A la recherche du temps social
p. 1-37
Texte intégral
De faict en Plaute certain Parasite soy complainct et deteste furieusement les inventeurs d’horloge et quadrans, estant chose notoire qu’il n’est horloge plus juste que le ventre. Diogène interrogé a quelle heure doibt l’homme repaistre ? respondit : le Riche quand il aura faim : Le Paouvre quand il aura de quoy.
Rabelais, Le Quart Livre
1A l’origine de ce livre, on trouve un échange d’idées et de questions entre un sociologue, un historien et une sinologue (intervenant en tant que spécialiste d’une société non occidentale), tous trois membres de la rédaction de la revue Food and Foodways et tous trois soucieux d’attirer l’attention de leurs collègues sur un thème qu’ils pensaient de nature à éclairer l’étude de l’alimentation d’un jour nouveau. Nous avions, pour dire vite, l’intuition que les pratiques alimentaires sont de celles qui contribuent le plus à structurer le temps social, et qu’elles sont, en retour, fortement influencées par la place qui leur est faite dans l’emploi du temps et par le rôle qu’elles jouent dans son organisation. Nous avons donc décidé de soumettre ces interrogations au débat ; elles servirent à définir, dans ses grandes lignes, la thématique d’une table ronde qui se tint à Paris, en octobre 1989, à l’initiative de la Maison des sciences de l’homme et de l’INRA (secteur des sciences sociales) et avec leur concours. Les communications présentées lors de cette réunion apportaient un certain nombre de réponses, ou au moins de débuts de réponse, à notre questionnement préliminaire ; comme on s’en doute, et comme on le verra plus loin, elles le mettaient également en question. Cette table ronde réunissait des historiens, des anthropologues, des sociologues, mais aussi une économiste statisticienne, spécialiste des enquêtes de budget-temps à l’INSEE, et une biologiste, spécialiste de la nutrition ; la discussion naquit pour ainsi dire spontanément de la confrontation des disciplines, de la diversité des points de vue et des approches, voire de leur opposition ; parfois aussi, à l’inverse, des tensions provoquées par les recouvrements entre les sujets et les domaines d’étude. La plupart des participants ont bien voulu remanier leur communication à la lumière du débat. Ce sont ces textes, où le lecteur attentif retrouvera sans peine la trace des échanges et des influences réciproques entre les disciplines, qui constituent l’essentiel de ce volume.
2Le premier volet de notre questionnaire initial concernait la place occupée par l’alimentation dans l’emploi du temps. Par exemple, combien de temps consacre-t-on, dans les différents pays, aux différentes époques, dans les différents groupes, à la production, à la préparation et à la consommation de la nourriture ? Le temps passé à se nourrir n’a-t-il pas tendance à se réduire, par une sorte d’analogie avec la loi d’Engel, à mesure que le niveau de vie et de technicité s’élève, l’alimentation cédant peu à peu la place, dans l’emploi du temps, à des activités moins directement « matérielles » ? Le temps exigé par la nourriture ne devient-il pas, de plus en plus, du temps qu’on lui accorde ? Mais le temps requis pour des tâches obligatoires n’est-il pas aussi du temps qu’on a, ne serait-ce que parce qu’on est bien forcé de le « prendre » ? Ce qui revient à poser, dans son ambiguïté, le problème de la liberté du choix dans l’utilisation du temps : combien de temps faut-il (ou combien de temps reste-t-il) pour l’autoproduction des aliments, pour l’approvisionnement et pour le stockage, pour la cuisine, pour les repas, pour l’acquisition et la transmission des techniques et des savoirs relatifs à l’alimentation ? Quels sont les rapports entre l’emploi du temps et le budget des ménages ? Comment la contrainte de temps se combine-telle, dans l’économie domestique, avec la contrainte de revenu ? Quels sont les mécanismes et quels sont les taux de ces échanges réciproques et continuels entre le temps et l’argent ? Jusqu’à quel point et par qui le temps est-il réellement assimilé à de l’argent ? N’y-a-t-il pas des occasions et des contextes où l’on se refuse à compter son temps parce qu’il faut alors donner son temps sans compter (ou sans avoir l’air de compter) ?
3Questions de sociologue, qu’on peut se poser à propos des sociétés occidentales contemporaines parce que le temps y est ouvertement et explicitement considéré comme une ressource, au même titre que l’argent, que l’analogie entre le temps et l’argent y a été poussée et réalisée dans les faits au plus haut degré, qu’on y fait du temps presque tout ce que l’on fait de l’argent, le mesurer, le comptabiliser, le gérer, l’économiser, le dépenser, le gaspiller, etc.1. En la matière, la sociologie et l’histoire contemporaine ont la possibilité et le droit d’emprunter l’outillage et, avec l’outillage, la manière de voir et les postulats implicites de l’économiste et du statisticien, pour qui l’emploi du temps est un « budget-temps ». Mais on peut se demander si ces questions sont encore pertinentes quand on s’aventure en direction d’époques ou de cultures où le processus qui a abouti à l’économie du temps qui nous est propre est inconnu ou seulement ébauché. L’historien ne peut que s’interroger en retour sur le degré, variable, auquel les sources dont il dispose lui permettent de répondre savamment, et si possible scientifiquement, aux questions trop précises du sociologue, nécessairement entachées d’ethnocentrisme d’époque. Ce n’est sans doute pas un hasard si les historiens ont en général laissé ces problèmes au second plan ou ne les ont abordés que d’une manière indirecte, par le biais des techniques et de leurs contraintes, par celui de l’économie (rapport entre autoconsommation et marché, entre préparation domestique ou « marchandisation » des repas), ou encore par celui de la division du travail entre les sexes. Une mesure précise du temps, conforme à nos exigences actuelles, est évidemment impossible avant le XIXe siècle, et l’étude des budgets-temps doit bien vite céder la place à celle de l’organisation des emplois du temps.
4Bref, l’histoire a de bonnes raisons, tout à fait réalistes, de faire passer la chronométrie bien après la chronologie ; le sociologue doit se faire à l’idée que, quand on remonte au-delà du XIXe siècle, la structuration du temps domestique dépend avant tout de la durée et de la combinaison des tâches, et se résigner à ce que l’histoire du temps s’élabore à partir de l’histoire du travail et des techniques. De ce point de vue les historiens sont loin d’être complètement démunis. Ce que l’on sait de l’évolution de la chaîne de préparation des céréales en Europe occidentale en est un bon exemple puisque la mouture (avec les types successifs de moulin), la cuisson (avec le four), puis la préparation et le travail de la pâte (avec la boulangerie proprement dite) ont échappé tour à tour, pour une part croissante, au cadre domestique, et qu’un produit fini, le pain (avec sa variante militaire, le biscuit), s’est imposé au détriment des bouillies.
5Cette victoire du pain a accompagné la promotion, au niveau de la production comme à celui des modèles de consommation, du froment et des autres céréales d’hiver comme le seigle, aux dépens des céréales de printemps, que les textes des XVIe et XVIIe siècles regroupent dans la catégorie commune des « petits » ou « menus (blés) » : l’orge d’abord, dont la culture recule fortement entre XIVe et XVe siècle, mais aussi l’avoine, réduite au rang de nourriture animale, les mils et les millets, l’engrain et le panic, etc. Associés aux céréales nobles dans des proportions variables (d’où le nom de « mistures » ou « moûtures », couramment utilisé pour désigner ces mélanges imposés par la nécessité, mais toujours méprisés) en cas de disette, ces « menus blés » voient alors leur préparation et leur consommation sous forme de bouillies, souvent cuites avec du lait, être socialement dévalorisées et géographiquement marginalisées à partir des débuts de l’époque moderne. L’arrivée du maïs va relancer la consommation des polentas, mais seulement dans les zones où il réussit à s’implanter en force, de la Galice aux Balkans en passant par l’Italie du nord : encore s’inscrivent-elles dans une hiérarchie précise, qui oppose la polenta (ou le pain « jaune ») des campagnes au pain blanc ou gris des villes, et la polenta « pauvre » des paysans à la polenta des propriétaires, enrichie de viande, de matières grasses et de condiments divers. Pour les voir retrouver leur statut d’aliment socialement valorisant (et surtout, de façon significative, autour d’un « petit déjeuner » à la recherche de nouveaux contenus et non des repas réputés « forts » de la journée, et plus pour les enfants que pour les adultes), il faudra attendre, dans l’Europe du XXe siècle, le passage de ces céréales « secondaires » dans les circuits industriels, avec les flocons d’avoine, les corn flakes et les aliments pour bébés. D’invention et surtout de généralisation beaucoup plus récentes, les pâtes alimentaires sont passées en Italie par à peu près les mêmes étapes, la fabrication industrielle d’un produit, susceptible de se conserver et d’être commercialisé au loin, laissant longtemps sa place à une fabrication domestique (jusqu’aux années cinquante-soixante) et artisanale (toujours actuelle pour les pâtes fraîches). Il suffit, pour mesurer le chemin parcouru, de comparer avec le cycle de la préparation du mil dans l’Afrique subsaharienne.
6De même, les travaux sur les inventaires après décès fournissent nombre d’indications sur les préparations culinaires. Il devrait être possible, ne serait-ce qu’a contrario, par opposition avec les formes de consommation collective (collèges, couvents, armées, hôpitaux) ou aristocratique, qui reposent sur le travail d’un personnel spécialisé et qui ont été les plus étudiées, de cerner les contours des pratiques domestiques courantes, en comparant le cas des villes et celui des campagnes, les temps forts impliquant déplacement, pointe de travail intensif ou activité exceptionnelle, et le temps faible de la vie courante.
7Reste que le plus difficile sera toujours de passer du « qualitatif » ou du « descriptif » au chiffre et à la mesure.
8Encore ne sort-on pas, en l’espèce, de l’aire culturelle qui est la nôtre. La déperdition de sens des questions relatives à une économie « rationnelle » du temps domestique est sans doute encore plus grande dans le cas des cultures non occidentales, dont la conception générale du temps est fondamentalement différente. Dans le cas d’une société de culture écrite comme le monde chinois, on ne peut aborder cette question sans faire une nette distinction entre Chine ancienne et Chine actuelle. L’adoption du calendrier grégorien dans ce pays ne prend effet qu’en 1912, et jusqu’à cette date, un calendrier « traditionnel », établi dans ses grands principes en 104 av. J.-C., est censé réglementer tous les aspects de la vie publique et privée. Même si la Chine d’aujourd’hui n’échappe qu’en partie à cet héritage - la succession des travaux agricoles et le partage de l’année en moments festifs et ordinaires étant encore commandés par le calendrier paysan (nongli)-, elle a rompu avec un système de représentations qui a conditionné, à des degrés divers selon les époques, le rythme saisonnier, mais aussi l’organisation des activités humaines.
9Le temps dans la Chine de l’Antiquité étant conçu comme la somme de processus finis2, le calendrier, dont la promulgation par le souverain au début de chaque règne représente un véritable acte politique, est considéré comme l’instance permettant de concrétiser, au jour le jour, l’ordre prévisible de l’univers. Ce calendrier luni-solaire, auquel s’ajoute un système sexagésimal de datation fondé sur la combinaison d’une série dénaire et d’une série duodénaire, fait de l’année
un cycle au cours duquel tout phénomène - qu’il relève de la nature ou de la vie sociale - doit être mis en rapport avec une certaine constellation des forces cosmiques, et plus spécifiquement, une combinaison particulière de yin et de yang. Afin de pouvoir se dérouler de manière la plus favorable possible une activité doit être effectuée en conformité avec la formule du moment. Ne pas tenir compte des conditions cosmiques revient à condamner toute entreprise à l’échec (Cartier 1984 : 284).
10Si ces conceptions cosmologiques antiques ont perdu avec les siècles de leur prégnance sur la vie quotidienne3, la croyance que la réussite d’une affaire dépend du choix d’un moment particulier pour l’entreprendre est ancrée dans une philosophie de l’efficacité qui imprégnera jusqu’aux actes les plus courants de l’existence. Ce ne sont plus des correspondances entre le microcosme et le macrocosme qui informent de l’opportunité d’engager une action, mais la configuration des conditions permettant sa réalisation. Ainsi la cuisson juste est fonction de l’aptitude du cuisinier à « saisir » les « phases » et les « temps » du feu (huohou), les notions de « phases » et « temps » étant confondues dans un même concept, commun d’ailleurs à l’alchimie et à la cuisine, qui désigne la corrélation de l’intensité du feu, obtenu par un ajout plus ou moins important de combustible, avec la durée de la combustion.
11Autant dire que l’historien de la Chine ancienne, s’il veut travailler en harmonie (sinon à égalité) avec ses collègues occidentaux, se trouve confronté à un problème d’intelligibilité, les catégories auxquelles il se réfère devant être constamment explicitées et « traduites ».
12Une autre série de questions portait sur les rapports entre l’alimentation et les rythmes sociaux. Nous partions de l’idée que les activités liées à l’alimentation contribuent fortement à rythmer la vie sociale, tout en étant particulièrement soumises à ses rythmes, qu’elles sont tout à la fois le reflet et le signe des oppositions et des alternances (entre travail et repos, entre tension et détente, entre pénurie et abondance, entre temps forts et temps faibles, entre temps de la production et temps de la consommation, etc.), qui introduisent de l’hétérogénéité et de la discontinuité dans l’expérience et dans le sentiment de la durée. En ce qui concerne les cycles longs, on retrouve, en se plaçant de ce point de vue, des thèmes familiers aux ethnologues : variations de l’alimentation en fonction des travaux et des jours, rapports entre le calendrier alimentaire et les calendriers traditionnels, agraire et religieux ; évolution de ce calendrier en fonction du calendrier scolaire et du calendrier des jours ouvrables et des jours de congé ; opposition entre l’alimentation ordinaire et l’alimentation des jours de fête qui scandent le déroulement de l’année et du cycle de vie. Au niveau de la semaine, on pense évidemment à la forme atténuée de celle-ci, entre l’alimentation des jours de travail et celle des dimanches ou des week-ends. D’inspiration moins quantitative et moins économique que la précédente, cette façon d’envisager les rapports entre l’alimentation et le temps suscite moins d’embarras et de réticences chez l’historien et chez l’anthropologue, et même chez l’historien-anthropologue parce qu’elle est moins étrangère aux cultures anciennes ou exotiques (par rapport à nous). En ce qui concerne notre propre époque et notre propre culture, on peut supposer qu’elles sont mieux adaptées à l’étude des pratiques qui continuent, à des degrés divers, à échapper à la domination de la conception moderne du temps, survivances, pratiques dites traditionnelles, mais aussi l’ensemble, beaucoup plus vaste, des pratiques liées à la diversité des cultures populaires.
La genèse de la conception dominante du temps
13Cette humeur relativiste se dégageait d’elle-même de la confrontation entre les exposés concernant les sociétés de type européen et ceux qui étaient consacrés aux civilisations et aux cultures chinoise, japonaise ou amérindienne. Le débat suscité par la communication de Stephen Mennell lui permit de s’affermir et de se clarifier. En s’appuyant sur les analyses de Norbert Elias, S. Mennell rappelle que l’idée du temps qui nous est familière, et qui nous semble, par ethnocentrisme, universelle, est le produit d’un processus de civilisation ; ce qui est aujourd’hui conceptualisé et ressenti comme « temps » dans les sociétés modernes n’est jamais qu’un des « moyens d’orientation » de l’homme, « élaboré par l’expérience au cours d’un long processus d’apprentissage intergénérationnel ». La conception du temps qui caractérise notre civilisation s’est sans doute dégagée peu à peu de la nécessité d’une coordination que la division, de plus en plus poussée, des tâches, rendait de plus en plus difficile et de plus en plus complexe.
14A l’origine de ce processus, N. Elias propose une définition du temps suffisamment abstraite pour être universelle : le mot « temps » est
le symbole de la relation qu’un groupe humain - c’est-à-dire d’êtres biologiquement dotés de la capacité de mémoire et de synthèse établit entre deux ou plusieurs continuums de changements, dont l’un est utilisé comme cadre de référence pour l’autre, ou les autres (Elias 1985 ; cf. aussi Leach 1961 : 124-143).
15Ce continuum de référence peut être une transformation indépendante de l’action humaine, par exemple un cycle naturel - le retour d’un astre, celui d’une saison ; mais ce peut être aussi une activité dont la durée, prise comme étalon, sert à mesurer la durée d’autres activités. On retrouve ici la distinction opérée par E. P. Thompson entre les cultures qui sont task oriented, où le temps se mesure à la durée et à l’enchaînement des tâches ou des activités familières (en particulier celles qui ont trait à la nourriture), et les sociétés dominées par le capitalisme industriel, où, à l’inverse, la durée du travail et pour finir de toute activité est mesurée par le temps indépendant et standard du chronomètre4. C’est sans doute à cette distinction que renvoient la plupart des oppositions qui sous-tendent le débat scientifique et qu’on retrouve dans les textes qui suivent : entre le temps traditionnel et le temps moderne, entre le temps des campagnes et le temps des villes, entre le temps de l’atelier et celui de l’usine. Le temps traditionnel est aussi le temps des cultures dominées, le temps des sociétés et des cultures non industrielles ou pré-industrielles (en Europe ou hors d’Europe), par opposition au temps de l’Occident colonisateur, « maître des machines » ; c’est également le temps des classes et des catégories dominées, le temps des travailleurs (« des ouvriers libres dans l’atelier libre ») par opposition à celui des patrons, le temps de la production domestique et des femmes par opposition au temps masculin du travail et du loisir extérieurs5. Trois des textes réunis dans ce volume (J. Cobbi, F. Sabban, M. Weismantel) sont plus particulièrement centrés sur la relation entre temps traditionnel et temps moderne. Jane Cobbi montre que les Japonais restent, on serait tenté de dire malgré tout, attentifs à un « calendrier alimentaire » qui s’exprime par l’intégration dans les menus de denrées saisonnières, perçues comme des marqueurs du temps, et par la perpétuation d’un système de dons et de contre-dons comestibles, à dates fixes, ou lors d’événements exceptionnels. Toutes les sociétés, même les plus développées, rompent de temps en temps l’ordinaire des repas par des consommations commémoratives ou saisonnières qui ponctuent l’année avec plus ou moins de force ; ce qui fait l’originalité du Japon, c’est que ces nourritures « rituelles » doivent être offertes et mangées dans un état de fraîcheur maximale, ce qui symbolise peut-être le caractère éphémère du temps. On y consacre parfois beaucoup de temps ; c’est le cas, par exemple, des nouilles de sarrasin, mets de Nouvel An dans les régions de montagne, que l’on apprête et que Ton cuit immédiatement après en avoir pétri la pâte sous les yeux de la personne à laquelle elles sont destinées. Ce souci de fraîcheur est du reste une caractéristique générale des pratiques culinaires japonaises dans leur ensemble ; le poisson cru est dégusté à peine découpé (sashimi), la proximité du mangeur et du cuisinier dans les restaurants garantissant au mieux la quasi-instantanéité des deux actions. La fraîcheur est sans doute, comme on le lit souvent à propos du Japon (Nakamura 1966 : 77-92), une métaphore de « l’état de nature » ; mais il n’y a de fraîcheur en cuisine qu’élaborée et construite, comme le montre, entre autres, cet exemple.
16On peut aussi s’interroger sur le statut et sur la signification de ce calendrier alimentaire traditionnel implicite. Si la forme se maintient, le contenu change : le plus fréquent de ces cadeaux est, à Tokyo, un alcool d’importation, les produits typiquement japonais, comme les algues et les thés, étant désormais peu usités. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les champignons d’automne et les pousses sauvages de printemps que les Japonais offrent, reçoivent, achètent et mangent durant leur brève saison représentent toujours les marques du passage des saisons que Ton tente d’intérioriser par leur consommation. Ces pratiques sont très probablement folklorisées ou en voie de folklorisation ; reste que ce folklore répond peut-être à un besoin réel d’idéalisation d’un mode de vie « naturel » disparu.
17La perpétuation d’un calendrier alimentaire réglé sur les saisons, les fêtes calendaires et les travaux quotidiens n’a rien de folklorique chez les Indiens Quechua des Andes équatoriennes étudiés par Mary Weismantel ; c’est au contraire un véritable enjeu pour la survie de la culture quechua. La conception et l’organisation du temps y sont tout à fait task oriented : au jour le jour, la femme quechua remplit ses journées d’une quantité de tâches diverses, les activités de la cuisine et celles de la ferme n’étant pas nettement séparées. Le travail quotidien est cependant bien rythmé par quatre prises alimentaires d’importance différente, deux le matin et deux en fin de journée ; cet horaire présente l’avantage de laisser une grande plage de temps libre entre dix heures et quatorze heures pour faire paître les animaux. En dépit ou plutôt à cause de sa souplesse, le temps quotidien est le point faible de la culture traditionnelle : les femmes quechua finissent par céder à la pression qu’exerce le modèle métropolitain blanc dominant de trois repas par jour. Elles manifestent en revanche une nette résistance aux rythmes que la société dominante tend à imposer à l’échelle de l’année. On peut en effet avancer ou reculer l’heure d’un repas pour répondre à la faim d’un enfant soumis aux horaires scolaires, mais on ne peut changer, pour des raisons climatiques, la date de la moisson, pôle de l’année religieuse et agricole des Quechua. Le calendrier religieux épouse ce rythme annuel binaire, concentrant toutes les grandes fêtes de mars à juillet, pendant les quatre mois que dure la demi-année vive, celle où l’activité agricole bat son plein lorsque les récoltes ramènent à la maison les hommes et que la famille au complet vit de nouveau sous l’empire nourricier de la femme, épouse et mère. Les Quechua reconquièrent ainsi leur calendrier alimentaire, le gèrent à leur gré et en ponctuent de manière concrète les temps forts par le contenu et la forme de leurs repas.
18Les préoccupations d’ordre temporel de Jia Sixie, agronome chinois du VIe siècle dont Françoise Sabban examine le traité des aliments, ont une tout autre signification, mais elles sont tout aussi pressantes. Dans une société où, pour garantir la réussite de ses entreprises, il est indispensable de les repérer en fonction du temps et du calendrier, on comprend que la confection de certains produits alimentaires, dont la procédure est difficile à maîtriser, nécessite encore plus d’être datée. Par ailleurs, ces fabrications exigent, par leur nombre et leur complexité, d’être bien distinguées les unes des autres, et aussi des autres occupations de la ferme. Le simple découpage de l’année offert par le calendrier ne suffit donc pas toujours à les repérer convenablement. Tout l’art de l’auteur de ce traité chinois est de parvenir à situer dans le temps ses travaux d’ordre alimentaire en utilisant avec un étonnant pragmatisme toutes les connaissances dont il dispose : attention concrète aux conditions climatiques par le respect des « temps du ciel », habileté, savoir-faire, expérience mise au service d’un sens de l’observation des phénomènes physico-chimiques remarquable, informations fournies par le comput du calendrier luni-solaire, numérologie appliquée à l’indice d’ordre des jours du mois, et même parfois rituels propitiatoires.
19Ce faisant, Jia Sixie construit un nouveau calendrier, celui de la production alimentaire de son domaine, avec ses pleines et ses mortes saisons, dont les partages ne correspondent pas nécessairement à ceux du calendrier civil officiel. Ce calendrier de la production intègre en outre celui de la gestion et de la conservation des réserves alimentaires. On s’interroge sur la valeur opératoire de cette organisation des temps de production alimentaire, mais on reste stupéfait de la précision d’une telle machine, alors que sa réalisation repose sur la combinaison d’un grand nombre de facteurs souvent peu quantifiables. Le système de Jia Sixie est-il celui d’un modèle de production idéalement rentable ou la synthèse d’une pratique réelle à l’échelle d’un grand domaine, comme celui de l’auteur ? La question reste ouverte ; mais c’est en manifestant une sensibilité aussi aiguë pour le temps (celui des saisons, celui qui passe et celui qu’il fait) que les Chinois ont probablement pu développer des techniques sophistiquées de conservation et de transformation des denrées, incluant parfois de délicats processus fermentaires.
Le « modèle » des repas
20La deuxième famille de problèmes abordés sous la rubrique « alimentation et rythmes sociaux » concerne le nombre, l’horaire, la hiérarchie et le contenu des différents repas. Au niveau des cycles courts qui produisent le quotidien, nous nous proposions d’étudier la genèse sociale des modèles culturels qui régissent la répartition et la hiérarchie des repas et des pauses alimentaires au cours de la journée. Ce thème nous paraissait particulièrement prometteur parce que de nature à éclairer d’un jour nouveau la question des relations entre les consommations, les usages et les goûts. Dans les cultures de l’Europe contemporaine, la chronologie quotidienne des repas, l’heure à laquelle on les prend, le temps qu’on leur consacre sont en effet en rapport étroit avec l’importance qu’on leur accorde et commandent directement leur composition, l’arrangement d’aliments et de boissons qu’il est d’usage d’y consommer ; par exemple, en France, ce fut pendant longtemps la soupe qui distingua le repas du soir, même quand on se résolut à l’appeler « dîner » (et en province c’est encore parfois le cas) ; c’est l’exclusion des plats cuisinés, chauds et épicés qui caractérise les petits repas par opposition aux grands et qui marque en particulier le rang du « petit » déjeuner, dans sa forme contemporaine.
21Étudier cette chronologie, c’est donc se placer au niveau d’usages et de normes qui délimitent les combinaisons possibles d’aliments, de boissons et de modes de préparation, ainsi que les compatibilités entre ces combinaisons et les différents moments de la journée, notamment les moments critiques où s’opère, plus ou moins bien, la transition entre le travail et le non-travail, entre la vie privée et le monde extérieur. Ces usages font partie de ce qui va de soi, des règles implicites qui sont au principe des routines et des rituels de la culture pratique et auxquelles on se plie, dans la vie courante, sans même en avoir conscience ; ils définissent le cadre sous-jacent dans les limites duquel les goûts explicites et les arbitrages rationnels des consommateurs peuvent se donner libre cours. Pour reprendre le parallèle consacré entre la cuisine et le langage, le niveau du système alimentaire auquel se situent les études qui se fondent sur des inventaires de produits (ou même de plats) est l’homologue de celui du lexique et des choix de vocabulaire, là où la parole est la plus libre par rapport à la langue, où la variation individuelle est la mieux tolérée et où l’innovation et l’emprunt remettent le moins en question la cohérence de l’ensemble6 ; la prise en compte de la dimension chronologique du système des repas permet d’accéder au niveau plus caché, et plus déterminant, de la « grammaire des goûts » alimentaires ou plus précisément de leur syntaxe, des règles qu’on ne peut enfreindre sous peine de produire un comportement alimentaire inintelligible et, à la limite, dépourvu de sens.
22Si le cadre temporel de la journée a été privilégié par les contributions regroupées dans ce livre, il ne doit pas faire oublier les autres : ainsi celui de la semaine ou de l’année, avec les oppositions entre jours de travail et jours de repos, entre le quotidien et la fête, entre les périodes de jeûne ou d’interdit alimentaire et le reste de l’année, entre les saisons, entre phases plus ou moins longues de travail intensif et phases d’oisiveté plus ou moins forcée. Les cinq ou six repas quotidiens repérés de la Suède à l’Italie méridionale dans les campagnes de l’époque médiévale et moderne concernaient en effet surtout les grands travaux des champs, comme la moisson, qui mobilisaient toutes les énergies disponibles, et portaient jusqu’à dix-huit heures l’amplitude d’une journée de travail couramment calée sur le lever et le coucher du soleil. L’histoire de l’observation des jeûnes et des interdits alimentaires du vendredi, du carnaval ou de l’avent présente encore de larges zones d’ombre dans la mesure même où elle est surtout étudiée à travers les collectivités, donc les normes plus que les pratiques individuelles et familiales. De même l’histoire des menus de fête, dont une comparaison des normes écrites des communautés religieuses avait montré qu’elle opposait déjà au XVIIe siècle les ordres anciens, dont les règles avaient été codifiées plusieurs siècles plus tôt, et les ordres de la Réforme tridentine, comme les jésuites, qui s’étaient moulés, au moment de leur création, sur les pratiques en vigueur dans les classes aisées des villes. De même aussi l’histoire du dimanche, dont Peter Scholliers montre, par exemple, qu’il peut apparaître aux classes populaires qui ont vécu l’expérience de l’intensité monotone, et totalitaire jusqu’aux limites de l’absurde, du travail industriel imposé dans les usines et certains ateliers du XIXe siècle, comme une conquête (ou une reconquête ?) d’autant plus précieuse qu’elle est récente.
23Le modèle des repas en usage dans les sociétés de type européen a été étudié jusqu’ici dans une perspective plus anthropologique que sociologique, ce qui a conduit à mettre l’accent sur sa cohérence et peut-être à surestimer sa stabilité (Douglas 1971). Claude Grignon a choisi de s’intéresser moins au modèle qu’à sa formation ; il s’est attaché à retracer la genèse des usages sociaux dont la rencontre, plus ou moins fortuite, souvent conflictuelle, a fini par produire ce qui apparaît à l’observateur contemporain comme un trait inhérent à sa propre culture. Il s’est efforcé en particulier de mettre en évidence et de retracer la diversité des origines sociales et des appartenances culturelles de ces usages. Certains d’entre eux prennent leur source sur le versant sérieux, voire sévère, de la culture dominante ; c’est le cas des normes relatives à l’heure et à la durée des repas, qui se sont d’abord diffusées auprès des élites par l’intermédiaire de l’école. D’autres correspondent à ce que la classe dominante considère à un moment donné comme le bon usage ; ils appartiennent à la culture mondaine, où la logique de l’ostentation et de la distinction joue à plein, notamment dans le jeu sur les noms qu’on attribue aux repas et dans le décalage des heures auxquelles ils sont pris. D’autres enfin viennent des classes et des cultures populaires ; ce sont souvent, mais pas toujours, d’anciens usages dominants démodés, déclassés et passés avec le temps à l’état de « traditions populaires ». Ainsi le modèle des repas est un compromis, plus ou moins stable, entre des contraintes antagonistes, notamment entre les exigences du travail et celles de la vie bourgeoise ; ce qui est devenu avec le temps l’usage standard, celui auquel toutes les classes se rallient ou du moins se réfèrent, n’a jamais cessé d’être un enjeu entre des temps sociaux et des conceptions de l’existence opposés.
24L’histoire des horaires des repas quotidiens nous procure, à la lecture des contributions de Jean-Louis Flandrin et d’Anne Martin-Fugier, toutes les joies du dépaysement. Les mots ont pour nous un petit air familier - déjeuner, dîner, goûter, souper -, mais leur heure, leur contenu, leur importance relative, leur distribution dans la journée ne cessent de changer au cours des siècles tout comme nous les voyons aujourd’hui changer dès que nous franchissons les frontières de l’Europe. Leur sens ne s’est définitivement fixé que récemment, à Paris au XIXe, en province au début du XXe siècle, le déjeuner prenant la place de l’ancien dîner et celui-ci celle du souper. Et les figures du ballet que dessinent les noms et les horaires des repas se compliquent encore, au point de donner l’impression d’un total désordre, dès que l’on compare les comportements des élites de la capitale aux habitudes des classes populaires ou des élites provinciales.
25Quelques grandes lignes s’en dégagent pourtant. Un modèle à quatre repas, ou du moins à quatre prises alimentaires, semble bien avoir résisté longtemps à l’affirmation de notre système actuel à trois repas, qui avait réservé officiellement le goûter aux enfants avant que l’habitude importée du thé de cinq heures ne lui permette de réapparaître discrètement, au moins dans les groupes sociaux qui tendent à retarder l’heure de leur dîner. Mais ces modèles ont toujours été interprétés avec une grande souplesse, qui souligne les différences sociales des rythmes de vie et des obligations de travail, mais aussi la diversité des choix individuels. Les plus détachés des contraintes d’une activité professionnelle ont pu se contenter ostensiblement de deux repas, dont un seul pouvait être valorisé comme tel, et en tout cas utilisé comme occasion de convivialité, tandis que les travailleurs défendaient comme un droit la scansion de leur journée, toutes les trois heures ou à peu près, par des pauses consacrées à la nourriture. De façon plus générale, les horaires de repas se sont trouvés sollicités dans une double direction et modelés par une double série de contraintes : les loisirs, avec le spectacle, les visites, le jeu, les promenades, qui ont contribué à retarder les heures des repas ou des principaux d’entre eux ; le travail au contraire, lié pour la majorité des métiers à la journée solaire, mais modulé à partir du XIXe siècle pour tenir compte de la longueur des déplacements entre le domicile et l’atelier, l’usine ou le bureau, qui oblige à se nourrir à l’extérieur.
26A cette opposition de fond, génératrice de pratiques visant à identifier l’ostentation de la supériorité sociale et culturelle avec celle d’une oisiveté rythmée par autant d’obligations, viennent pourtant s’en superposer d’autres. La plus importante est sans doute celle qui divise les travailleurs eux-mêmes et impose à certains d’entre eux des horaires radicalement différents de ceux de la majorité de la population, qui tendent au contraire à s’uniformiser. Après avoir concerné le monde de la production industrielle soumis au rythme des trois huit, elle touche aujourd’hui un nombre croissant d’activités dites de service. Mais il n’est pas indifférent que les exemples les plus anciens et les plus solidement confirmés par la tradition soient ceux des métiers liés à l’approvisionnement, dont les horaires de travail sont déterminés par ceux des achats et de la consommation de la majorité. Des maraîchers parisiens, qui, nous le rappelle Jean-Louis Flandrin, commencent leur travail à une heure du matin et l’achèvent à sept, ou, de façon plus générale, de tous les métiers qui assurent aujourd’hui le fonctionnement des halles centrales des villes, on rapprochera les travailleurs de la presse, dont les horaires semblent s’être alignés sur celui des boulangers, analysé ici, pour le Paris du XVIIIe siècle, par la contribution de Steven L. Kaplan : tous partagent la même obligation de travailler la nuit pour servir chaque matin à la clientèle un produit que celle-ci veut consommer « frais ». La division du travail, soulignée précédemment comme l’un des « progrès » majeurs dans la chaîne de production et de préparation des aliments, ne s’est pas faite impunément : le cas du pain, le premier produit alimentaire cuit à avoir historiquement fait l’objet d’une préparation extradomestique, prend ici valeur de symbole. Car la boulangerie urbaine (au moins en France) partage avec tous les métiers que nous venons d’évoquer les mêmes signes distinctifs : ceux-ci viennent à la fois connoter et racheter l’inversion fondamentale qui contraint ceux qui les exercent à travailler quand les autres dorment : l’intensité, encore aggravée aux moments de pointe, d’un travail normalement masculin, une compétence technique fondée sur des savoirs secrets et silencieux, intériorisés par la pratique et justifiés par la tradition que l’expérience des anciens impose aux plus jeunes, la solidarité du groupe et de la corporation, nourrie par la complicité dans la différence par rapport aux autres, qui vivent « normalement », sous-tendent en fait une héroïsation du travail accompli par des hommes qui revendiquent comme leur l’obligation qui leur est imposée de vivre « hors de la norme ».
27Les conséquences de cette inversion radicale des rythmes de vie ne recoupent qu’en partie celles que l’on observe dans une autre famille de métiers qui eux aussi doivent affronter le travail de nuit, mais cette fois en fonction d’une continuité des tâches et du temps social qui ignore à la limite toute différence entre le jour et la nuit et vise à l’égalité absolue du déroulement du temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les secteurs de la production industrielle où se pratiquent les trois huit y voisinent avec les professions qui assurent le transport (trains, bateaux, avions) et la circulation des fluides (eau, gaz, électricité), qui ne doivent ni l’un ni l’autre jamais s’arrêter. Les métiers liés à la garde de nuit occupent, entre ces deux grands groupes principaux, une position intermédiaire : la même inversion des rythmes de vie, mais pas de production, une attente, l’idéal étant qu’il ne se passe rien, et la lutte contre le sommeil qui menace pendant que la société se repose pour retourner au travail le lendemain matin. De toutes ces professions, dont notre époque a multiplié le nombre et diversifié les contenus, on rapprochera tous ceux dont les horaires de travail et de repas se trouvent non pas inversés, mais simplement décalés par rapport à la norme de la majorité qu’ils servent et à laquelle ils permettent de respecter ses propres horaires : ainsi du personnel des cantines et restaurants. A voir la somme de ces écarts à la normale dont la division croissante du travail social contribue à augmenter le nombre, on sera tenté de reprendre la vieille boutade traduite de l’allemand, « l’homme est ce qu’il mange », Der Mensch ist was er isst, pour la reformuler en d’autres termes : dis-moi ce que tu manges, et quand tu le manges, et je te dirai qui tu es.
28L’important reste cependant l’accent mis de longue date, dans la culture européenne, sur la régularité même du rythme des repas. Peu importe à la limite l’horaire, pourvu qu’on en ait un : cette soumission à une discipline temporelle apparaît comme l’acte fondateur de la culture. Elle distingue les hommes des bêtes : manger n’importe quoi à n’importe quelle heure constitue dans ces conditions un signe certain de sauvagerie, dénoncée comme telle chez les paysans du Périgord par les préfets de la Monarchie de Juillet parce qu’ils font bouillir le matin une marmite de châtaignes et s’en nourrissent ensuite tout au long de la journée selon leur appétit et sans respecter aucun horaire ni aucune hiérarchie de sexe ou d’âge. Identifiée avec le regimen sanitatis, elle est chargée par la médecine de la Renaissance de vertus médicales qui débordent le champ strict de la diététique. Et elle est revendiquée comme un droit par tous les travailleurs, depuis les premiers statuts des métiers parisiens du XIIIe siècle jusqu’à l’industrialisation des XIXe et XXe siècles.
29Ailleurs, de l’autre côté de l’Eurasie, en Chine, c’est à la fois la régularité et le contenu des prises alimentaires qui distinguent l’homme de l’animal, du sauvage et du barbare. La consommation à heures fixes, en effet, combinée à la présence nécessaire d’une céréale cuite estampille ce qu’on appelle le repas. Le repas est ainsi considéré comme l’un des premiers signes de socialisation et la seule forme de consommation qui entretient la vie. Il doit en outre se partager, car il concrétise le ralliement des membres de la communauté. On ne peut en principe s’y soustraire ; sauter un repas, ou même le déplacer, reviendrait en quelque sorte à mettre en péril tant sa propre existence que la cohésion du groupe auquel on appartient.
30Néanmoins, la vie alimentaire des Chinois ne se réduit pas à ce système des repas qui peut paraître figé et contraignant, mais dont l’objectif est de contribuer à la suffisance alimentaire. Lorsque les conditions économiques et/ou politiques le permettent, l’entre-repas est le temps des consommations individualisées et sans règles ; celles qu’offrent depuis des siècles, au long des ruelles et des chemins, les colporteurs, vendeurs de spécialités alimentaires que l’on déguste à son gré, sans manière, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
31Ces « petites nourritures » de la me symbolisent à ce point la liberté que les fragiles étals des marchands ambulants sont les premiers à disparaître dès que menace l’orage d’un pouvoir abusif. Leur réapparition, leur prolifération même, est le signe, sinon d’une libéralisation totale, à tout le moins d’une libéralisation consentie.
Rythmes biologiques et rythmes sociaux
32En dépit des difficultés que soulève la confrontation entre les sciences expérimentales et les sciences de l’homme, nous avions décidé de mettre à l’ordre du jour la question des relations entre les rythmes culturels et les cycles biologiques en matière de prises alimentaires, et d’entendre là-dessus le point de vue d’un biologiste. Virginia Utermohlen montre qu’il existe une multiplicité de cycles physiologiques, de périodicités différentes, qui se traduisent, entre autres, par le retour régulier de sensations de faim ou d’appétit et qui se combinent avec les rythmes de la veille et du sommeil. Ces cycles sont le produit de la relation entre la nécessité de pourvoir en continu certains organes, en particulier le cerveau, en substances indispensables à leur survie (comme le glucose) et la capacité du corps à stocker, sous des formes diverses et inégalement disponibles, les aliments dont sont issues ces substances. La biologie nous place ainsi devant l’évidence expérimentale de faits dont la diversité des cultures doit, d’une manière ou d’une autre, tenir compte. Mais toute la question, pour nous autres, est de savoir ce qu’il faut entendre par « tenir compte ». On passe trop facilement de l’idée selon laquelle les besoins biologiques sont des contraintes de base auxquelles les cultures apportent des solutions diverses à l’intérieur de certaines limites à l’idée selon laquelle la biologie commande, de l’idée de la pluralité des solutions possibles à l’idée que les cultures trouvent plus ou moins la « bonne » réponse ; de ce point de vue, les cultures seraient plus ou moins en accord avec la « nature », plus ou moins artificielles, plus ou moins perverties. Peut-être est-on prisonnier, dans ce cas, du verticalisme ambigu de l’image de la base biologique et de la broderie culturelle, le biologique, les besoins du corps, placés au plus bas de l’échelle des prestiges culturels, prenant infine leur revanche sur un symbolique réduit au statut de fantaisie superficielle. Ce biologisme, qui a pour lui la fascination que les sciences expérimentales exercent sur celles qui ne le sont pas et qui semble avoir plus que jamais le vent en poupe (comme en témoigne le retour en force des « sciences du cerveau » dans l’étude du psychisme), s’accorde très bien, dans le contexte idéologique qui domine notre travail, avec la dérive naturaliste que nous signalons plus loin ; il donne un fondement rationnel à la croyance magique dans l’harmonie préétablie entre les rythmes de la nature intérieure, ceux du corps, et les rythmes de la nature extérieure, ceux des astres et des saisons, entre le microcosme et le macrocosme.
33On peut s’aider, pour clarifier la question, de la distinction classique en anthropologie entre « l’organique » et le « supra-organique »7. Il est vrai que la pression exercée par les contraintes biologiques est beaucoup plus forte en matière d’alimentation qu’en matière de langage, exemple choisi par Kroeber pour illustrer les rapports entre les deux niveaux ; il ne s’agit pas seulement dans ce cas d’une limitation liée à une conformation matérielle, comme celle des organes de la phonation. Mais il faut distinguer entre le besoin vital et l’urgence, et c’est précisément ce que les interprétations biologisantes qui viennent se greffer sur la mise en évidence des cycles biologiques s’abstiennent de faire. La nécessité de se nourrir n’est pas moins vitale que le besoin de respirer : le cerveau a besoin d’être alimenté constamment et régulièrement en glucose autant qu’en oxygène. Ce qui fait la différence entre ces deux fonctions vitales, c’est que dans le cas de l’alimentation le corps a la possibilité de différer l’urgence en stockant l’élément indispensable à la survie, et donc d’espacer les prises. Si l’homme avait été biologiquement amphibie, nous aurions peut-être des cultures de la respiration aussi riches et aussi variées que les cultures alimentaires ; mais en matière de respiration, où il n’existe aucun dispositif biologique permettant de différer l’urgence vitale, les cultures sont condamnées à jouer, dans des limites assez étroites, avec l’asphyxie, comme en témoignent les techniques du souffle, développées à des fins magiques, artistiques, médicales ou sportives, et les techniques de supplice. En matière d’alimentation, au contraire, le corps ne fonctionne à la manière d’une horloge que parce qu’il agit comme un relais. Il y a donc quelque paradoxe à mettre l’accent, dans ce cas, sur la force avec laquelle le besoin biologique imposerait ses rythmes aux « superstructures » culturelles et sociales, au point qu’il faudrait considérer celles-ci comme autant d’écarts, plus ou moins aberrants, par rapport à une « loi » naturelle. C’est plutôt, pourrait-on dire, la souplesse du dispositif biologique qui autorise les cultures à avoir leur propre souplesse, du second degré. Les problèmes de base auxquels les cultures doivent apporter des solutions sont bien des problèmes de survie, mais il faut entendre par là l’ajustement entre les besoins biologiques et les ressources d’un milieu : si l’oxygène est partout présent dans l’habitat humain, le glucose est plus difficile à se procurer. De ce point de vue, la prise en compte des déterminismes biologiques renvoie directement à l’étude de l’économie, des techniques, des conditions de vie, et plus généralement à ce que l’on appelle la culture matérielle.
34L’anthropologue et l’historien auraient quantité d’autres questions à poser en retour au biologiste ; on en trouvera l’écho dans les textes qui suivent. Ainsi, par exemple, on passe facilement de l’opposition entre le biologique et le culturel à l’opposition entre l’inné et l’acquis ; mais, comme le remarque S. Mennell, on ne peut sans doute pas exclure complètement une rétroaction du culturel sur le biologique. S’agissant de l’individu, celle-ci paraît évidente, la prime éducation consistant pour une bonne part à caler le nourrisson sur les rythmes en usage dans la culture dont il est l’indigène. En ce qui concerne l’espèce, le cas du dawn phenomenon (remontée paradoxale de la glycémie vers la fin de la période de sommeil nocturne, qui aurait laissé à l’homme primitif le temps de trouver sa nourriture) laisse rêveur ; ou bien on fait appel à un hasard heureux, bien près de l’explication finaliste qui repose sur l’harmonie préétablie entre un dispositif inné et les conditions de vie naturelles qui « attendent » l’espèce humaine, ou bien il faut admettre une lente adaptation des processus biologiques à des conditions de vie durables. Au niveau du quotidien, on peut se demander si l’articulation entre les rythmes sociaux et les cycles biologiques ne se réalise pas d’abord par l’intermédiaire de l’alternance de la veille et du sommeil et si celle-ci ne représente pas le cas limite d’un cycle biologique correspondant lui aussi à une nécessité vitale, mais particulièrement souple, et peut-être même tributaire, pour l’essentiel, des rythmes temporels du monde extérieur sur lesquels il se règle et qui sont eux-mêmes un compromis entre les contraintes émanant du milieu physique et la culture. N’est-ce pas sur cette alternance que se règlent les cycles biologiques de l’alimentation (de même que c’est l’heure du lever, elle-même commandée par l’heure de la mise au travail, qui commande l’horaire des repas, avec l’opposition sociale entre les lève-tard, et mange-tard, et les lève-tôt) ?
Production et consommation : le temps de travail domestique
35Temps du corps, temps des sociétés, des cultures, des groupes sociaux : l’historien s’est désormais familiarisé avec cette pluralité des temps et des références. Mieux même, il la revendique comme l’un de ses objets d’étude, l’une - mais l’une seulement - des modalités de son travail et de ses reconstructions. Ce qui le met d’autant plus à l’aise pour s’interroger aussi sur des oppositions plus générales, entre passé et présent, d’une part, et, de l’autre, entre l’Europe et le reste du monde.
36La première s’est retrouvée au cœur de toutes les mises en perspective diachronique des réalités décrites, qu’il s’agisse de prendre une mesure plus exacte des changements intervenus entre XVIIIe et XXe siècle, ou de comprendre « de l’intérieur » la logique de comportements alimentaires ou de pratiques sociales qui se situent en amont de ces transformations, et qu’il est d’autant plus tentant d’analyser a contrario qu’une telle démarche peut permettre de surmonter les évidentes lacunes des sources anciennes, notamment en matière de mesure du temps.
37L’importance des transformations récentes de notre alimentation est évidente pour les problèmes abordés ici. Échelonnées sur un siècle et demi ou deux siècles, elles ont rythmé, dans les pays industriels les plus avancés, une série de ruptures dont nous prenons aujourd’hui la mesure pour définir notre « modernité » réelle ou supposée. Mais celles-ci ne s’inscrivent pas dans une séquence logique linéaire. Elles recouvrent en effet une double rupture, quantitative et qualitative, génératrice de contradictions internes. Le passage, pour la majorité de la population, de la pénurie chronique et de la médiocrité quotidienne à l’abondance - dans le cas de la France, un quasi-doublement des calories disponibles entre 1800 et 1900-, précède en effet une recomposition du régime alimentaire autour de la viande, des graisses et du sucre, mais aussi, décalée dans le temps, une diminution des besoins caloriques, liée, malgré l’augmentation de la taille et du poids moyens, à la diminution des efforts physiques, au chauffage des maisons et des lieux de travail : aidé par une multitude d’autres moteurs, fonctionnant dans un environnement peuplé d’autres sources de chaleur, le « moteur humain » dont nous parle François Sigaut, peut (et même doit, nous disent nos médecins) tourner à bas régime.
38Mais ces transformations au niveau de la consommation, qui ont contribué par le passé et continuent aujourd’hui à modifier le contenu, l’importance relative et les horaires des repas sont loin d’être les seules. Elles ne prennent leur sens que par rapport à d’autres, qui mettent en cause l’organisation de la chaîne de la production alimentaire. Celle-ci s’est trouvée brisée, souligne ici Mats Essemyr, par la rupture entre la sphère de la production et celle de la consommation. La division croissante du travail dans les économies industrielles et la spécialisation désormais majoritaire de l’agriculture pour la vente sur le marché, et non plus pour la nourriture domestique, a permis en effet des gains de productivité importants, c’est-à-dire une diminution souvent spectaculaire du temps consacré non seulement à la production, mais aussi au traitement, à la conservation, au stockage, au transport et à certaines étapes au moins de la préparation des aliments. Et cette diminution est toujours nettement plus marquée, malgré l’importance des innovations qui ont touché la distribution commerciale, la conservation à domicile et la cuisson, que celle des étapes suivantes de l’élaboration des plats. Mieux même, les temps totaux consacrés à celles-ci ont pu dans certains cas au moins augmenter, propose François Sigaut, même s’il s’agit souvent de temps socialement cachés et non perçus comme directement liés à la consommation - ainsi le temps des courses au supermarché. Mais le principal transfert se serait fait à l’avantage du temps dédié à la consommation proprement dite, tant à l’extérieur (les restaurants) qu’à la maison, le temps du repas, et son caractère structuré et convivial bénéficiant d’une véritable promotion. Un transfert que Peter Scholliers formule sous la forme d’une véritable loi, qui oppose la relation au revenu, inverse dans un cas, directe dans l’autre, des temps passés respectivement à la préparation et à la consommation des repas : « plus le revenu augmente, plus on consacre de temps à manger, et moins on en passe à préparer les repas ; à l’inverse, plus le revenu est bas, moins on consacre de temps à manger et plus on passe de temps à préparer le repas ».
39Cette loi, dont la vérification est proposée par son auteur pour la Belgique des XIXe et XXe siècles, a le mérite de nous proposer une double grille de lecture et de classification des situations observées. La première nous permet de comparer les hiérarchies mouvantes, mais toujours réelles et fortement soulignées - ce qui confirme l’importance de l’enjeu - entre les groupes sociaux à un moment donné, et pas uniquement, sans aucun doute, à l’époque actuelle ou récente. La seconde nous permet plus nettement encore de déborder les limites chronologiques trop étroites de la « modernité » pour remonter infiniment plus loin dans le temps et de tester au passage d’autres hypothèses, notamment sur la division des rôles et des tâches entre hommes et femmes, entre adultes et enfants, entre serviteurs et maîtres. C’est la démarche que nous propose de suivre François Sigaut lorsqu’il analyse, à propos du cas particulier de l’histoire européenne, les modifications de la distribution des tâches liées à la production et à la préparation de la nourriture entre tâches « internes », ménagères et domestiques, non monétarisées, et normalement féminines et stables dans leurs techniques, et tâches « externes », s’intégrant dans un échange marchand de biens et services : normalement masculines, ce sont elles qui sont le plus touchées, à chaque époque, par les innovations techniques. Cette histoire s’organise de façon significative autour de la mouture du grain - base de l’alimentation et source majoritaire de calories et de protéines jusqu’au XXe siècle - et de la préparation du pain - promu au rang de nourriture de référence sociale et culturelle - sur une très longue durée : celle-ci commence il y a plus de 2500 ans dans les cités grecques, mais, elle aussi, ne parvient à son terme (provisoire ?) qu’au début de ce siècle, et suggère une originalité de l’expérience européenne, qui ne semble pas avoir ailleurs d’équivalent d’une telle ampleur.
40On ne sera pas surpris de voir s’opposer à cette aventure majoritaire du grain et du pain celle, contraire presque terme à terme, de la châtaigne, nourriture de repli, mais aussi de défense contre les contraintes des mécanismes du marché, des zones rurales de la Ligurie comme de tant d’autres régions de montagne et de haute colline de l’Europe méditerranéenne, que les historiens ont pris, de façon là encore significative, l’habitude peut-être paresseuse de cataloguer comme « pauvres » et « marginales » alors qu’elles sont simplement différentes : Diego Moreno y a montré, dans une intervention qui n’a pu, malheureusement, être reprise ici, la mise en place et la consolidation d’une chaîne de production, récolte, conservation, préparation et consommation, tout aussi rigide et cohérente que celle du pain.
Temps social et air du temps
41Cette rencontre avait, redisons-le, un caractère exploratoire, et cette exploration s’est tournée de plus en plus en direction de l’atmosphère idéologique qui entoure la question des relations entre l’alimentation et les temps sociaux. Le déroulement de la table ronde, les infléchissements du débat, les thématiques auxquelles se référaient plus ou moins allusivement les thèses en présence nous ont conduits à ressentir la nécessité d’une conscience plus aiguë et plus claire des préjugés, des croyances et des partis pris implicites communément admis dans le milieu intellectuel auquel les chercheurs en sciences sociales appartiennent. C’est à cette condition, en effet, que la recherche peut espérer être réellement relativiste et triompher aussi complètement que possible de l’ethnocentrisme, de classe et de fraction, qui risque à chaque instant de se réintroduire dans ses questionnements, dans ses interprétations, et jusque dans ses choix de méthode les plus neutres en apparence. On trouvera ci-dessous le résultat de cette socio-analyse collective sous la forme d’un relevé des obstacles et des dérives qui nous paraissent pour l’heure les plus probables et les plus dangereux.
L’ethnocentrisme de l’information disponible
42En faisant ressortir la diversité culturelle des organisations et des définitions du temps, la table ronde a mis en lumière non seulement l’insuffisance, qu’on soupçonnait d’emblée, mais aussi l’ethnocentrisme de l’information dont on dispose. Plus le chercheur s’éloigne de son origine, c’est-à-dire à la fois de son époque, de sa culture et de son milieu social, et plus les sources deviennent rares, fragmentaires et douteuses. En ce domaine comme dans les autres, l’information sur laquelle nous pouvons tabler est inversement proportionnelle à la fréquence des faits. Plus une pratique est répandue, plus elle est majoritaire, et moins nous sommes à même de la connaître. Nous sommes davantage et mieux renseignés sur les alimentations actuelles de la société occidentale que sur celles, beaucoup plus nombreuses, des autres sociétés contemporaines ou de celles qui l’ont précédée ; même dans le cas de l’Europe, nous en savons plus sur le goût des élites et sur la grande cuisine que sur l’ordinaire des classes populaires ; plus nous remontons dans le temps, plus nous nous éloignons dans l’espace culturel, et plus les indications sur l’alimentation du plus grand nombre se raréfient. Et encore s’agit-il d’indications indirectes, de témoignages recueillis par des observateurs extérieurs, de renseignements d’ordre administratif ; lorsque nous parvenons à les connaître, les alimentations populaires et « exotiques » ne nous apparaissent guère en elles-mêmes et pour elles-mêmes, dans leur signification indigène, mais plutôt par référence à l’alimentation et à la culture dominantes.
La théorie indigène de la modernité
43Autre obstacle : l’existence, dans les sociétés où l’information est la meilleure et la plus riche, de théories indigènes qui prétendent résumer et expliquer l’évolution récente des goûts et des habitudes alimentaires8. Dans le cas de la France, le terrain est occupé par une théorie de la « modernité alimentaire » qui est une application au cas particulier de l’alimentation d’un scénario global du changement social dérivé des théories de la croissance qui ont accompagné l’expansion et les politiques économiques des années soixante. Ce scénario optimiste, maintenant si daté, repose sur l’idée que tout ce qui monte converge ; par une série inéluctable d’enchaînements heureux, le progrès technique et économique induirait automatiquement le progrès social : le développement économique entraînerait une augmentation générale du niveau de vie, cette augmentation se traduirait nécessairement par une réduction des inégalités de revenu et de consommation, cette réduction des inégalités de consommation suffirait à entraîner l’atténuation, puis la disparition des inégalités sociales et le nivellement des modes de vie9. Dans ce scénario, l’alimentation joue le rôle-clef du bien standard, de la consommation nivelée, et du besoin saturé. Les acquis de la statistique économique, les travaux des fondateurs (en l’occurrence la « loi » d’Engel) se retrouvent ainsi au service d’une vision providentialiste de l’histoire qui s’inspire plus ou moins explicitement de Tocqueville. Si la production de masse a pu, au XIXe siècle, susciter les classes et la lutte des classes, la consommation de masse les brasse et les réunit. Pour H. Mendras, par exemple, les classes ne sont plus ce qu’elles étaient, l’opposition bourgeois-populaire-paysan n’est plus fondamentale. Il n’y a plus de civilisations paysannes. La civilisation populaire, la « culture du pauvre » de Hoggart et des romanciers naturalistes du XIXe siècle, n’existe plus que dans quelques lieux isolés, qui ne survivront pas longtemps et que personne ne songe à conserver, comme les réserves indiennes d’Amérique du Nord. La civilisation bourgeoise a mieux résisté puisqu’elle était et demeure dominante, mais en se transformant au point de perdre son originalité et en se diffusant à l’ensemble de la population au point de ne plus être bourgeoise (Mendras 1980 : 33).
44D’un côté le XIXe siècle, de l’autre l’an 2000 : on va vers un « nouveau contrat social », un « consensus bourgeois », avec seulement 10 % « d’exclus » (plutôt des pauvres que des prolétaires), 3 % de privilégiés, et une énorme middle class hédoniste, traversée par la « chatoyance » des « nouvelles sociabilités » transversales (ibid. : 36)10. Ainsi la théorie de la modernité tient pour négligeable ce qui est l’objet même du travail sociologique, à savoir la mise au jour et l’analyse de la diversité sociale ; pressée d’en arriver (ou plutôt de revenir) aux généralités qu’elle prend pour une synthèse et de livrer ses conclusions, elle s’en tient aux chiffres les plus globaux, portant sur l’ensemble de la population. On dégage ainsi, à peu de frais, une tendance générale apparente, mais il faut renoncer à savoir ce qu’elle recouvre. En outre, la théorie de la modernité monte en épingle les bouleversements et les « mutations » sans précédent dont la société actuelle serait le théâtre. L’illusion de la nouveauté absolue ne résistant guère à la mise en perspective historique sérieuse, qui montre que l’inédit, l’inouï, le jamais vu ne sont le plus souvent que ce dont on n’a jamais entendu parler, la table ronde a fait sans le vouloir justice de ce sensationnalisme ; il a suffi pour cela de faire ressortir l’ancienneté et la continuité historique des grandes tendances qui pèsent sur l’alimentation actuelle des sociétés de type occidental, de montrer par exemple que le transfert à l’extérieur de la sphère domestique d’un nombre de plus en plus grand de tâches et de fonctions n’a pas attendu que l’industrie prenne le relais de l’artisanat, que la réduction de la part non commercialisée et non monétarisée des denrées et des services liés à l’alimentation s’est sans doute accélérée avec les progrès de la grande distribution, mais a commencé bien avant que celle-ci ne remplace le petit commerce.
45D’une manière plus insidieuse, ces scénarios penchent toujours du côté de l’avenir qu’ils prophétisent ; la simplification à laquelle ils procèdent, l’illusion de convergence qu’ils ménagent, sont obtenues au détriment des constats qui ne vont pas dans le bon sens, dont on minimise la portée et la signification quand on ne les passe pas sous silence, et au bénéfice des indices de modernité, si ténus soient-ils, sur lesquels on ne se lasse pas au contraire de mettre l’accent. En ce qui concerne, par exemple, le travail consacré à l’alimentation dans la sphère domestique, la thématique du nivellement culturel oublie ou écarte systématiquement les indicateurs des pratiques « extrêmes », caractéristiques du mode de vie populaire et du mode de vie bourgeois. Quitte à paraître pencher du côté de la tradition, il faut pourtant prendre en compte les données que les scénarios de la modernité tiennent par avance et par principe pour négligeables si l’on veut retracer pour de bon l’évolution actuelle de l’alimentation et de ses temps sociaux. On rappellera, par exemple, que les pratiques dites d’autoconsommation continuent de jouer un rôle important dans l’alimentation des agriculteurs (et pas seulement dans la petite paysannerie « résiduelle) et un rôle non négligeable dans celle des ouvriers (et pas seulement chez les ouvriers ruraux)11. A l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, on fera justice du cliché selon lequel la domesticité aurait complètement disparu du train de vie et du mode de vie bourgeois. Là aussi, il faut produire les données discordantes qui jurent avec le tableau de la modernité et qui font voir que la disparition supposée de la « bonne à l’ancienne » (notion bourgeoise s’il en est et catégorie statistiquement indéfinissable) est loin de s’être traduite par la disparition du service domestique dont bénéficient les classes dominantes12.
46L’idée abstraite du temps universel, identique et égal pour tous, sur laquelle reposent les enquêtes sur les budgets-temps, est en elle-même standardisante. Il faudrait multiplier les croisements et les recoupements qui permettent de restituer la spécificité des activités auxquelles le temps est employé et de situer les tâches domestiques par rapport à la hiérarchie professionnelle des tâches (intellectuelles ou manuelles, qualifiées ou non, de conception, de commandement ou d’exécution). Il faudrait se donner les moyens de distinguer, par exemple, entre les moments et les lieux où les différentes catégories de consommateurs vont faire leurs courses, le volume et la nature du travail qu’ils doivent effectuer pour s’approvisionner, la quantité et le type de service (c’est-à-dire de travail productif) dont ils bénéficient, etc. On verrait sans doute alors que le déclin du petit commerce et le développement des « grandes surfaces » (ces « cathédrales » de la « société de consommation »), dans lesquels la thématique de la modernité voit le symbole d’une standardisation et d’une « massification » sans précédent des modes de vie, n’excluent nullement la permanence, sous une forme nouvelle, de l’opposition entre consommation bourgeoise et consommation populaire. Le commerce populaire de naguère, le petit commerce de la rue, le marché, les boutiques de quartier où l’on trouvait il n’y a pas si longtemps la nourriture la moins chère sont en voie d’embourgeoisement par suite de l’augmentation du prix de la main-d’œuvre et du prix du logement dans les grandes villes, en particulier à Paris. Ce qui devient cher, hors de portée des classes populaires (et de couches de plus en plus nombreuses des classes moyennes en voie de prolétarisation ou au moins de « désembourgeoisement »), est de moins en moins le produit lui-même et de plus en plus le service, le conseil, la considération, la livraison, la proximité, les commodités offertes par la ville. Le bon plaisir, la liberté de caprice, qui sont censés être l’apanage du « consommateur moderne », sont en fait le privilège de ceux qui ont accès à des conditions de vie de plus en plus coûteuses, qui les dispensent de devoir organiser leur temps à l’avance ; autant que par le passé, c’est la vie de ceux que l’ethnocentrisme de classe dominante appelait (et appelle encore parfois) les « simples » qui est compliquée.
47L’industrialisation de la production et le développement de la grande distribution ont sans doute permis la diffusion et la « démocratisation » de biens autrefois réservés à la consommation des classes aisées ; les classes populaires n’ont pas accédé pour autant à la véritable consommation bourgeoise, qui exige, dans son principe, que le consommateur, dispensé de produire, soit servi, c’est-à-dire dispose à discrétion du temps et du travail des autres. Pour consommer, les classes populaires doivent non seulement dépenser du temps, mais fournir du travail. Que ce soit en matière d’alimentation ou en matière de logement, de transports et même d’habillement, elles continuent à payer le bon marché par un surcroît de travail domestique. Si elles travaillent sans doute moins que par le passé pour produire et pour préparer elles-mêmes leurs aliments, elles continuent à le faire plus que les autres catégories sociales ; en outre, dans la mesure où elles ont de moins en moins la possibilité pratique d’autoconsommer (par suite, entre autres, de l’urbanisation de l’habitat, de l’augmentation du coût d’opportunité des jardins péri-urbains) et où elles sont de plus en plus obligées de faire leurs courses dans les grandes surfaces, où se concentre la nourriture la moins chère, on peut supposer qu’elles travaillent plus que par le passé, et davantage que les classes moyennes ou supérieures, pour s’approvisionner en produits alimentaires et plus généralement en produits ménagers usuels.
48Les hypermarchés sont sans doute le symbole de la consommation pour les classes populaires, qui ont de bonnes raisons d’aimer leur ambiance, l’impression joyeuse et réconfortante d’abondance, de revanche sur la pénurie, qui se dégage de l’amoncellement des marchandises, qui apprécient de pouvoir contrôler les prix avant de choisir (même si, au total, on achète plus, on veille à payer moins cher) et de choisir librement, sans avoir à subir le boniment condescendant des vendeurs, et qui acceptent naturellement, sans se sentir offensées dans le sentiment bourgeois de la dignité humaine, de faire la queue pour payer (Hoggart 1991 : 92, 167-168). Reste que l’organisation des grandes surfaces reporte sur le consommateur une partie plus importante et sans doute croissante des tâches d’information, de recherche des produits, de manutention, de transport, d’emballage, de déballage, de stockage. Si elle n’augmente pas nécessairement et dans tous les cas le temps total nécessaire pour s’approvisionner, la concentration de l’alimentation à bon marché dans un petit nombre de très grandes surfaces force à « programmer » et à « rationaliser » les « courses », à dégager à l’avance une plage de temps suffisamment longue, prise le plus souvent sur le week-end ou sur les jours de congé, consacrés un peu plus encore, du coup, à la restauration pure et simple de la force de travail : le temps dit « libre », le prétendu « loisir », doit de plus en plus être organisé et conçu sur le modèle du temps de travail.
49Là encore, comme c’est déjà le cas pour le jardinage, les conserves maison ou le bricolage, la relation que les classes populaires entretiennent avec les tâches liées à l’approvisionnement est ambivalente : faire les courses est à la fois une distraction et une corvée, et est ressenti comme tel. Que le travail requis pour consommer s’effectue en dehors de la production, à l’extérieur de l’espace et du temps du travail rétribué, que le temps et l’effort qu’on y consacre puissent être considérés, par opposition à ce dernier, comme du temps passé à ne rien faire, même comme un passe-temps, ne suffit pas à assimiler la consommation populaire au loisir bourgeois. Faire ses courses à l’hypermarché procure évidemment des plaisirs ; mais on chercherait en vain dans les grandes surfaces ce qu’on trouve désormais sur les marchés parisiens et qui transforme les courses qu’on y fait en activité de plaisance : à savoir la sélection de la clientèle, qui permet de se retrouver entre gens du même quartier, c’est-à-dire du même monde, tout en ayant l’illusion de côtoyer le peuple, la flânerie, c’est-à-dire la capacité à disposer de son temps, et en fait du temps des autres, à sa guise, la flatterie enfin, ce que la demande bourgeoise d’égards, de reconnaissance et de considération appelle les contacts humains, et qui est en fait la menue monnaie de l’obsequium que les dominants se croient dû en toute occasion.
50Les recherches sur l’alimentation et les temps sociaux sont confrontées à un autre leitmotiv de la modernité alimentaire, celui de la « crise » de l’alimentation domestique et du repas bourgeois traditionnel, qui serait en voie de « déstructuration ». Là encore, il y a sous-information et surinterprétation orientée des rares données disponibles. La proportion des repas pris hors domicile tend effectivement à augmenter, mais elle reste faible : en 1987, 87,2 % des repas pris par les Français l’ont été à domicile, contre 87,6 % en 1980 et 92,2 % en 1970 (INSEEANRA) ; si l’on tient absolument à commenter les tableaux statistiques d’une manière imagée, on peut parler d’érosion lente, certainement pas de rupture ni de bouleversement. Née au début des années quatre-vingt dans les milieux du marketing, reprise et vulgarisée par la suite par les sociologues de la modernité alimentaire, la microthéorie de la déstructuration du repas, quant à elle, ne fournit jamais ses sources ; en l’absence de données accessibles, elle repose bel et bien sur des on-dit, sur une rumeur. En fait elle a servi d’emballage savant à la notion plus concrète et plus visiblement intéressée de « grignotage »13. Célébrer ce dernier est un moyen indirect de dénigrer le repas « traditionnel », aussi « ringard », guindé, répressif, franchouillard et même nocif que le grignotage est « branché », décontracté, « informel », injustement réprimé et bon pour la santé14. Si le repas « structuré » se trouve ainsi désigné comme repoussoir, s’il est à la fois attaqué du point de vue de la modernité, dénoncé au nom de la liberté individuelle, contesté au nom de la libération des mœurs et du refus de l’autorité, c’est peut-être parce que le modèle des repas actuellement en usage en France constitue, effectivement, un obstacle à la « consommation extensive » et à « l’alimentation continue » dont rêve l’industrie agro-alimentaire ou du moins certaines de ses branches, comme la biscuiterie, la confiserie et la chocolaterie ; en allongeant le temps consacré à l’alimentation, la déstructuration du repas devrait permettre de franchir enfin le fameux « mur de l’estomac »15.
51L’étude sérieuse des temps du repas n’a donc pas à trancher la fausse question de la « déstructuration » ; si l’usage se fixe et se maintient, c’est précisément parce qu’il n’est pas une structure, et qu’il suffit, pour le respecter, de le suivre dans la mesure du possible, et parfois d’assez loin. L’étude de la genèse sociale du « modèle » des repas français contemporain présentée lors de la table ronde a fait ressortir le caractère conflictuel et à un plus d’un titre précaire de la rencontre entre les différents usages sociaux du temps dont l’usage standard actuel est le produit. Il est fort possible que ce compromis ne résiste pas longtemps à une pression économique accrue, aux transformations du marché de l’emploi et des conditions et des horaires de travail. Pour le moment, les rares enquêtes dont on dispose semblent indiquer que l’usage établi continue à être respecté16.
L’idéalisation du temps naturel
52C’est sans doute par l’exploration et par la reconnaissance des conceptions du temps différentes de celle que nous avons intériorisée que nous avons le plus de chances de parvenir à mettre en question le « cela va de soi » qui nous entoure, et de soumettre à la réflexion et à l’examen des habitudes mentales qui ont toutes les chances de nous paraître évidentes parce qu’elles font partie de notre outillage culturel de base et parce qu’elles constituent une des catégories élémentaires en fonction desquelles s’organise notre perception générale du monde. La confrontation des constructions du temps propres aux cultures qui sont, de notre point de vue, exotiques ou archaïques et du processus de civilisation au terme duquel s’est constituée notre propre conception du temps est probablement le meilleur moyen d’empêcher l’ethnocentrisme de se réintroduire subrepticement dans l’analyse, sous les espèces d’un évolutionnisme social qui donnerait à entendre que, tout compte fait, notre idée du temps est bien la plus élaborée, la plus perfectionnée, bref la plus civilisée. La conception moderne du temps a pour elle l’efficacité technique et la légitimité scientifique ; du constat selon lequel elle est la plus adéquate quand il s’agit de penser le monde physique et d’agir sur lui, on revient facilement à la conviction qu’elle est « vraie » dans tous les domaines, et qu’elle est la seule vraie, bref qu’elle est « universelle ». Cette valorisation implicite n’empêche pas seulement de reconnaître la logique autonome des conceptions du temps différentes, implicitement dévalorisées comme irrationnelles ; elle interdit aussi d’entrevoir l’arbitraire culturel de notre propre conception du temps, elle empêche de voir que sa « rationalité » même a partie liée avec des attitudes et des croyances religieuses et morales dont elle est pour une part issue.
53Reste que l’humeur idéologique qui se répand actuellement dans l’environnement des sciences sociales incite fortement à passer de la critique scientifique, qui relativise la conception dominante du temps en la replaçant dans son contexte historique et culturel, à une critique moralisante, qui se contente de la dévaloriser. Le procès du chronomètre qui se déroule sous nos yeux s’inscrit dans une longue tradition, où se mêlent des courants de pensée différents, aux origines diverses et parfois politiquement opposés : antirationalisme d’inspiration religieuse, dénonciation de l’ubris de la science faustienne et des dangers mortels de la technique (Spengler), méfiance conservatrice à l’égard de la ville, de l’industrie et de l’argent, mépris des artistes et des écrivains pour le matérialisme et pour l’utilitarisme bourgeois (Gautier, Flaubert), dénonciation de la laideur du paysage industriel (Lawrence, Carlyle), défense de la liberté individuelle et refus libertaire de se plier aux disciplines dominantes. Ces courants si divers se rencontrent sans doute sur un point, l’idéalisation et le culte de la Nature. Dans cette perspective, l’analyse des relations que la conception dominante du temps entretient avec tel ou tel contexte sociologique, économique ou historique côtoie constamment des présupposés et des prises de position d’ordre éthique : il suffit que cette conception se soit développée en ville, qu’elle ait accompagné et favorisé l’industrialisation capitaliste pour qu’elle soit associée, dans la logique passionnelle de l’amalgame, à la ville, à l’industrie et au capitalisme, et pour qu’elle les symbolise. De la relativisation érudite du temps dominant on glisse à sa dénonciation partisane comme temps dur, raide, répressif, et surtout comme temps artificiel, temps qui fait violence à la nature, sous les deux espèces de la nature interne et physique de l’homme, et de la nature externe de l’environnement. Inversement le temps traditionnel auquel il sert de repoussoir bénéficie du préjugé favorable ; il est idéalisé, réhabilité et célébré comme temps souple, flexible, temps de l’âge d’or, temps d’avant la faute, temps naturel qui met l’homme en harmonie avec son corps et avec le cosmos. Au fétichisme de l’économie « rationnelle » du temps répond l’exaltation de la vie libre, sans entrave, dont on trouve l’expression archétypale dans le geste symbolique de J.-J. Rousseau, citoyen de Genève et ancien apprenti horloger, se défaisant de sa montre en arrivant à Paris17. Réaction contre la destruction puritaine de la « joie de vivre » et de « la spontanéité du status naturalis », pour reprendre les termes de Max Weber, cette humeur « rousseauiste » continue d’affleurer, sous des formes plus ou moins « radicales », dans la littérature scientifique ou parascientifique contemporaine18.
54La réunion dont cet ouvrage est issu avait d’abord pour but d’illustrer et, si possible, de perfectionner la notion de temps social. On aura au moins montré que cette notion élémentaire, loin d’être acquise, demande constamment à être réaffirmée face aux définitions d’essence du temps qui se dégagent aussi bien de la physique, et plus généralement des sciences expérimentales, que de la métaphysique. Le sens commun répugne beaucoup, dans les sociétés dont nous faisons partie, à abandonner l’idée selon laquelle le temps peut et doit être saisi dans sa réalité absolue, éternelle ou objective, indépendamment de l’idée du temps, socialement, culturellement et historiquement déterminée, que les sociétés humaines parviennent à former. L’environnement intellectuel à l’influence duquel la recherche est exposée est très loin, on l’a vu, d’avoir rompu avec cet essentialisme spontané.
55Il faut donc voir dans ce livre un essai pour mobiliser, cumuler et si possible combiner entre elles les capacités de relativisation des trois disciplines principales qui ont présidé à sa réalisation. Par la diversité même de leurs objets et de leurs contributions, les historiens montrent comment la conception du temps à laquelle nos sociétés ont abouti et dont nous partons s’élabore et se construit au cours d’un processus de civilisation où se rencontrent, s’enchevêtrent et parfois se contrarient des niveaux et des temps différents, ceux, entre autres, de l’éducation, de la technique, de l’usage quotidien et de l’économie. Les anthropologues tempèrent et contrôlent l’évolutionnisme latent que cette démarche peut receler en cherchant cette relativisation du côté d’un regard compréhensif sur les autres cultures, capable de faire antidote aux sentiments inconscients de hiérarchie et de supériorité. Les uns et les autres aident ainsi le sociologue à rompre avec l’ethnocentrisme de culture et d’époque dans lequel l’objet même de sa discipline risque de l’enfermer. En relativisant les « mutations » et les « ruptures » d’aujourd’hui par comparaison avec celles d’hier, l’histoire l’aide à résister aux illusions de la « modernité » et l’invite à commencer par exploiter à fond les sources empiriques qui permettraient de décrire dans sa complexité l’évolution contemporaine des habitudes alimentaires sans la faire entrer de force dans les scénarios convenus du « bouleversement » ou de « l’inertie ». Les observations des anthropologues lui rappellent que les techniques de mesure et les enquêtes statistiques les plus précises, notamment sur les budgets-temps, ne suffisent pas à rendre compte de la diversité sociale des usages du temps et des rapports au temps, et risquent même de l’occulter, ne serait-ce que parce qu’elles reprennent à leur compte, sans toujours s’en apercevoir, la définition dominante de celui-ci. Or, c’est précisément cette diversité, avec les inégalités et les hiérarchies sociales qui lui sont liées, que le sociologue entend restituer, tout particulièrement dans le cas d’habitudes et de normes qui ont les apparences d’un trait de culture standard. En rappelant que le temps est aussi un instrument de domination, en montrant que les conceptions du temps et les chronologies pratiques qui s’affrontent à un moment donné dans une société donnée recouvrent et mettent en jeu des intérêts matériels et symboliques concurrents et souvent opposés, le sociologue aide l’historien à se protéger contre l’illusion rétrospective de la convergence ; en proposant à l’anthropologue sa vision réaliste des hiérarchies sociales entre les cultures, il lui permet de contrôler au plus près les dérives idéologiques auxquelles l’expose son relativisme de principe.
56Historiens, sociologues et anthropologues ont en commun, enfin, de rappeler que le temps n’est pas une entité abstraite, une simple trame, un cadre vide (ou, en termes de colloques, un fil conducteur), dans lequel « prendraient place » ou « auraient lieu » les différentes « occupations » humaines, mais qu’à l’inverse, ce sont les usages auxquels il se prête, les fonctions de régulation et d’intégration qu’il remplit, les conflits qu’il suscite, la relation qu’il entretient avec le travail et avec la vie privée, avec la production et avec la consommation, qui donnent au temps social, ou plutôt aux temps sociaux, leur signification. Là encore l’alimentation joue le rôle d’un révélateur, particulièrement efficace, de la conception qu’une société se fait du temps et des hiérarchies sociales qui opposent, sur le mode de la supériorité ou de l’infériorité, la norme majoritaire à l’exception du petit nombre.
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Notes de bas de page
1 Sur le gaspillage du temps comme « le premier et en principe le plus grave de tous les péchés », cf. Weber 1964 : 48 et 204-205 ; et inversement, sur la perte de temps comme « principe dominant, pierre de touche immuable » du bon goût, cf. Veblen 1970 : 36, aussi 58, 81.
2 Cf. Granet 1934 : 77 : « Aucun philosophe [chinois] n’a songé à concevoir le Temps sous l’aspect d’une durée monotone constituée par la succession selon un mouvement uniforme, de moments qualitativement semblables. Aucun n’a trouvé intérêt à considérer l’Espace comme une étendue simple résultant de la juxtaposition d’éléments homogènes, comme une étendue dont toutes les parties seraient superposables. Tous préfèrent voir dans le Temps un ensemble d’ères, de saisons et d’époques, dans l’Espace un complexe de domaines, de climats et d’orients. »
3 Elles conservèrent toute leur validité dans l’interprétation des lois de la physique et de la chimie traditionnelles. Cf. Needham 1980 : 221-223.
4 « It is well known that among primitive peoples the measurement of time is commonly related to familiar processes in the cycle of work or domestic chores [...]. In Madagascar time might be measured by a “ rice-cooking ” (bout half an hour) or “ the frying of a locust ” (a moment) [...]. In seventeenth-century Chile time was often measured in “ credos ” : an earthquake was described in 1647 as lasting for the period of two credos ; while the cooking-time of an egg could be judged by an Ave Maria said aloud [...]. The notation of time which arises in such contexts has been described as task-orientation » [par opposition au « labor timed by the clock »] (Thompson 1967). Notons au passage que la domination du temps de l’horloge dans nos sociétés n’y supprime pas complètement la fonction de marqueur horaire ou de donneur de rythme des activités courantes. Témoin l’ambivalence fonctionnelle de la grille quotidienne des repas : c’est parce qu’ils sont pris à l’heure, et à heure fixe, que les repas continuent à partager la journée et à donner l’heure.
5 L’opposition entre temps cyclique, traditionnel et agricole et temps linéaire, urbain et industriel, remonte (au moins) à Henri Lefebvre (1958). La réhabilitation du temps cyclique à l’ancienne n’est sans doute pas toujours exempte de populisme ; on oublie trop facilement que le temps linéaire, ouvert, orienté vers le futur, « l’action » et la « décision » est l’apanage des dominants, alors que le temps cyclique, fermé, bouclé, est celui de la monotonie, de la routine, des tâches d’exécution. La nostalgie fait oublier aussi les limites de l’opposition ; en fait les emplois du temps modernes ne se conçoivent pas en dehors de l’idée de régularité ; il faut que les horaires d’étude ou de travail, comme ceux des repas, soient quotidiens, c’est-à-dire qu’ils se répètent d’un jour à l’autre ou au moins d’une semaine à l’autre, leurs variations même revenant à intervalles réguliers.
6 Qu’il s’agisse de produits ou de plats, d’achats ou de préférences proclamées, ces choix sont en effet l’homologue des choix de vocabulaire que les locuteurs opèrent entre des mots plus ou moins interchangeables ; comme en témoigne l’intérêt que les économistes portent aux phénomènes de transfert et de substitution, les produits qui font partie d’un panier, comme les plats qui entrent dans la composition d’un menu, ont eux aussi leurs synonymes ou leurs quasi-synonymes.
7 « “ Superorganic ” does not mean nonorganic, or free of organic influence and causation ; nor does it mean that culture is an entity independent of organic life in the sense that some theologians might assert that there is a soul which is or can become independent of the living body. “ Superorganic ” means simply that when we consider culture we are dealing with something that is organic but which must also be viewed as something more than organic if it is to be fully intelligible to us. In the same way when we say that plants and animals are “ organic ” we do not thereby try to place them outside the laws of matter and energy in general. We only affirm that fully to understand organic beings and how they behave, we have to recognize certain kinds of phenomena or properties - such as the powers of reproduction, assimilation, irritability - as added to those which we encounter in inorganic substances. Just so, there are certain properties of culture - such as tranmissibility, high variability, cumulativeness, value standards, influence on individuals - which it is difficult to explain, or to see much significance in, strictly in terms of the organic composition of personalities or individuals. These properties or qualities of culture evidently attach not to the organic individual man as such, but to the actions and the behavior products of societies of men - that is, to culture » (Kroeber 1963 : 61 sq.).
8 Sur la notion de théorie indigène, cf. Lévi-Strauss (1950 : XXXVII-XL) : « Ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l’ethnologue se laisse mystifier par l’indigène ? Non certes par l’indigène en général, qui n’existe pas, mais par un groupe indigène déterminé, où des spécialistes se sont déjà penchés sur des problèmes, se sont posé des questions et ont essayé d’y répondre. En l’occurrence, et au lieu de suivre jusqu’au bout l’application de ses principes, Mauss y renonce en faveur d’une théorie néo-zélandaise, qui a une immense valeur comme document ethnographique, mais qui n’est pas autre chose qu’une théorie. Or, ce n’est pas une raison parce que des sages maori se sont posé les premiers certains problèmes et les ont résolus de façon infiniment intéressante, mais fort peu satisfaisante, pour s’incliner devant leur interprétation. »
9 Ainsi J. Fourastié rappelle qu’en 1900 une bicyclette coûtait 100 journées de travail d’un manœuvre, contre 10 en 1938. « Le salaire annuel de l’ouvrier mineur a triplé de 1820-1840 à 1931-1938 ; le salaire annuel du journalier des campagnes a doublé de 1801-1810 à 1931-1938. Par contre, le salaire du personnel de haut rang, loin de s’améliorer, s’est effondré dans le même temps [...]. Le pouvoir d’achat du traitement des conseillers d’État a été réduit de moitié entre 1801-1810 et 1938-1939 » (Fourastié 1951 : 87, 91).
10 C’est à cette thématique du nivellement que se rattache, entre autres, une « étude générale » réalisée par la COFREMCA : « Les critères sociodémographiques traditionnels [...] sont de moins en moins clivants et ont presque complètement perdu aujourd’hui leur capacité à expliquer les attitudes et comportements alimentaires. On observe ainsi, par exemple, une répartition égale du groupe moderne des consommateurs alimentaires français que nous appelons les “ gustatifs modernes ” dans chacun des segments de la population. » L’assouplissement des « structures et des rites alimentaires des Français [...] correspond à une évolution profonde et durable dans notre société des mentalités qui privilégient l’expression individuelle dans des cadres moins formels [...]. Nous mangeons de plus en plus fréquemment ce que nous aimons, quand nous le voulons. Dans certaines familles, on ne se met même plus à table [...]. C’est ainsi que les Français qui ont aujourd’hui des mœurs alimentaires résolument modernes constituent dès à présent un marché très significatif » (Pougny & Giscard d’Estaing 1984 : 391-394).
11 En 1987, la part de l’autoconsommation dans la consommation totale de légumes frais atteignait 73,5 % chez les agriculteurs et 41,3 % chez les ouvriers (contre 14,7 % chez les cadres et les professions intellectuelles supérieures) ; elle était respectivement, chez les agriculteurs et chez les ouvriers, de 82,3 % et de 18,2 % pour l’ensemble des volailles, et de 91,2 % et 50,1 % pour les lapins. Toujours en 1987, la proportion de ménages disposant d’un jardin potager était de 83,1 % chez les agriculteurs et de 43,8 % chez les ouvriers (contre 18,4 % des cadres et des professions intellectuelles supérieures) ; 13,2 % des ménages ouvriers avaient un clapier, et 11,4 % un poulailler (INSEE/INRA).
12 La proportion de ménages de cadres supérieurs déclarant un employé de maison (non logé) tend à augmenter, passant de 19,94 % en 1984 à 25,66 % en 1989 (contre 8,15 % des professions intermédiaires, 4,62 % des employés et 3,6 % des ouvriers) (INSEE).
13 Pour transformer le grignotage en concept, on commence par proclamer fortement tant son existence universelle (« nous grignotons », « tout le monde grignote », « l’homme de Cro-Magnon grignotait sans doute déjà ») que sa « modernité » et son « dynamisme » (le grignotage « prend de l’ampleur », le grignoteur est « une nouvelle race de consommateurs »). On attire ensuite l’attention sur « la difficulté de saisir le comportement de grignotage ». « Très impulsif, ce qui le rend infidèle », le grignoteur se rencontre « dans tous les socio-styles » ; « clandestin », « souterrain », « informel », le grignotage « nécessite un marketing spécifique, un marketing de mœurs » (plus raffiné, mais sans doute aussi plus cher que le marketing ordinaire) (Libre service actualité).
14 « Cette déstructuration des repas quotidiens entraîne un nouveau rythme de consommation qui se rapproche de celui des pays anglo-saxons ou d’Europe du nord, avec une alimentation plus échelonnée ; avec une banalisation des repas, l’alimentation perd son aspect institutionnel, tout est permis », « l’harmonisation des cultures européennes empiète sur nos repas » (Libre service actualité).
15 Pour les professionnels interrogés par Libre service actualité, le grignotage est « l’anti-repas » ; c’est « un moyen de remplacer les repas, un moyen de sauter des repas » ; il correspond à une « tendance du consommateur à manger n’importe où et n’importe quand » ; « c’est un mode d’alimentation se substituant à l’alimentation classique, une alimentation continue ».
16 L’enquête réalisée en 1985 par C. Grignon sur l’alimentation des étudiants montre que ceux-ci, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre d’une population jeune, réputée anticonformiste et contestataire, se plient dans leur grande majorité à l’usage, évitent de sauter des repas, mangent à l’heure, et retrouvent spontanément la grille des repas quotidiens qu’on avait évité de leur imposer dans le questionnaire (cf. infra, p. 310 sq.). Ces résultats ont été ensuite corroborés par une enquête menée en 1987 auprès de 251 ménages de la région Nord-Pas-de-Calais ; cf. Herpin 1988 : 503-521. Voir aussi Roy 1983.
17 Cf. Cassirer 1987 : 16-17 : « Le caractère inébranlable des contraintes d’emploi du temps qui mesurent objectivement chaque instant, ce fut la première chose à quoi Rousseau dut désormais [à son arrivée à Paris] s’habituer - contrainte étrangère à son être et avec laquelle il dut sans cesse lutter. Cette organisation temporelle fixe qui détermine la journée ordinaire de travail et qui domine complètement tout homme, cette division de l’existence, fixée et imposée de l’extérieur, Rousseau l’a toujours perçue comme une insupportable entrave à la vie. Il se sentait capable de faire les choses les plus diverses comme de se plier à beaucoup d’activités qui en elles-mêmes n’étaient pas faites pour lui, pourvu qu’avec la nature de l’occupation ne lui soit pas prescrite l’heure où il eût fallu l’accomplir. Rousseau s’étend particulièrement sur ce point-là au cours de l’auto-examen sévère auquel il livre sa propre personne tout au long de ces dialogues intitulés par lui, de manière significative, Rousseau juge de Jean-Jacques : “ Jean-Jacques - c’est ainsi qu’il se dépeint - déteste la gêne autant qu’il aime l’occupation. Le travail ne lui coûte rien pourvu qu’il le fasse à son heure et non pas à celle d’autrui. Il porte sans peine le joug de la nécessité des choses, mais non celui de la volonté des hommes. Il aimera mieux faire une tâche double en prenant son temps qu’une simple au moment prescrit. A-t-il une affaire, une visite, un voyage à faire, il ira sur-le-champ si rien ne le presse ; s’il faut aller à l’instant, il regimbera. Le moment où, renonçant à tout projet de fortune pour vivre au jour la journée, il se défit de sa montre fut un des plus doux de sa vie. Grâce au Ciel, s’écria-t-il dans un transport de joie, je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est ! ” »
18 Voir par exemple Rifkin 1989 : « Nature, in the empathetic schema, is a life force, not a mere resource. Human beings choose to return to the temporal pace of nature’s gait, abandoning their long quest to superimpose a set of artificial time constraints onto the biological world. Organic time ceases to be an obstacle to overcome and becomes, rather, a model to emulate as the political order attempts to reentrain the social clocks to the time cycles of nature » (1989 : 242). Rifkin, qui sait où vont les sympathies du public auquel il destine ses ouvrages, n’a sans doute pas complètement tort d’enrôler sous la bannière du temps naturel ou organique la quasi-totalité des « new movements [which] have emerged in recent years, each embracing aspects of an ecological time vision. The environmental movement, the animal-rights movement, the Judeo-Christian stewardship movement, the eco-feminist movement, the holistic health movement, the alternative agriculture movement, the appropriate technology movement, the bio-regionalism movement, the self-sufficiency movement, the economic democracy movement, the alternative education movement, and the disarmament movement come readily to mind ». Plus conforme aux canons académiques, le livre de Michael Young (1988 : 254 sq.) repose lui aussi, pour l’essentiel, sur l’opposition manichéenne entre temps naturel (symbolisé par le temps cyclique) et temps contre-nature (le temps linéaire). « At any rate my argument is that it is perilous to override our biological rhythms, which are tied in to astronomical rhythms, as we have done and are increasingly doing [...]. What I propose is actually a reversal of social evolution, not wholesale but at the margin » Le premier point du programme de M. Young est « a new attitude toward death, which would emphasize its cyclicity more and its linearity less » ; le second une attention plus grande à l’égard des rythmes saisonniers, accompagnée d’un renforcement du sentiment cosmique (« We may not be able to feel on our pulses the unfolding of the universe but we could try to open our eyes and ears and nostrils to the unfolding of each year even we are not ourselves like daffodils that take “ the winds of March with beauty ” ») ; enfin « the third point on the agenda has to be the day, on which the new metronomic society has so fully imposed its gridiron [...]. A theme that has run through this book is that clocklike regularity is not the way of nature, and if we want modern habits to be more in tune with nature, we will have to follow the archetypal model more closely. I saw a slogan painted on a Mammy wagon in Ghana that summed it up : “ All days Are Not Equal. ” In nature, no one minute is the same as another ; the play of light changes, the shadows lengthen. No day is the same as another ; its length changes and it provides so many other surprises - a snowfall, a storm, a rainbow, the rain that does or does no fall ».
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