7. Médiation associative et coalition réformatrice
p. 139-158
Texte intégral
1Fondées sur le principe de la libre adhésion, les associations offrent au XIXe siècle la possibilité de nouveaux espaces de publicité (Öffentlichkeit) en marge du cadre institutionnalisé des pouvoirs publics (Habermas 1993). Entamant le monopole d’interprétation des affaires publiques détenu par l’Église et l’État, elles constituent une voie d’émergence et de mise en forme de problèmes inédits, rejetés ou ignorés par les institutions établies. Lieux d’échange, de discussion et de coordination entre des acteurs d’horizons divers, elles ont contribué à inscrire le chômage dans un espace national de généralité et à le doter d’une pertinence que lui récusent les autorités politiques du Reich.
2Théorisées par Robert von Mohl et Lorenz von Stein comme des lieux d’entraide et d’auto-organisation des personnes, elles s’inscrivent dans une relation de complémentarité et non d’opposition à l’État (Pankoke 1972 : 199 sq. ; Koselleck 1990 : 81-95 ; Böckenförde 1963). Dans la conception libérale allemande du XIXe siècle, elles sont des intermédiaires nécessaires entre l’individu et l’État et relèvent ainsi de la théorisation de l’État et de sa subsidiarité. Espaces d’équilibration de la pluralité constitutive de la société, elles se prêtent au dialogue et à la concertation et sont appelées à désamorcer les tensions qui menacent la cohésion sociale.
3Dans les pratiques du Kaiserreich cependant, elles sont loin d’être assimilées à des organes de subsidiarité comme le prônait Lorenz von Stein. Alors que certaines, telles que le Verein für Socialpolitik, sont consultées par le gouvernement, d’autres telles que les organisations ouvrières peuvent être frappées d’interdiction. Selon leurs objectifs et les périodes, elles font l’objet de traitements différenciés. Mais quelle que soit l’attitude des autorités à leur égard, elles cherchent toutes à faire valoir leurs positions dans la conduite des affaires publiques. Constituées autour de la défense d’une cause, elles en assurent la traduction en un discours de l’intérêt général politiquement justifiable et visent son exportation vers l’arène étatique (Offerlé 1994). Variable, leur répertoire d’action s’étend de l’organisation de conférences à la grève et au lockout, en passant par l’activité éditoriale et l’envoi de résolutions au chancelier, au Reichstag ou au Bundesrat. A défaut d’espace national d’intervention sur le chômage, c’est ainsi un espace national de débat public qui s’esquisse sous le Kaiserreich par la médiation des diverses associations qui se saisissent de la question1.
4Définies par un projet de coordination des personnes autour d’un objectif commun, les associations sont tout à la fois des supports de spécialisation et des ferments de dépassement des singularités. Ainsi l’Association des statisticiens des villes (Verband Deutscher Städtestatistiker), l’Association des bureaux de placement allemands (Verband Deutscher Arbeitsnachweise), le Stadtetag et les syndicats matérialisent sous le Kaiserreich autant de canaux d’inscription du chômage dans un espace national de généralité, quoique selon des logiques et des motifs particuliers. La tension permanente entre l’aspiration à la généralité qui caractérise le projet associatif et les engagements situés de ses différents protagonistes tend néanmoins à gripper les rouages de ce moteur de montée en généralité. Exemplaire en la matière, l’activité de l’Association des statisticiens des villes suggère les limites de la production catégorielle à partir de la seule nationalisation2 de questionnements locaux. De la même manière, l’Association des bureaux de placement, composée de praticiens locaux, se révèle dans l’impossibilité de structurer un marché national du travail, sans engagement politique du Reich.
5D’autres regroupements, comme l’Association pour la réforme sociale (Gesellschaft für Sozialreform) ou l’Association de lutte contre le chômage (Gesellschafi zur Bekämpfung der Arbeitslosigkeit), procèdent quant à eux d’un projet de fédération de l’ensemble des artisans de la réforme sociale, indépendamment de leur ancrage territorial ou professionnel. A vocation plus généraliste, ces associations génèrent par leurs interpénétrations avec les précédentes un véritable réseau réformateur relatif au chômage3. Reflétant la pluralité constitutive de la société allemande, elles ne sont pas le lieu d’un consensus social, mais celui d’une quête de coordination entre des conceptions et des pratiques politiquement et géographiquement situées. Dans la mesure où elles transcendent les singularités et organisent leurs relations, elles contribuent à la constitution d’un espace national de la réforme sociale, mais échouent à assurer sa traduction en mesures politiques concrètes.
La délicate conversion nationale de pratiques situées
L’Association des statisticiens de villes et la quête de généralité
6L’Association des statisticiens des villes illustre cette tentative de coordination d’expériences et d’acteurs locaux dans la production d’une généralité nationale. Figures exemplaires du praticien local aux aspirations réformatrices plus larges, ses membres associent les impératifs pratiques de l’intervention municipale aux exigences cognitives de la généralité statistique (Zimmermann 1994a). Cette double inscription dans la singularité d’une logique politique située et dans les visées généralisatrices d’une logique scientifique en fait les artisans d’une articulation croisée entre espaces scientifiques et politiques, locaux et nationaux. La Conférence puis le VerbandDeutscher Städtestatistiker (VDSS), au sein desquels ils s’associent à partir de 1888, sont le lieu d’une mise en forme collective de cette articulation. Les quêtes de scientificité et de reconnaissance en sont les principaux ressorts. Généralité scientifique et légitimité professionnelle s’y déterminent dans une relation d’interdépendance, fonctionnant sur le mode de ressources réciproques auxquelles le regroupement associatif ouvre l’accès4.
7Les vingt-trois notices biographiques établies pour les statisticiens au service des plus grandes villes allemandes dont les initiatives ont eu un impact national, voire international5, permettent de brosser à grands traits le profil de ces hommes. Le premier élément marquant est leur constance dans la fonction. Ils se consacrent presque tous à la statistique municipale du début à la fin de leur carrière. Sur les quatre-vingt-sept statisticiens des villes recensés pour la période 1890-1913, seuls quatre sont passés par le bureau statistique d’un État fédéré, mais sans jamais dépasser le grade d’assistant6.
8De formation universitaire supérieure, élèves des maîtres du Verein für Socialpolitik tels que Roscher, Schmoller, Wagner, Engel ou Brentano, la plupart d’entre eux sont titulaires d’un doctorat en droit ou éventuellement, à partir de la deuxième génération, en économie politique. Ce léger glissement par rapport aux canons traditionnels de recrutement du personnel administratif reflète la vocation économique et sociale de la statistique municipale. Alors qu’en 1902 la social-démocratie, soutenue par certains députés libéraux, dont le statisticien municipal Ernst Hasse, dénonçait au Reichstag le règne des juristes et de la bureaucratie sur la statistique7, ce déplacement du droit vers l’économie politique est symptomatique d’une transformation plus profonde des constellations intellectuelles de l’époque. Comme le souligne Gerhard Dilcher (1976 : 58), de nombreux intellectuels du tournant du siècle, dont les plus connus en France sont Lujo Brentano et Max Weber, se sont détournés du droit, leur discipline d’origine, dans un mouvement de fuite du positivisme juridique triomphant des années 1890-1914. L’État wilhelmien a ainsi réussi à faire en sorte que les critiques du droit s’excluent eux-mêmes de la discipline, faisant par la même occasion de l’économie politique un vivier de dissidence. Corollaire de cette dissidence intellectuelle, l’engagement libéral des statisticiens locaux8 trouve dans les villes, le plus souvent à majorité libérale, une tribune d’expression plus facilement qu’ailleurs.
9Loin de se contenter de produire des chiffres sur les objet désignés à leur attention par les instances administratives ou politiques, les statisticiens cherchent à élaborer de véritables projets de réformes à partir des résultats obtenus. René Kuczynski, directeur de l’Office statistique d’Elberfeld depuis 1904, puis de Schoneberg à partir de 1907, en offre une bonne illustration. Remarqué d’abord pour son engagement sur la question du logement, il se distingue ensuite par l’ouvrage qu’il publie en 1913 sur les salaires et le temps de travail. En 1910, il prend fermement position en faveur d’une assurance chômage obligatoire pour l’ensemble du Reich et, à titre provisoire, pour le système de Gand (Kuczynski 1910). L’itinéraire de cet homme est révélateur. Élève de Brentano et ami de leaders sociaux-démocrates tels que Kautsky, Bernstein, Südekum ou Liebknecht, il a fait son apprentissage de la statistique du travail entre 1899 et 1902, aux côtés de Carroll Wright aux États-Unis9, avant d’entrer au service de la statistique des villes allemandes (Kuczynski 1957 : 17 et 42). Loin de faire figure d’exception, René Kuczynski partage ce profil de réformateur avec nombre de ses collègues.
10Mais leur ancrage local confine les statisticiens des villes dans un rôle d’agitateurs sous le Kaiserreich. Ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’ils accèdent aux instances statistiques du Reich ou des États fédérés avant la Première Guerre mondiale. Seuls trois hommes sur les quatre-vingt-sept recensés sont parvenus à s’élever dans la hiérarchie administrative : Wurzburg (Dresde) qui prend en 1901 la direction des services statistiques de l’État de Saxe, Feig (Düsseldorf) et Tenius (Dortmund) recrutés tous deux en 1907 par l’Office statistique du Reich au titre de spécialistes de la statistique municipale. Les membres du VDSS investis de mandats parlementaires et à même de défendre les orientations du collectif au sein des assemblées politiques sont également rares : Hasse (Leipzig) et Böhmert (Brême) sont députés du parti national-libéral au Reichstag, tandis que Most (Düsseldorf) représente ce même parti au parlement prussien. Mais leur influence est limitée par la position dissidente qu’ils occupent au sein de leur parti.
11A la fois statisticiens et experts sociaux, les statisticiens locaux incarnent la dialectique de la pratique et de la réforme qui s’instaure alors au niveau municipal. S’ils peuvent trouver, au titre de réformateurs, des alliés dans les rangs politiques et administratifs de leur ville, ils souffrent en tant que statisticiens d’un manque d’interlocuteurs et de reconnaissance. Certes, leur apprentissage du métier dans le cadre d’un « volontariat », stage pratique obligatoire au sein d’un office statistique, vaut acte de baptême et d’intronisation dans le cercle. L’Office de Berlin a ainsi contribué, en raison de sa taille et de sa réputation, mais également de sa proximité géographique avec le séminaire de statistique très prisé que donnait Ernst Engel dans la capitale, à la formation de toute une génération de statisticiens locaux. Des liens durables s’y sont forgés. A Breslau, Magdebourg, Dresde, Wiesbaden, Nuremberg, Charlottenbourg, Neukoln et Berlin bien sûr, on retrouve les anciens élèves de Richard Boeckh, responsable des services berlinois de 1875 à 1902 (Silbergleit 1912 :58-59). Cependant, une fois en poste, ces hommes disséminés aux quatre coins de l’Allemagne se plaignent de leur isolement, d’autant plus qu’ils sont amenés à se saisir d’objets jusqu’alors hors du champ de la discipline10. L’absence de savoirs préconstruits, en matière de logement, de salaires ou de chômage par exemple, contribue à amplifier le besoin de confrontation des méthodes et des résultats. Leur regroupement en association vise à créer un lieu d’échange permettant de rompre cet isolement et de favoriser la reconnaissance nationale de leurs travaux. L’objectif premier de leurs rencontres est le soutien aux actions menées à titre individuel par chacun des adhérents, mais le collectif ainsi formé produit au fil des années sa propre dynamique. La quête de généralité, inhérente à la démarche et aux exigences de comparabilité du statisticien, connaît par la médiation du collectif un changement d’échelle : communale au départ, elle prend avec le VDSS une dimension intercommunale, voire nationale.
12Cette aspiration à la généralité se conjugue étroitement avec des enjeux de professionnalisation et de quête de légitimité au sein de la communauté statistique nationale. Le postulat d’une spécificité de la statistique municipale et de ses objets, la désignation à travers les statuts des membres autorisés et l’exclusion des non-initiés suggèrent dès l’acte fondateur une telle dimension. Complexe, cette stratégie vise l’intégration de ces acteurs nouveaux au sein d’un groupe professionnel préexistant, tout en érigeant leur spécificité en valeur identitaire. Comme l’a montré Luc Boltanski (1982) pour les cadres, la définition et l’objectivation d’un nouveau groupe ne dépendent pas du seul volontarisme de ses fondateurs, mais nécessitent aussi de composer avec les découpages sociaux préexistants et les différentes instances qui les produisent. Le travail de constitution et d’unification du groupe passe ainsi par son positionnement par rapport aux statisticiens du Reich et des États fédérés, dans une relation ambivalente de concurrence et de recherche d’alliances. A titre d’exemple, lorsque les statisticiens des villes dénoncent les enquêtes sur le chômage menées à partir des années 1890 par les associations ouvrières comme des « œuvres de dilettantes11 », ils se réfèrent à un registre corporatiste large. En revanche, lorsqu’ils revendiquent un droit de cité au sein de la Conférence nationale des statisticiens, ils arguent de la spécificité et de la complémentarité de leurs travaux par rapport à ceux de leurs pairs.
13Le caractère situé de leur action, au plus près des manifestations de la question sociale, et la mobilisation de cette connaissance de proximité dans la production de nouvelles catégories statistiques fondent les principaux traits de la compétence inédite qu’ils cherchent à faire valoir. Aussi est-ce au nom d’un localisme affiché que les statisticiens des villes se sentent habilités à désigner à l’attention de leurs homologues nationaux de nouveaux objets statistiques jusqu’alors dotés uniquement d’une pertinence locale. La question du chômage posée lors du recensement de 1895, celle du lieu de travail formulée en 1900, ou encore celle de l’identité du dernier employeur, constituent autant de thèmes exportés sur la scène nationale par ces experts locaux. Indépendamment des justifications d’intérêt général publiquement avancées, cette exportation leur permet de gérer la tension qui naît du dilemme de l’articulation entre les visées globalisantes du collectif et le caractère local, partiel des programmes concrètement conduits par chacun des membres du VDSS. Cherchant à combiner les exigences de généralité du statisticien et l’expérience de la pluralité de l’expert local, les statisticiens des villes tentent de valoriser en atout auprès de la communauté statistique nationale le caractère situé de leur action, qu’ils identifient par ailleurs comme l’obstacle à leurs prétentions à la généralité. A travers un changement d’échelle, ils cherchent ainsi à convertir en ressource ce qui sur le terrain municipal contraint leur action.
14Comme l’a révélé l’analyse des statistiques municipales du chômage, la diversité des dispositifs d’enquête ruine effectivement tout espoir de comparaison d’une ville à l’autre. En tant que fonctionnaires municipaux, les statisticiens des villes sont conscients des impératifs d’efficience administrative et politique à l’origine de cette diversité. Tiraillés entre les exigences contradictoires de leur double identité de fonctionnaire municipal et de statisticien, ils sont contraints de composer. La reconnaissance de l’irréductible hétérogénéité des démarches locales va ainsi de pair avec la désignation du Reich comme espace de mise en œuvre d’une statistique du chômage digne de ce nom. En raison de la dissociation de plus en plus fréquente entre lieu de résidence et lieu de travail, une telle statistique ne peut, pour les membres du VDSS, se limiter à une municipalité, mais doit aussi être celle des mouvements de population entre la ville où se concentrent les activités industrielles et ses alentours12. Extrêmement lucides quant aux contradictions qui les tenaillent, les statisticiens des villes associent la généralité statistique à la définition d’une convention nationale d’équivalence, par opposition à l’irréductible pluralité des principes de généralité qui caractérise les expériences locales. Seule une logique spécifique de totalisation élaborée pour l’ensemble de l’Empire peut, de leur avis, délimiter un espace de généralité approprié à la mesure du chômage.
15Mais les services de l’Empire restent sourds aux appels du VDSS en faveur d’une formulation régulière de la question du chômage à l’occasion des recensements. Dans ce conflit entre instances statistiques municipales et nationales, les positions défendues par les statisticiens des villes sont cohérentes avec leur engagement politique. L’exigence d’une statistique nationale du chômage fondée sur la définition d’une relation d’équivalence générique est le pendant de l’appel à l’intervention de l’État en matière de politique sociale, et plus particulièrement de l’instauration d’une assurance chômage sous l’égide du Reich. En tant que libéraux, les statisticiens des villes exigent, selon un compromis difficile, d’une part des lois-cadres et des financements étatiques, d’autre part le maintien d’une large autonomie communale dans la mise en œuvre des mesures. Défenseurs d’un modèle de régulation sociale située mais appuyée par l’État, ils demeurent attachés au principe de la Selbstverwaltung tout en y concédant quelques restrictions ; restrictions indispensables à la coordination des espaces locaux dans un cadre territorial plus vaste susceptible d’intégrer les chômeurs évoluant aux marges des collectifs municipaux et professionnels. En tant qu’espace de souveraineté politique dont les potentialités de généralité sont les plus grandes, le territoire de l’État-nation est désigné par les statisticiens des villes comme le lieu d’adéquation entre l’espace économique des manifestations du chômage et l’espace politique de son traitement.
16Loin de se limiter à une dimension théorique ou méthodologique, la question de la mise en équivalence statistique s’inscrit par conséquent au cœur de la construction et de la définition des compétences de l’État allemand. Dans les tensions qu’il stigmatise entre logiques locales et nationale, le travail de production catégorielle est le fruit de luttes entre des groupes professionnels dont les intérêts sont définis de manière croisée par la position qu’ils occupent d’une part dans les champs administratif et politique, d’autre part sur l’échelle du local et du national. A travers l’étude du VDSS, ce sont plus largement les enjeux et les incertitudes relatifs à la construction d’un espace national de généralité statistique et politique qui se laissent décrypter, espace dans lequel ses membres cherchent à inscrire la spécificité du local. Or c’est là toute la difficulté pour ces hommes qui, à partir de positions municipales, tentent de promouvoir à travers leur association une convention nationale d’équivalence sur le chômage. Incompatible avec les contraintes de leur action située, la mise en œuvre d’une telle convention semble devoir passer par les autorités politiques et administratives du Reich auxquelles ils n’ont qu’un accès limité. Consubstantielle aux trajectoires individuelles, aux conflits politiques, à la fabrication d’identités professionnelles et aux modes d’énonciation de la généralité statistique, l’articulation entre scènes locales et nationale qui prévaut sous le Kaiserreich se révèle, dans la définition de la position et de l’identité du statisticien des villes, la contrainte déterminante dans laquelle se synthétisent toutes les autres tensions.
L’Association des bureaux de placement allemands et l’unification territoriale du marché du travail
17Technique d’unification territoriale de la nation au même titre que la statistique, le placement est un autre vecteur d’inscription du chômage dans un espace national de généralité. Le Verband Deutscher Arbeitsnachweise (VDA) est créé en 1898 à l’instigation d’Ignaz Jastrow (Charlottenbourg), de Karl Flesch (Francfort) et de Richard Freund (Berlin) qui en assure la présidence. Regroupement d’acteurs locaux, cette association vise à fédérer l’ensemble des bureaux de placement public du Reich13. La création de nouveaux bureaux, l’uniformisation de leurs pratiques à partir de la définition de normes communes, le développement du paritarisme et la constitution de réseaux interlocaux comptent parmi ses principaux objectifs. Cherchant à dépasser l’exiguïté du cadre communal pour ajuster l’offre et la demande de travail, ses membres font du placement l’outil d’un nouvel agencement entre travail, non-travail et territoire.
18Cette volonté d’ancrer le placement, à travers la fédération des bureaux municipaux, dans un cadre territorial plus large se heurte toutefois, elle aussi, à la diversité des pratiques communales. Les problèmes posés par l’élaboration d’une statistique mensuelle nationale en sont une illustration. La statistique du placement est établie à partir des rapports d’activité eux-mêmes déterminés selon les règles de fonctionnement propres à chaque bureau. Du coup, l’harmonisation des statistiques locales, préalable nécessaire à toute statistique nationale rigoureuse, implique une réorganisation des bureaux selon des normes minimales communes. Le degré de différenciation de l’activité de placement par exemple, par catégories de métier, secteurs ou plus simplement selon une distinction entre ouvriers qualifiés et non qualifiés, est très variable. De la même manière, certains bureaux enregistrent les demandes des travailleurs itinérants ou de ceux dont ils ne couvrent pas la spécialité, d’autres non.
19Or l’organisation des offices de placement ne relève pas de la seule initiative de leurs directeurs. Elle dépend de moyens financiers et de décisions politiques dont le contrôle leur échappe. A l’instar des statisticiens des villes, les principes de généralité auxquels adhèrent les membres du VDA ne sont pas forcément compatibles avec les critères d’efficience de leur action de terrain. Alors que leur quête de coordination est compromise par les impératifs de leur action située, ils en appellent eux aussi à l’État pour élaborer une codification nationale des pratiques de placement. Ces praticiens locaux, parmi lesquels on compte en 1902, en dehors des membres fondateurs déjà cités, Alexander Dominicus (Strasbourg), Ernst Hirschberg (Charlottenbourg, statisticien), Sigmund Schott (Mannheim, statisticien) et Karl Singer (Munich, statisticien) ne sont d’ailleurs pas à court de propositions. Mais leur aspiration à faire du placement un outil d’édification d’un marché national du travail est tributaire de l’intervention de l’État, seule capable de convertir en espace d’action l’espace de généralité dans lequel ils se projettent.
20Ouvert à l’ensemble des défenseurs du placement public et pas seulement à ses praticiens, le VDA bénéficie d’un spectre d’influence plus large que le VDSS qui regroupe uniquement les professionnels de la statistique municipale. La présence en son sein de personnalités d’envergure nationale – tels Ernst Francke, vice-président à partir de 1901 de la section allemande de l’Association pour la protection légale des travailleurs, Heinrich Herkner, professeur d’économie politique et membre du Verein für Socialpolitik, Fanny Imle du SPD, Hermann Pachnicke et Richard Roesicke, membres de la fraction libérale progressiste (Freisinnige Vereinigung) du Reichstag ou Viktor Leo et Friedrich Zahn, représentants de l’Office de l’intérieur et de l’Office statistique du Reich – assure la diffusion de ses orientations vers les instances politiques nationales et les autres associations qui gravitent autour de la question sociale. Ces relais connectent le VDA aux différentes scènes réformatrices du Kaiserreich, mais ne le dotent pas pour autant d’alliés proches de l’exécutif. A l’exception de la loi de 1910 sur la limitation et la réglementation du placement privé, le VDA se montre impuissant à inscrire ses visées réformatrices dans les orientations politiques du gouvernement. En dépit de son ouverture, il demeure une association d’experts locaux.
21Ses travaux ont beau attirer l’attention d’un certain nombre de responsables politiques nationaux, sa composition libérale compromet l’alliance recherchée avec les conservateurs du gouvernement.
Regroupement associatif et synergie réformatrice
22A côté de ces associations spécialisées, telles que le VDSS ou le VDA nés de l’impulsion d’acteurs municipaux soucieux d’uniformiser leur action et de l’inscrire dans une généralité nationale, d’autres regroupements à vocation plus généraliste et au recrutement plus diversifié se saisissent de la question du chômage. L’Association pour la réforme sociale (Gesellschaft für Sozialreform) et l’Association de lutte contre le chômage (Gesellschaft zur Bekampfung der Arbeitslosigkeit) fondent à ce titre de véritables espaces d’échange et de circulation des idées entre personnel politique, administratif et savant, experts locaux et nationaux14. Contrairement au VDSS et au VDA, qui instrumentent l’espace national comme un moyen de résoudre les contradictions de l’action située de leurs membres, ces associations inscrivent d’emblée le chômage dans une dimension nationale. Alors que les premières se caractérisent par une quête de coordination d’acteurs municipaux entre eux, les secondes sont, de par leur composition, des lieux d’articulation entre scènes locales et nationale.
23Réformateurs protestants et catholiques s’y retrouvent au coude à coude15 . Même les sociaux-démocrates rejoignent ce groupement réformateur par leur adhésion à la Gesellschaft zur Bekampfung der Arbeitslosigkeit (GzBA) en 1911, après le tournant réformiste du SPD. Fortes de cette diversité confessionnelle et politique, la Gesellschaft für Sozialreform (GfSR) et la GzBA, toutes deux sections nationales d’organisations internationales, sont par ailleurs ramifiées en groupes locaux. Elles fédèrent ainsi un large éventail d’acteurs, allant des personnalités politiques et savantes de la scène nationale aux praticiens locaux de l’action sociale. L’intégration des ouvriers dans la société est leur leitmotiv et la réforme leur outil de prédilection. C’est en vue de son développement que ces hommes entendent coopérer et, si possible, se coordonner.
L’Association pour la réforme sociale : un nouveau projet de société
24Créée en 1901, la Gesellschaft für Sozialreform est la section allemande de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs, fondée en 1900 à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris (Herren-Oesch 1990 ; 1992). Dans la conjoncture anti-réformiste de « l’ère von Stumm16 », la fondation par von Berlepsch de la GfSR prend une signification toute particulière. Bien plus qu’une simple section nationale d’une organisation internationale, elle est pour son fondateur l’outil d’un sursaut réformateur et d’un vaste mouvement de citoyens en faveur de la réforme sociale (Ratz 1980 : 20 sq.).
25Ministre du Commerce et de l’Industrie entre 1890 et 1896, von Berlepsch a été l’artisan de la mise en œuvre de l’ordonnance impériale du 4 février 1890, de la révision de la Gewerbeordnung, de la création de la Commission de statistique ouvrière et de l’organisation de la première Conférence internationale de protection des travailleurs tenue à Berlin en 1890. Il a été invité à quitter ses fonctions en 1896, après le revirement de la politique impériale, sans avoir pu agir sur les trois dossiers auxquels il déclare rétrospectivement avoir voulu s’atteler : l’amélioration de l’habitat, la lutte contre le chômage et la réglementation du placement (Berlepsch 1925 : 45). C’est au sein de la GfSR qu’il poursuivra son action en faveur de la réforme sociale, espérant gagner l’adhésion des milieux industriels et savants, afin de créer une large coalition réformatrice en mesure de faire pression sur le gouvernement.
26Ce souci de pluralisme se reflète dans la composition du bureau national de la GfSR constitué en 1901. Y siègent dix délégués d’associations ouvrières ou d’Angestellte, trente et un membres des « couches cultivées » et huit employeurs. Mais, loin de satisfaire aux ambitions de von Berlepsch, ces derniers sont tous des petits employeurs peu influents, alors que les représentants de la grande industrie manifestent leur hostilité au projet17 . La propagande en faveur de l’adhésion des médecins, des fonctionnaires et des enseignants se solde, elle aussi, par un échec. Quant aux sociaux-démocrates, ils boudent l’association par refus de compromission réformiste, même si des rapprochements s’esquissent au niveau local à l’instigation des révisionnistes. Les responsables municipaux sont les autres grands absents. Seul Richard Freund, directeur de l’administration des assurances berlinoises, de l’Association berlinoise de placement et du VDA, représente les réformateurs locaux au sein du bureau national. Au niveau local, toutefois, de nombreux acteurs municipaux, tels Karl Flesch ou Alexander Dominicus, participent aux travaux des sections de la GfSR. Aussi semble-t-il qu’à l’exception des sociaux-démocrates, la GfSR ait tout de même réussi à fédérer une grande partie des volontés réformatrices du Kaiserreich. Les représentants du protestantisme social d’obédience libérale, tel Brentano, ou conservatrice, tels Stocker, Wagner ou Schmoller, y côtoient ceux du catholicisme social comme Hitze ou Pieper, tandis que les parlementaires du Zentrum y cohabitent avec les libéraux. C’est autour de ces diverses appartenances que se déploie la synergie réformatrice de la GfSR, section nationale la plus importante de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs avant la Première Guerre mondiale. En 1901, elle compte 673 membres contre 113 pour la section française où les socialistes sont pourtant présents. En 1906, elle peut se prévaloir de 1523 adhérents à titre individuel et de 172 à titre collectif, parmi lesquels des syndicats ouvriers – libéraux et confessionnels – et d’Angestellte qui représentent au total un million de travailleurs organisés (Ratz 1980 : 57).
27Cherchant à appuyer à la manière du Vereinfür Socialpolitik discussions et débats sur des études scientifiques, la GfSR ne compte pas moins de treize membres du Verein au sein de son bureau national18 . Mais à la différence du Verein, elle revendique un activisme politique, avec un but affiché d’agitation sur des thèmes rejetés par le gouvernement. La paix sociale est son mot d’ordre. « La réforme sociale est notre arme et notre espoir », estime von Berlepsch (1903 : 30), président de l’Association de 1901 à 1920, qui ne voit point d’autre alternative que celle de la réforme ou de la révolution :
Ceux qui aujourd’hui n’ont pas encore compris qu’il faudra dans les plus brefs délais compter avec la social-démocratie comme représentant de la majorité de la population ouvrière, ceux qui s’imaginent encore pouvoir, par la force et de misérables mesures policières, casser son influence sur le monde ouvrier, ne sont pas seulement frappés de cécité, mais deviennent, lorsqu’ils exercent quelque influence sur la direction politique des affaires de l’État, de véritables dangers [...]. (Berlepsch 1903 : 26 27.)
28L’amélioration du sort des travailleurs est pour Berlepsch la seule barrière efficace contre l’avancée de la social-démocratie et de ses projets révolutionnaires, à condition que cette amélioration ne se réalise pas contre – comme au temps de Bismarck – mais avec les organisations ouvrières. Si l’ennemi demeure le même, la révolution, les armes du combat ont évolué. Il ne s’agit plus d’éradiquer la social-démocratie, mais de la domestiquer, à travers son implication dans l’organisation sociale et économique. Les associations professionnelles constituent, en tant qu’instances de représentation et d’entraide ouvrières, à la fois la cible et le pilier de cette orientation réformiste. Partagée par les catholiques sociaux du Zentrum et les libéraux progressistes, cette orientation est celle de la promotion d’une sphère d’autodétermination collective intermédiaire entre l’État et les personnes, sans pour autant exclure l’intervention de l’État, requise pour la définition d’un cadre réglementaire commun ou en cas de défaillance des collectifs intermédiaires.
29Le programme d’action de la GfSR se décompose ainsi en deux volets complémentaires. Le premier, relatif à la négociation collective, porte sur la reconnaissance juridique des associations ouvrières19, sur la création d’un Office national du travail avec ses répliques locales associant représentants ouvriers et patronaux, enfin sur la promulgation d’une législation codifiant les principes du paritarisme, de la conciliation et des conventions collectives. Le second volet met l’État plus directement à contribution, à travers la fixation d’une durée maximale du travail dans les entreprises aux activités nuisibles à la santé, l’extension de la législation de protection ouvrière aux travailleurs à domicile, du commerce et des transports, l’organisation unifiée d’un marché national du travail et la lutte contre le chômage (Berlepsch 1925 : 66 ; Ratz 1980 : 20). Les réformateurs de la GfSR estiment en effet que les municipalités et les syndicats ne peuvent plus assumer seuls le traitement de plus en plus lourd du chômage. Afin de pallier la défaillance de ces collectifs intermédiaires, ils requièrent l’intervention de l’État.
30Ainsi en 1914, von Berlepsch et Francke demandent au chancelier Bethmann-Hollweg, au nom de la GfSR, une intervention du Reich en faveur des chômeurs. Ils justifient leur démarche par la situation financière désastreuse des syndicats dont les caisses sont grevées par les allocations chômage.
Parce qu’ils (les syndicats) sont, par le biais des conventions collectives et des négociations paritaires inaugurées depuis quelques années, un des facteurs les plus importants de la paix sociale, le gouvernement ne peut se permettre de les acculer à la faillite et de les laisser sombrer20.
31Mais les vertus d’une action gouvernementale ne s’arrêtent pas là pour les deux responsables de la GfSR, qui font également valoir ses effets positifs sur l’intégration des chômeurs à l’ordre politique et économique.
Le Reich prend les chômeurs à sa charge, il les prémunit contre la pire détresse et protège les organisations professionnelles qui se ruinent pour leurs membres. L’effet en serait profond et durable. La confiance éveille la confiance, l’intégration du mouvement ouvrier dans la société actuelle en serait renforcée21.
32L’intégration par la confiance, c’est bien là le maître mot de la GfSR. Pour reprendre la distinction opérée entre trust et confidence, il s’agit cette fois de la confiance au sens de confidence, c’est-à-dire d’une confiance dans les institutions ou d’une croyance dans les représentations qu’elles véhiculent, plus que dans des personnes singulières. Cette intégration par la confiance rime à la GfSR avec l’égalité juridique, l’octroi de droits compensatoires et la reconnaissance des ouvriers en tant que citoyens et acteurs économiques à part entière. Pour les représentants de cette nouvelle conception réformatrice qui s’épanouit au début du siècle, seule la substitution de relations de droit aux relations de pouvoir dans les rapports sociaux et de travail peut permettre de gagner la confiance ouvrière. Dans le domaine social, la bienfaisance de l’assistance doit faire place à l’octroi de droits, tels que l’indemnisation chômage, assurant la protection des agents économiques les plus faibles. Dans le domaine du travail, l’organisation collective des ouvriers doit contribuer à équilibrer la relation inégalitaire entre employeurs et travailleurs. L’égalité revendiquée passe par la reconnaissance juridique des syndicats en tant qu’acteurs collectifs de défense des intérêts des ouvriers, individuellement en position de subordination à l’employeur22. En offrant un moyen de dépasser le caractère singulier de la dépendance induite par le contrat de travail, le collectif doit permettre, à travers la construction d’identités et d’intérêts communs, de faire du travailleur un sujet de droits. Le principe de la subordination individuelle ne s’en trouve pas pour autant aboli, mais tempéré, encadré par la médiation du collectif23 . La reconnaissance des organisations ouvrières en tant qu’acteurs légitimes des négociations paritaires et de la codétermination (Mitbestimmung) constitue le pendant sur le marché du travail de l’égalité individuelle revendiquée dans le domaine politique.
33L’exigence d’une intervention du Reich en matière d’aide aux chômeurs s’inscrit par conséquent dans une conception plus globale de la réforme sociale, qui accorde une place de choix à la coordination située d’acteurs sociaux collectivement organisés. Dans une telle perspective, l’État intervient comme le garant des droits de chacun, éventuellement comme acteur de la régulation en cas de défaillance des parties engagées. Ce modèle ne fait certes pas l’unanimité au sein de la GfSR. Il bute notamment sur l’opposition de la vieille génération des protestants conservateurs incarnée par Wagner et Schmoller, fidèles à la conception bismarckienne d’une régulation étatique de la société. Expression de la nouvelle alternative réformatrice qui s’affirme sous le Kaiserreich, ce programme fédère cependant, tout du moins pour ce qui est de ses principes généraux, la majorité des militants de la GfSR, des catholiques sociaux du Zentrum aux libéraux progressistes : ceux-là mêmes qui, sur les scènes municipales où ils bénéficient d’un rapport de force politique favorable, sont les artisans de mesures inédites de lutte contre le chômage. Mais sur la scène nationale, le conservatisme dominant des instances exécutives et administratives ne leur laisse aucune latitude d’action.
34Jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’est la défiance à l’égard des ouvriers et de leurs organisations qui domine les rangs gouvernementaux. L’agitation entretenue par la GfSR par l’intermédiaire de la revue Soziale Praxis, des cahiers de l’Association et de multiples résolutions adressées au chancelier, au Reichstag et au Bundestag, n’y change rien, pas plus que la présence de nombreux parlementaires catholiques et libéraux en son sein. L’échec en 1907 de la tentative de Francke de créer au Reichstag un front de la réforme sociale englobant l’ensemble des partis non-conservateurs (Ratz 1980 : 149) suggère combien, par-delà le conservatisme gouvernemental, les états-majors des partis d’opposition restent eux-mêmes prudents et suspicieux en matière d’initiatives réformatrices. A la fin du Kaiserreich, les réformateurs sociaux demeurent politiquement isolés sur la scène nationale, sans parvenir à imposer leurs idées au sein même de leur propre parti.
35Limité avant 1918 à des mises en œuvre partielles par certaines municipalités, le programme réformateur de la GfSR sera au fondement de la politique weimarienne du travail. Les initiatives de coopération de certains de ses membres avec les sociaux-démocrates au niveau local préfigurent l’ébauche de la coalition réformatrice weimarienne qui associera Zentrum et SPD aux libéraux de gauche.
L’Association de lutte contre le chômage : fédération d’experts et de praticiens
36Créée en 1911, la Gesellschaft zur Bekämpfung der Arbeitslosigkeit (GzBA) est la section allemande de l’Association internationale de lutte contre le chômage. Cette dernière a été fondée à l’occasion de la Conférence internationale du chômage convoquée en 1910 à Paris par le Belge Louis Variez et le Français Max Lazard, afin d’élaborer une plate-forme internationale de lutte contre le chômage (Topalov 1994 : 59-115).
37Les délégations françaises et allemandes sont toutes deux placées sous l’influence des sections nationales de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs. Du côté français, la présidence de la délégation est confiée à Léon Bourgeois, théoricien du solidarisme ; du côté allemand à Richard Freund, spécialiste du placement. Mais là où le groupe français est dominé par des fonctionnaires, des ministres, des sénateurs et des députés des partis radicaux ou radicaux-socialistes, membres de la majorité gouvernementale, le groupe allemand se distingue par la prédominance des acteurs locaux24 . Le gouvernement allemand n’a pas jugé nécessaire de se faire représenter, dépêchant deux membres de l’Office statistique du Reich, Johannes Feig et Georg Zacher, dans l’esprit du traitement essentiellement statistique qu’il réserve au chômage.
38La présence ou non de porte-parole des organisations ouvrières et patronales est un autre élément de contraste entre les deux délégations. Alors que les syndicats sociaux-démocrates et libéraux (Gewerkvereine) sont représentés au sein de la délégation allemande25, seuls quelques syndicalistes modérés, tels qu’Auguste Keufer de la Fédération du livre, trouvent place dans le groupe français, où siègent en revanche les mandataires des principales associations patronales. A l’inverse, du côté allemand, les organisations patronales boudent la conférence, à l’exception des brasseurs berlinois sous l’influence de Richard Roesicke, membre libéral du Reichstag, du VDA et de la GfSR. Marqué par son récent tournant réformiste, le syndicalisme allemand social-démocrate se fait l’allié des réformateurs sociaux dans l’élaboration d’un nouveau projet de société, alors que le syndicalisme révolutionnaire français conserve une position plus intransigeante. Les employeurs allemands, prémunis contre des transformations radicales par un gouvernement conservateur, peuvent quant à eux se permettre d’ignorer l’agitation réformatrice, contrairement à leurs homologues français qui, dans une conjoncture marquée par l’héritage de Millerand et la récente création du ministère du Travail, y prêtent une oreille attentive.
39Autant de facteurs qui contribuent à façonner des configurations réformatrices spécifiques, tant du point de vue des acteurs qui les animent que des modalités concrètes de l’action. Les principes du placement public et de l’assurance chômage, à l’ordre du jour de la Conférence, font certes l’objet d’un consensus réformateur international. Mais l’institutionnalisation du placement public, sous forme de Bourses du travail en France et d’offices municipaux paritaires en Allemagne, suffit à suggérer la force des déterminants nationaux dans la mise en œuvre des politiques du travail (Rudischhauser et Zimmermann 1996). Les rencontres internationales s’en font les témoins plus qu’elles ne président à leur uniformisation.
40Baptisée Gesellschaft zur Bekampfung derArbeitslosigkeit, la section allemande est formée en 1911 autour de la délégation présente à Paris en 1910. Elle compte parmi ses adhérents de nombreux collectifs : essentiellement des villes représentées par leur conseil exécutif et des associations ouvrières. En 1913, la GzBA peut se prévaloir de l’adhésion des trois plus importantes organisations syndicales de l’époque – les syndicats chrétiens, les Gewerkvereine libéraux et les syndicats sociaux-démocrates-, mais également de l’Association allemande de placement et du Städtetag. A titre individuel, on recense des membres du Verein für Socialpolitik tant conservateurs que libéraux – von Berlepsch, Brentano, Francke, von Mayr, Schanz... -, des membres de l’Office statistique du Reich – Feig, Zacher et von Valta-, enfin des acteurs locaux – Badtke (Charlottenbourg), Dominicus (Schöneberg), Freund (Berlin), Flesch (Francfort), Jastrow (Charlottenbourg)26 ... L’absence des figures réformatrices du Reichstag, présentes en revanche au sein de la GfSR, semble moins tenir à la spécificité de la cause défendue qu’à la vocation affichée par la GzBA.
41En effet, bien qu’étroitement liée à la GfSR, la GzBA ne partage pas son objectif d’agitation politique. Destinée, comme le soulignent ses statuts, à « l’étude du problème du chômage et des mesures de lutte existantes ou souhaitables, à la collecte de tout matériau susceptible d’éclairer la question et à l’animation d’un débat en la matière27 », elle se veut avant tout un lieu de rencontre d’experts et de praticiens du traitement du chômage. Espace d’étude et de discussion, elle se conçoit également comme « un centre de documentation doté d’une bibliothèque et d’archives, à disposition des municipalités et autres collectivités désireuses d’intervenir contre le chômage28 ». Sa composition est le reflet de cette vocation pratique affichée. Aucunement concurrentes, la GzBA et la GfSR s’inscrivent ainsi dans une relation de complémentarité, la première offrant un point d’appui à l’agitation politique de la seconde29. La continuité entre les deux associations, assurée par l’interpénétration de leur personnel dirigeant – Richard Freund, président de la GzBA, est membre du bureau national de la GfSR, alors que Hans von Berlepsch et Ernst Francke, président et vice-président de la GfSR sont membres de la GzBA30 -, s’exprime sous le Kaiserreich dans un travail de rassemblement des volontés réformatrices plus que dans un programme commun d’action.
42Soucieuse d’ouverture, la GzBA ne cherche pas, dans un premier temps, à promouvoir une alternative politique ou un projet de société à l’instar de la GfSR, mais plus modestement à fédérer tous les acteurs impliqués dans la lutte contre le chômage, quelles que soient leurs sympathies politiques. Comme le précisent encore ses statuts, elle « ne vise pas à se placer sur un terrain réformateur particulier, mais à encourager et à développer toutes les formes de lutte contre le chômage31 ». Reflet de cette disposition au rassemblement, son comité national réunit des hommes d’obédiences aussi diverses que Richard Freund, président de l’Association allemande de placement, Alexander Dominicus, promoteur de la politique du travail strasbourgeoise, Robert Schmidt, secrétaire de la Commission nationale des syndicats sociaux-démocrates, Adolf Wermuth, maire de Berlin et président du Städtetag, ou encore Otto Fischbeck, conseiller exécutif de cette même ville et farouche adversaire de l’intervention municipale en matière de chômage. Leurs voix, bien qu’en désaccord sur les modalités du traitement du chômage au niveau municipal, convergent dans l’appel à une intervention du Reich. Cette orientation commune détermine leur regroupement au sein de la GzBA, en dépit de projets par ailleurs divergents. Alors que les libéraux progressistes tels que Freund ou Dominicus et les sociaux-démocrates inscrivent l’assurance chômage dans une optique réformatrice plus globale d’égalité des droits, les libéraux manchestériens, tels que Wermuth et Fischbeck, sceptiques quant à la possibilité d’une confiance réciproque entre ouvriers organisés et pouvoirs publics, se contentent d’envisager des mesures circonscrites d’urgence, comme l’assurance pour les professions soumises aux aléas saisonniers proposée en 1911 par le Städtetag.
43Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la GzBA restera ce lieu de rencontre entre des conceptions fortement contrastées, sans que le collectif adopte l’une plutôt que l’autre. Cette situation ne résistera pas cependant à l’épreuve de la guerre. Sous la houlette de son président Richard Freund, l’Association s’engagera ouvertement, en 1917, en faveur de l’option réformatrice démocratique prônée par la GfSR et défendue en son sein par les catholiques sociaux, les libéraux progressistes et les sociaux-démocrates. Cette option est celle d’une législation nationale instaurant une assurance obligatoire pour tous les ouvriers du Reich. Financée par des contributions patronales et ouvrières, elle serait auto-administrée par les partenaires sociaux32 . Par-delà ces principes généraux, des incertitudes et des désaccords existent sur son extension à d’autres catégories comme les Angestellte ou les agriculteurs, sur la répartition des contributions ou encore sur les institutions de rattachement et de contrôle de l’assurance, à savoir les caisses d’assurance maladie ou les bureaux de placement public. La GzBAjouera, sous la République de Weimar, un rôle important dans la discussion de ces différents aspects. Sa proximité avec l’Association allemande de placement, concrétisée à travers la présidence commune des deux associations par Richard Freund, l’institue après la guerre en tribune de militantisme en faveur du rattachement de l’assurance chômage aux bureaux de placement public33, formule effectivement adoptée par la loi de 1927.
44En vertu de ce lien organique avec l’Association allemande de placement, la GzBA fait du placement et de l’assurance les deux volets complémentaires et indissociables de toute politique publique de lutte contre le chômage. En vertu de sa proximité avec la GfSR, elle associe par ailleurs cette politique à une régulation sociale située encadrée par l’État. Outre les recoupements de personnes avec la GfSR (von Berlepsch, Brentano, Dominicus, Flesch, Freund, Francke...) et l’Association allemande de placement (Dominicus, Flesch, Francke, Freund, Jastrow, Zacher...), les recouvrements existent également avec le Stadtetag (Adickes, Wermuth...), l’Association des statisticiens des villes (Badtke, Beukemann...), les organisations syndicales chrétiennes, libérales et sociales-démocrates, sans oublier le Verein für Socialpolitik (von Berlepsch, Brentano, Francke, Jastrow, von Mayr, von Schanz...). Déterminée par ce jeu de croisements multiples, la GzBA contribue à structurer un véritable réseau réformateur34 sur le chômage. Véhicule de la circulation des idées et des informations entre différentes scènes, elle est le vecteur d’une nationalisation du débat à partir de la connexion qu’elle établit entre les divers lieux et modes de formalisation de la question.
45Théâtre d’interactions multiples, le mouvement associatif reflète l’image d’une société wilhelmienne pluraliste, loin de la société de sujets décrite par Heinrich Mann dans Der Untertan (1918). La thèse d’une société de sujets, introduite dans l’historiographie allemande par Hans Ulrich Wehler (1987, 1988 : 133-134), s’appuie sur le postulat de la « féodalisation » de la bourgeoisie allemande, de sa soumission aux valeurs et aux mœurs aristocratiques. Mise à contribution dans l’interprétation du déficit démocratique et de la faiblesse du libéralisme politique sous le Kaiserreich, elle expliquerait l’échec de la République de Weimar et l’instauration du nazisme. Mais, trop préoccupée de trouver dans le passé une rationalisation historique du nazisme, cette thèse occulte la diversité constitutive du Kaiserreich et la montée, à partir des scènes locales, d’une bourgeoisie libérale démocrate.
46Caractérisé par l’autoritarisme bureaucratique, le régime wilhelmien, dont le centre de gravité se situe dans les couches aristocratiques et militaires, évoque certes l’image d’une société de sujets plus que de citoyens. Mais dès lors que l’on envisage la société du point de vue de ses composantes et de son organisation plutôt que sous l’angle du système politique qui l’encadre, elle se révèle pluraliste et animée par de profondes forces de changement. Que celles-ci ne parviennent pas à pénétrer les sphères de l’État ne permet pas d’en conclure à une société de sujets soumis au monopole aristocratique et militaire. Comme l’illustre l’exemple du chômage, la société wilhelmienne se caractérise au contraire par de fortes potentialités d’innovation, canalisées, en marge d’un État autoritaire et conservateur, par les collectivités locales et le mouvement associatif. Or la figure du sujet ne permet guère de rendre compte de cette poussée réformatrice, de « toutes ces réformes et tous ces changements qui ne venaient pas d’en haut, mais d’en bas » (Nipperdey 1992 : 260).
47Comme le montrent David Blackbourn et Geoff Eley, les associations sont les principales voies d’inscription de ces velléités réformatrices situées dans un espace national35. Leur importance, nettement plus accentuée en Allemagne qu’en France, semble corrélée à la faible accessibilité de l’État. En tant que vecteurs de l’organisation de la société en marge de l’État, les associations participent à la constitution d’un espace public de mise en forme du chômage, mais restent tributaires de l’intervention de l’État en vue de la conversion de cet espace en cadre d’action. Déterminé par un faisceau de relations croisées, le mouvement associatif révèle les interdépendances – entre des acteurs et des scènes – qui structurent le réseau réformateur et conditionnent ses forces et ses faiblesses. Ainsi, à l’intérieur même du réseau, les statisticiens des villes ou les praticiens du placement public cherchent auprès des réformateurs de la scène nationale une source de légitimation de leurs visées généralisatrices, alors que ces derniers ont besoin de leur appui dans la promotion du modèle de régulation sociale située qu’ils défendent. Si ce jeu d’interdépendances préside à une alliance de ressources complémentaires à l’appui de la revendication d’une intervention de l’État en matière de chômage, l’activité de ses hommes se trouve néanmoins limitée par leur dépendance externe envers des ressources politiques qui leur sont inaccessibles. C’est à cette incapacité à mobiliser des acteurs dotés d’influence sur le gouvernement que se heurte l’efficacité politique de leur action.
Le veto des organisations patronales ou l’improbable coalition réformatrice
48Les employeurs se sont peu investis à titre individuel dans la lutte contre le chômage. Seules de rares entreprises, adeptes de pratiques paternalistes en déclin à la fin du XIXe siècle (Kocka 1975 : 73 sq. ; Fischer 1978 : 50), disposent de fonds spéciaux d’indemnisation des ouvriers en cas de licenciement pour raisons économiques36 . A titre collectif, la grande majorité des employeurs affiche son hostilité à l’intervention de l’État sur le marché du travail. Le Centralverband Deutscher Industrieller (CVDI), organisation patronale de l’industrie lourde pourtant favorable à la loi d’assurance contre les accidents du travail, s’oppose dès 1884 à toute extension des assurances ouvrières (Kaelble 1967). Le Bund der Industriellen (BdI), créé en 1895 autour des employeurs de l’industrie légère et des produits manufacturés, défend des positions plus nuancées mais ne parvient pas à égaler l’influence politique de la précédente. Au sein de la Vereinigung Deutscher Arbeitgeberverbände (VgDA), née en 1913 du regroupement de ces deux associations, les orientations du Bund sont minoritaires face à une forte majorité d’opposants à toute intervention du Reich en matière de chômage (Führer 1990 : 82). Pour les représentants du CVDI, l’éventualité d’une assurance chômage est, en 1913, pure aberration, étant donné la bonne santé de l’économie allemande qu’ils diagnostiquent. Il existerait suffisamment de possibilités d’embauche pour satisfaire tous les ouvriers de l’industrie souhaitant travailler. Quant aux ouvriers agricoles qui affluent vers les villes, ils sont tenus pour seuls responsables de leur chômage, compte tenu de la pénurie de main-d’œuvre qui sévit dans les grandes propriétés terriennes à l’est de l’Elbe (Centralverband Deutscher Industrieller 1913 : 4). La résolution sur l’assurance chômage adoptée en septembre 1913 par le VgDA traduit l’intransigeance de ces positions :
La revendication d’une assurance chômage publique est infondée et injustifiée parce que :
1) on ne peut parler d’une manifestation généralisée du chômage en Allemagne ;
2) la gravité des cas individuels de chômage n’est pas telle qu’on la prétend ;
3) la preuve de non-culpabilité du chômeur ne peut être établie de manière satisfaisante et de fait,
4) le fondement de toute assurance, à savoir une statistique fiable, est impossible. (Zahnbrecher 1914 : 35.)
49Déterminé par une vision manichéenne du monde du travail qui distingue les chômeurs des bons ouvriers, le discours patronal demeure à la veille de la Première Guerre mondiale, tout du moins sur la scène nationale, celui de la disqualification morale des chômeurs soupçonnés de paresse ou d’irresponsabilité. La présomption de la faute au cœur de la rhétorique patronale permet de justifier le refus de l’assurance chômage au nom d’une éthique de l’intérêt général, sans s’étendre sur d’autres considérations plus intéressées. La ruine de l’industrie allemande induite par le coût financier de l’assurance, la perte de responsabilité et de rentabilité des ouvriers, l’atteinte au pouvoir de l’employeur dont les menaces de licenciement seraient rendues moins efficaces, enfin le renforcement des organisations syndicales sont autant de spectres qui hantent les discours du patronat de la grande industrie (Führer 1990 : 86-89). Discours avec lesquels cherchent à composer, au sein du Reichstag, l’ensemble des partis non-ouvriers, en dépit des aspirations réformatrices qui se manifestent par ailleurs en leur sein.
50Le Zentrum et les partis libéraux progressistes en particulier, partagés entre les opposants et les partisans d’une assurance chômage du Reich, s’abstiennent jusqu’à la Première Guerre mondiale de trancher le débat. Par-delà les divergeances internes, tout engagement en faveur d’une assurance chômage du Reich aurait signifié une inconcevable alliance réformatrice avec le SPD. Les positions sur le chômage au sein du Reichstag de 1914 ne peuvent pourtant se résumer au statu quo par rapport aux années 1890. L’assimilation du chômage à un risque social et la nécessité de dissocier son traitement de l’assistance y sont désormais largement partagées, mais les controverses demeurent sur le principe d’une intervention de l’État. Les conservateurs de la Deutsche Konservative Partei et de la Reichspartei, représentants des propriétaires terriens de l’est de l’Elbe et d’une partie du patronat de l’industrie lourde, s’y opposent résolument en invoquant la responsabilité des municipalités. Les nationaux-libéraux, largement tournés vers la représentation des intérêts industriels, prônent l’entraide ouvrière (Selbsthilfe) mais rejettent dans leur grande majorité l’idée d’une assurance du Reich. Parmi les partis libéraux dits de gauche, la Freisinnige Volkspartei craint qu’une telle assurance ne ruine le sentiment de responsabilité individuelle des ouvriers, alors que la Deutsche Volkspartei milite en faveur d’une assurance communale obligatoire. Les partis libéraux les plus progressistes, la Freisinnige Vereinigung et à partir de 1912 la Fortschrittliche Volkspartei, défendent le principe d’une assurance publique, mais se montrent divisés sur son inscription territoriale et le partage du risque. Enfin, le parti catholique du Zentrum est tiraillé entre l’aile réformiste animée par Hitze, favorable à une intervention du Reich, et ses éléments plus conservateurs (ibid. : 95 sq.). Cette impuissance des défenseurs d’une assurance chômage nationale à imposer leurs orientations au sein de leurs propres partis rend improbable avant 1914 toute coalition réformatrice.
51Seul le SPD affiche, après son congrès de 1913, un engagement collectif en faveur d’une assurance du Reich. Cette prise de position, coïncidant avec le revirement de la Commission générale des syndicats « libres », jusque-là sans concession en faveur du système de Gand, marque un renouvellement des analyses sociales-démocrates du chômage. Jusqu’alors envisagé comme le produit de fluctuations saisonnières ou de crises conjoncturelles, celui-ci fait à partir de 1913 l’objet d’une interprétation structurelle. Associé à la rationalisation industrielle qui se développe depuis la récession de 1907-1908 (Stollberg 1981), le chômage figure à l’ordre du jour de la grève de 1913 aux établissements Bosch, qui marque l’entrée des organisations sociales-démocrates dans le débat sur la rationalisation (Homburg 1978). Cette grève, qui vise les conséquences de la taylorisation, dénonce notamment les licenciements arbitraires d’ouvriers qualifiés, sans considération d’âge ou d’ancienneté, au profit de l’embauche d’une main-d’œuvre non qualifiée. Sapant les piliers du pouvoir syndical au sein de l’entreprise, la rationalisation est stigmatisée par les sociaux-démocrates comme un facteur de chômage et de modification de sa base sociologique. Le chômage s’étend désormais aux catégories jusqu’alors relativement protégées des ouvriers qualifiés, y compris ceux qui bénéficient d’une certaine ancienneté dans l’entreprise, et affecte de fait plus largement la population syndiquée. Les syndicats, menacés à l’intérieur de l’entreprise, cherchent à travers la promotion d’une politique nationale du travail une nouvelle source de légitimité et une compensation aux conséquences de la réorganisation du travail. Ce revirement stratégique place, dès la fin du Kaiserreich, les syndicats « libres » et le SPD dans le camp des défenseurs d’une intervention de l’État contre le chômage, préfigurant leur engagement en faveur d’un État social sous la République de Weimar (Homburg 1984).
52Les rangs des défenseurs d’une intervention du Reich se sont ainsi sensiblement étoffés entre 1890 et 1914. Ils restent cependant impuissants à générer une force de pression organisée sur la scène politique nationale. Si les praticiens locaux du chômage ont réussi, par le biais de diverses associations, à fédérer sur la scène nationale la majorité des volontés réformatrices autour d’un projet assuranciel hé à l’organisation publique du marché du travail, cette synergie réformatrice reste sans traduction politique au sein du Reichstag. En somme, tout le travail d’inscription du chômage dans des réalités concrètes, des dispositifs discursifs et pratiques est prêt en 1914 ; seules les conditions politiques de réalisation du programme réformateur font défaut. La République de Weimar n’inventera rien quant à la définition du chômage et de son projet assuranciel, mais la transformation des règles du jeu politique et l’élargissement des alliances, plus significativement encore la reconfiguration de l’État allemand, autoriseront sa formalisation en une catégorie nationale des politiques publiques.
Notes de bas de page
1 L'État n'est d'ailleurs jamais totalement absent de cette sphère publique qui se constitue en sa marge comme force de proposition ou de contre-proposition. Il s'y trouve indirectement représenté par des politiciens ou bureaucrates, mais qui, à partir de la fin des années 1890, partagent tous la caractéristique de ne pas ou ne plus appartenir au groupe des acteurs dominant le jeu politique du moment.
2 Le terme de nationalisation n'est pas utilisé ici dans son sens politique de socialisation et d'étatisation, mais au sens d'inscription dans un espace national de généralité.
3 L'objet de ce chapitre n'est pas de traiter de manière exhaustive de l'ensemble des associations qui gravitent autour de la question sociale sous le Kaiserreich, mais uniquement de celles qui ont joué un rôle siginificatif dans la structuration d'un débat public national sur le chômage. Nous ne reviendrons pas sur les organisations syndicales abordées au chapitre 4.
4 Répondant au modèle olsonien de l'action collective, le VDSS peut laisser espérer à chaque statisticien une rétribution personnelle de son engagement en termes de légitimité et de position professionnelles, par-delà les visées scientifiques d'intérêt général associées à la mobilisation (Olson 1978).
5 Pour les autres, une telle reconstitution s'est révélée impossible. Richard Boeckh (Berlin). Moritz Neefe (Breslau). Johannes Feig (Düsseldorf), Ernst Hasse (Leipzig), Ernst Hirschberg (Charlottenbourg). René Kuczynski (Elberfeld puis Schoneberg). Gustav Pabst (Lübeck), notamment, font partie de l'Institut international de statistique.
6 Les administrations municipales ne bénéficient pas, comme l'Office statistique du Reich, du vivier de recrutement des statisticiens des États fédérés. Non seulement les perspectives proposées ne sont pas d'envergure à attirer les statisticiens expérimentés, mais encore les budgets et les objets d'investigation, souvent inédits à l'époque, ne permettent pas le recours à des savoirs préconstruits et supposent l'élaboration d'interrogations et de démarches originales.
7 Stenographische Berichte der Verhandlungen..., 4 février 1902 : 3 893 sq.
8 Les statisticiens des villes occupent tout le spectre du libéralisme politique allemand, des nationaux-libéraux aux libéraux démocrates (Freisinnige Vereinigung, puis Fortschrittliche Volkspartei à partir de 1910). Pour la plupart sans affiliation partisane, ils partagent une adhésion commune aux valeurs du libéralisme progressiste.
9 Sur Carroll Wright et le Bureau des statistiques du travail des États-Unis, voir Keyssar 1992.
10 Protokoll über die am 30., 31. Mai und 1. Juni 1901 abgehaltene XV. Conferenz (1er Vorstände Statistischen Aemter deutscher Stä dte, 1901 : 12. GStA PK, I. HA Rep 77. n° 3852.
11 Protokoll über die am 18., 19. und 21. Mai 1894 in Görlitz abgehaltene IX. Conferenz der Vorstände der statistischen Aemter deutscher Städte. 1894 : 36. GStA PK, I. HA Rep 77, n° 3852.
12 Protokoll über die am 10., 11. und 13. Juli 1903 in Dresden abgehaltene XVII. Conferenz der Vorstande der statislischen Aemter deutscher Stiidle, 1903 : 18. GStA PK, I. HA Rep 77, n° 3852.
13 En 1910, le VDA regroupe 200 offices publics de placement, parmi lesquels les plus importants des 462 existants. Plus de la moitié des bureaux affiliés sont gérés de manière paritaire (Jastrow 1898 : Verband Deutscher Arbeitsnachweise 1911 : 2).
14 Nous ne reviendrons pas ici sur le Verein für Socialpolitik dont nous avons montré au chapitre 3 que les travaux portaient rarement sur le chômage.
15 Les associations confessionnelles spécialisées dans la question sociale - le Congrès social évangélique (Evangelisch sozialer Kongress) et l'Association populaire pour l'Allemagne catholique (Volksvereinfiirclas katholische Deutschtand) créés tous deux en 1890 (Oertzen 1909 : Brakelmann 1975) interviennent peu sur le chômage sous le Kaiserreich. Seule exception notable, le 7'Congrès évangélique social consacré au chômage en 1896. De manière générale, les membres qui se soucient de la question font valoir ailleurs leur point de vue, en particulier au sein de la GfSR et de la GzBA.
16 Du nom de l'influent industriel sarrois, le baron Karl Ferdinand von Stumm, dont l'opposition intransigeante à la politique sociale bénéficie de l'attention des cercles gouvernementaux après 1896.
17 Parmi les employeurs présents au sein du bureau de l'association, on reiève notamment Richard Roesicke, brasseur berlinois, député au Reichstag entre 1890 et 1903 du parti libéral de la Freisinnige Vereinigung (Ratz 1980 : 58).
18 Von Berlepsch. Brentano. Francke. Kamin. Merton. Naumann, Pieper. Sombart, Sering. Sonnemann, Toennies et Wirminghaus. Directeur du journal de Francfort Sonnemann est l'un des chefs de file du parti libéral de la Freisinnige Volkspartei. Militant en faveur d'une assurance chômage communale obligatoire, il en a fait adopter le principe par le congrès du parti en 1896.
19 A travers notamment l'octroi de la personnalité juridique et du droit d'ester en justice.
20 « Brief von Freiherrn von Berlepsch und Prof. Dr E. Francke, 1. und 2. Vorsitzender der Gesellschaft fur Sozialreform an den Reichskanzler. 21. September 1914 ». GStA PK, I. HA Rep. 90, n° 1141 : 3-4.
21 Idem : 5. C'est moi qui souligne.
22 Ce point est développé notamment par Brentano 1899. En France, cette reconnaissance juridique intervient avec la loi de 1884 « relative à la création de syndicats professionnels » qui offre aux syndicats qui le souhaitent la possibilité d'obtenir la personnalité juridique (Barbet 1991).
23 Sur le rôle central de cette référence tierce au collectif dans le dépassement du contrat individuel. Supiot 1994 : 110 sq.
24 Parmi lesquels on compte Richard Freund (Berlin). Alexander Dominicus (Strasbourg puis Schôneberg), Karl Flesch (Francfort), Ignaz Jastrow (Charlottenbourg), Otto Most (Düsseldorf, statisticien) et Heinrich Silbergleit (Berlin, statisticien). D'après Compte rendu... 1911, vol. I : 35-38.
25 Robert Schmidt et Paul Umbreit représentent la Commission générale des syndicats « libres », Karl Goldschmidt les instances nationales des Gewerkvereine (Compte rendu... 1911, vol. I : 36).
26 D'après la liste des membres de l'Association en 1913. StABerlin. Rep 142/1, 5177 : 6.
27 « Gesellschaft zur Bekampfung der Arbeitslosigkeit. Satzungen ». Idem : 6.
28 Idem : 1.
29 Lors de la réunion préparatoire à la Conférence internationale de 1910, les Allemands souhaitaient d'ailleurs faire de l'Association de lutte contre le chômage une section de l'Association pour la protection légale des travailleurs (Topalov 1994 : 72). Si cette option a été rejetée par le comité international, elle préside en Allemagne à une étroite articulation entre les deux associations.
30 D'autres membres du comité national de chacune de ces deux associations portent cette double casquette, notamment Alexander Dominicus et Lujo Brentano. Au niveau des membres ordinaires, les interpénétrations sont trop nombreuses pour les relever ici.
31 StA Berlin, Rep 142/1, 5177 : 1.
32 « Mitteilungen der Gesellschaft zur Bekämpfung der Arbeitslosigkeit, 15. September 1920 ». StA Berlin, Rep 142/1,4826 (sans pagination).
33 Idem.
34 Pour une mise en perspective théorique de la notion de réseau, voir Dujardin 1988 ; Boltanski et Chiapello 1999 : 216-230.
35 Réfutant la thèse d'une société de sujets, ces auteurs analysent plus globalement le mouvement associatif comme l'un des principaux moyens de l'affirmation de la bourgeoisie et de ses aspirations au sein du Kaiserreich (Blackbourn et Eley 1984 : 195 sq.).
36 C'est le cas de Zeiss à Iéna (instruments optiques), de Lanz à Mannheim (machines agricoles) et de Heyl à Worms (cuirs et peaux) (Syrup & Neuloh 1957 : 212).
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