Chapitre VIII. La scène des ancêtres : lignage et relations initiatiques
p. 139-150
Texte intégral
LE CYCLE DE LA VIE ET DE LA MORT
1Les riches exégèses du bwεnzε permettent d’identifier les principales images focales autour desquelles s’organise une veillée de Bwete. L’action rituelle évoque avant tout le cycle de la vie et de la mort. Ce thème est d’une grande banalité, mais le rituel ne dit de toute façon rien à ce sujet qui ne fasse déjà partie de l’entendement profane : il faut deux sexes pour procréer, la femme met au monde, l’humain est mortel, les ancêtres interviennent dans le monde des vivants, la vie et la mort forment un cercle. Si une veillée de Bwete ne constitue donc pas un discours très original sur la reproduction, elle permet cependant aux initiés de rejouer sur la scène rituelle l’ensemble des relations fondamentales qui les inscrivent dans l’espace lignager des vivants et des morts. Comme nous allons le voir, la condensation rituelle des thèmes liés au cycle de l’existence souligne ainsi l’importance de la relation au lignage et tout particulièrement aux ancêtres dans la construction du sujet initiatique.
2De nombreuses séquences rituelles de la veillée évoquent l’acte sexuel procréateur (figuration secrète car généralement non-mimétique). C’est notamment vrai de la danse des trois premiers nganga (juste après la rentrée du Bwete). Les nganga tiennent le rôle de l’homme viril. La torche mopitu qu’ils brandissent représente le pénis (de même la queue de la genette mosingi qui pend entre leurs jambes). La grosse torche itsamanga posée au sol représente le sexe féminin ouvert (les braises l’intérieur de la vulve, la fumée les poils pubiens). L’épouse du nganga commence par allumer le mopitu dans itsamanga, geste qui symbolise la pénétration. Le nganga danse ensuite frénétiquement devant itsamanga, brandissant et secouant violemment le mopitu, danse qui représente le coït. Il interrompt sa danse par un salut abrupt qui représente l’éjaculation. Son essoufflement correspond à la fécondation : l’insémination du sperme est l’insufflation d’un esprit. Il rend ensuite le mopitu à son épouse qui l’éteint aussitôt avec un rameau, geste qui représente la femme essuyant le sexe de son mari. La danse en binôme des mabundi (au cours de laquelle deux d’entre elles font le tour de l’assemblée et marquent au kaolin rouge spectateurs et initiés, tout en tenant au creux de leur bras une torche allumée) figure également un rapport sexuel. La torche représente encore le pénis en érection, tandis que le kaolin rouge symbolise comme toujours le sang menstruel. Et toutes les séquences qui associent kaolin blanc pεmba (sperme) et kaolin rouge tsingo (sang menstruel) opèrent de même la conjonction procréatrice des deux sexes.

Torches et bougies au geliba
3Une veillée rituelle évoque également l’accouchement et la naissance. Les appels de la corne getsika tout au long de la cérémonie annoncent la rupture de la poche des eaux et la naissance imminente d’un enfant. La séquence du soupir rituel évoque les plaintes douloureuses de la parturiente ou son soupir de soulagement après la délivrance. Si la braise de la torche itsamanga représente le sexe féminin, les flammes et la fumée figurent aussi la tête de l’enfant en train de naître. La plupart des significations rituelles associées aux mabundi connotent la naissance de jumeaux, comble de la fécondité. Orientation du corps de garde et déplacements des initiés s’organisent autour de l’articulation entre rapport sexuel et naissance. Un initié doit toujours rentrer par la droite, côté masculin du mbandja, pour ressortir par la gauche, côté féminin. La rentrée est ainsi associée à la pénétration masculine, tandis que la sortie figure l’accouchement féminin (l’initié occupant alors la place du nouveau-né). De même, un nganga doit vêtir sa peau de mosingi du bas vers le haut, de la queue vers la tête – geste qui représente une pénétration. Mais, au terme de la veillée, il doit l’enlever en procédant inversement du haut vers le bas geste qui représente la naissance, comme si le nganga accouchait1.
4Mais la veillée évoque tout autant l’autre extrémité de l’existence : l’agonie, la mort et les rites funéraires. Le geliba (espace des nattes où sont disposés corbeilles et autres objets rituels) figure le cadavre d’un parent que les initiés sont en train de pleurer. Les bougies allumées sur son pourtour sont des chandelles mortuaires. Les chasse-mouches et les rameaux constamment agités par les initiés servent à disperser les mouches et l’odeur du cadavre en décomposition2. Les mabundi sont vêtues du traditionnel pagne noir de deuil ebundi (plur. mabundi) d’où elles tirent justement leur nom. Les invocations, avec leurs modulations parlées-chantées, expriment les lamentations de parents endeuillés. La séquence masculine du bain (mososo) représente la toilette mortuaire du cadavre. Et si la danse des trois premiers nganga figure le coït, elle évoque également l’enterrement. Lorsque les trois nganga sortent l’un après l’autre du corps de garde pour aller jusqu’au bwεnzε avant de revenir danser, ils vont en réalité enterrer le cadavre. Le bwεnzε est en effet associé au cimetière (traditionnellement un simple site en forêt, tout comme le bwεnzε). Le premier nganga va creuser la tombe, le second va y mettre le corps, le dernier va reboucher le trou3.
5De leur danse jusqu’au bwεnzε, les trois nganga ramènent un esprit mokuku, c’est-à-dire un ancêtre. Cette articulation entre enterrement et ancêtres condense dans une seule séquence rituelle le long processus des rites funéraires ordinaires dont la fonction est justement de transformer un mort en un ancêtre. Le dernier souffle du mourant expulse son esprit dans un mouvement tourbillonnant. Mais cet esprit restera attaché à son village tant que les rites funéraires n’auront pas opéré son départ définitif. Dès l’annonce du décès, les parents se réunissent pour pleurer autour du cadavre. Ils doivent alors dormir à terre pendant un à deux mois, demeurant ainsi auprès de l’esprit du défunt. Au bout de ce délai, la cérémonie dite de levée de terre leur permet de ne plus dormir au sol, première phase du détachement du mort du monde des vivants. Commence alors la période du port de deuil (kebo en getsɔgɔ), marquée par l’abstinence sexuelle, barbe et tenue négligée pour les hommes, tresses dites « civils » et pagne noir ebundi pour les femmes. Environ un an après (autrefois deux ans), la cérémonie de retrait de deuil (gebenda) permet aux parents de quitter leur tenue de deuil avant un bain purificateur. La veuve doit normalement avoir un rapport sexuel unique avec un étranger, afin de se débarrasser définitivement de la souillure du décès. Le retrait de deuil marque la coupure définitive entre les vivants et le défunt dont l’esprit quitte le village pour partir en brousse, dans l’eau ou au ciel (selon les opinions diverses). Le mort est alors devenu ancêtre.
6C’est ce processus d’ancestralisation des rites funéraires que le Bwete condense dans l’action rituelle : partir enterrer un mort, revenir avec un ancêtre. Une veillée de Bwete est ainsi une invite lancée aux ancêtres pour qu’ils viennent seconder les vivants. Les appels de la corne getsika sont des appels aux aïeux. C’est pourquoi ils s’intensifient au moment du mwago, la longue invocation des ancêtres dans laquelle abondent des formules telles que « yagagayi ! » (« venez ! ») ou « kɔkɔ dyano, ngongo dyano » (demande d’intercession)4. Les ancêtres invoqués par les initiés dépassent largement les seuls ascendants défunts du lignage. L’orateur du mwago invoque des aïeux proches (grands-parents, oncles, etc.), mais aussi toute une série d’ancêtres initiatiques où se mêlent les pères initiateurs du père initiateur de la communauté locale, les fondateurs légendaires du Bwete, les ethnies ou clans réputés dans les affaires initiatiques, le panthéon du Disumba (Nzambe Kana, le soleil Kombe, la lune Ngɔndε, la foudre Ngadi, les étoiles Minanga), des animaux (genette, panthère, perroquet), des arbres ou des ritualia (l’arc musical mongɔngɔ, la harpe ngɔmbi, les fétiches). La famille du Bwete (kinda-a-Bwete) repose ainsi sur une ancestralité plus initiatique que lignagère.
7Après l’appel du mwago, les initiés partent chercher les ancêtres pour les ramener au corps de garde. C’est le rôle de la séquence de la rentrée du Bwete (que répéteront ensuite individuellement les trois premiers nganga) : tous les initiés se rendent au bwεnzε puis rentrent en file indienne au corps de garde en chantant et dansant, désormais accompagnés par les mikuku et le Bwete qui ne sont rien d’autre que les ancêtres. Grâce aux rites funéraires, les esprits des défunts quittent le village (mboka) pour partir en forêt (pindi) où se situe le cimetière (pεsi)5. Les initiés leur font alors faire le chemin inverse en les ramenant du bwεnzε au mbandja. Il est notable que lors de cette séquence d’entrée des mikuku, seuls les humains rentrent au mbandja, rien n’indiquant matériellement la présence des esprits. Il y a pourtant un changement majeur par rapport aux séquences précédentes : les initiés sont désormais maquillés et parés de peaux, feuilles, raphia, coquillages et grelots. Les initiés en habit sont donc eux-mêmes les mikuku – ce que tous les témoignages confirment. Grâce à son maquillage et son lourd accoutrement qui le rendent méconnaissable, l’initié se transforme lui-même en mokuku.
8Le rapport des initiés aux mikuku dessine ainsi une relation complexe. En un sens, les mikuku désignent le collectif indifférencié des ancêtres, à la fois lignagers et initiatiques. En un autre sens, chaque aîné initiatique possède un esprit mokuku, sorte d’allié tutélaire parfois affublé d’un nom propre : il dira ainsi que « son » mokuku est assis à ses côtés pendant une veillée. Et, à travers son accoutrement rituel, il s’identifie lui-même à cet esprit ancestral. Cette relation privilégiée au mokuku passe également par une relation périphérique à l’animal. Le mokuku possède en effet toujours une forme animale. Et le maquillage des aînés, fait de mouchetures et de zébrures, en figure la livrée. Il s’agit le plus souvent d’une panthère, genette ou civette, c’est-à-dire toujours un mammifère carnivore réputé bon chasseur. Cette identification animale est en effet en rapport avec la pratique cynégétique. Selon les initiés, si le Bwete est venu à l’origine pour prendre soin des enfants, il est également venu pour le gibier. Les grandes chasses collectives exigeaient autrefois l’intervention d’un nganga spécialisé, chargé des augures, prières et sacrifices aux ancêtres. Et il y a aujourd’hui encore un lien manifeste entre Bwete et chasse – lien qui apparaît, par exemple, dans la présence dominante du thème cynégétique dans les invocations buluma. Le mokuku animal est donc comme un auxiliaire de chasse qui piste le gibier pour son maître. Et pendant une veillée, c’est l’initié lui-même qui se grime comme son animal auxiliaire.
9Cette identification animale se double encore d’une relation au pygmée. Le pygmée (mobɔngɔ) fait pourtant l’objet d’une forte stigmatisation sociale : selon les préjugés populaires, c’est un être sale, incorrigiblement nomade, inapte à l’agriculture, n’obéissant qu’aux brimades (Cheyssial 2000). Cette stigmatisation a toutefois pour contrepartie une survalorisation rituelle. Dans tous les récits de migration, le pygmée fut le guide à qui les populations bantu – venues des savanes – durent leur survie dans l’hostilité de la grande forêt. Si le pygmée représente l’état le plus sauvage de l’humanité (aux marges de l’animalité, il est souvent comparé au chimpanzé), il est du même tenant le médiateur indispensable dans le rapport à la forêt. Au Gabon, les Bantu ont réussi à partiellement sédentariser aux abords de leurs villages des communautés pygmées avec lesquelles ils entretiennent des relations sur la base d’un échange des produits de la chasse et de la collecte (notamment du miel) contre ceux de l’agriculture et de l’artisanat. Les pygmées sont réputés leur avoir dévoilé les secrets des plantes médicinales, au premier chef l’eboga6. Ce prestige est nettement souligné dans le rituel du Misɔkɔ : parés de feuilles et maquillés en animaux, les initiés se transforment en êtres de la forêt qui sont des pygmées fantasmés. Le pygmée joue ainsi le rôle d’une sorte d’archi-ancêtre symbolique (échappant à la logique lignagère) qui connaît les secrets de la forêt et constitue un modèle pour le chasseur et le guérisseur. Il permet un retour fantasmatique à l’origine et une appropriation rituelle du monde sauvage de la forêt.
10La présence des mikuku pendant les veillées souligne ainsi la relation privilégiée des initiés aux ancêtres, ainsi qu’au monde de la forêt (à travers l’animal et le pygmée). Après la séquence de la rentrée des mikuku, les initiés entonnent une chanson de bienvenue (« samba ο samba », « salut, ô salut ») qui s’adresse alors autant aux ancêtres assis parmi eux qu’à l’assemblée des vivants. Les mikuku s’assoient préférentiellement au fond du mbandja, à côté des aînés et du père initiateur. C’est pour cela que le poteau de soutènement arrière du corps de garde est associé au grand-père (voir schéma infra)7. En effet, le grand-père (kɔkɔ) est celui sur qui l’enfant peut s’appuyer en toute confiance : grands-parents et petits-enfants entretiennent une relation privilégiée d’affection et de plaisanterie. Lors du décès du grand-père, c’est un petit-fils qui est chargé de porter le cadavre et qui doit moquer le mort en jouant le rôle d’une sorte de bouffon. Et l’héritage spirituel passe souvent directement au petit-fils. Le grand-père est ainsi le représentant le plus proche des ancêtres, identification manifeste dans la terminologie. À partir de la génération G+3 par rapport à Ego, les parents ne sont en effet pas marqués par un terme spécifique : le terme kɔkɔ sert alors encore à désigner les aïeux des générations supérieures (les ancêtres les plus éloignés étant appelés kɔkɔgɔ). Le grand-père représente en définitive la figure idéale d’un ancêtre bienveillant.
11Toute la veillée est ainsi polarisée autour des ancêtres. C’est même en réalité pour eux que la cérémonie se tient : il s’agit de réjouir les mikuku par une exécution scrupuleuse du rituel. Au matin, les ancêtres doivent pouvoir repartir en brousse contents du spectacle auquel ils ont assisté et participé. Il y a ainsi quelque chose du culte des ancêtres dans le Bwete, rapprochement plus marqué dans le Disumba mais tout de même manifeste dans le Misɔkɔ. Le culte traditionnel des ancêtres, appelé maombe chez les Mitsɔgɔ (malombe en geviya, bilumbi en yisangu, balumbi en yipunu), se réduit aujourd’hui à quelques pratiques discrètes comme libations et offrandes (eago) effectuées en privé par le chef de famille, notamment en cas d’infortune. Le Bwete a ainsi repris un certain nombre de traits de ce culte familial dans un rituel plus complexe qui dépasse le cadre lignager.

Mbandja : procréation et parenté
12Il est d’ailleurs notable que dans le groupe kota (B20 dans la classification Guthrie), au nord-est du Gabon (provinces de l’Ogooué-Ivindo et du Haut-Ogooué), le culte lignager ou clanique des reliques d’ancêtres s’appelait justement Bwete8. Cette homonymie n’est sous-tendue par aucun récit de transmission du Bwete du groupe tsogo vers le groupe kota (ni inversement)9. Et le Bwete kota n’a jamais possédé l’appareil rituel sophistiqué du Disumba. Lors de cérémonies publiques, le chef de lignage sort les paniers qui contiennent les ossements des ancêtres et dresse la généalogie du lignage en nommant les reliques10. Les offrandes (volailles et bananes pilées) ont lieu dans une pièce privée au fond de la case familiale, sans autre forme de rituel. En cela, le Bwete kota se rapproche du Byri, le culte familial des ancêtres chez les Fang. Il ne repose cependant sur aucune initiation visionnaire, contrairement au Byeri qui faisait un usage initiatique de l’arbuste hallucinogène alan (Alchornea floribunda), finalement assez proche de l’emploi de l’eboga dans le Bwete du Gabon central.
L’ENGLOBEMENT DES ANCÊTRES
13Ces articulations rituelles entre sexualité et naissance et entre deuil et ancêtres se trouvent elles-mêmes prises dans une relation circulaire plus large entre procréation et mort. Par le jeu des déplacements des initiés (à l’intérieur du mbandja, entre mbandja et bwεnzε) et de la condensation symbolique (une même séquence figurant plusieurs choses à la fois), la chorégraphie rituelle met en relation les moments opposés du cycle de l’existence. La division sexuelle du mbandja se double ainsi d’une seconde orientation : la droite est associée à la vie, la gauche à la mort. Si bien que les entrées et sorties des initiés évoquent le mouvement complémentaire de la naissance et du trépas. Des condensations paradoxales marquent clairement cette circularité au principe de l’existence : le cordon ombilical du nouveau-né représente en fait la corde qui servira plus tard à le descendre dans sa tombe. Et la liane tressée qui sert à transporter le paquet d’edika possède effectivement les deux significations. Inversement, partir dans la tombe, c’est retourner dans le sexe maternel. Le schème de la « naissance à l’envers », dont A. Mary (1983b) a dégagé le rôle structurant dans le rituel du Bwiti fang, reste prégnant plus au sud11. L’initiation est une mort temporaire qui consacre une renaissance du banzi : dans le bain rituel mososo du Disumba, le banzi doit d’ailleurs plonger vers l’amont et passer au travers d’un losange de branchages représentant le sexe maternel. Et derrière le geliba, les initiés du Misɔkɔ pleurent un cadavre, mais attendent également une naissance imminente.
14Cette condensation circulaire entre naissance et mort passe par la médiation nécessaire des ancêtres. Si les appels de la corne getsika sont simultanément des appels aux ancêtres et l’annonce d’un accouchement, c’est en effet parce que celui qui va naître, c’est l’ancêtre lui-même. Selon une image récurrente dans de nombreux chants, une veillée de Bwete est un voyage en pirogue dans l’étendue profonde du geliba. Or, l’eau du geliba évoque à la fois l’habitat des ancêtres mikuku (l’espace des corbeilles et fétiches dans une veillée), la fécondité féminine (la qualité fondamentale du vagin est son humidité) et la rivière de la genèse mythique de l’homme (d’où Nzambe a prélevé le premier esprit-embryon). Le voyage en pirogue au pays des ancêtres est donc en réalité une procréation12. Les esprits ancestraux sont d’ailleurs supposés résider dans les cours d’eau, dont chaque tronçon est ordinairement associé à un clan (le premier clan arrivé). Toute personne qui passe aux abords d’une portion de rivière appartenant à son clan maternel ou paternel doit ainsi y jeter une offrande en l’honneur des esprits qui y demeurent. Et la femme enceinte qui va puiser l’eau à la rivière ramène avec elle l’esprit-embryon de l’enfant à naître. Brodant sur ce même thème, un mythe initiatique raconte comment la navette incessante de l’araignée Dibobe assure la rotation indéfinie des esprits entre les vivants et les morts. Lorsque l’esprit d’un mourant s’échappe dans un dernier souffle, l’araignée descend du ciel le long de son fil et vient le recueillir pour le ramener au village des ancêtres. Elle redescend ensuite déposer cet esprit qui est re-insufflé dans le ventre d’une femme lors de l’éjaculation.

La circularité de l’existence
15Ce thème de la réincarnation des ancêtres est récurrent, tant dans le rituel du Bwete que dans les conceptions communes de la procréation, Il ne s’agit donc pas d’un mystère ésotérique entretenu par les seuls initiés. Toute naissance est la réincarnation générique d’un ancêtre. Il serait pourtant incongru de dire que tel nouveau-né est la réincarnation de tel ancêtre singulier. L’identité personnelle est en effet un agrégat de composants (substances corporelles, noms, caractères, traits physiques, pouvoirs « mystiques ») hérités d’ascendants variés. Pour prendre l’exemple de l’anthroponymie, le nom est hérité d’un ascendant (défunt ou non). L’homonymie instaure alors une relation privilégiée : la personne gagne les relations de parenté de son homonyme – des tiers s’adressant souvent au premier en employant le terme de parenté réservé au second. Le choix d’un nom fait l’objet d’une transaction entre le père (patri lignage) et l’oncle (matrilignage)13. La mère peut également intervenir, recevant des messages oniriques de l’enfant pendant la grossesse. Mais un individu possède communément plusieurs noms, sans compter les kombo (noms-devises sociaux ou initiatiques) dont il hérite. L’anthroponymie prouve ainsi que le thème de la réincarnation cache une réactualisation complexe et plurielle des multiples lignages dont un individu provient. Le nouveau-né n’est donc pas un ancêtre, mais sans les ancêtres, il n’est rien.
16La mobilisation des ancêtres dans le Bwete a ainsi pour visée première de favoriser les naissances et d’assurer la reproduction lignagère : « Jusqu’à la fin de la vie, dans notre famille, on va bien accoucher. C’est ce qu’on dit dans les prières. » Les initiés soulignent avec insistance que le Bwete est d’abord venu pour les enfants, bien avant que le Misɔkɔ ne se concentre sur les soins des afflictions sorcellaires14. Le travail rituel d’une veillée de Bwete consiste en définitive à insérer les différents moments du cycle de l’existence dans une relation de circularité systématique par l’entremise des ancêtres mikuku. La relation aux ancêtres subordonne ainsi les multiples relations au principe de la reproduction lignagère.
17C’est en fait l’identité ambiguë du Bwete lui-même qui est en jeu ici. Lors de l’initiation visionnaire, le Bwete était apparu comme une entité au statut incertain et à la voix flottante. Le terme « bwete » reste ainsi incomplètement déterminé d’un point de vue sémantique, y compris pour les initiés. Radicalisant cette indétermination sémantique, les initiés en ont même fait un motif à plaisanteries : dans leurs conversations quotidiennes, un bwete n’est souvent rien d’autre qu’un « truc », terme qui ne signifiant rien de précis est apte à tout signifier15. L’un dira « donne-moi le bwete-là » pour qu’on lui fasse passer un objet. Un autre déclarera « je dois faire un bwete » pour désigner une activité quelconque. Plus sérieusement, le terme « bwete » garde dans le rituel cette valeur de signifiant flottant qui peut venir occuper toutes les places. Les initiés affirment en effet que le Bwete se présente sous de nombreuses formes et ne cesse de se métamorphoser. Ainsi, au gré de diverses interprétations explicites, le Bwete, c’est l’ancêtre, le nouveau-né, le cadavre, la mère, l’épouse, l’homme, l’oncle, le grand-père, le pygmée, c’est soi-même et c’est tout le monde.
18Le Bwete apparaît ainsi comme un personnage flottant qui, tel un trickster, défie les catégorisations établies en les englobant toutes. Passant par toutes les places du cycle de la reproduction lignagère, il se trouve finalement en surplomb, incarnant le processus dans son ensemble plutôt que l’un de ses protagonistes. Dans la mesure où il peut désigner n’importe lequel d’entre eux, le Bwete ne constitue donc pas véritablement lui-même l’un des termes des relations initiatiques, mais plutôt le principe d’enchaînement de toutes les relations. Ce principe organisateur repose sur un mouvement d’englobement hiérarchique qui subordonne toutes les relations à une relation d’ordre supérieur : la relation initiatique aux ancêtres mikuku16. Cet englobement est matérialisé par l’englobement des initiés à l’intérieur du mbandja qui figure, selon les exégèses, un corps humain ou un éléphant, c’est-à-dire en fait le corps du Bwete lui-même.
19En définitive, une veillée de Bwete Misɔkɔ s’organise principalement autour du rôle fécondant des ancêtres dans la reproduction lignagère17. Les condensations systématiques opérées par le travail du rituel opèrent la réintégration de toutes les relations dans le corps englobant de l’ancêtre. Dans un contexte d’infortune sorcellaire qui renvoie à un trouble au sein de la parentèle, ce mouvement permet de connecter les initiés à une totalité lignagère idéalement régénérée dans le rituel. Renouer le lien ombilical aux ancêtres est en effet d’autant plus important que les histoires d’infortune parlent toujours de parents morts trop tôt, de fantômes et d’héritages en suspens. La transposition de la parenté lignagère dans une parenté initiatique surplombée par les ancêtres mikuku et le Bwete substitue cependant au lignage d’origine une communauté recomposée : le Bwete donne ainsi aux initiés la possibilité de changer de niveau de relations18. Il n’est toutefois pas rare qu’il y ait un point d’intersection entre parenté initiatique et parenté lignagère, que le père initiateur se trouve être un père, un mari, un oncle, un beau-frère, un grand-père ou un parent clanique. La parenté initiatique est donc moins une parenté « fictive » totalement disjointe qu’une reconfiguration complexe et variable de la parenté « réelle » préexistante.
20Selon l’interprétation magistrale qu’en donne J.W. Fernandez (1982), l’adoption du Bwiti par les Fang au début du XXe siècle a permis le renouveau d’une identité collective ébranlée par les transformations brutales subies par une société alors aux prises avec la colonisation française. Mettant systématiquement en relation une série d’oppositions (mort-vie, homme-femme, aîné-cadet, etc.), le Bwiti opère une résolution dialectique des contraires qui engendre un puissant sentiment de communion (« oneheartedness », nlem mvôre en fang), communitas dans laquelle l’auteur voit la meilleure expression de la revivification de l’identité collective19. Cette circularité rédemptrice (« saving circularity ») permet de réconcilier toutes les différences au profit de la communion à l’intérieur de cet « equatorial pleasure dome » qu’est le temple du Bwiti, microcosme harmonieux qui tente de compenser les tensions cardinales de la société fang. La réaffirmation du lien ombilical avec les ancêtres, reliant le présent au passé, est alors une dimension essentielle de cette réintégration des initiés dans la totalité harmonieuse de la communitas rituelle (« return to the whole »).
21Chez les Fang, le Bwiti célébrerait ainsi l’unanimité, alors que le mvet (corporation des joueurs de harpe-cithare) exalterait plutôt la compétition au sein du groupe masculin (Fernandez 1982 : 63-64). Comme nous l’avons vu, le Bwete Misɔkɔ passe lui aussi par une mise en relation systématique des contraires par l’entremise des ancêtres. La condensation de l’action rituelle permet d’opérer une réintégration des initiés dans le corps englobant du Bwete. Le sentiment de solidarité qui en découle est notable pendant la séquence de la « rentrée du Bwete », climax de la veillée où le groupe compact des initiés dansant à l’unisson semble se fondre dans une totalité unifiée qui inclut également les ancêtres mikuku20. Cette solidarité rituelle est pourtant directement contrebalancée par l’expression de la rivalité entre initiés de même rang, notamment au cours des danses individuelles. Et nous verrons au chapitre IX comment la relation ambivalente qui oppose et rapproche tout à la fois nganga et sorciers renforce encore cette dimension agonistique au sein du Bwete Misɔkɔ. L’oscillation entre solidarité et rivalité au sein même du rituel incite donc à nuancer toute interprétation exclusive du Bwete en termes de cohésion ou de compensation fonctionnelle.
22J.W. Fernandez soutient en outre que la réconciliation rituelle opérée dans le Bwiti fang passe par l’abolition des oppositions entre aînés et cadets, entre hommes et femmes (1982 : 545-546,571). Dans le Bwete Misɔkɔ, la totalisation rituelle permise par l’entremise des ancêtres n’implique pourtant pas que toutes les différences soient rabattues sur un plan d’égalité. Le mouvement d’englobement du Bwete conserve la hiérarchie des relations, et sert même à la manifester. D’une part, la prééminence absolue des ancêtres n’annule en rien l’ordre de la séniorité initiatique. Les aînés entretiennent en effet une relation privilégiée avec les ancêtres, prérogative marquée par le fait que les mikuku s’assoient auprès d’eux au fond du mhandja. Et le chapitre XII confirmera que la hiérarchie entre ancêtres, aînés et cadets est maintenue tout au long du parcours rituel. D’autre part, le mouvement d’englobement du Bwete ne ramène pas non plus la distinction entre hommes et femmes à l’égalité ou la complémentarité harmonieuse. Le rituel accentue bien plus la différence que la ressemblance entre les sexes. Il n’y a guère justement que lors de la « rentrée du Bwete » qu’hommes et femmes forment un groupe uni21. Et le chapitre XI confirmera que les rapports rituels entre les sexes sont régis par une logique autrement plus complexe que celle de la communitas égalitariste.
Notes de bas de page
1 Les initiés masculins endossent ainsi parfois eux-mêmes les rôles féminins sur la scène rituelle. Le pagne de raphia qu’ils portent en couche-culotte est d’ailleurs secrètement associé aux garnitures menstruelles des femmes. Et il arrive qu’ils arborent également des perruques féminines.
2 Traditionnellement, on veille un mort plusieurs jours avant de l’enterrer. Autrefois, on laissait même le cadavre d’un notable pourrir toute une semaine au corps de garde.
3 Leur danse s’appelle d’ailleurs mwεngε. Or, dans le Disumba, Bwete-a-mwεnge désigne justement le Bwete de deuil, organisé lors du décès puis du retrait de deuil d’un initié.
4 Mwago dérive d’ailleurs du terme eago qui désigne les offrandes faites aux ancêtres (dilago en yipunu et yisangu).
5 Cette association explique que les mikuku puissent aussi être des esprits sylvestres (mikuku mya go pindi – de pindi qui signifie forêt).
6 C’est sans doute pour cette raison que le pygmée joue un rôle plus important dans le Misɔkɔ (où la pharmacopée végétale est au premier plan) que dans le Disumba (qui repose davantage sur l’identité du groupe).
7 Le poteau central qui oriente le corps de garde figure quant à lui le père (tεta) ou l’oncle maternel (katsi). Les piliers de soutènement du mbandja représentent ainsi les trois pôles masculins du lignage.
8 Ce culte est aujourd’hui éteint, la disparition remontant sans doute à la première moitié du XXe siècle (Perrois 1969, Andersson 1953, Mabaza 1999).
9 Mais les récits des migrations du groupe tsogo (axe nord-est sud-ouest passant par l’Ivindo avant de rejoindre l’Ogooué puis la Ngounié) mentionnent une lointaine rencontre avec le groupe kota, et donc de possibles transferts culturels.
10 Les reliquaires du groupe kota sont surmontés de statuettes anthropomorphes, en bois serti de fils de cuivre, figures fameuses des musées occidentaux, au style abstrait très différent des statuettes fang ou du Gabon central et méridional qui sont plus réalistes.
11 L’auteur souligne l’« ambivalence permanente des schèmes rituels utilisés qui favorise le recouvrement des thèmes de la naissance et de la mort » (Mary 1983b : 6869).
12 D’autant que la pirogue figure aussi par sa forme le sexe féminin, et la pagaie le pénis. Pagayer, c’est donc avoir un rapport sexuel.
13 Les noms de jumeaux forment une classe à part, répertoire fixe de termes appariés.
14 Maux sorcellaires dont les symptômes majoritaires sont de toute façon encore des problèmes d’infécondité, du moins pour les femmes (la stérilité étant censée être toujours féminine).
15 Ces détournements ludiques rappellent ainsi la conception lévi-straussienne du mana mélané sien (Lévi-Strauss 1950).
16 La classe des ancêtres lignagers étant déjà englobée dans celle des ancêtres initiatiques.
17 La relation au monde sauvage de la forêt (par l’entremise de l’animal auxiliaire et du pygmée) constitue une seconde ligne d’organisation du rituel, notamment autour de sa fonction cynégétique : « le Bwete venu pour la chasse ». Son caractère secondaire est marqué par la subordination de la petite invocation buluma (à thématique cynégétique) à la grande invocation mwago (centrée sur les ancêtres).
18 Ce que J.W. Fernandez a bien noté dans le Bwiti fang : « [Bwiti] offers, to those who felt themselves ntôbot [sans famille], the centered corporate feeling of belonging to the Bwiti kin group » (1982 : 98).
19 À la structure sociale (système hiérarchisé de positions), V. Turner (1990) oppose la communitas : communauté non structurée ou structurée de manière plus indifférenciée et égalitaire, qui apparaît notamment dans les situations liminaires propres au rituel, entre-deux ambigu où les assignations identitaires ne valent plus.
20 On retrouve d’ailleurs dans le Bwiti fang cette même danse en spirale convergente au principe du sentiment de communion (Fernandez 1982 : 454).
21 Et encore, dans certaines communautés, les femmes font rentrer le Bwete séparément, après le groupe des hommes.
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