I. Du concept a une catégorie de l’action
p. 15-16
Texte intégral
1L’Allemagne a été, avec l’Angleterre, l’un des premiers pays à instaurer une loi nationale d’assurance contre le chômage. Cette loi a été promulguée en 1927, alors que jusqu’à la fin du XIXe siècle, le terme Arbeitslosigkeit était absent du vocabulaire courant comme du langage académique. Son usage s’est développé en même temps que s’imposait la nécessité d’un traitement politique du non-travail pour raison économique, et sa généralisation s’est confondue avec la délimitation tâtonnante d’une nouvelle catégorie de l’action publique. Les années 1890 ont ainsi ouvert trente années de spécification controversée de la définition du chômage telle qu’elle a été proposée en 1895 par Georg Adler : « non-travail involontaire des personnes valides et désireuses de travailler » (Adler 1895 : 119).
2Cette coïncidence entre la diffusion du mot et son investissement dans la pratique politique invite à envisager sa définition sous l’angle d’un processus aux facettes multiples. Les enjeux d’énonciation permettent de rendre compte tout à la fois des tensions induites par l’identification d’un problème nouveau et des conflits relatifs à l’opportunité et à la nature de son traitement politique. L’analyse des premiers discours savants et politiques introduit ainsi aux argumentations contradictoires dans la confrontation desquelles naît la figure du chômeur. Mais, loin de se limiter à une dimension langagière, ce processus de définition met en œuvre un ensemble de représentations et de pratiques, mobilisées comme autant de points d’appui dans la production de cette figure inédite. Expression de la vocation structurante des modes anciens et nouveaux de régulation du travail, les registres d’argumentation associent les perceptions morales de l’oisiveté aux nouvelles catégories pratiques et cognitives du travail développées sous le Kaiserreich. Forgé à la confluence des héritages du passé et des enjeux propres au tournant du siècle, le concept d’Arbeitslosigkeit s’inscrit dans une histoire longue qui déborde celle de sa seule formulation.
3Reconsidérant à travers leur historicité les legs du passé tels qu’ils sont conviés par les protagonistes de la définition du chômage, cette première partie tentera d’identifier les principaux ingrédients du processus, tout en le situant par rapport à des transformations plus larges. Mais, à l’encontre de toute vision déterministe du passé sur le présent, l’éclairage portera sur les interactions plurielles et labiles qui naissent de la rencontre entre ces deux entités temporelles.
4Consacré à une approche sémantique des termes Arbeit et Arbeitslosigkeit, le premier chapitre propose une lecture de ces combinaisons historiques complexes dont jaillit le sens d’un concept, à partir d’un retour sur les savoirs et les usages qui s’y sont sédimentés. L’analyse des débats législatifs nationaux et municipaux sur la scène berlinoise permet dans un deuxième chapitre d’envisager, à partir d’actes de langage en situation1, la diversité des configurations selon lesquelles ces référents historiques viennent étayer la production de discours contradictoires. L’assistance aux pauvres et les assurances bismarckiennes, institutions produites chacune dans des conjonctures historiques particulières, constituent les points cardinaux de l’espace de définition du chômage. La place centrale qu’y occupe par ailleurs la statistique, conviée par les uns et les autres à instruire une réalité controversée, est l’objet d’un troisième chapitre qui déplace l’accent sur les interactions entre pratiques savantes et politiques dans la délimitation de l’Arbeitslosigkeit. La transformation des modalités de production des savoirs socio-économiques et des connaissances sur la société, inscrite dans la révision des méthodes et des objets des sciences sociales au tournant du siècle (Heilbron 1995 ; Wittrock et al 1997), suscite de nouveaux modes de formalisation des tensions d’une société soumise aux effets conjugués de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’unification nationale. La statistique y est érigée en outil privilégié de traduction d’entités sémantiques aux contours encore incertains en catégories de l’action politique.
Notes de bas de page
1 D’après le chemin tracé notamment par Goffman 1988.
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