Conclusion
p. 203-206
Texte intégral
1Les quarante années de controverses qui encadrent la promulgation de la loi d’assurance chômage synthétisent la richesse, mais également la fragilité, d’un processus d’innovation politique et sociale qui culmine sous la République de Weimar. L’ancrage de la démocratie dans les usages croisés de l’état de guerre, puis de la démobilisation, que sont amenées à faire les organisations ouvrières et patronales rend les nouveaux arrangements institutionnels fortement tributaires des renversements de conjoncture. Le vaste chantier de codification juridique des relations de travail ouvert dès 1918 contribue certes à stabiliser ces arrangements, mais l’énonciation de règles de droit ne peut, en matière de démocratie sociale, se substituer à la coordination entre les acteurs. Parce qu’elle est d’abord une pratique, la démocratie nécessite l’adhésion et la constance. Or du côté patronal, l’engagement en faveur du dialogue social et des négociations collectives à partir de 1918 procède davantage d’une conversion stratégique temporaire que d’une rationalité de l’intérêt général. Période d’apprentissage démocratique, la République de Weimar ne parvient guère à balayer, à travers la seule déclaration de principes juridiques, l’héritage d’un système autoritaire et paternaliste légué par le Kaiserreich. La disparition de la Communauté centrale de travail marque à cet égard la fin des illusions d’une régulation sociale située au sein de communautés de production et fondée sur la coopération entre représentants ouvriers et patronaux sans intervention de l’État.
2Les tensions et les expressions parfois confuses qui résultent de ce couplage entre innovation et apprentissage ont sans doute fourni un terreau propice à l’expansion du nazisme. Mais la République de Weimar a également été, ce que l’on oublie souvent, une période de grande productivité pour la formation des catégories allemandes contemporaines d’organisation du travail. Nombre d’entre elles s’inscrivent dans la filiation directe des dispositions sociales prévues par la Constitution de 1919 et la législation du travail qui l’accompagne. Les lois sur l’assurance chômage, les conventions collectives ou les comités d’entreprises établissent autant de principes juridiques qui marqueront sur le long terme les formes allemandes de régulation sociale. Or ces principes ne sont pas simplement le fruit d’un esprit weimarien. Énoncés pour certains dès le Kaiserreich, ils relèvent d’une histoire plus longue, mais trouvent dans l’ébullition institutionnelle de la République les conditions de leur actualisation. De même, une fois institutionnalisés, ces principes ne président pas à une histoire linéaire des catégories du travail dont il suffirait de tirer le fil jusqu’à nos jours, comme le rappelle la dérive nazie. Cette histoire relève plutôt d’une dialectique de la rupture et de la continuité dont la République de Weimar constitue un élément central, moins d’ailleurs en raison de sa position intermédiaire entre le Kaiserreich et le IIIe Reich, que de l’activisme des ses juristes dans la codification de nouvelles catégories de l’action publique.
3Pour reprendre le fil de l’énigme formulée en introduction, l’inscription du chômage dans un temps plus long que celui de son institutionnalisation permet de situer la constitution catégorielle dans un processus où se mêlent continuités et discontinuités. Alors que les principaux éléments du dispositif réformateur sont prêts à la fin du Kaiserreich, leur mise en œuvre achoppe sur les formes d’un État autoritaire. En cela, la Première Guerre mondiale, qui induit une reconfiguration étatique bien avant la Révolution, fonde le véritable point de rupture avec les blocages du passé. La République assurera la consolidation juridique des conditions de possibilité d’une politique nationale de chômage produites par la guerre, mais les protagonistes weimariens n’inventeront rien quant à la définition catégorielle. L’articulation de l’assurance chômage avec le placement, son association à la problématique des moyens de subsistances constituent autant de traits qui inscrivent la loi de 1927 dans la filiation directe des projets du Kaiserreich. Au cœur de la mise en forme allemande du chômage, la notion de besoin, exclue en 1927 des critères d’attribution de l’allocation, mais implicitement mobilisée dans la définition du cercle des assurés obligatoires, renvoie aux lieux et aux conditions de fabrication de la catégorie sous le Kaiserreich. Les municipalités, écartées contre leur gré de l’application et du contrôle de l’assurance chômage, laissent ainsi leur empreinte sur la définition catégorielle à travers son association aux notions de dépendance économique et de moyens de subsistance. Cet exemple suggère combien la pluralité des scènes sur lesquelles se constituent les enjeux de la catégorisation importe pour l’intelligibilité de la catégorie finalement consacrée par la loi, alors que le caractère structurant de nombre de ces activités situées n’apparaît plus comme tel au stade de l’institutionnalisation.
4De la même manière, la démocratie sociale, telle qu’elle a été consacrée par la République de Weimar, ne surgit pas du néant. Sous le Kaiserreich, les assurances bismarckiennes ont déjà cherché à valoriser le principe de la participation des salariés et des employeurs à une même communauté de production. En dépit de son orientation conservatrice, cette législation a offert aux ouvriers, exclus d’un système politique autoritaire, la possibilité d’une pratique démocratique. L’auto-administration des caisses (Selbstverwaltung), réappropriée et détournée de sa vocation initiale par les usagers (Kott 1995), peut être considérée comme le premier jalon d’une démocratie sociale. Ces timides précédents n’enlèvent rien au caractère novateur de la Communauté centrale de travail créée en 1918, mais rappellent que les innovations les plus radicales procèdent aussi de pratiques déjà existantes. De manière plus générale, cette enquête sur la constitution du chômage montre combien le changement n’est pas le fruit d’un simple volontarisme des acteurs, mais le produit d’entrelacements complexes entre temporalités longues et conjonctures courtes d’action.
5Ce constat vaut également pour la constitution du droit du travail contemporain. L’étude de la période weimarienne montre en effet que celui-ci n’est pas né des seules leçons tirées après 1945 du désastre nazi, mais qu’il s’enracine dans une histoire bien plus longue dont les lignes de continuité et de rupture tendent, là encore, à se brouiller. Ainsi la notion de communauté de travail (Arbeitsgemeinschaft, Betriebsgemeinscliaft), amplement exploitée par l’idéologie nazie, n’est pas une invention hitlérienne, mais se trouve au principe même de la coopération entre organisations ouvrières et patronales au début des années 1920. L’option d’une troisième voie entre capitalisme triomphant et révolution prolétarienne symbolisée par la métaphore de la communauté est déjà celle du compromis constitutif de la République de Weimar. Hitler se l’est appropriée, après quoi elle a été revisitée par les dirigeants de la République fédérale, de telle sorte qu’elle a traversé, au gré de déclinaisons certes fortement contrastées, les différentes périodes de l’Allemagne du XXe siècle.
6Est-ce à dire que ce que l’on appelle aujourd’hui le « modèle allemand » de relations professionnelles (Wagner 1995 ; Manale 1999) serait l’expression d’un invariant culturel profondément germanique ? Loin de là, cette socio-histoire du chômage invite plutôt à considérer les modèles culturels sous l’angle de la cristallisation dans le temps de configurations d’action particulières. Ainsi l’idée de démocratie sociale et de participation des employeurs et des salariés à une même communauté de production, ou encore les dispositifs spécifiques d’articulation entre l’économique et le social associés aujourd’hui au modèle néo-corporatiste allemand (Giraud et Lallement 1998), renvoient à des modes historiques de structuration du collectif national. Or cette structuration est moins déterminée par la nécessité d’un processus irréversible que par le croisement dans l’action de contraintes et de ressources qui sont pour partie structurellement données, pour partie liées à la contingence de la situation. L’étude de la constitution du chômage est instructive sur ce point. Elle donne une visibilité à ce double ancrage des institutions du travail, à la fois dans une histoire longue et dans des conjonctures singulières d’action. Le point de vue d’une pragmatique sociale permet de penser l’interdépendance de ces deux dimensions, à partir du repérage des glissements et des décalages qui interviennent dans le cours de l’action et qui autorisent des moments de créativité et d’innovation institutionnelles. Ainsi, les ingrédients de ce qui deviendra le « modèle allemand » de relations professionnelles sont à chercher tant du côté des conditions structurelles de possibilité que du côté des concours de circonstances, en particulier dans la manière dont organisations ouvrières et patronales ont négocié la sortie de guerre. Dans une telle perspective, les modèles culturels apparaissent comme la consolidation dans le temps d’agencements spécifiques de pratiques de diverses natures – politiques, juridiques, économiques, sociales... – jusqu’à produire de véritables cadres structurels de l’action (Sewell 1992). Cela revient à situer la culture du côté de l’histoire plutôt que de l’ontologie, mais sans pour autant en faire une catégorie résiduelle. Car quelle que soit la part de contingence des configurations sur lesquelles elle s’appuie, la culture relève avant tout d’une anamnèse visant à produire un ordre symbolique à partir d’une reconstruction du passé, par exemple sous la forme d’un récit sur les origines. A ce titre, elle implique la désingularisation de configurations historiques données et un processus de montée en généralité. Mais la redéfinition massive des pratiques collectives relatives au travail sous la République de Weimar et ses incidences sur le long terme montrent que la constitution des modèles culturels ne s’épuise pas dans une mise en récit textuel (Geertz 1973). La juridicisation de ces pratiques fonde dans les années 1920 un puissant opérateur de montée en généralité et de consolidation de configurations qui auront ensuite vocation à devenir des référents naturels de l’action.
7La notion de culture, implicitement associée au « modèle allemand », peut ainsi être envisagée, de manière dynamique, à travers la production toujours réajustée d’un ordre symbolique qui donne sens aux choses. Elle prodigue les références communes permettant d’organiser l’action et du coup de l’inscrire dans un ordre a posteriori effectivement nécessaire des choses. Cette socio-histoire du chômage rejoint ainsi les analyses de la culture en terme de « boîte à outils » offrant un ensemble de ressources disponibles pour l’action (Swidler 1986, Boltanski et Thévenot 1991, Trom 1997, Lackner et Werner 1999). Elle ouvre aussi, de manière programmatique, des pistes de recherche sur la manière dont cette boîte se constitue et se renouvelle. Un tel programme viserait à éviter le double écueil d’une position essentialiste, à partir d’une interrogation sur la production de la culture, et d’une position relativiste, à partir de la prise en compte de ses effets structurants sur les pratiques et les institutions.
8Ainsi la catégorie Arbeitslosigkeit devient, une fois établie, un référent commun de l’action. Sa codification juridique sous la République de Weimar pose un terme à son instabilité sémantique, à tel point que la notion d’Arbeitslosigkeit se confond aujourd’hui avec sa définition par l’assurance chômage. Contrairement au français qui dispose d’un seul terme pour désigner le non-travail involontaire pour cause économique, l’allemand opère aujourd’hui encore une différence entre les chômeurs enregistrés par les institutions du marché du travail et les autres. Dans la filiation de la distinction weimarienne entre Erwerbslose et Arbeitslose, l’Erwerbslosigkeit se rapporte à l’ensemble des actifs à la recherche d’un travail, y compris ceux de plus de soixante-cinq ans ou non immédiatement disponibles, tels que les étudiants en fin de scolarité. La catégorie Arbeitslosigkeit, plus restrictive, se limite quant à elle aux personnes à la recherche d’un travail salarié, inscrites à l’office de placement et immédiatement disponibles. Elle circonscrit, dans la filiation de la loi de 1927, un espace social du chômage, structuré par des pratiques et des techniques d’identification institutionnelles particulières qui génèrent des effets de positions individuelles et des stratégies d’action collective. Les « modèles culturels » se nourrissent de cette générativité sociale des catégories (Quéré 1994) productrices de représentations, mais également de normes, de statuts et de comportements.
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