrice d’explosions spontanées et violentes, qui se situent en deçà de toute négociation sur l’organisation du temps de travail ; cette réaction trouve une expression durable dans le syndicalisme révolutionnaire, dont l’idéal demeure « l’ouvrier libre dans l’atelier libre »46. Mais on voit apparaître ensuite, lorsque les ouvriers ont commencé à se faire aux horaires et aux rythmes de l’industrie, des revendications portant sur l’organisation de la journée de travail. A une époque où les revendications de salaire sont de très loin les plus nombreuses, ces revendications, encore minoritaires, s’inscrivent dans le cadre des luttes pour la réduction du temps de travail. Elles portent essentiellement sur la pause de la mi-journée et sur la possibilité de prendre le repas de midi chez soi47 ; à l’opposé des conceptions libertaires, elles vont de pair avec la volonté de mener une vie de famille « normale », c’est-à-dire plus ou moins calquée sur le modèle bourgeois, avec le désir de se conformer à l’usage courant, avec la volonté de ne plus se sentir rejeté et exclus. Pour les ouvriers, le droit d’avoir une vie - familiale, « privée », individuelle - en dehors du travail se confond peu à peu avec le droit de vivre « comme tout le monde »48.
L’avenir du « modèle » contemporain
42Faute de données portant sur une période suffisamment longue, il n’est pas possible d’évaluer avec précision la stabilité du modèle des repas français actuel et ses chances de durer ; rien, toutefois, ne permet de penser qu’il est, comme on l’affirme parfois, en voie de disparition brutale. Nous avons demandé à des étudiants de tenir eux-mêmes, pendant une semaine, le journal de leurs prises alimentaires quotidiennes. C’était se placer dans les conditions les plus favorables au scénario de la « déstructuration »49 ; en effet les étudiants, qui sont à la fois des jeunes « en rupture » (non établis, non « posés », réputés portés à la transgression et à la contestation, etc.) et des précurseurs sérieux (dans la mesure où ils ont de bonnes chances d’appartenir par la suite aux classes dominantes), représentent le cas le plus favorable pour observer des changements dans les usages relatifs au rythme des pauses alimentaires, et l’émergence éventuelle d’un nouveau modèle50 Les résultats de l’enquête donnent pourtant à penser qu’on est loin d’assister à un bouleversement rapide et massif de l’usage ; pour tous les éléments dont la combinaison constitue le pattern des repas, les étudiants continuent en majorité à respecter d’assez près les normes établies :
Regroupement chronologique des prises alimentaires
43Comme le montrent les graphiques 1 et 2, les étudiants retrouvent spontanément la grille quotidienne des repas qu’on s’est volontairement abstenu de leur proposer dans l’enquête de crainte de la constituer en référence et d’empêcher les écarts éventuels à la norme de se manifester. Manger normalement, c’est, d’abord, « faire ses trois repas par jour », sans en sauter un seul. Les trois quarts (75,26 %) des journées pour lesquelles les étudiants ont indiqué la succession de leurs « prises » alimentaires comportent trois pauses principales, auxquelles les enquêtés donnent des « noms de repas » conformes en général à l’usage actuel, et, pour une minorité, à l’usage ancien. Ainsi, 82,6 % des étudiants appellent leur première pause « petit déjeuner », et 3 % « déjeuner » ; 81 % appellent la pause de la mi-journée « déjeuner », et 4,7 % « dîner » ; 71,7 % appellent le repas du soir « dîner », et 11 % « souper ». Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, le repas que les étudiants sautent le moins souvent est celui de midi (seulement 5,8 % des journées). Le sacrifice, un peu moins rare, du petit déjeuner (8,6 % des journées) intervient plus souvent pendant le week-end, où l’heure du lever est plus tardive. C’est de dîner que les étudiants se passent le plus souvent (13,8 % des journées), la proportion de repas manqués, étant, là encore, un peu plus élevée durant le week-end, notamment le dimanche soir (tableau 1).
GRAPHIQUE 1. Répartition des pauses alimentaires des étudiants dans l’emploi du temps quotidien

Les bandes horizontales grisées représentent les pauses alimentaires. La position des bandes représentant les trois repas principaux et le goûter correspond à l’heure à laquelle ils sont pris (heure moyenne de début du repas un jour de semaine, en l’occurrence le mardi) ; grossie pour des raisons de visibilité, la largeur des bandes est néanmoins proportionnelle à la durée des repas, 12'52 pour le petit déjeuner, 27'10 pour le déjeuner, 30'16 pour le dîner (durée moyenne, toujours le mardi). La bande du goûter (durée modale et médiane : 10'), en gris plus clair, représente aussi les autres pauses alimentaires de l’après-midi. Les bandes « pauses de la matinée » et « pauses de la soirée », en gris plus clair également, correspondent aux « pause-café », « pot », apéritif, etc. ; elles représentent une ou plusieurs pauses, sans indication d’horaire, ni de durée.
Les bandes verticales blanches représentent des groupes « d’étudiants-jours » caractérisés par une même répartition des pauses alimentaires (chaque étudiant est représenté sept fois, une fois pour chacun des jours de la semaine d’enquête) ; lorsqu’un repas, ou une pause, n’est pas mentionné, la bande verticale recouvre la bande horizontale, et, inversement, lorsqu’un repas, ou une pause, est mentionné, la bande horizontale recouvre la bande verticale. La largeur des bandes verticales est proportionnelle au nombre des journées qu’elles représentent. Ainsi la première bande en partant de la gauche (numéros en italique dans le bas de chaque bande) représente les journées proportionnellement les plus nombreuses (37 % du total), celles où l’étudiant a pris un petit déjeuner, un déjeuner et un dîner, et rien d’autre ; la seconde celles où l’étudiant a pris trois repas, plus un goûter, un « pot » ou un apéritif dans l’après-midi ; la neuvième, toujours en partant de la gauche, représente les journées sans petit déjeuner, mais avec déjeuner et dîner (et rien d’autre).
TABLEAU 1. La grille des repas variations sur la semaine
L | M | MM | J | V | S | D | |
ont pris seulement 3 repas | 39 | 38,1 | 36,3 | 33,6 | 39,3 | 38,4 | 34,9 |
3 repas + pause(s)intermédiaire(s) | 21,9 | 23,4 | 24,2 | 24,6 | 22 | 17,4 | 14,1 |
3 repas + goûter (avec ou sans pauses int.) | 17,5 | 17,9 | 18,2 | 19,6 | 17 | 17,8 | 17,9 |
pas de petit déjeuner | 5,4 | 4,2 | 5,5 | 6,1 | 6,4 | 10,6 | 13,7 |
pas de déjeuner | 3,1 | 3,1 | 2,8 | 3,1 | 3,6 | 2,3 | 2,8 |
Pas de dîner | 9,7 | 10 | 9,9 | 10 | 9,2 | 10 | 11,8 |
44Manger normalement, c’est aussi ne pas manger, ou manger le moins possible, « en dehors des repas ». Plus d’un tiers des journées (37,1 %) comptent seulement les trois repas principaux ; on ne constate pas de multiplication des pauses intermédiaires (« pot », « pause-café », apéritif, etc.), même dans les journées où il manque un repas. Parmi les journées à trois repas, 5,6 % seulement comportent à la fois une pause le matin et une pause l’après-midi, 5,3 % une pause l’après-midi et une pause le soir, 1,7 % des pauses le matin, l’après-midi et le soir ; 9,2 % des journées sans petit déjeuner comptent à la fois un goûter et une autre pause, « pause-café », « pot » ou apéritif dans l’après-midi, associée ou non à une pause dans la soirée, ou avec une pause dans la matinée ; 6,4 % seulement des journées sans dîner comptent à la fois un goûter, une pause dans l’après-midi et/ou une pause avant midi. Les pauses secondaires coupent plus fréquemment l’après-midi (32,1 % des journées comportant trois repas principaux) que le matin (11,3 % de ces mêmes journées) ou la soirée, après le dîner (9 %). Traditionnellement associée à l’enfance et au statut d’écolier, le goûter constitue presque un quatrième repas (23,3 % des journées à trois repas, 23,1 % de l’ensemble des journées).
Ponctualité
45Les étudiants se conforment également à l’usage établi en ce qui concerne l’horaire et la durée des repas. Pour l’ensemble de la semaine, le petit déjeuner se prend à huit heures, le déjeuner à midi et demi, le dîner à vingt heures51. La plage horaire du déjeuner est particulièrement étroite : huit étudiants sur dix déjeunent entre midi et 13h, contre seulement 12,5 % avant midi, et 4,5 % après 13h30 (ensemble de la semaine). La dispersion des heures du dîner est plus forte (deux heures d’écart, au lieu d’une, entre le premier et le neuvième décile) ; mais près de sept étudiants sur dix (67,2 %) dînent entre 19h et 20h, contre seulement 6,6 % avant 19h, et 5,7 % après 21h (ensemble de la semaine). Les dîners tardifs sont rares : 0,6 % à 23h ou après pour l’ensemble de la semaine, et pas plus de 1 % le samedi, jour où les sorties du soir sont le plus fréquentes : les étudiants ne soupent guère, et préfèrent dîner avant le spectacle. Sur l’ensemble de la semaine, la plage horaire du petit déjeuner est plus large (3 heures 20 entre le premier et le neuvième décile) ; il reste que près d’un étudiant sur deux (46,8 %) prend le petit déjeuner entre 7h et 8h ; 7,5 % seulement le prennent après 10h, et 3,6 % avant 6h30. La fenêtre se resserre les jours ouvrables ; le mardi, par exemple, ces proportions sont respectivement de 60,9 %, 2,8 % et 3,4 %. Le goûter lui-même se prend à l’heure : 61,4 % des étudiants qui prennent un goûter le font entre 16h et 17h. Pour l’ensemble de la semaine, son heure modale est 17h, de même que son heure médiane.
46Les durées respectives des principaux repas sont, elles aussi, normalisées. Sur l’ensemble de la semaine, la durée moyenne du déjeuner dépasse très légèrement la demi-heure (30'20") ; 58,2 % des enquêtés passent de vingt à quarante minutes à déjeuner, 3,1 % seulement une heure ou plus, un sur dix (10,4 %) moins d’un quart d’heure. Le dîner dure en moyenne un peu plus longtemps (32'2"), il est encore plus rarement abrégé, on s’y attarde un peu plus souvent ; 61,3 % des étudiants lui consacrent de vingt à quarante minutes, 4,4 % une heure ou plus, 7,6 % moins d’un quart d’heure. Bien que sa durée moyenne soit légèrement inférieure à sa durée modale, en raison d’une proportion assez importante de petits scores, le petit déjeuner n’est pas aussi souvent et aussi vite « expédié » qu’on le dit communément (tableau 2). Il demande en effet presque un quart d’heure en moyenne (13'44") ; si 16,8 % des étudiants lui accordent moins de dix minutes, plus des trois quarts (75,7 %) lui consacrent entre dix et vingt minutes, et 7,5 % plus de vingt minutes. Les durées des pauses intermédiaires sont nettement plus dispersées que celles des « vrais » repas. Le goûter dure en moyenne un peu plus longtemps que le petit déjeuner (14'12"), alors que sa durée modale est plus faible (dix minutes contre un quart d’heure) : pour un quart des étudiants (26,4 %), c’est un simple « break », qui ne dure pas plus de cinq minutes ; pour un étudiant sur huit (12,8 %), au contraire, c’est un petit repas supplémentaire, qui demande au moins une demi-heure. On constate un écart analogue, dans le même sens, et en plus marqué, entre la durée modale, la durée médiane, et la durée moyenne du « pot » ou de la « pause » (pause-café, pause-sandwich, etc.), qui peuvent se prolonger ; les durées de l’apéritif, déjà moins « informel », sont en revanche plus resserrées, autour de la demi-heure.
GRAPHIQUE 2. Fréquence hebdomadaire des repas et des pauses selon que l’étudiant mange régulièrement

Régularité
47Cette grille des repas et ces horaires se répètent quotidiennement. Ainsi la proportion des étudiants qui ne sautent aucun des trois repas principaux ne varie guère d’un jour à l’autre : du lundi au vendredi, elle oscille entre 77,8 % et 79,3 %, pour descendre à 73,6 % le samedi et à 72,3 % le dimanche (où l’on se passe plus souvent du petit déjeuner) ; la proportion d’étudiants qui ne déjeunent pas est comprise entre 2,3 % (le samedi) et 3,6 % (le vendredi) ; celle des étudiants qui sautent le dîner va de 9,2 % (le vendredi) à 11,8 % (le dimanche) (tableau 1) ; la séquence petit déjeuner - déjeuner - goûter - dîner représente de 11,8 % (le vendredi) à 14,9 % (le dimanche) des réponses. Sur l’ensemble de la semaine, les heures moyennes du déjeuner et du dîner passent del2h21 (le mardi) à 12h50 (le dimanche) et de 19h40 (le lundi) à 20h (le samedi) ; elles varient moins que les heures du lever et du coucher et constituent sans doute le repère le plus stable dans le découpage et dans le déroulement de la journée. La plage horaire et la durée des principaux repas ne sont pas moins constantes. Ainsi la proportion d’étudiants qui commencent à déjeuner entre 12h et 13h varie de 78,16 % (le dimanche) à 83,31 % (le lundi) ; la part de ceux qui se mettent à dîner entre 19h et 20h oscille entre 64,31 % (le samedi) et 69,38 % (le lundi). Du lundi au vendredi, la durée moyenne du déjeuner est comprise entre 27 et 28 minutes, celle du dîner entre 28 et 33 minutes (tableau 2, graphique 3)
TABLEAU 2. Heures, plages horaires et durées des repas variations sur la semaine
L | M | MM | J | V | S | D | |
heure du lever | 7h26 | 7h27 | 7h34 | 7h30 | 7h43 | 8h38 | 9h20 |
heure du petit déjeuner | 7h32 | 7h30 | 7h47 | 7h44 | 8h09 | 8h44 | 9h28 |
- % de petits déj. Pris entre 7h et 8h | 52,9 | 60,9 | 57,8 | 57,8 | 53,2 | 28 | 11,8 |
- durée du petit déjeuner | 12'52 | 12'52 | 12'48 | 12'47 | 12'55 | 14'49 | 16’19 |
heure du déjeuner | 12h22 | 12h21 | 12h26 | 2h27 | 12h27 | 12h44 | 12h50 |
- % de déjeuners pris entre 12h et 13h | 83,3 | 78,9 | 81,7 | 79,7 | 78,4 | 82 | 78,2 |
- durée du déjeuner | 27'13 | 27'10 | 27'19 | 27'54 | 27'13 | 33'5 | 42'27 |
heure du dîner | 19h30 | 19h44 | 19h43 | 19h47 | 19h53 | 20h00 | 19h49 |
- % de dîners pris entre 19h et 20h | 69,4 | 67,5 | 69,3 | 65 | 67,7 | 64,3 | 66,9 |
- durée du dîner | 28'25 | 30'16 | 30'44 | 30'34 | 32'37 | 40'13 | 31'46 |
heure du coucher | 23h07 | 23h22 | 23h15 | 23h21 | 23h28 | 00h04 | 23h10 |
48Cette régularité va de pair avec le maintien de l’opposition traditionnelle entre les jours de travail et le dimanche (élargi au week-end). On mange plus librement pendant le week-end qu’en semaine ; et pourtant les repas y ont plus d’importance. Libérée des contraintes de l’emploi du temps, la grille du week-end est moins rigide. Les étudiants se lèvent plus tard, quitte à sauter le petit déjeuner ; le samedi et surtout le dimanche, ils déjeunent plus tard ; ils dînent également plus tard le samedi. La plage horaire du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner s’agrandit, la proportion de « retardataires » augmente. Cet assouplissement, qui marque la « détente » du week-end, par opposition à la « tension » « tension » de la semaine, ne s’accompagne pas, bien au contraire, d’une « déstructuration » du repas. On saute encore moins souvent le déjeuner le samedi et le dimanche que les autres jours. A l’exception du dîner du dimanche soir, qui souffre probablement de la concurrence du déjeuner, les repas du week-end, notamment le dîner du samedi et le déjeuner du dimanche, durent nettement plus longtemps, en moyenne, que ceux des jours de semaine ; ne serait-ce que par sa durée, le déjeuner du dimanche continue à être le repas le plus important. Le petit déjeuner lui-même, lorsqu’il est pris, dure plus longtemps le samedi et le dimanche (tableau 2, graphique 3). On ne constate pas non plus de multiplication des pauses intermédiaires pendant le week-end ; les étudiants prennent plus souvent l’apéritif le samedi et le dimanche, mais font moins souvent la pause (pause-café ou pause-sandwich), et surtout prennent moins souvent les « pots » caractéristiques du style de vie estudiantin (5,6 pots par jour pour 100 étudiants le dimanche contre 21,6 le jeudi)52.
GRAPHIQUE 3. Durée des repas variations sur la semaine

Hiérarchie et composition des repas
49Les étudiants se conforment également à l’usage en ce qui concerne l’opposition entre les petits repas, sans cuisine et sans menu, et les repas principaux, qui continuent dans la plupart des cas à se dérouler selon un « plan » organisé en services successifs. La composition du petit déjeuner que prennent les étudiants est très proche de celle du petit déjeuner français standard actuel : plus de 80 % des étudiants prennent du café, du café au lait, du cacao ou du thé, les trois quarts font des tartines, mangent du beurre et/ou de la confiture ; aucun ne mange de soupe, aucun ne boit de vin, aucun, ou presque, ne mange de charcuterie. Les « snacks » (« Mars », « Bounty », etc.) ne sont mentionnés que dans moins d’un petit déjeuner sur cent53. La composition du goûter montre que celui-ci ne se réduit pas non plus à un simple « grignotage » : les biscuits (qui comptent une bonne part de produits traditionnels) apparaissent dans un peu moins de 15 % des goûters, les « snacks » dans moins de 4 %. Il faut sans doute distinguer entre le « quatre-heures » traditionnel, économique (pain, beurre, confiture, gâteau sec, chocolat en tablette) ou amélioré (croissants, brioche, petit pain), plutôt masculin, plutôt provincial, le five o’clock autour d’un thé, plus fréquent le dimanche (où l’on consomme aussi, comme au déjeuner, davantage de pâtisserie), nettement féminin, nettement bourgeois, et le goûter moderne, réformé, hygiéniste (yaourt, fruit, jus de fruit, eau, verre de lait), plutôt féminin, et un peu plus fréquent, lui aussi, chez les étudiants issus des classes supérieures54.
50En revanche, les trois quarts des déjeuners et les deux tiers des dîners sont soit des repas « complets », en trois ou quatre parties, comportant un hors-d’œuvre, un plat principal, un fromage et/ou un dessert, soit des variantes sans « introduction » ou sans « conclusion » de ce repas type, qui comportent un hors-d’œuvre et un plat principal, ou, plus souvent, un plat principal, un fromage (ou un yaourt) et/ou un dessert. Lorsque la succession des services disparaît, le repas tend vers un repas-collation réduit aux hors-d’œuvre et/ou au dessert plutôt que vers un plat principal unique. La pression des normes diététiques et esthétiques, qui commandent d’alléger le repas, et des contraintes matérielles, qui forcent à le raccourcir, surtout à midi, se traduit davantage par une exécution simplifiée du repas « à menu » que par l’abandon de son principe55.
51Ainsi, loin d’être l’expression du « caractère », du « tempérament » ou de la « psychologie » propre à un pays ou à un « peuple », le « modèle » des repas français contemporain est l’aboutissement d’un processus historique qui finit par combiner des usages et des conceptions du temps émanant de classes et de cultures occupant des positions différentes et souvent opposées dans la structure sociale. Le modèle actuel, dont nous avons sans doute tendance à surestimer la stabilité et la pérennité simplement parce qu’il est « le nôtre », n’est jamais que le produit temporaire d’un processus concurrentiel, et souvent conflictuel, qui continue à se dérouler sous nos yeux. De ce point de vue, il est évidemment exposé aux altérations de la « constellation historique singulière » qui l’a produit ; il se pourrait même qu’il ne survive pas très longtemps aux éléments qui jouaient un rôle essentiel dans cette constellation. On peut, à ce sujet, multiplier les indicateurs de crise. Crise du modèle familial dominant, dont témoigne la diminution des taux de fécondité et de nuptialité ; crise de l’emploi, qui se traduit pour un nombre croissant de chômeurs par une perte des repères temporels (Lazarsfeld, Jahoda & Zeisel 1982) ; crise de l’idéologie dominante, révision, voire abandon de l’idéal d’intégration sociale et retour, sous couvert de relativisme culturel, à une conception générale de la société élitiste et ségrégationniste. H faut compter enfin avec la pression accrue du système économique, qui tend à supprimer les obstacles légaux à l’instauration d’une « société continue » (non-stop society), en « assouplissant » en particulier la réglementation concernant les temps du travail, et qui pèse de plus en plus sur la vie domestique. La promotion professionnelle ou la simple conservation d’un emploi implique un « dévouement » et un « engagement personnel » de plus en plus grands, c’est-à-dire un sacrifice de plus en plus complet de la vie « privée » au travail ; alors que le marché du travail domestique est, pour toutes les catégories de main-d’œuvre, de moins en moins compétitif par rapport au marché de l’emploi, la vie en couple ne procure plus les économies d’échelle qui dispensaient un des associés de travailler à l’extérieur, sans tomber pour autant au-dessous du niveau de vie minimum compatible avec le mode de vie bourgeois.
52Mais la genèse sociale dont le modèle des repas actuel est issu a eu aussi pour effet de constituer celui-ci en un fait de culture doté d’une certaine autonomie et d’une certaine inertie. Passer de « l’espace social » à « l’espace culturel », ce n’est pas seulement s’élever de l’ordre du fait et du rapport de forces à celui du droit ; c’est se placer sur un terrain où l’on passe insensiblement de « ce qui se fait » à « ce qui doit se faire », où l’habitude se change peu à peu en tradition respectable, où des « acquis sociaux » comme la semaine de quarante heures, la retraite à soixante ans ou les congés payés annuels côtoient des principes en provenance directe de la « sphère de la légitimité » (comme l’idée de Nation, l’idée de Jour du Seigneur, ou l’idée de Droits de l’Homme). Chacune des parties « en présence » (i.e. des groupes en conflit, des classes en lutte) a donc intérêt à faire entrer dans cet espace ses « faits accomplis », c’est-à-dire les faits qu’elle a réussi à accomplir, res gestae devant lesquelles elle est parvenue à placer son ou ses adversaires. L’histoire récente du « modèle des repas » montre comment ce qui était à l’origine un élément du mode de vie bourgeois, un trait de la culture dominante, est devenu une revendication, puis une garantie, un élément de protection sociale pour les classes populaires. Marquée par son origine historique particulière, la culture dont ce modèle est un « trait » est, en France, l’émanation de la « Nation » : un patrimoine commun fait d’éléments provenant de cultures de classe différentes, échangés, empruntés, disputés, réappropriés et tombés pour finir dans une sorte de domaine public. En ce sens, on peut considérer qu’elle est effectivement « au-dessus » des conflits sociaux. Sa capacité à s’opposer aux intérêts particuliers en font un lieu protecteur, un refuge conservatoire où les « conquêtes sociales » peuvent espérer devenir des « acquis » définitifs, passer dans le « cela-va-de-soi » qui définit ce qu’est une vie « normale », « décente », ce que chacun est en droit d’attendre et ce qui peut être exigé de chacun. Mais c’est aussi dans la mesure où la culture est extérieure au social, « désocialisée », neutralisée, qu’elle constitue l’enjeu ultime des luttes sociales. Le modèle des repas fait partie de l’ensemble des règles culturelles qui font obstacle, sous une forme maintenant laïcisée, aux intérêts économiques qui poussent plus que jamais à la déréglementation chronologique de la vie sociale. Intervenir à ce niveau est en conséquence un moyen risqué, mais efficace, de révolutionner la société (tant, et sans doute plus, pour restaurer un ordre ancien que pour instaurer un ordre nouveau) ; toucher à ces usages, comme le font les tentatives de « modernisation » d’inspiration néolibérale, c’est toucher à des enjeux cachés et essentiels, dont l’importance est pressentie même quand elle n’est pas consciemment mesurée.
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Notes de bas de page
1 Les travaux empiriques sur lesquels je m’appuie (bibliographie, recherche de documents historiques et enquête par questionnaire) ont été réalisés en collaboration avec Christiane Grignon (INRA, Laboratoire de recherche sur la consommation).
2 Comme le fait, par exemple, Mary Douglas : « Between breakfast and the last nightcap, the food of the day comes in an ordered pattern. Between Monday and Sunday, the food of the week is patterned again. Then there is the sequence of holidays and fast days through the year, to say nothing of life cycle feasts, birthdays and weddings. In other words, the binary or other contrasts must be seen in their syntagmatic relations » (Douglas 1971). Sur la notion de pattern chère aux anthropologues de l’école « Culture et personnalité », et sur la différence entre systemic patterns et total-culture patterns, voir notamment Kroeber 1948 : 317 sq.
3 Cf. Weber 1964 : 205. « Nous sommes accoutumés à considérer comme un trait caractéristique de l’homme moderne qu’« il n’a pas le temps », et - comme Goethe dans les Wanderjahre - à mesurer le degré de développement capitaliste au fait que les pendules sonnent tous les quarts d’heure. Pareillement Sombart dans son Kapitalismus. Toutefois, nous ne devons pas oublier qu’au Moyen Age les moines furent les premiers à vivre selon une minutieuse division du temps, et qu’en cela surtout résidait l’utilité des cloches. »
4 « Depuis la Sainte Pâque jusqu’à la Pentecôte, les frères prendront leur réfection à la sixième heure, et ils souperont le soir. Durant tout l’été, à partir de la Pentecôte, ils jeûneront la quatrième et la sixième férié jusqu’à l’heure de none, s’ils n’ont pas de travaux dans les champs, ou si la chaleur excessive de l’été ne les incommode pas. Les autres jours, ils dîneront à l’heure de sexte [...]. Depuis les Ides de septembre jusqu’au commencement du carême, les frères prendront toujours leur repas à l’heure de none. Mais pendant le carême jusqu’à Pâques, c’est à l’heure de vêpres qu’ils mangeront, en ayant soin de disposer cette heure de vêpres en sorte que l’on n’ait point besoin de lumière pour le repas, mais que tout se termine encore à la clarté du jour. » « Nul ne se permettra de manger ou de boire quoi que ce soit avant ou après l’heure déterminée.» (Règle de Saint Benoît, vers 547, in Règles des moines).
5 « La lecture ne doit jamais manquer à la table des frères pendant leurs repas. [...] Qu’on observe un complet silence à table, et qu’on n’y entende ni chuchotement ni parole, mais seulement la voix du lecteur [...]. Que personne n’ait la hardiesse de faire à ce moment des questions sur la lecture, ou sur toute autre matière, afin de ne pas donner occasion au Malin. Toutefois le supérieur pourra dire quelque chose en peu de mots pour l’édification » (ibid.).
6 Les rationes victus convictorum désignent les repas par leur nom latin (jentaculum, prandium, cœna).
7 Ordre du Jour pour le Collège des pensionnaires de La Flèche, cité in La Rochemonteix 1889. Comme tous les règlements, ces ordres du jour ne donnent évidemment qu’une idée approximative des pratiques réelles. Les élèves s’ingéniaient, en particulier, à veiller bien au-delà de l’heure permise : « Voilà qui n’est en vérité point édifiant ; dater une lettre d’une heure après minuit [...] surtout après la grande et pompeuse retraite. C’est donc là que sont venus aboutir tant d’affectueux sentiments ! C’est donc en vain que le vertueux P. Fleuriaux, l’apôtre des Gentils, a labouré, semé, arrosé ; voilà donc sa moisson ! Il a prié, exhorté, menacé, tonné, cassé sa flûte, et cependant je ne vois pas de changement ; on continue ; autrefois on se couchait à minuit, et depuis la retraite on est devenu plus méchant d’une heure » (Lettre de Gresset, pensionnaire au collège de Clermont, à sa mère). Les heures de début, sinon de fin des repas étaient sans doute plus faciles à faire respecter que celles du lever et surtout du coucher.
8 « Diebus autem festis, vespere, gemini dentur, antipastus et postpastus, ac pro portione, capones, vel quid simile » (La Rochemonteix 1889 : 33).
9 Sur la constitution, au XVIe siècle, d’un « noyau de possesseurs et utilisateurs de garde-temps, partisans et militants d’une nouvelle ponctualité », et sur son développement ultérieur (Landes 1987 : 147).
10 « L’Église observait des heures temporelles qui changeaient avec la saison, et le reste de la société faisait comme l’Église. Les ponctuations de la journée, outre les événements naturels du lever et du coucher du soleil, étaient les offices liturgiques. C’est ainsi que le Parlement de Paris se réunissait à l’heure de la première messe à la Sainte-Chapelle et y demeurait jusqu’à la cloche de none » (ibid. : 119 sq.). L’heure égale, séculière, apparaît au XIVe siècle, avec les premières horloges mécaniques de tour, dont l’imprécision ajoute encore, au début, à la confusion des signaux émis par les différentes cloches manuelles.
11 Dupont-Ferrier 1921, 1 : 418 sq. ; 2 : 150 sq. Jusqu’en 1854, le déjeuner consiste seulement en pain et se prend en étude. A partir de 1854, il comporte en plus une soupe chaude (au lait, à l’oignon ou à l’oseille) et se prend au réfectoire ; la soupe, souvent dédaignée par les élèves, peut être remplacée, une fois par semaine, par du café au lait. Pour le goûter, qui se prend en étude ou dans la cour, l’économe fournit seulement du pain ; les portiers vendent en supplément des sucreries, du chocolat, des gâteaux, du beurre et du fromage.
12 L’idéalisation du goût aristocratique est constamment présente dans le parti pris de dénigrement du mode de vie bourgeois sans lequel on peut difficilement, au XIXe siècle, prétendre à la qualité d’écrivain et d’artiste. Cette hantise force la bourgeoisie française à mépriser l’utile, dévalorisé comme bassement utilitaire, et à rendre son mode de vie inconfortable dès lors qu’elle entend lui donner du style. « Comparez le palais italien (et l’ancien hôtel français qui en dérive) à la maison anglaise : d’un côté, nul souci des petits détails de la vie, nul soin de la commodité, tout sacrifié au noble style, négligence extrême et, je me hâte de le dire, fâcheuse, pour tout ce qui n’intéresse que la bonne tenue et la propreté ; de l’autre, une merveilleuse appropriation à tous les besoins, l’utile envisagé comme loi suprême, une exquise propreté, mais l’absence du sentiment de la grande beauté, la prétention de l’art, si elle ose se produire, n’aboutissant qu’à des œuvres gauches et niaises. Est-ce faute de bonne volonté ou par suite de goût dominant et exclusif ? Non, certes ; car, dans son admiration, l’Anglais est le plus confiant et le plus éclectique des hommes. C’est que la commodité exclut le style ; un pot de fabrique anglaise est mieux adapté à sa destination que tous les vases grecs de Vulci ou de Nola ; ceux-ci sont des œuvres d’art, tandis que le pot anglais ne sera jamais qu’un ustensile de ménage. Pourquoi Rome est-elle un des lieux du monde où l’on s’élève le mieux au sentiment des grandes et belles choses ? Parce que la vie vulgaire y est presque effacée. Le jour où les petites habitudes de la civilisation européenne y deviendraient dominantes, le jour où les magasins imités des boulevards remplaceraient les pauvres boutiques de la place Navone, où des cheminées de manufactures fumeraient sur l’Aventin, Rome, je veux dire la Rome chère à tout ce qui pense et qui sent, la cité de l’âme, comme l’appelait Byron, n’existerait plus » (Renan 1859 : 360).
13 La tendance aristocratique au décalage de la journée vers le soir s’est sans doute trouvée contrariée, en passant dans la bourgeoisie, par les contraintes de la vie active ; mais elle se retrouve jusque dans les horaires de travail, à la fixation desquels elle a probablement contribué. Même dans le cas des employés et des commis, la journée de travail bourgeoise ne dure pas seulement moins longtemps que la journée de travail ouvrière ; elle commence aussi plus tard. Sous le Directoire, par exemple, on supprime la pause de midi à trois heures dans les ministères et les administrations ; les fonctionnaires travaillent désormais de neuf heures à quatre heures de l’après-midi.
14 Ce décalage ne se laisse pas réduire à un « simple » changement de nom du « repas du soir ». Dîner, c’est sans doute, pour une part, dire que l’on dîne, et non plus que l’on soupe, comme le font ceux qui en sont encore à la grille ancienne ; mais un changement de nom n’a pas seulement une importance « symbolique » (au sens trivial du terme) : le nom par lequel on désigne un repas est une marque et un enjeu de prestige social. En outre, contrairement à ce que suppose implicitement l’analyse structurale du pattern des repas, les propriétés distinctives qui définissent chaque repas ne se commandent pas les unes les autres à part égale. Les déterminismes sociaux agissent préférentiellement sur celles qui sont des indicateurs du rang et du statut social, comme le moment auquel on prend les repas. Ces caractéristiques agissent du même coup comme des propriétés dominantes du repas considéré ; elles entraînent les autres à leur suite. Un anthropologue qui aurait vécu à la fin du XVIe siècle aurait sans doute considéré qu’un repas pris à six heures du soir ne pouvait pas être « un vrai dîner ».
15 Delord, Frémy & Texier 1854. Sur l’heure du dîner au XIXe siècle les témoignages abondent, dans les romans, mais aussi, sources moins suspectes, chez les journalistes, les auteurs de guides et de chroniques et dans les journaux personnels ou la correspondance des écrivains. A l’époque de Balzac, le dîner se prend aux alentours de six heures. « Vous ne servirez le dîner qu’à sept heures », dit Mme de Nucingen à son valet de chambre. « Π [Eugène de Rastignac] se frappa le cœur, sourit au sourire de sa cousine, et sortit. Il était cinq heures. Eugène avait faim, il craignit de ne pas arriver à temps pour l’heure du dîner. » Chez Balzac lui-même, aux Jardies, le dîner est servi à six heures (Gozlan 1981 : 47). Sous le Second Empire, le quartier Bréda descend « vers six heures en grande toilette de combat [...] c’est l’instant décisif où elles [les « Vésuviennes »] font jouer toute leur aimable artillerie de sourires, de regards en coulisse, d’effets de jambe de toutes sortes d’effets enfin : il s’agit de dîner et de ramasser, sans se baisser, au milieu de cette foule masculine, le monarque nécessaire à la satisfaction de cette habitude presque quotidienne » (Delvau 1867 : 22). Les Goncourt et leur entourage dînent vers sept heures : « A quatre heures, nous sommes chez Flaubert, qui nous a invités à une grande lecture de Salammbô [...]. De quatre heures à six heures, Flaubert lit avec sa voie mugissante et sonore, qui vous berce dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. A sept heures on dîne. (Goncourt 1989, 1 : 691, 6 mai 1861). « Montesquiou devait partir avec moi à 2 heures 25, mais il n’est venu que pour dîner à sept heures, par suite d’une journée passée avec le maire de Douai » (ibid., 3 : 1303, 3 juillet 1896). « Sur le coup de sept heures, je mets ce soir les Sichel en voiture pour les Eaux-Bonnes ; et de chez eux, je vais à la Maison d’Or, où Zola nous donne un dîner pour la reprise de L’Assommoir » (ibid., 3 : 1166, 25 juin 1885). L’heure de pointe des restaurants se situe, au début du Second Empire, entre six et huit heures. Ainsi l’excentrique qui commande tous les quinze jours six dîners pour lui tout seul chez Brébant en 1867 demande à être servi « à six heures, heure militaire » ; le régisseur de la British, taverne anglaise de la rue de Richelieu, « plaisante tous les soirs à la même heure, à huit heures précises, au moment où la retraite bat et où la clientèle commence à s’éclaircir » ; à neuf heures moins le quart, il salue les retardataires qui sortent des salons (Delord, Frémy & Texier 1854).
16 « Nos quatre repas ont été réduits à deux. Déjeuner, dîner, goûter et souper sont devenus seulement déjeuner et dîner. De ces deux mêmes, le dîner est le seul sérieux. » « Pour toute la population parisienne, le dîner est l’affaire la plus intéressante de la journée ; c’est par lui que nous devons commencer ce voyage autour de la table » (Delord, Frémy & Texier 1854 ; Briffault 1846 ; Vermond 1835). Forme mineure de pose aristocratique, la célébration de la cuisine d’Ancien Régime et la dévalorisation de la restauration bourgeoise sont un thème favori des chroniqueurs gastronomiques du XIXe siècle, qui associent cette réduction du nombre des repas à la ruine de la gastronomie. « De toutes les choses que la révolution a détruites et renversées la gastro nomie est la dernière qui se puisse relever, car avant de la rétablir, il faudrait reconstruire tout l’édifice social sur lequel elle reposait. Comment en effet la gastronomie pourrait-elle recevoir un culte digne d’elle sans les grands seigneurs, le clergé bénéficiaire et les fermiers généraux, trois ordres qui la soutenaient autrefois ? » « Quand la révolution est venue changer les lois de la cuisine, disperser dans l’émigration ou ailleurs les vieux cuisiniers, les artistes supérieurs qui n’avaient jusqu’alors travaillé que pour les grands seigneurs exclusivement, on vit la gastronomie descendre insensiblement dans le Tiers-État et jusque dans la petite bourgeoisie. Ce fut le premier échelon de cet ordre de choses aristocratico-démocratique qui s’établit tous les jours sans qu’on s’en doute. Le restaurant fut donc fondé : c’était un juste milieu entre le pot-au-feu domestique et l’ancien grand dîner avec ses entrées magnifiques, ses relevés, ses entremets à perte de vue [...]. Ce n’est pas de l’art proprement dit [...]. Un dîner de restaurant, quel qu’il soit, ne saurait atteindre au lyrisme [...]. Regardez d’ailleurs la carte, ce vieil enfantillage qui consiste à vous mettre sous les yeux ces myriades de plats, ces kyrielles de mets plus ou moins fantastiques [...]. Comparez seulement cet immense chouffliquage aux plus simples des menus dressés par le grand, l’immortel Carême (Saluez, je vous prie !). Quel abîme immense entre ces deux mondes ! » (Delord, Frémy & Texier 1854 : 25-26).
17 « Lorsque le Parisien traite ou reçoit, il veut se faire honneur auprès de ceux qu’il a invités. Pour cela, il n’épargne rien, il sait dissimuler sa détresse ; et il n’est point rare, lorsque la vanité ou l’intérêt sont en jeu, qu’un ménage dans l’embarras n’étale un luxe pris à crédit, et dont les suites apporteront de longs chagrins [...]. Il est des maisons qui, pour donner un dîner capable de fonder une réputation d’opulence, consentent à jeûner durant des mois entiers, et, pour un jour de luxe, s’imposent de longues et accablantes privations » (Briffault 1846 : 60, 61). Le « bon usage » associe minutieusement le dîner aux autres éléments du paraître, le mobilier, la décoration dè l’intérieur, les talents de société, et, tout particulièrement, le costume. Même si leurs prescriptions paraissent parfois destinées à en imposer aux classes moyennes plutôt qu’à être réellement suivies, les manuels de savoir-vivre donnent une idée de cette « mise en scène » du dîner bourgeois qui se perpétue jusqu’à la fin du XIXe siècle et qui se manifeste, en particulier, dans les cortèges que forment les invités pour passer du salon à la salle à manger (et vice-versa).
18 Vers la fin du siècle, la baronne de Staffe, qui recopie il est vrai les manuels de savoir-vivre précédents, eux-mêmes directement inspirés de celui de l’abbé Delille, note encore que « ce repas matinal se prend ordinairement en famille. On n’invite guère les gens à déjeuner, sauf à la campagne, parce que cette réception ferait perdre trop de temps aux hôtes et aux invités » (Staffe 1898). Cf. aussi Ermance Dufaux (1883). A l’exception du déjeuner de mariage ou de baptême, qui sont, en fait « des dîners d’apparat », le déjeuner « n’est jamais qu’un repas sans cérémonie » où les hommes viennent en redingote et les femmes en tenue de ville, et où la maîtresse de maison paraît souvent en robe de chambre, bien que ce soit « de mauvais goût ». Les potages n’y sont pas « admis » ; on les remplace par des huîtres (exclues du dîner). En sont également « bannies » les viandes en sauce, « à l’exception de la sauce maître d’hôtel sous le bifteck et les rognons, de la sauce piquante pour la fraise de veau et la tête de veau et des mayonnaises pour les poissons au bleu » ; on y sert surtout des œufs, de la charcuterie, des viandes grillées, des pâtés et des fritures ; les fromages « y jouent un grand rôle ».
19 « Le déjeuner est le lien de plusieurs affaires ; à Bercy, à l’entrepôt des vins, et aux environs des halles et des grands marchés, les entrepreneurs de bâtiments ne concluent rien sans déjeuner [...]. Quelquefois le déjeuner est un repas d’affaires, un rendez-vous, une entrevue confidentielle [...]. Du fameux déjeuner du café Desmares est sorti tout le haut personnel politique de la Restauration » (Briffault 1846 : 111, 117).
20 Ymbert, Mœurs administratives, t.I : 142-143 (cité par Thuillier 1974 : 425-34).
21 Anonyme (probablement Ymbert), L’Art d’obtenir des places, 1816 (cité par Thuillier 1974).
22 Gaboriau 1862 : 62 (cité par Thuillier 1974). Le déjeuner des études de notaire était également « une importante affaire. Le premier clerc va déjeuner au café voisin ; pen dant ce temps, le petit clerc, pourvoyeur ordinaire, visite le charcutier et la fruitière, et fait les provisions communes, sur lesquelles il prélève la dîme [...]. Et quelle variété d’aliments, depuis le triangle aigu du fromage de Brie jusqu’à la saucisse qu’on fait griller au poêle, jusqu’à l’altière tranche de jambon, brillante de gelée » (E. Briffault 1846 :113).
23 Témoin, entre autres, Balzac : Eugène de Rastignac dîne « pour la première fois dans une de ces maisons où les grandeurs sociales sont héréditaires [...]. La mode venait de supprimer les soupers qui terminaient autrefois les bals de l’Empire, où les militaires avaient besoin de prendre des forces pour se préparer à tous les combats qui les attendaient au dedans comme au dehors » (Balzac 1966 : 947). Monsieur de Beauséant, chez qui le jeune Rastignac est invité est « en fait de gourmandise de l’école de Louis XVIII et du duc d’Escars ». L’intrigue du Père Goriot commence en 1819. Cf. aussi Baudelaire « Vous étiez du bon temps des robes à paniers,/Des bichons, des manchons, des abbés, des rocailles,/Des gens spirituels, polis et cancaniers/Des filles, des marquis, des soupers, des ripailles », A Madame Du Barry (Baudelaire 1986 : 154).
24 « C’était ordinairement l’orchestre qui donnait le signal du souper par une fanfare. Eh bien, une meute affamée, pour laquelle sonne la curée chaude, ne se rue pas avec plus de fureur que ne faisait le bal sur le souper. C’était un déplorable spectacle que celui de la salle à manger [...] mise à sac et n’offrant bientôt qu’un amas de débris et de souillures [...]. Pendant le souper ce n’étaient que querelles ignobles, pour se disputer et même s’arracher les plats, avec des gestes, un ton et des paroles dont la valetaille ricanait et s’amusait. Après le souper, dans le salon, [...] les cavaliers, échauffés par le vin et par l’atmosphère brûlante, oubliaient la modération ; les femmes, échevelées, pantelantes, les toilettes froissées et tachées, et nous ne savons quelles allures de bacchantes, donnaient à ces salons dont les grâces étaient, quelques heures auparavant, si fraîches et si décentes, une physionomie dont le regard et la pensée se détournaient avec chagrin. C’est alors que les mères, effrayées, emmènent les jeunes filles » (Briffault 1846 : 125, 126).
25 D’après Briffault (1846 : 109), le déjeuner dînatoire, « être métis, informe et bizarre », « aussi barbare que son nom », était pourtant passé « des bureaux dans le monde [...]. On se mettait ordinairement à table, pour commencer le déjeuner dînatoire, vers une heure. Il n’y avait point de potage, point de pièce bouillie ; la table était couverte d’entrées froides et de hors-d’œuvre froids ; on servait en ambigu [c’est-à-dire que l’on servait en même temps les viandes et le dessert], il n’y avait qu’un seul service. Les côtelettes de mouton, le boudin et les saucisses suivaient immédiatement les huîtres, qui commençaient toujours le repas. Rien n’était plus triste que cette table sans bougies [...]. Les femmes, nous parlons de celles qui comptent pour quelque chose dans la société, prenaient rarement part à ces déjeuners. »
26 « Il n’y a plus de goûter ; mais les dédains que l’on apporte au déjeuner sont souvent châtiés par les fatigues de l’estomac, dans la journée ; on éprouve alors un besoin fâcheux qui ressemble à un tourment maladif. C’est à ces heures que les beaux équipages s’arrêtent à la porte des pâtissiers fameux, et que l’on voit des femmes se livrer à ces mangeries, dont elles auraient honte, si elles savaient combien cette gloutonnerie est fatale à leurs charmes » (ibid.. : 118). L’anglomanie contribue à restaurer ou à conserver sous un autre nom les petits repas de l’après-midi, lunch ou luncheon dès la Monarchie de Juillet, five o’clock tea à la fin du siècle. « Le lunch - comme nous disons avec notre manie de singer l’Angleterre - n’est autre que le goûter français, l’ancienne collation de nos aïeux. Il est le complément, ou l’intermède, comme on voudra, d’une “ matinée ”, d’une partie de jardin, d’une réception diurne, en un mot. » « Five [...]o’clock tea (thé de cinq heures). Beaucoup de femmes offrent une tasse de thé (ou du chocolat, ou tout autre chose) aux personnes qui viennent les voir à leur jour. Une table est dressée dans un coin du salon, couverte d’une nappe bordée de dentelle, supportant des piles de petites serviettes élégantes, des assiettées de gâteaux fins, de bonbons, de fruits glacés, de tasses en porcelaine du Japon, des verres en cristal irisé, des flacons de vins précieux, le samovar, la chocolatière » (Staffe 1898 : 244, 246). L’anglomanie se traduit aussi par la vogue du déjeuner à l’anglaise. « Il se passe, à l’égard du déjeuner, quelque chose de singulier ; pendant que la jeune fashion anglaise nous prenait le déjeuner à la fourchette, qu’elle appelait déjeuner à la française, nos mœurs du matin s’engouaient du thé, des rôties, des œufs frais, des pains chauds, des anchois, des sandwiches, des crevettes, et du déjeuner sans vin des Anglais » (Briffault 1846 : 11).
27 On ne peut guère reprocher aux disciples de Le Play de projeter sur les classes populaires la grille de leur propre milieu ; leur parti pris idéologique, qui les pousse à préférer le peuple à l’ancienne, plus facile, déjà, à idéaliser, les inciterait plutôt, au contraire, à monter en épingle des archaïsmes. Reste que les auteurs des monographies se réfèrent implicitement à l’idée selon laquelle les repas doivent être pris à des heures régulières. On relève il est vrai une dizaine de noms de repas locaux ou appartenant à l’argot de métier dans les deux séries des Ouvriers des deux mondes, comme le « midi » des paysans en communauté du Lavedan, le « briquet » du mineur du Pas-de-Calais, la « dinaïdo » des métayers en communauté du Confolentais, la « collazione », la « merenda » et la « cena » des paysans corses de Bastelica (étudiés par un juge de paix local) ou le « coup de quatre », « vin traditionnel des ébénistes, consistant en une petite chopine de vin et parfois un peu de pain pris vers quatre heures au débit de vin » ; le vigneron de Ribeauvillé et l’auvergnat brocanteur à Paris « prennent la goutte », un paysan métayer de Basse Provence « mange la salade » vers deux heures. Mais les leplaysiens utilisent le plus souvent les noms de repas français courants, sans qu’on puisse savoir avec quelle fréquence et dans quel contexte ces noms sont réellement usités par les enquêtés, si ces derniers se servent parfois ou le plus souvent d’autres noms pour désigner leurs repas, ou s’ils s’abstiennent tout bonnement de les nommer. Dans les monographies consacrées à des familles étrangères, les repas sont presque toujours désignés par des noms français : le « paysan de Saint-Irénée (Bas-Canada) », le « mineur de la maremme de Toscane », le « pêcheur côtier de Saint-Sébastien, Espagne » déjeunent, dînent et soupent, le « mulâtre affranchi de l’île de la Réunion » déjeune et dîne.
28 Un compositeur typographe, en 1861, déjeune chez lui, avant de partir à l’atelier, d’une soupe, d’un morceau de fromage et de viande froide et d’un verre de vin ; il dîne à midi, à l’atelier même, d’un peu de viande, de fromage et de confitures, accompagnés d’un flacon de vin, et soupe en famille, entre 19h30 et 20h. Un serrurier poseur de persiennes en fer déjeune à 11h au restaurant (apéritif, plat de viande, légumes, fromage, un demi-litre de vin, café), prend un verre de vin au café à 15h, et dîne le soir en famille. Un charpentier, enquêté en 1889-1890, prend tous ses repas au débit de vin, à l’exception du « repas de famille » du soir : petit déjeuner à 6h (un quart ou un verre de vin, un morceau de pain), « premier repas » à 9h (un « ordinaire » composé d’une soupe, d’un plat de bœuf aux légumes, pain, vin, et café), collation à 14h (fromage, pain et vin) ; à l’inverse, un serrurier forgeron du quartier de Picpus (1895) mange en général chez lui, sauf « en quelques occasions, où il est obligé de déjeuner en ville à midi ». Un ébéniste « de haut luxe » (1891) prend chez lui, à 7hl5, du café noir, ou une soupe, si on a eu le temps de la faire réchauffer ; à 9h, à l’atelier, il mange tout en travaillant, un morceau de pain qu’il a apporté (« tolérance particulière à l’atelier »). De llh à midi et demi, il dîne en compagnie de son fils aîné au débit de vin du quartier ; il y prend une chopine de vin, un café et un petit verre d’eau de vie et y mange un peu plus d’une livre de pain, achetée chez le boulanger et un plat de viande cuit la veille à la maison et réchauffé à l’atelier, par l’apprenti, au bain-marie à la colle. A 16h, il retourne au débit de vin, pour prendre « le coup de quatre » (cf. note 27) ; il soupe le soir en famille, de 19h30 à 20h.
29 Il faudrait encore prendre en compte le cas des « immigrés » : un des types qui émerge de la diversité des conditions est celui du jeune ouvrier « parisien » d’origine provinciale ou étrangère, nourri par sa logeuse, qui travaille sur un chantier ou dans un atelier, dans un métier à caractère artisanal. Sous le Second Empire, dans les grands centres industriels, les ouvriers célibataires prennent souvent pension chez un camarade marié, qui leur fournit la soupe, trempée deux fois par jour, grasse une ou deux fois par semaine, et, éventuellement, moyennant un supplément, la pitance, c’est-à-dire les plats cuisinés, pain et vin non compris (Duveau 1946 : 342). Vers la fin du XIXe siècle, les cuisiniers, les chocolatiers, les confiseurs et le personnel des restaurateurs et des limonadiers continuent à être nourris dans l’établissement où ils travaillent ; c’est également le cas des blanchisseurs de la banlieue de Paris payés à la semaine : « la journée, dans ce dernier cas, n’a pas de limites, elle dure aussi bien 15 et 16 heures, pas moins, mais elle n’est jamais au-dessous de 12 heures, c’est selon la volonté du patron » ; les ouvriers carriers de la Seine sont en général logés et nourris par le tâcheron qui seconde le maître carrier et constitue l’équipe (cf. Duveau 1946).
30 Je reprends ici un point que j’ai déjà développé dans ma communication écrite présentée lors de la table ronde.
31 La loi du 9 septembre 1848 fixe à 12 heures, au maximum, le travail effectif dans les usines et dans les manufactures ; le décret du 17 mai 1851 stipule qu’un certain nombre d’industries importantes, parmi lesquelles la fonte et l’imprimerie, « ne sont pas soumises à la limite des 12 heures de travail » ; une circulaire du 24 juin 1851 rappelle que la loi ne s’applique pas « aux simples ateliers ».
32 Le dîner « du maître est copieux et ne diffère en rien d’un ordinaire bourgeois ; celui du compagnon se compose d’un morceau de viande, de pommes de terre ou de légumes qu’il accompagne d’un demi-litre de vin ; le tout fourni par un traiteur du voisinage. Les tables ne sont pas communes, et sur ce point le passementier maintient les distances mieux que le tisserand. A Saint-Étienne, les classes sont plus tranchées qu’à Lyon et les rangs plus nettement définis. »
33 Les 354 règlements conservés à la Bibliothèque nationale se présentent sous forme d’affiches qui étaient placardées dans les ateliers (présentation qui se généralise sous l’influence des juges de paix et des prudhommes, qui donnent facilement raison aux ouvriers lorsque ceux-ci se plaignent de n’avoir pas eu connaissance du règlement qu’on leur oppose). Certains de ces règlements ne traitent que des conditions d’embauche et ne se distinguent pas du contrat de travail ; d’autres sont des règlements généraux, qui renvoient, pour les horaires, à des règlements particuliers affichés dans chaque atelier ; d’autres enfin, une cinquantaine, règlent dans le détail « les conditions d’existence de l’ouvrier à l’usine » ; ce sont ceux-là que nous avons retenus. Manifestation de l’autorité et « du droit de direction du patron », « sorte d’acte de souveraineté, d’application abusive de l’adage familier : charbonnier est maître chez soi », les règlements se développent dans « le silence du Code Civil de 1904 », et sont à l’origine de nombreux procès et de nombreuses grèves ; les tribunaux de commerce et la Cour de Cassation leur accordent « une valeur juridique certaine », alors que les conseils de prudhommes « ne tiennent généralement pas compte d’un engagement non signé par l’ouvrier », surtout lorsque ses clauses « ne sont pas conformes aux usages ». Cf. Imbert 1902 ; Lalle 1904 ; Deligny 1907 ; Godart 1910.
34 Pour comprendre l’ambivalence des réactions que cet idéal a suscitées de la part des classes populaires, il faut prendre en compte sa propre ambivalence : il est à la fois élitiste et égalitaire, tourné vers l’Autre et ethnocentrique. Ainsi on peut dire que les modèles dominants, dont le modèle des repas, ont été popularisés au prix de la réduction et parfois de la disparition de la diversité caractéristique des cultures populaires (l’exemple le plus frappant en la matière étant la liquidation des parlers locaux au profit du français) ; mais on peut dire aussi que ces modèles cessent d’être un trait de la culture bourgeoise dès lors qu’ils sont partagés par toutes les classes et que leur adoption a contribué à l’amélioration des conditions de vie des classes populaires. Sur cette ambivalence et sur l’assimilation culturelle comme condition de l’intégration sociale, cf. Grignon 1991. « Dans leur principe, les sociétés égalitaristes sont dominomorphiques : elles ne répugnent pas à admettre l’existence et même l’humanité de l’Autre, mais elles ne peuvent penser l’Autre que sous la forme du Semblable, en comptant pour rien ses différences, considérées comme autant de singularités inessentielles, en le dépouillant de son étrangeté et pour finir de son altérité. »
35 « Faire ordinaire au moyen d’une masse formée d’un égal ou proportionnel versement de deniers, en soumettre la gestion à un chef, en accomplir tour à tour les corvées, en tenir les comptes sur un cahier où s’inscrivent les montants des retenues journalières, des versements extraordinaires, des dépenses ou charges de tout genre, le prix et l’espèce des aliments, le restant en caisse, etc., etc., sont autant de notions simples en administration. - N’accorder d’exemption à long terme, ou de dispenses passagères de vivre ainsi, que hiérarchiquement et régulièrement, est une idée simple en fait de police ; et cependant faire ordinaire est si peu ancien que Despagnac (1751) et Maurice de Saxe (1757) conseillent d’adopter cette pratique de peur que le soldat ne joue son argent, au lieu de manger, et ne devienne libertin » (Bardin 1841, 7 : 4184).
36 « Les soldats doivent prendre leurs repas ensemble sous la présidence du caporal [...]. Les adjudants et assimilés vivent ensemble par bataillon ; il en est de même des sergents-majors. Les sergents, les fourriers vivent également par bataillon. Il est affecté par régiment des locaux spéciaux pour la pension des sous-officiers [...]. Il peut être accordé à chaque cantinière un soldat de deuxième classe pour le service de la table des sous-officiers [...]. Les officiers supérieurs, le médecin-major de 1êre classe et le vétérinaire-major vivent ensemble. Les capitaines, le médecin-major de 2e classe et le vétérinaire en 1er forment une ou plusieurs tables ; les lieutenants, les sous-lieutenants, les autres médecins et vétérinaires en forment une ou plusieurs autres. Dans les détachements, les officiers supérieurs peuvent manger avec les capitaines. En route et aux manœuvres, tous les officiers vivent à la même table ou par fractions constituées [...]. Les sous-officiers mariés dont la famille réside dans la garnison peuvent être autorisés à manger chez eux [...]. Les officiers mariés dont la famille réside dans la garnison sont autorisés à vivre chez eux » (Dictionnaire militaire 1910 : 2504). Le principe de la hiérarchie des ordinaires est encore appliqué dans l’armée française : « Les cadres et les personnels civils doivent obligatoirement prendre leurs repas dans des salles à manger distinctes de celles des homme du rang et situées à l’intérieur des casernes ou des camps. Dans toute la mesure du possible, des locaux séparés sont prévus, d’une part, pour les officiers et personnels civils de rang correspondant, et, d’autre part, pour les sous-officiers et personnels civils. » Instruction du 12 février 1969, relative à l’alimentation des cadres militaires et des personnels civils par les ordinaires.
37 Les régimes imposés aux classes populaires par les « institutions totales » du siècle dernier ont sans doute contribué à définir et à fixer l’image que les classes dominantes se font de la nourriture du peuple, de ce qui lui convient et de ce qu’il aime. En faisant de la soupe et de la ratatouille le tout et le symbole du « repas » populaire, l’ordinaire de la caserne a aidé à assimiler la nourriture populaire au bouilli et à la bouillie, à la percevoir et à la décrire anonyme et confuse, bref à la marquer du sceau de l’uniforme et de l’informe.
38 Le réfectoire, qui figure en bon rang dans l’imagerie véhiculée par la thématique de la répression et qui est censé être un élément-clef du dispositif de surveillance des classes populaires au XIXe siècle, est complètement absent des casernes jusqu’en 1890 ; il manque souvent dans les prisons, où on ne le trouve pendant longtemps que dans les centrales et les prisons de femmes ou de jeunes détenus, et il est réservé, dans les hôpitaux, aux religieuses et au personnel soignant : les « hommes de troupe » mangent dans les chambrées, les malades « au pied du lit », la plupart des prisonniers « en place ». L’internat a sans doute pu servir de référence pour des prisons, des hôpitaux ou des casernes modèles ; mais, si misérables que soient les conditions de vie dans les pensions pauvres, l’internat constitue un luxe matériel et moral inaccessible aux soldats, aux malades ou aux détenus. S’agissant de nourrir ces derniers, l’administration et les politiques pensent davantage en termes de rations et de budget que de moralisation. Les responsables sont plus enclins à assouplir et à « humaniser » le règlement en ce qui concerne les horaires des repas qu’à augmenter le budget consacré à la nourriture des détenus ; ils consentent volontiers au respect des habitudes alimentaires locales si ce peut être une source d’économies. « Les règlements et les cahiers des charges ne prescrivent que deux repas par jour. Ces repas ont lieu généralement à 9 heures du matin et à 4 heures du soir. Π se peut, et je suis même disposé à le penser, que cette distribution des aliments soit mal entendue, car les deux repas sont séparés par un intervalle de 17 heures, et les détenus travaillent plusieurs heures avant le repas du matin, surtout en été. Au dehors, les ouvriers font trois repas par jour, et peut-être serait-il essentiel d’adopter cette règle dans les maisons centrales [...]. La variété des aliments peut également exercer une influence marquée sur la santé des condamnés. Il serait donc utile d’examiner si la nourriture actuelle est assez variée dans la semaine, et s’il ne conviendrait pas de l’améliorer sous ce rapport. La nourriture est la même partout. Cette uniformité peut avoir des inconvénients, en ce qu’elle change brusquement, quelquefois, le genre de nourriture auquel la plupart des détenus étaient habitués depuis leur enfance. Je serais donc disposé à adopter toute modification qui serait jugée nécessaire sous ce rapport encore ; car je pense qu’il n’en résulterait pas un accroissement des charges pour le trésor. Ainsi je pourrais autoriser, suivant les localités, l’usage du lait, seul ou mêlé à d’autres aliments, dans les pays où il fait la base de la nourriture du peuple. J’en dis autant de diverses bouillies faites avec des farines de maïs, de blé noir, d’avoine ou d’autres farineux, et d’une distribution de pommes de terre cuites à l’eau, à l’un des repas. » Circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets (17 février 1844) pour leur demander de former dans chaque maison de force et de correction une commission chargée d’examiner le régime alimentaire des détenus. C’est seulement à la fin du XIXe siècle qu’il y a convergence entre des modèles disciplinaires dérivant d’un principe unique visant à l’intégration et à l’assimilation des classes populaires, et que l’hôpital, la caserne et la prison s’organisent en pratique sur le modèle conventuel de l’internat.
39 Décisions ministérielles du 2 décembre 1885, du 29 juin 1886 ; décret et règlement du 23 octobre 1887 sur la gestion des ordinaires, décret du 20 octobre 1892 portant règlement sur le service intérieur des corps de troupe.
40 Schindler 1885. Les novateurs se voient opposer le goût supposé du soldat pour la soupe et le rata traditionnels : « On a dit, écrit et répété sur tous les tons que presque toujours les tentatives d’alimentation variée ont échoué, et que les soldats redemandaient vite leur soupe. Oui, assurément, ces tentatives ont souvent échoué, nous en avons vu nous-mêmes des exemples. Mais pourquoi ? Parce que les plats qu’on offrait aux hommes étaient immangeables. Le macaroni en offre un exemple frappant, et nous en avons vu servir dont l’aspect seul eût suffi pour soulever le cœur de l’homme le moins dégoûté. On le faisait cuire plusieurs heures, toujours à l’instar de la soupe aux légumes ; on le réduisait à l’état de bouillie informe, puis on y ajoutait du gruyère râpé et on laissait encore bouillir de manière à en faire un tout bien homogène. Il en résultait un magma huileux, nauséabond, auquel personne ne touchait, même du bout des lèvres. Et puis on disait : “ Vous voyez votre alimentation variée ? Eh bien le soldat, lui, préfère sa soupe. ” Nous aurions fait comme lui. »
41 « A l’heure du repas, trois hommes par table se rendent à la cuisine et emportent : l’un la soupière, le second le plat de viande et de légumes ; le troisième les dix assiettes. De cette façon, on ne voit plus la cohue d’hommes se presser, en poussant des cris, aux abords des cuisines, et renverser, en se bousculant, le contenu de leurs gamelles. La propreté des vêtements et des locaux y trouve encore son bénéfice, non moins que le bon ordre et la discipline » (Schindler 1885).
42 « Dans la lutte entre les deux intérêts qui sont en jeu, une seule puissance s’affirme, celle du patron. On dira, il est vrai, que dans chaque profession, il est une garantie pour l’ouvrier : l’obligation pour chacun de se conformer à ce qui est communément admis en matière de louage de services. Mais, pratiquement, c’est à l’industriel seul que la mission écherra de donner quelque fixité aux usages courants. Et comme il agit unilatéralement dans cette œuvre de codification, il a toute latitude d’apporter les modifications qu’il juge convenables aux conditions implicites du contrat de travail » (Godart 1910).
43 A la même époque un patron bronzier parisien tente vainement d’imposer à ses ouvriers, qui entrent et sortent librement, à toute heure de la journée, « l’introduction d’une cloche pour annoncer l’entrée et la sortie » et « la mise en vigueur d’une porte fermée cinq minutes après l’heure fixée pour la reprise des travaux » (Barberet 1886-1890).
44 Sur la manière dont les conditions de travail dans l’industrie engendrent l’illusion de l’âge d’or artisanal et la nostalgie de l’atelier joyeux, égalitaire et familial chez les délégués aux Expositions et aux premiers congrès ouvriers, cf. Perrot 1974, 1 : 296.
45 « La manufacture transforme l’horizon du travailleur en ce sens qu’elle empêche les solutions de compromis ; elle systématise le plaisir comme le travail. Si l’ouvrier, le lundi, n’a pas le cœur à l’ouvrage, il passera toute sa journée en beuveries ; pas de demi-mesures » (Duveau, 1946 : 246).
46 Eva McDonald Valesh, qui assiste au congrès de l’Union des chambres syndicales ouvrières à Marseille en 1906, dépeint ainsi l’ouvrier français « comme un individu détendu, peu pressé, qui prend à l’occasion dix minutes pour fumer une cigarette ou boire un verre, privilège que toute l’usine défendrait au besoin par la grève » (Perrot 1974,1 : 299).
47 C’est ainsi que les maçons de Saint-Dié, en 1883, réclament une heure au lieu d’une demi-heure de pause à midi, « l’agrandissement de la ville rendant de plus en plus difficile le fait d’aller prendre le repas chez soi » ; les mineurs du Gard brûlent, aux cris de « à bas le cabas », le panier qu’on les oblige à apporter avec eux pour le repas de midi ; d’autres mineurs, dans les environs de Saint-Etienne, se plaignent de dire adieu le matin à leur femme et à leurs enfants sans être sûrs de les revoir le soir et se sentent « parias par excellence » ; les tisseurs de la fabrique Geistod et Kiener, dans le Doubs, se mettent en grève pour obtenir la suppression des fourneaux économiques et la sortie des femmes à 11h15, pour aller préparer le repas (Perrot 1974,1 : 291-292).
48 Les ouvriers, et les classes populaires dans leur ensemble, ne peuvent pas plus échapper à la définition dominante de l’excellence et à l’idéal assimilateur qui lui est associé que se soustraire à la rationalisation économique et technique imposée par l’industrialisation : dès lors que l’homme modèle, l’homme par excellence, le seul homme en fait, est le bourgeois, il faut participer à quelque degré et de quelque manière de l’excellence et de l’existence bourgeoises pour prétendre à la qualité et à la dignité d’homme. Elles ne sont pas condamnées pour autant à « faire de nécessité vertu », à jouer, bon gré mal gré et en étant d’avance condamnée à perdre, le jeu que l’adversaire est en position de définir et d’imposer, et, comme on le leur reproche souvent, à « s’embourgeoiser ». En prenant au sérieux l’offre plus ou moins formelle qui leur est faite, en luttant pour la réalisation de l’idéal d’intégration qu’on leur propose et en accentuant son aspect égalitaire, elles contribuent aussi à « populariser » le mode de vie bourgeois et à le transformer en mode de vie standard.
49 Sur ce scénario, développé par des professionnels du marketing et repris par les sociologues de la « modernité alimentaire » (voir présent volume : 25 sq.).
50 Enquête par questionnaire sur les conditions de vie et de travail des étudiants, réalisée sous ma direction à 1’inra en février et mars 1985 à la demande et avec le concours du cnous et en collaboration avec 1’iredu (cnrs), auprès d’un échantillon national, stratifié en fonction de la discipline, du cycle et de l’année d’études, et de la localisation de l’université (N=4530 ; 1788 réponses exploitables). On trouvera un compte-rendu détaillé de cette enquête in Grignon 1987.
51 Heure médiane pour le petit déjeuner, heure médiane et heure modale, confondues, pour le déjeuner et pour le dîner.
52 A l’opposition entre les jours ordinaires et le week-end, se superpose une légère tendance au desserrement à mesure que la semaine s’avance ; le vendredi anticipe déjà un peu sur le samedi. Ainsi les étudiants se lèvent un peu plus tard le mercredi et le jeudi que le lundi ou le mardi, et nettement plus tard le vendredi ; en moyenne, le petit déjeuner se prend un quart d’heure plus tard le mercredi que le lundi, et plus d’une demi-heure plus tard le vendredi. Le dîner et, dans une moindre mesure, le déjeuner se prennent eux aussi de plus en plus tard (respectivement 13 et 5 minutes de différence entre le lundi et le vendredi). Le dîner dure plus longtemps le vendredi que les autres jours ouvrables ; c’est également le vendredi que l’heure du coucher est la plus tardive. Inversement le dimanche soir anticipe sur le lundi : on dîne plus tôt que le vendredi et le samedi, le dîner dure en moyenne moins longtemps ; c’est le dimanche soir que la proportion des dîners vite expédiés (10 minutes et moins) est la plus forte.
53 Les variations sociales dans la composition du petit déjeuner semblent indiquer que l’usage en la matière est solidement établi. Les étudiants issus des classes dominantes, les plus portées à l’innovation, les plus sensibles au prestige des modèles anglo-saxons et aux critiques dont le petit déjeuner à la française fait l’objet, n’adoptent que les éléments du « breakfast » qui s’intègrent le plus facilement dans leur culture d’origine, comme le thé, nettement surconsommé par les filles (indice 135 par rapport à l’ensemble des enquêtés, indice 100), les Parisiens (indice 134) et les étudiants issus des classes supérieures (indice 126, avec un seuil entre les classes supérieures et les classes moyennes qui s’observe aussi pour le goûter) et le jus d’orange (indices 147 pour les Parisiens et 137 pour les étudiants issus des classes supérieures) ; c’est le cas aussi des céréales, qui se prennent avec du lait. En revanche les mets solides, chauds, salés, et cuisinés, qui mettent en péril le principe et l’originalité mêmes du « petit » déjeuner par rapport au déjeuner, continuent à être rejetés ; les étudiants originaires des classes dominantes prennent très rarement des œufs (0,7 %) ou du jambon (0,8 %) à leur petit déjeuner (à peine plus souvent que ceux qui sont issus des classes populaires ou moyennes). Les étudiants, qui sont le plus en position de précurseurs, conservent par ailleurs les traits traditionnels du petit déjeuner à la française, auxquels les emprunts faits à l’étranger viennent se juxtaposer : c’est chez les Parisiens et chez les étudiants d’origine sociale élevée que l’on rencontre la consommation la plus forte de beurre, de confiture et de tartines.
54 On trouve des variations assez semblables dans la composition de la « pause-café », qui semble être assez souvent une sorte de goûter du matin ; c’est pour les filles que la pause-café est le plus fréquemment une pause-thé (indice 118 contre 72 pour les garçons) ; ce sont elles, également, qui mangent le plus souvent une pomme (indice 132), qui grignotent le plus souvent un biscuit (indice 115) ou une barre (indice 110), qui boivent le plus souvent de l’eau ou un jus de fruit, alors que les garçons mangent plus souvent du pain et un morceau de chocolat (indices 123 et 126).
55 Le signe distinctif du dîner demeure la soupe, présente dans plus d’un quart des repas, plus fréquente dans les dîners pris par les étudiants au domicile de leurs parents que dans l’ensemble des dîners (29,9 % contre 25,7 %), et, parmi ceux-ci, plus fréquente pour les filles que pour les garçons (indices respectifs 109 et 81), nettement plus fréquente en province (indice 115) qu’à Paris (indice 63), et nettement moins fréquente dans les classes supérieures (indice 79) que dans les autres classes.
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