Chapitre I. Le miroir : vision et initiation
p. 27-53
Texte intégral
LE CHEMIN DE L’INFORTUNE : LA CONSULTATION DU DEVIN
1« Ma famille était dans le Bwete. Tout ça à cause des problèmes. Parce qu’on perdait trop les gens dans la famille. On n’arrivait plus à comprendre ce qui se passait. C’est comme ça, c’est arrivé à mon tour. Puisque je suis le seul garçon de la famille, Os [les sorciers] ont voulu profiter de moi aussi. » Comme le montre ce témoignage d’un initié, c’est le malheur et la sorcellerie qui motivent l’initiation. Le Bwete Misɔkɔ diffère en cela du Bwete Disumba. Le Disumba est un rite de passage obligatoire, même si la décision du moment opportun est laissée au libre choix du novice. Généralement accompagné d’autres camarades, le jeune garçon part un beau jour manger le bois sacré sans prévenir ses parents – tout au plus avertit-il son oncle maternel de son entreprise. Tous les hommes sont donc normalement initiés, mais chaque homme décide librement de se faire initier. Par opposition, l’initiation au Misɔkɔ est contrainte par l’infortune, même si elle reste circonstancielle : tous les hommes ne sont pas initiés, mais ceux qui le sont ont été forcés de l’être1. Lorsqu’un nganga veut initier un fils, un neveu ou un beau-frère – comme cela arrive souvent – c’est généralement à l’occasion d’une série de malheurs.
2Le Misɔkɔ se rapproche ainsi des diverses sociétés féminines de possession de la région, également facultatives et à vocation thérapeutique (Ombwiri, Elɔmbo, Abanzi, Mbumbayano, Ombudi, Olɔgɔ, Mugulu, Abambo). Cependant, dans ces sociétés de possession, l’affliction est perçue comme le signe d’une relation singulière avec un génie – l’initiation permettant de retourner le génie persécuteur en un génie protecteur. Alors que dans le Misɔkɔ, l’infortune constitue simplement l’occasion malheureuse de l’initiation, mais jamais le signe d’une élection, l’indice d’un don divinatoire ou le comportement ad hoc donnant à voir une vocation personnelle (comme c’est le cas dans de nombreux chamanismes eurasiens ou amérindiens). La maladie en elle-même n’est grosse d’aucune promesse. L’infortuné consulte un devin, se fait soigner ou initier et « guérit » éventuellement. S’il décide ensuite de s’impliquer durablement dans le Bwete pour devenir nganga, c’est pour des raisons personnelles qui ne sont pas directement liées à la nature de l’affliction initiale. Il n’y a pourtant pas de cassure nette entre traitement de l’infortune et formation initiatique, les premières étapes rituelles illustrant bien ce chevauchement : le plat rituel edika sert à éviter les empoisonnements, mais possède également une fonction divinatoire. Il faut aussi noter que le Misɔkɔ ne constitue pas forcément la première initiation de l’impétrant. Les parcours poly-initiatiques sont en effet le lot commun. Soit parce que certaines initiations sont complémentaires : un homme doit être initié à la fois au Bwete et au Mwiri ; et l’initiation au Mwiri appelle bientôt celle du Kɔnɔ. Soit parce que la répétition de l’infortune ou l’insatisfaction personnelle pousse à se faire initier ailleurs, dans une société rivale ou une branche voisine – le jeu de la concurrence sévissant sur le marché des biens de salut-délivrance.
3Tâchons maintenant de déterminer ce que désigne cette infortune au principe du Misɔkɔ. Le banzi est un « malade » (mobεyi en getsɔgɔ, dérivé de ebεa « maladie » et bεaga « être malade »). Mais fort classiquement, le terme vernaculaire a une extension plus large que le seul champ des maladies organiques ou même mentales2 : entrent ainsi dans cette catégorie celui qui fait des chutes à répétition ou qui perd successivement deux parents, l’enfant en échec scolaire, le citadin sans travail ou la première épouse délaissée par son mari. Il n’est donc pas étonnant que dans le français local, « maladie » ait pour synonymes « problème » ou « malchance ». Le malade n’est pas seulement celui qui souffre dans son corps, c’est avant tout celui qui subit dans son existence des événements malheureux. En outre, pour en arriver à se faire initier au Bwete Misɔkɔ, il faut cumuler les malheurs. La maladie ne concerne jamais un champ univoque d’infortune mais toujours plusieurs registres : selon nos découpages, le mal est à la fois somatique, psychologique, conjugal, financier, familial3. Cette démultiplication de l’affliction fait prendre conscience que quelque chose ne va pas. Mais ce quelque chose se soustrait à l’appréhension, planant au-dessus de l’existence comme une menace imprécise mais omniprésente. Les multiples infortunes particulières ne sont donc que les symptômes d’une atteinte plus grave qui lierait ensemble les registres du malheur comme les facettes d’un même problème. Cela se traduit par l’impression vive d’être dans une situation d’impasse, l’expression « mes chances étaient bloquées » revenant de manière récurrente4.
4Souvent, c’est alors une série rapprochée d’incidents malchanceux qui précipite la décision de tout mettre en œuvre pour trouver un remède avant qu’il ne soit trop tard. La répétition des malheurs est en effet un signe de sorcellerie. Chuter une fois passe encore, mais chuter trois fois d’affilée est la preuve que quelqu’un cherche à vous faire tomber. Les soupçons hésitent cependant souvent entre plusieurs personnes et restent nécessairement incertains tant qu’un devin n’a pas été consulté. En effet, la sorcellerie est par nature une dissimulation : le sorcier est invisible car il agit la nuit ou dans le dos de ses victimes. On suppose donc que l’intentionnalité mauvaise d’un tiers jaloux est au principe de l’infortune, sans préjuger de l’identité exacte de l’auteur ou des modalités de toute façon occultes de ses actes. La sorcellerie repose ainsi, par définition, sur la présomption d’un lien causal entre une intention virtuelle et un malheur effectif, et sur l’impossibilité d’établir la chaîne des causes et des effets.
5Dans un contexte où l’individu se définit d’abord en référence à sa parentèle, la sorcellerie renvoie avant tout à un problème relationnel au niveau du lignage. C’est pourquoi le sorcier présumé est toujours un parent5. Les rumeurs qui circulent en permanence dans la famille ou le simple souvenir d’une dispute suffisent alors à faire cristalliser le malheur en une suspicion de sorcellerie. Les histoires de sorcellerie renvoient ainsi aux antagonismes interpersonnels qui minent inévitablement l’harmonie toute idéale des relations lignagères. Elles tournent par exemple souvent autour de conflits d’héritage (spirituel autant que matériel) entre germains ou entre le fils et le neveu utérin du défunt. Mais parfois, notamment en milieu urbain, le malheur concerne plus fondamentalement encore le lien même au lignage. De là ces histoires d’infortune qui se focalisent sur des parents éloignés ou décédés avec lesquels les individus ne savent plus quelles relations ils entretiennent. Les infortunés sont hantés par des relations irrésolues et incertaines auxquelles ils rapportent tous leurs malheurs. Parmi les jeunes adultes sans emploi – population surreprésentée dans les communautés urbaines du Misɔkɔ–, l’interprétation du malheur se cristallise souvent autour d’un reproche ambigu adressé aux parents restés au village : au lieu de leur donner les moyens de leur émancipation et de leur autonomie, ces parents chercheraient au contraire à leur nuire en les abandonnant sans ressource6. Les situations d’échec sont ainsi attribuées à la persécution sorcellaire d’une parentèle cruellement absente. L’émancipation urbaine a en effet pour revers la vulnérabilité – un individu sans famille est un individu sans soutien. Dans tous les cas, la sorcellerie renvoie en définitive à un trouble relationnel qui, sur fond de malheurs répétés, touche le positionnement problématique de l’individu au sein de son réseau de parentèle.
6Cette infortune sorcellaire ne mène toutefois pas directement à l’initiation. Elle passe d’abord par la consultation d’un nganga-a-Misɔkɔ qui lui seul peut diagnostiquer la nécessité de manger le bois sacré7. Cette consultation divinatoire est ainsi la véritable première étape de l’insertion dans le circuit initiatique. Parfois même, le patient ne prémédite pas la consultation du devin, saisissant une occasion à la faveur d’une veillée à laquelle il était d’abord venu en spectateur. Mû davantage par la curiosité que par le malheur, il se fait alors consulter et pourra en ressortir convaincu de devoir se faire initier8. L’un des adages favoris des nganga affirme en effet que « tout le monde est malade, même s’il l’ignore », la consultation servant justement à révéler cette maladie.
7La description de la consultation divinatoire faisant l’objet d’un chapitre spécifique, contentons-nous ici de montrer comment le devin fait de l’initiation un passage nécessaire sur la voie de la résolution de l’infortune. Après le paiement du prix de la consultation au nganga et la présentation du patient, la séance divinatoire peut commencer. Le devin scrute son miroir, trace de mystérieux signes au kaolin sur le corps du patient, puis énonce un certain nombre d’affirmations concernant sa vie, les maux dont il souffre et leur origine. Cette consultation donne au patient une version plausible de son expérience du malheur, mobilisant les catégories nosologiques traditionnelles et confirmant ses soupçons de sorcellerie9. L’effet du discours du devin est tel qu’il n’est pas rare que les patients se mettent à pleurer, bouleversés d’avoir été percés à jour. Toutes les séances divinatoires ne mènent cependant pas à l’initiation. La plupart des malades n’en sortent qu’avec la prescription de simples soins. Certains, toutefois, s’entendent dire que leur cas exige de manger le bois sacré. Comment distinguer alors simples malades et candidats à l’initiation ?
8L’initiation n’est proposée que pour les cas jugés les plus graves par le devin. Pourtant, elle ne constitue pas un traitement spécifique. Simples malades et futurs initiés souffrent en fait généralement des mêmes maux. Mais, le devin, qui est la plupart du temps aussi père initiateur, a tout intérêt à proposer l’initiation. En revanche, le malade souhaite résoudre son problème au moindre coût – l’initiation étant le traitement le plus onéreux en termes d’investissement personnel et financier. La divination ne se réduit cependant pas à une ruse machiavélique au service d’un père initiateur intéressé. Si le devin dit à un patient qu’il doit s’initier, c’est en réalité pour qu’il puisse découvrir par lui-même l’origine de son mal dans les visions d’eboga, et notamment qu’il identifie le parent sorcier responsable. L’initiation constitue ainsi la promesse d’un approfondissement de la consultation divinatoire. À cette différence près que ce n’est plus le nganga qui consulte un tiers, mais bien le malade qui voit par lui-même les tenants et les aboutissants de son problème10. Initiation et consultation s’opposent donc comme l’évidence visuelle s’oppose à la confiance dans le récit d’un tiers. Les expressions communes qualifiant l’initiation appartiennent effectivement au champ sémantique de la vision : « voir son propre corps », « voir sa propre vie », « découvrir les choses cachées ».
9Comme le disait un père initiateur à un patient : « Tu vas découvrir beaucoup de choses, si vraiment tu veux manger le bois sacré. Dans quelques jours, tu auras le miroir devant toi, tu vas consulter comme moi. Je serai à côté de toi qui seras le nganga. Ce n’est pas moi qui vais te dire, c’est toi-même qui vas voir. C’est pourquoi je dis le vrai juge, c’est le miroir, c’est le bois sacré. Celui dont tu as peur, parfois ce n’est pas lui qui te fait du mal. Celui que tu embrasses, c’est lui qui te bouffe. » L’initiation est ainsi présentée comme la promesse d’une vérification personnelle : vérification de l’exactitude de la consultation du nganga, mais aussi souvent vérification des rumeurs sorcellaires, de rêves supposés prémonitoires, de prédictions familiales. À ce sujet, les initiés qui ont une connaissance du catéchisme ne manquent jamais de faire référence à saint Thomas : il faut le voir pour le croire, i.e. il faut voir dans l’initiation pour croire à la consultation.
10Ainsi, le devin propose au patient l’initiation comme une vérification visionnaire de sa propre consultation. Ce qui sous-entend que la consultation se présente elle-même comme une parole peut-être mensongère, en tout cas toujours douteuse. En effet, selon les maximes maintes fois répétées par les nganga à leurs patients, l’initiation n’existe que parce que « les nganga sont des menteurs » et que « les malades doutent toujours ». Le devin ne signifie pas par là que tous les autres nganga sont des charlatans et qu’il est le seul à dire le vrai. Il enferme au contraire délibérément sa parole divinatoire dans le cadre du paradoxe classique d’Épiménide le Crétois11 : « moi qui parle, je suis un menteur ». S’il procède de la sorte, c’est pour laisser planer un doute sur sa consultation et amener ainsi la conclusion essentielle : seule l’initiation est une consultation indubitable et véridique12. Ce piège paradoxal sert à capturer le patient profane dans le Bwete.
11La séance divinatoire vise donc moins à imposer des certitudes qu’à proférer des énoncés troublants pour placer le patient dans un état d’esprit ambivalent, ni complètement convaincu, ni parfaitement sceptique : « Un jour, j’assistais à une veillée. C’est comme ça qu’un beau-frère vient et me dit, si tu as 500 francs CFA, donne-moi, on va te faire consulter. Ils m’ont consulté. Et moi je ne croyais pas. Vraiment, on parlait de ma tante, que c’est elle qui nous gaspillait dans la famille. Un côté, j’ai pris ça en considération. Mais l’autre côté, j’ai négligé. » Lors de la consultation, l’initiation n’est donc pas acceptée par les patients plus crédules, mais au contraire par les plus incrédules et les curieux de nature : ceux qui doutent du bien-fondé de la parole du devin, parole pourtant suffisamment troublante pour qu’ils veuillent la vérifier par eux-mêmes dans les visions d’eboga. En définitive, ceux qui croient, on les soigne ; ceux qui doutent, on les initie.
RITUELS PRÉLIMINAIRES
12L’initiation, stricto sensu, ne dure qu’un seul jour et comprend deux phases distinctes : une série de rituels diurnes en forêt, puis la veillée nocturne au cours de laquelle le néophyte (banzi) mange les racines d’eboga à des fins visionnaires13. Le jour de la veillée, père initiateur et banzi partent en forêt afin d’accomplir les rituels prophylactiques nécessaires au périlleux voyage initiatique, cette mort temporaire qui voisine toujours avec la mort réelle. Ils sont accompagnés de quelques aides initiés et d’un parent de confiance du banzi (initié ou non), témoin capital qui assiste à l’initiation afin que la famille ne puisse ensuite accuser le père initiateur de sorcellerie. De peur que les sorciers du lignage ne cherchent à faire échouer l’initiation, les autres parents ne sont prévenus que le lendemain matin, pour constater que le nouveau banzi se porte bien et recevoir avec lui la bénédiction collective. L’initiation au Misɔkɔ implique donc une coupure relative de l’initié par rapport à son lignage.
13La première tâche consiste à collecter les écorces et plantes nécessaires à l’initiation (voir phot. 6 hors-texte). Avant de prélever des écorces, le père initiateur doit obtenir l’accord des mikuku mya go pindi (litt. « esprits de la forêt ») : après une courte invocation, il frappe le tronc d’un coup de machette et y colle prestement son oreille pour écouter la réponse de l’arbre. Une autre modalité de communication avec les esprits sylvestres consiste à décoller un petit losange d’écorce que l’on fait choir au sol : s’il tombe face interne au-dessus, la réponse est favorable14. Mais l’initiation ayant déjà commencé, il ne saurait être question de la remettre à plus tard. En cas de réponse négative, l’épreuve est donc répétée jusqu’à obtenir la réponse souhaitée – le nombre de refus préalables constituant une évaluation prémonitoire des obstacles à surmonter au cours de l’initiation.
14La valeur négative ou affirmative de la réponse au test divinatoire importe donc en réalité moins que le fait même de la réponse. La procédure divinatoire stipule que l’orientation du losange d’écorce n’est pas l’effet du hasard mais l’expression intentionnelle d’un esprit (hypothèse plausible dès lors qu’à chaque tirage aléatoire, deux événements au moins sont réalisables). L’essentiel n’est alors pas ce que les esprits sylvestres répondent mais simplement qu’ils répondent. En dehors de toute considération empirique de résultat, la procédure valide en effet l’énoncé implicite suivant : des agents non-humains se sont manifestés et sont les garants du bon déroulement de l’initiation. Il s’agit donc moins d’un test divinatoire – aucune question n’est véritablement posée – que d’une extorsion de l’assentiment et de la participation des esprits sylvestres avec lesquels les nganga ont un rapport privilégié puisque la forêt constitue la source principale de leur pharmacopée. Cela constitue pour le banzi le premier indice que l’initiation n’est pas une manipulation purement humaine puisque des agents non-humains y tiennent une place décisive.
15Le second rituel préliminaire, la confection du fétiche mbando, possède une fonction plus nettement prophylactique : il s’agit de « blinder » le banzi contre les attaques sorcières. Dans un petit paquet de tissu sont placés écorces, rognures d’ongles et cheveux. Le père initiateur y ajoute un peu d’une poudre secrète, ingrédient incontournable de toute préparation rituelle mais dont le novice ignore encore la nature exacte. Les ongles (pouce et auriculaire des mains et des pieds) et les cheveux (front et nuque) du banzi sont mêlés à ceux du père initiateur. Si le mbando est un double du novice, il incorpore donc également la personne du père initiateur. L’initiation inaugure en effet un processus par lequel le banzi se trouve irrémédiablement lié à d’autres agents, notamment au père initiateur. L’initié est désormais pris dans les rets contraignants de la parenté initiatique – ce qu’illustrent matériellement les objets fétiches comme le mbando. Une fois les ingrédients disposés, le paquet de tissu est ficelé aussi solidement que possible (la solidité du lien garantissant l’immunité contre les sorciers), maquillé de kaolin blanc (pεmba) et rouge (tsingo), parfois transpercé d’aiguilles pour dissuader davantage les sorciers. Noix de cola et graine de nzingo (Monodora myristica) sont ensuite crachées dessus afin d’animer le fétiche15.
16Le père initiateur enterre ensuite ce double du novice en un lieu caché, au pied d’un fromager. Le banzi est désormais à l’abri des sorciers puisque « son corps est caché en brousse ». Lorsqu’un sorcier essaiera de l’attaquer, il n’apercevra à sa place qu’une épaisse forêt. Ce gage d’immunité a néanmoins pour prix l’assujettissement bien réel des initiés au père initiateur qui peut toujours menacer d’aller déterrer le mbando à des fins funestes si on ne lui obéit pas : « Il n’y a que papa qui sait où il m’a caché. Tant qu’il ne révèle pas la route à un sorcier, je ne crains rien. » La coupure de la relation victime/sorcier passe ainsi par l’établissement d’une nouvelle relation fils initiatique/père initiateur.
17L’étape suivante est celle du ifulu, purification par fumigation et sudation qui est l’un des soins les plus communs du Bwete. Le banzi entre dans une hutte, assemblage sommaire de feuilles de palmier doté d’une étroite ouverture pour sortir la tête et éviter l’asphyxie. À l’intérieur des feuilles fraîches et du bois de padouk (Pterocarpus soyauxii) provoquent une épaisse fumée (voir phot. 7 hors-texte). Encore suant, le novice est ensuite conduit dans la rivière pour le second rituel purificateur, le bain mososo (du verbe sosaga, « laver »). Faisant face à l’amont, le banzi est lavé à l’aide d’un mélange préparé dans une large cuvette blanche, contenant diverses feuilles et écorces (bois au tronc glissant permettant de faire glisser les maux, bois à résine rouge qui figure le nouveau sang du novice, etc.), boissons (bière, soda, liqueur, parfum), kaolin blanc et rouge, ainsi que de la poudre secrète du Bwete (voir phot. 8 hors-texte). Le fond de la cuvette est ensuite versé entre les jambes du banzi vers l’aval de la rivière, geste qui figure la saleté emportée par l’eau courante derrière le novice. Cette orientation amont-aval est déterminante : l’amont représente l’origine, la seconde naissance par laquelle le banzi va passer au cours de son initiation ; l’aval représente la mort ainsi que l’impureté et l’infortune laissées derrière soi grâce à l’initiation16. Le novice, maintenant purifié, peut alors quitter son pagne noir pour en revêtir un blanc.
18Le banzi est ensuite oint de « pommade des pygmées », mixture à base d’écorces, parfum, liqueur et tsingo17. Cette pommade porte-bonheur est employée en maquillage dans la plupart des cérémonies (mariage, naissance, levée de deuil, initiation). Ainsi badigeonné, le novice est identifié à un pygmée, personnage mythique du Bwete. Ceci marque une nouvelle étape dans la transformation du banzi dont la guérison passe par une relation privilégiée à l’espace sauvage de la forêt. Le rituel suivant, parfois omis, est un échange purificateur de sang entre le banzi et un arbre à résine rouge appelé mugubi (Staudtia gabonensis). Cinq incisions sont faites sur le corps du banzi (nuque, épaules, lombaires) et de manière homologue sur le tronc du mugubi. À l’aide de dix bâtonnets distincts (pour éviter toute contamination), le sang impur du novice et le sang pur de l’arbre sont échangés – l’arbre prenant sur lui la souillure.
19À l’issue de ces rituels préliminaires, le banzi peut alors commencer à manger ses premières bouchées d’eboga et faire l’épreuve de son épouvantable amertume18. Cette manducation d’eboga constitue le cœur de l’initiation – se faire initier se dit d’ailleurs « a ma’a maboga » (litt. « il a mangé les eboga »). La Tabernanthe iboga est une apocynacée arbustive d’Afrique centrale, poussant plus particulièrement au Gabon. Ce fut Henri Baillon qui identifia l’espèce en 1889 à partir de l’échantillon rapporté du Gabon par un chirurgien de la Marine, Griffon du Bellay. Son alcaloïde principal, appelé ibogaïne et isolé en 1901 par Landrin, est un dérivé de la sérotonine qui partage de nombreuses similarités avec l’harmaline, alcaloïde actif de Banisteriopsis caapi, la liane hallucinogène de nombreux chamanismes amazoniens (yage ou ayahuasca)19. Au Gabon, l’arbuste, qui peut parfois dépasser les deux mètres, se trouve en forêt à l’état sauvage, mais les initiés en plantent toujours un pied aux abords du corps de garde (voir phot. 5 hors-texte). Seules les râpures d’écorces des racines sont directement ingérées pour l’initiation. Le reste des racines est mis à bouillir pour en tirer une décoction buvable. En forêt, le père initiateur donne cérémonieusement au banzi agenouillé sa première pincée d’eboga puis une banane grillée truffée d’écorces. Il est alors temps de rentrer au village avant que l’état d’incoordination motrice du novice ne le permette plus. Le banzi doit s’en aller sans se retourner afin de ne pas rendre la bénédiction purificatrice qu’il est venu prendre en brousse.
VISIONS INITIATIQUES
20La seconde partie de l’initiation se déroule au village à l’intérieur du corps de garde (mbandja) ou dans une pièce calme – la concentration étant la condition sine qua non des visions initiatiques. Le banzi porte pour la première fois l’accoutrement des initiés : vêtu du cache-sexe ibari (pagne de coton et pièce de raphia passés entre les jambes), entièrement badigeonné de kaolin blanc, une peau de la genette mosingi (Genetta tigrina ou servalina) pendant à sa ceinture, une plume caudale rouge du perroquet gris ngoso ou kusu (Psittacus erithacus) ornant son front. Il porte certains des fétiches du père initiateur, confiés à titre de protection le temps de la veillée. Il tient également en permanence dans sa main droite le chasse-mouches kombo, attribut emblématique de l’éloquence, afin de bien marquer le pouvoir de sa parole visionnaire20.
21Le banzi est assis sur une natte face à un miroir21. Le père initiateur est à ses côtés afin de veiller sur lui, tandis que les autres initiés, massivement venus pour l’occasion, lui font face. On lui donne régulièrement de grosses pincées d’eboga qu’il fait passer en buvant la décoction de racines. Au cours de la nuit, il va ainsi avaler une ou deux petites corbeilles pleines d’écorces et plusieurs gobelets d’infusion, dépassant très largement la dose stimulante pour arriver aux effets psychodysleptiques. Le père initiateur estime la quantité nécessaire en fonction de la corpulence du banzi et de ses réactions. Si le novice réagit lorsqu’on le pique d’une aiguille ou lui tire les poils, il faut continuer de lui donner l’eboga jusqu’à l’anesthésie. L’insensibilité ne doit toutefois pas aller jusqu’à la catatonie complète, le banzi devant toujours pouvoir parler et répondre aux questions des initiés. On secoue donc régulièrement le banzi, on le fait se lever et sauter, on l’oblige à agiter constamment son chasse-mouches. Il n’est en outre pas nécessaire de donner beaucoup plus de bois sacré à un banzi qui voit vite et bien. Le père initiateur interrompt même totalement les prises lorsqu’il estime que le banzi a « vu son Bwete », c’est-à-dire qu’il a vu ce qu’il devait et voulait voir.

Nganga préparant l’eboga

Banzi mangeant une banane fourrée à l’eboga
22Le banzi vomit régulièrement au début de la nuit, l’eboga étant un puissant émétique. Ces vomissements sont encouragés car ils servent à expulser toutes les impuretés du corps. Les initiés scrutent même les déjections pour y trouver la confirmation d’un empoisonnement sorcier et ne manquent pas d’y déceler poils pubiens, arêtes de poisson, charbon ou poudre à fusil. Les vomissements contribuent également à faire de l’initiation une renaissance, notamment dans la branche du Disumba : le banzi doit vomir jusqu’à la première goutte de lait maternel, substance blanchâtre censément reconnaissable parmi les vomissures. Il n’est alors plus l’enfant de sa mère biologique et peut renaître en tant que fils de la mère mythique Disumba. L’initiation repose ainsi sur une rupture de la relation maternelle qui se trouve transposée à un autre niveau. Ces vomissures sont conservées pour être plus tard enterrées en forêt, car il faut cacher toutes les substances corporelles qui pourraient être utilisées par un sorcier. Estimation de la juste quantité de bois sacré et élimination des toxines par vomissements sont d’autant plus importantes que l’ingestion d’une dose massive d’eboga comporte des risques bien réels (délire psychotique persistant, mort par arrêt cardiaque). Du point de vue des initiés, la manducation d’eboga provoque une excorporation temporaire de l’esprit, c’est-à-dire une mort passagère et une folie réglée. Poussée trop loin, elle peut donc devenir mort irréversible ou folie incontrôlée22.
23Toute la nuit durant, le banzi doit fixer intensément le miroir qui lui fait face, sans détourner le regard ni trop ciller. Les visions sont en effet le fruit d’une focalisation attentive sur l’image du miroir. L’eboga est pour cela un auxiliaire de choix : puissant stimulant de la vigilance, il empêche le sommeil et excite la pensée. L’initiation visionnaire du Bwete se situe ainsi à l’opposé des rituels initiatiques de possession où les femmes sont prises de crises violentes23. Rapidement après les premières bouchées d’eboga, les initiés impatients exhortent le banzi à voir et surtout à parler – les deux exigences les plus impérieuses de l’initiation. La plupart des opérations rituelles accomplies au cours de la nuit ont d’ailleurs pour dessein de favoriser les visions du novice : torche passée tout autour de lui pour éclairer son chemin et en chasser les mauvais esprits, collyre (à base de piment) pour lui dessiller les yeux, feuille ou pagne noir déchiré au-dessus de sa tête pour dégager les obstacles. Enfin, l’arc musical mongɔngɔ joue en permanence ses mélodies entêtantes pour guider le banzi. En cas de blocage, un tiers (initié ou parent) peut même manger l’eboga à son tour pour tenter d’aller ouvrir le chemin du novice. Les échecs visionnaires complets – rares mais possibles – sont interprétés en termes de résistance intentionnelle : soit le néophyte est tenu pour personnellement responsable de son échec, en raison de son manque de courage à manger l’eboga (sous-entendu comme une femme), ou de sa propre malveillance et de son impureté (sous-entendu comme un sorcier) ; soit un tiers est suspecté d’entraver volontairement son voyage initiatique et de chercher à le tuer. Mais sous l’effet conjugué de la pression collective, de l’eboga et de la focalisation sur le miroir, le banzi finit généralement par voir, ou du moins par parler.
24Dans le Bwete Disumba, les banzi initiés par cohorte sont censés parcourir le même chemin que leurs aînés : une visite à rebours de la cosmogonie collective, à la rencontre des ancêtres mythiques dans le village de Bwete (le soleil Kombe, sa femme la lune Ngɔndε, leurs enfants les étoiles Minanga, l’éclair Ngadi, le premier ancêtre Nzambe Kana, etc.). Le scénario visionnaire est donc invariable, toute vision non conforme étant discréditée. Par contraste, dans le Bwete Misɔkɔ, chaque banzi vient manger l’eboga pour « voir sa vie » et l’origine de son infortune personnelle. Il n’y a donc pas de scénario prescrit. Au-delà des histoires de vie toujours singulières, les registres de l’infortune sont cependant peu nombreux, et les façons de se positionner face à elle sont toujours les mêmes. La comparaison de différents récits visionnaires révèle ainsi nombre de traits récurrents. Structure et thèmes sont suffisamment uniformes pour qu’on puisse dégager un scénario visionnaire idéal-typique.

Banzi face au miroir

Instillation du collyre à un banzi
25Lorsqu’on l’installe face au miroir, le banzi voit tout d’abord sa propre image – évidence qui revêt en réalité une importance capitale (voir phot. 9 hors-texte). C’est en effet cette image qui se transforme en premier lieu : « je me transforme en gorille », « je suis comme un pygmée », « je suis un vieillard »24. Cette métamorphose du visage est le signe visible d’une transformation complète de la personne : prisonnier du malheur, le novice sait qu’il ne pourra s’en sortir que par une modification du rapport qu’il entretient à sa propre existence, modification dont la vision dans le miroir est le premier indice25. Cela s’accompagne souvent d’un changement soudain de lieu : « je suis en brousse », « je suis dans le village de mes parents ». Ces transformations identitaires et spatiales sont la condition de toutes les autres visions. Si la simple réflexion optique n’offre qu’une identité tautologique, le fait de se voir dans le miroir autrement ou autre part instaure en effet un dédoublement problématique du banzi qui entretient désormais un rapport à la fois d’identification et de distinction avec son image spéculaire. Il est double, assis au mbandja scrutant un miroir au milieu d’une assemblée d’initiés, mais aussi ailleurs, dans le miroir ou plutôt de l’autre côté ou au-delà du miroir, dans le monde du Bwete.
26Après ces visions initiales suivent généralement une série de brèves apparitions que le novice observe du dehors, comme un spectateur passif. Visages, paysages, animaux, objets s’enchaînent sans cohérence apparente, comme un inventaire à la Prévert : « une femme qui ressemble à ma grand-mère décédée », « un singe grimpant à un arbre », « un panier à l’angle d’une maison », « l’ombre d’une jeune femme », « deux Blancs sur une plage ». Progressivement, ces images s’animent et deviennent de véritables scènes (selon les termes des initiés, on passe alors des flashes aux films). Mais le banzi semble réduit à un œil désincarné, voyant sans être lui-même présent dans une scène qu’il décrit ensuite de l’extérieur (focalisation externe ou vision du dehors)26.
27Dans certaines scènes, le banzi parvient cependant à dépasser la perspective de l’observateur extérieur, pour acquérir un regard quasi omniscient qui lui donne la capacité de déceler ce qui échappe à la perception ordinaire et d’assister à des scènes auxquelles il n’aurait normalement pas dû pouvoir assister (focalisation zéro). Les plus marquantes d’entre elles sont celles où le banzi observe les manigances d’un sorcier qui croit ne pas pouvoir être observé : « je vois ma première femme cuisiner un poisson et prélever l’arête pour fabriquer un médicament [poison] », « la grand-mère des enfants de ma grande sœur a un bâton de la nuit [sexe mystique]. Elle entre dans la chambre de ses petits-enfants pour les séduire avec ce bâton. » Le novice parvient également à se voir lui-même tel que le sorcier l’a affecté (scènes autoscopiques) : il s’agit le plus souvent de corps entravés ou de membres volés et enfermés. Il arrive encore à détecter les objets maléfiques dissimulés par le sorcier pour nuire à sa victime : « Au niveau de la porte de la cuisine se trouve un serpent [allié invisible du sorcier]. C’est là où le sorcier urine. Derrière la porte de la cuisine, il y a un trou à l’intérieur duquel l’ex-femme de tonton K. met le poison. » L’œil halluciné du banzi fonctionne ici comme une sonde qui perce au jour l’invisible (scènes diascopiques).
28Ce voyeurisme visionnaire est donc intimement lié à la sorcellerie, ou plutôt à son décèlement : le banzi parvient à voir les situations ou actes sorcellaires secrets à l’origine de son infortune. Si l’initiation donne accès au « monde mystique » et permet de « voir l’invisible », il ne faudrait pas croire que le visionnaire découvre un autre monde, surnaturel et fantastique, totalement étranger au monde ordinaire. Les visions sont avant tout des scènes de la vie quotidienne, et même souvent des scènes de la vie familiale. Mais les relations de parenté (ce que les parents font en plein jour) ont pour revers nocturne les agissements sorciers (ce que les parents font, par jalousie, dans le dos des autres). Voir l’invisible signifie donc atteindre la perception crue des agissements malintentionnés au-delà de l’hypocrisie et de la dissimulation diurnes. Les visions initiatiques donnent l’occasion inestimable – puisque par définition impossible en situation normale – de prendre le sorcier en flagrant délit27. Si le sorcier est celui qui manigance dans le dos des autres, le visionnaire accomplit alors l’exploit peu ordinaire de voir par-dessus l’épaule du sorcier, prenant ainsi la sorcellerie à revers. À ces scènes correspond bien l’expression « vision par-derrière » forgée par J. Pouillon pour désigner les situations romanesques où le narrateur est un spectateur privilégié qui connaît le dessous des cartes. Le banzi est le témoin de l’invisible, c’est-à-dire le témoin paradoxal de scènes qui n’ont ordinairement pas de témoins.
29Dans d’autres visions, le point de vue du banzi devient intérieur à la scène (focalisation interne). Il est le témoin de scènes qui s’adressent directement à lui, les autres y agissant en fonction de sa présence. Dès lors qu’il est pris dans le point de vue d’un tiers, le banzi ne peut en effet plus maintenir sa position de spectateur extérieur et passe lui-même dans le monde invisible, comme happé. Les rencontres deviennent alors possibles. Les personnages rencontrés se répartissent aisément en adjuvants (parents alliés, père initiateur, personnages bénéfiques comme Sirènes, Pygmées ou Blancs) et opposants (parents sorciers et leurs auxiliaires). Les interactions avec les adjuvants sont essentiellement des remises d’objets, révélations de secrets ou bénédictions qui sont à interpréter comme des promesses de fortune, c’est-à-dire des renversements de la situation d’affliction. Manger l’eboga permet notamment de rencontrer des parents décédés afin de régler post mortem ce que leur mort avait laissé en suspens : révélation de la cause véritable de la mort et de l’identité du coupable, réconciliation, ou règlement de querelles d’héritage qui comptent souvent pour beaucoup dans les motivations de l’initiation : « Mon père me dit que son cœur et son crâne me sont réservés. » Le voyage initiatique constitue ainsi une véritable quête d’interlocuteurs et de partenaires. À ce titre, l’un des temps forts des visions est la rencontre avec celui qui divulgue au banzi son kombo et sa signification ésotérique. Une initiation reste en effet inachevée tant que le novice n’a pas reçu un kombo, nom initiatique qui remplacera désormais son nom civil dans toutes les interactions avec les initiés28. Le novice sera acclamé si, outre ce nom, il ramène encore de son voyage initiatique une chanson distinctive, le signe d’un talent personnel (comme joueur d’arc musical), ainsi qu’un remède inédit29.
30Les interactions avec les opposants consistent quant à elles en un jeu attendu d’agressions et de ripostes. Mais il est notable que ce combat entre le novice et son sorcier soit avant tout une lutte perceptive : la perception elle-même est mise en scène, devenant l’enjeu principal de la vision. Ainsi les nombreuses scènes de croisement de regard, de dissimulation ou d’esquive : « une femme me tourne le dos lorsque je la regarde », « ma mère en train de me lorgner », « mon frère cadet arrive et fuit après m’avoir aperçu ». Il s’agit à chaque fois du sorcier qui, se voyant vu, cherche à se soustraire au regard. Les personnages masqués qui hantent les visions appartiennent à ce même registre de mise en abyme de la perception : « un personnage masqué qui cache une parente », « Un homme qui change sans arrêt de visage. Je finis par reconnaître mon cousin O. », « Ma figure n’arrête pas de changer. Mais ce n’est pas vraiment ma figure. Derrière ces films, quelqu’un se cache que je n’arrive pas encore à identifier. » C’est encore le sorcier qui, pour ne pas être reconnu, se cache derrière un masque d’emprunt – le masque étant la figure privilégiée de l’occulte. Comble du travestissement, dans la dernière de ces visions, le sorcier va jusqu’à prendre l’apparence de sa propre victime pour ne pas être découvert.
31L’identification du sorcier supposés responsable de l’infortune constitue ainsi l’un des thèmes centraux des visions : « Tonton K. se cache en plusieurs endroits et porte plusieurs figures avec des masques. Je le poursuis au fond d’une grotte dans une forêt. Je lui ôte son masque et découvre sa figure. » Le plus souvent, le banzi avait déjà des soupçons quant à l’identité du parent persécuteur, les visions n’étant alors qu’une confirmation30. Il arrive néanmoins que l’identification visionnaire soit une surprise, le suspect se révélant être un allié fiable, alors qu’un parent de confiance s’avère être un dangereux dissimulateur. Mais, simple vérification ou étonnement authentique, cette identification est décisive puisqu’elle modifie radicalement la nature de l’imputation de sorcellerie. Voir le visage de son sorcier, c’est faire sortir la sorcellerie de l’invisible en passant de la rumeur incertaine à la certitude d’une perception visuelle. Les initiés soulignent cependant que si le banzi a pu voir son sorcier, ce dernier l’a également vu en train de le voir – ce qu’attestent les visions mettant en scène le jeu des regards croisés. Le sorcier sera désormais d’autant plus sur ses gardes et redoublera d’efforts pour lui nuire. L’initiation a donc pour résultat moins l’apaisement que l’exacerbation des tensions qui se cristallisent autour des imputations de sorcellerie31.
32Ce jeu de cache-cache entre le banzi et son sorcier donne à l’expérience visionnaire son dynamisme propre. La relation sorcellaire a en effet tendance à s’inverser au cours de la nuit : le novice mène une véritable traque et c’est le sorcier qui se retrouve finalement en position de proie. Ce retournement constitue l’enjeu majeur des visions du Misɔkɔ : le banzi doit parvenir à reprendre l’initiative face à l’adversité sorcellaire. Cela se traduit par des scènes visionnaires dans lesquelles le novice cesse d’être spectateur passif pour devenir protagoniste actif, l’acteur principal de ses propres films. Et l’assistance des initiés cherche délibérément à guider le banzi sur cette voie. En effet, les visions ne sont pas une expérience intime et privée mais un phénomène collectif auquel l’assistance contribue tout autant que le visionnaire. Le banzi doit raconter toutes ses visions au fur et à mesure qu’elles se produisent32. Cette narration simultanée rend possible le pilotage du novice par les initiateurs, grâce à un jeu d’interprétations, de questions et d’injonctions : « fouille dans le panier ! », « pars là-bas ! », « demande-lui qu’il te donne la bénédiction ! », « tape-le ! » L’assistance exhorte ainsi le banzi à ne pas se contenter de voir mais à agir ses visions. Traduisant directement ces injonctions en actes, le banzi se livre même parfois à de véritables mimes des actions qu’il est censé accomplir dans ses visions (devant rester assis, il ne peut cependant utiliser que ses bras). L’exemple le plus typique consiste à mimer le fait de frapper le sorcier en assénant dans le vide des coups de chasse-mouches, sous les applaudissements du public33.
33Ces scènes actives, vers lesquelles tendent à la fois le banzi et l’assistance des initiés, culminent dans les scènes de représailles ou de délivrance. Le banzi riposte contre le parent sorcier : « K. [le sorcier] enlève sa ceinture, la brandit et me provoque en duel. Il me dit qu’il me cherchait. Je lui réponds que je suis venu le voir. On se bat. Je prends le bwete [fétiche protecteur] que je porte en bandoulière : il lance des lumières et transperce K. qui tombe à la renverse. » Il parvient à détruire ses fétiches maléfiques : « Je rentre chez mon beau-père. Il a placé une boîte sous terre à gauche de la barrière du portail. C’est de la magie. Je lui demande pourquoi il a fait cela. Il me répond que c’est pour contrôler tous ceux qui rentrent chez lui. Avec un bâton pointu, je transperce la boîte et je la déterre. Je l’ouvre et j’y mets le feu. » Il réussit enfin à se délivrer lui-même : « Mes maux de tête sont dus au fait que ma tête est coupée et posée sur un morceau de bois en feu. C’est M., la sœur de mon père qui est responsable. Je récupère ma tête qui était sur le morceau de bois en feu [il mime le geste]. » Le sorcier est finalement défait, le banzi triomphe. Si les visions offrent ainsi la possibilité d’une vengeance imaginaire qui peut aller jusqu’à l’élimination du sorcier, il n’y a cependant dans le monde réel pas ou peu de mesures de rétorsion, mais essentiellement des mesures de protection. Selon le proverbe, « un parent reste un parent », même si par jalousie, il se fait sorcier. Le Bwete Misɔkɔ n’éradique pas la sorcellerie, mais donne seulement les moyens de vivre avec son sorcier.

Dynamisme visionnaire
34La délivrance de l’infortune sorcellaire constitue ainsi le thème focal qui oriente toutes les expériences visionnaires du Bwete Misɔkɔ, justifiant par là même l’élaboration d’un scénario idéal-typique34. Les efforts conjoints du banzi qui se concentre sur son image spéculaire et de l’assistance des initiés qui le guident orientent les visions dans un sens bien déterminé (voir schéma supra). À cela s’ajoutent encore les réinterprétations du père initiateur qui, le lendemain matin ou les jours suivant la veillée, s’attache à ramasser les visions du banzi dans une narration simple et stéréotypée. Cette mise en intrigue contribue à donner une cohérence d’ensemble au flux parfois désordonné des images. L’initiateur s’ingénie également à établir des correspondances entre les visions du banzi et les thèmes centraux du Bwete et de son rituel – l’effet attendu étant de convaincre le novice que son salut individuel passe par l’implication durable dans la communauté initiatique.
35L’expérience visionnaire s’agence finalement selon un schéma actantiel élémentaire dont le banzi est le sujet central. Une temporalité contrastive oriente l’intrigue : les scènes malheureuses rejetées dans le passé pré-initiatique s’opposent aux scènes heureuses qui appartiennent au futur proche. La conversion du malheur en bonheur passe alors par le retournement de la relation sorcellaire. Ce dénouement de la crise est amené par les deux péripéties essentielles de l’intrigue visionnaire qui permettent de briser la relation d’opposition : d’une part, l’identification d’un parent proche, pris en flagrant délit, comme étant le sorcier responsable de l’infortune ; d’autre part, la riposte contre ce sorcier et la délivrance concomitante de l’infortune (voir schéma infra).
36Dans un contexte où l’infortune renvoie toujours à un trouble relationnel, la scène initiatique permet au banzi de manipuler des relations. Les visions initiatiques sont en effet un moyen d’insérer le banzi dans un faisceau de relations dynamiques afin qu’il y joue et déjoue la relation sorcellaire et qu’il rétablisse par là le lien qui l’unit à son propre bonheur. Ce retournement de la relation sorcellaire serait toutefois impossible sans l’aide des adjuvants. Le voyage initiatique et le combat du banzi contre son sorcier ne peuvent en effet être solitaires, car aucun individu ne saurait prétendre à une pleine autonomie personnelle, synonyme d’isolement et donc d’extrême vulnérabilité. Malgré les tendances individualistes du Misɔkɔ, les visions initiatiques réaffirment donc avec insistance que nul individu ne saurait survivre sans le secours de sa parentèle, qu’il s’agisse de la parenté lignagère ou de la parenté initiatique dans laquelle le banzi est maintenant pris, et cela alors même que les sorciers qui le tourmentent font nécessairement partie de cette parentèle.
VISIONS ET POUVOIR DE GUÉRISON
37Les visions sont au cœur du pouvoir de guérison de l’initiation. Tous les bonheurs, les biens matériels ou immatériels entrevus sont pourtant condamnés à rester imaginaires, et relèvent bien de ce que Freud appelle la réalisation hallucinatoire du désir (Freud 1995a et 1995b). Les nombreuses visions de maisons à véranda ou pourvues de vitres sont ainsi à comprendre comme les inversions fantasmatiques d’une réalité sociale profondément inégalitaire. Mais la satisfaction attachée à cette réalisation hallucinatoire ne peut suffire à enclencher une guérison réelle : le retour à une réalité qui reste trop visiblement privée des biens désirés impose bien vite le désenchantement, les initiés n’étant pas des hallucinés chroniques qui vivraient à tout jamais prisonniers de leurs visions. En revanche, le renversement de la relation sorcellaire – et plus largement le schème général de l’activation (passage des scènes passives aux scènes actives) – est au principe d’un processus plus effectif de guérison. Avant son initiation, le banzi endure des infortunes à répétition sans pouvoir s’y opposer et reprendre l’initiative. La passivité est ainsi une coordonnée fondamentale du malheur, sa tonalité existentielle : l’infortuné subit passivement l’adversité et s’y sent piégé. L’activation visionnaire fonctionne alors comme un embrayeur sur la voie de la résolution.

Dynamique actantielle des visions
38D’où le fait que les pleurs fassent l’objet d’une désapprobation unanime pendant l’initiation, alors qu’ils constituaient le meilleur indice de réussite de la consultation divinatoire. Cette inversion d’attitude tient à une inversion de configuration relationnelle. Le patient de la consultation est dans une position passive : il est objectivé dans le discours d’un tiers et doit se contenter d’acquiescer. Le banzi doit au contraire quitter cette posture passive pour venir occuper une place plus active (parler, agir). Les pleurs n’y sont donc plus tolérables. De là, l’exhortation rageuse de l’assistance à frapper le sorcier : il s’agit de reprendre enfin l’ascendant sur le responsable supposé de l’enfermement dans la passivité malheureuse. Le passage à l’acte du banzi, même imaginaire, constitue alors une désinhibition bien réelle. Et lorsqu’il mime effectivement les coups assénés, il ajoute encore le poids d’un acte moteur réel à cette riposte imaginaire35. On résume d’ailleurs parfois une initiation réussie par l’expression « il a bien tapé le serpent » – métaphore animale de l’infortune sorcellaire. Cette décharge agressive permet en effet une véritable inversion d’attitude à l’égard de l’affliction : ne plus s’y sentir piégé, mais se montrer capable d’y faire face et réagir. Les visions permettent donc de rouvrir des perspectives temporelles jusque-là bloquées par l’infortune massive. C’est pour cela que les initiés insistent tant sur le fait que le Bwete permette de voir présent, passé et avenir : les visions dénouent les affaires du passé et débloquent l’impasse du présent pour enfin rouvrir la possibilité du futur.

Une banzi et une initiée
39De fait, les initiés interrogés à ce sujet affirment généralement qu’ils vont nettement mieux depuis leur initiation, tout en reconnaissant que les tourments qui les ont conduits à manger l’eboga n’ont pas disparu pour autant. Leurs maux peuvent s’être aggravés, ils ont néanmoins le sentiment d’être désormais sur la voie d’une amélioration. La même trame incertaine d’événements tantôt heureux tantôt malheureux continue pourtant de tisser leur vie, comme partout et toujours. Mais au lieu que chaque menu incident soit la preuve d’une infortune accablante, par une conversion du regard, c’est désormais chaque petit succès qui devient la promesse du bonheur. L’initiation n’offre donc évidemment pas une éradication bien improbable du malheur, mais plus concrètement la possibilité, qui ne se réduit pas à de la résignation pure et simple, de faire avec son infortune et de vivre avec son sorcier.
40La mise en scène visionnaire permet ainsi au banzi d’initier une véritable réappropriation de sa puissance d’agir, i.e. une conversion du rapport qu’il entretient à sa propre existence en un rapport actif. Cette transformation du rapport à soi passe nécessairement par une transformation du rapport à autrui au sein du réseau de la parentèle : réaffiliation avec les parents alliés, opposition agressive à l’égard du parent sorcier, mais aussi nouvelle affiliation de la parenté initiatique. En définitive, si l’initiation au Bwete Misɔkɔ ne « guérit » pas à proprement parler, elle participe néanmoins d’un processus plus large dont la guérison serait un sous-ensemble : une amélioration qui touche à la fois le rapport à soi, au corps et à autrui. Pour un accès de paludisme ou même un pied paralysé par un « fusil nocturne » (voir p. 100) et traité par des onguents, la cause immédiate de l’amélioration est une modification de l’état du corps – ce qu’on peut à bon droit appeler une guérison. Alors que pour l’infortune sorcellaire qui mène à l’initiation, c’est une modification complexe du triple rapport (à soi, au corps, à autrui). Ce qu’on pourrait appeler une résolution, conversion relationnelle qui permet une réappropriation de la capacité à se déterminer du banzi.
« BASE ! » OU LA VÉRITÉ VISIONNAIRE
41Pour approuver et applaudir un acte rituel bien fait (discours, danse, musique, etc.), les initiés usent abondamment de l’exclamation « base ! », l’un des énoncés les plus importants du Bwete Misɔkɔ36, que l’on pourrait traduire par « oui ! », « bravo ! » ou encore « c’est vrai ! ». Pendant l’initiation, l’auditoire des initiés acquiesce ainsi par des « base ! » appuyés à chaque récit par le banzi de l’une de ses visions. Ces exclamations collectives valident les visions, garantissant que ce ne sont pas de simples hallucinations mensongères. « Base ! » fonctionne ainsi comme le marqueur de la vérité visionnaire. Les visions les plus significatives concernent pourtant des actes sorcellaires par définition invisibles et donc soustraits à toute vérification hors du contexte visionnaire. Ces visions ne décrivent en conséquence pas des états de fait susceptibles d’un jugement classique de vérité, au sens d’une adéquation d’un énoncé au réel.
42Les exclamations de l’assistance évaluent plutôt la pertinence des visions relativement à la situation personnelle du banzi. Les « base ! » qui ponctuent le récit de scènes d’action – par exemple une riposte contre le sorcier – signifient que la modification induite par cette action est pertinente eu égard à l’objectif principal de l’initiation, la « guérison » du novice. De même, les « base ! » qui ponctuent le récit d’une vision malheureuse – par exemple une corde ligotant le banzi impotent – signifient que cette scène exprime de façon congrue l’expérience de l’infortune du novice. Et la vision sera jugée d’autant plus pertinente qu’elle confirmera le diagnostic préalable du devin qui, le plus souvent, est également le père initiateur. L’acquiescement des initiés n’exprime donc pas la reconnaissance qu’un énoncé est adéquat au réel. Il confirme plutôt cet énoncé en le rapportant à un énoncé antérieur qui n’est pas lui-même dans un rapport simple d’adéquation au réel. Les visions ne sont donc « vraies » qu’au sens où elles vérifient la consultation et parviennent ainsi à exprimer de façon pertinente l’expérience de l’infortune à la fois pour l’infortuné et pour les initiés37.
43Ces renvois entre consultation et initiation expliquent la valeur décisive de l’acquiescement « base ! » dans la constitution de la vérité visionnaire. En effet, lors de la séance divinatoire, le patient devait également répondre « base ! » aux énoncés du devin qu’il jugeait pertinents. C’était même la seule parole qui lui était autorisée. Les « base ! » de l’assistance pendant l’initiation sont ainsi à comprendre comme des échos inversés des « base ! » du patient pendant la consultation. Ce n’est plus le patient qui acquiesce aux révélations du nganga qui scrute son petit miroir divinatoire, ce sont les nganga qui acquiescent aux récits visionnaires du banzi qui scrute le miroir initiatique. Cette inversion des places des locuteurs marque que, le temps d’une veillée, le pouvoir divinatoire se trouve du côté du novice. L’initiation est l’occasion unique d’une auto-consultation : le banzi découvre par lui-même les causes véritables et les remèdes possibles de son infortune38.
44La logique des usages du « base ! » rend manifeste la relation de circularité et d’inversion qui noue les contextes de communication divinatoire et initiatique. L’exclamation a ainsi valeur d’indice métalinguistique. Le vocable « base ! » est d’ailleurs l’une des principales marques distinctives du Bwete, n’ayant de sens dans aucun contexte ordinaire : un profane, ou un initié dans une conversation profane, n’exprimera jamais son accord de cette façon. L’acquiescement rituel porte donc à la fois sur l’énoncé précédent qu’il avère et sur le contexte d’énonciation lui-même. Il véhicule un message implicite à caractère métalinguistique du type « ceci est une situation de communication singulière, différente de la conversation quotidienne »39. Ce contexte singulier de l’énonciation rituelle, les initiés l’appellent souvent la « parole du Bwete ». Les « base ! » de l’assistance pendant l’initiation indiquent en définitive au banzi qu’il parle désormais le langage du Bwete.

L’inversion des places
45Peu importe alors que le banzi puisse parfois affabuler, puisque la simulation éventuelle satisfait tant le novice que les initiés. D’une part, le banzi est incité à raconter des visions à un auditoire qui, par ses acquiescements insistants, le conforte dans l’idée que ce qu’il dit doit bien être pertinent. L’initiation constitue ainsi un exutoire possible pour une parole émancipée des règles habituelles de la réserve et pourtant prise au sérieux. D’autre part, puisqu’ils constituent une vérification de la consultation, les récits même simulés du banzi confirment le pouvoir divinatoire des nganga qui s’empressent donc d’y acquiescer. L’initiation d’un banzi peut ainsi rassurer rétrospectivement le nganga trop conscient des petits artifices au principe de sa propre consultation. Et plus généralement, si l’on peut toujours avoir des doutes sur sa propre initiation, les initiations subséquentes auxquelles on assiste désormais en tant qu’initiateur auxiliaire sont une preuve que le rituel n’est pas une vaste supercherie. Par le jeu de la circularité du discours visionnaire, banzi et initiés se fournissent donc mutuellement les raisons de croire en la validité de l’initiation – le comportement de l’autre partie confirmant la légitimité de sa propre posture.
UN SUJET INITIATIQUE COMPLEXE
46Ce qui fondamentalement est en jeu dans l’initiation, c’est la redéfinition de l’identité relationnelle du banzi à travers son insertion dans un dispositif rituel singulier, dispositif qui peut être schématisé par un triangle dont les trois sommets sont le novice, le miroir et l’assistance des initiateurs (voir schéma infra). Le sujet initiatique est ainsi construit par la double relation du banzi au miroir et à l’assistance : relation de perception et relation de narration, rapport spéculaire à soi et rapport linguistique à autrui, qui garantissent que l’initiation est une expérience à la fois personnelle et communicable. Or, dans ce dispositif initiatique complexe, les trois instances de la vision, de la parole et de l’action ne sont plus ni nécessairement confondues ni strictement identifiables, comme c’est le cas pour un sujet ordinaire.
47Grâce à la surface réfléchissante du miroir, les visions disposent d’un support optique et d’un sujet virtuel. Le dédoublement et l’inclusion du banzi dans son propre champ de vision sont ainsi les conditions d’une identité relationnelle complexe que l’on pourrait à juste titre appeler une iden tité en miroir. Cette réflexivité spéculaire ouvre sur une série de décalages et d’ambiguïtés fécondes40. Le rapport du novice à son double n’est en effet pas un rapport simple, réductible à la dichotomie entre un corps inerte et un esprit actif. Le double du banzi, appelé gedina-dina en getsɔgɔ, est un reflet intégral de la personne explicitement pensé sur le modèle optique de l’ombre41. Qui est alors le sujet des visions ? Dans les séquences à focalisation externe, c’est le banzi devant le miroir qui assiste à une scène dans le miroir. Mais dans les séquences à focalisation interne, c’est le double dans le miroir qui est le témoin de la scène, opérant ainsi une mise en abyme de la perception visuelle. De même, si c’est bien le double qui agit dans le monde invisible du miroir et le banzi assis au corps de garde qui l’observe comme depuis un point de vue extérieur, la distinction se brouille pourtant lorsque le banzi se met à mimer les actions de son double. Ces mimes mettent en scène l’écart ambigu entre le novice et son double42.
48L’instance de l’énonciation est tout aussi problématique. Si le voyage visionnaire est analogue à une mort temporaire et au sommeil onirique, il en diffère néanmoins dans la mesure où le banzi doit rester lucide et pouvoir raconter ses visions. Pourtant, les initiés disent parfois que ce n’est pas vraiment le banzi qui parle mais le Bwete lui-même qui s’exprime à travers lui43. Parfois également, le banzi débute le récit de l’une de ses visions par « le Bwete me montre que... » comme si le Bwete était le véritable auteur de ses visions, tel un projectionniste caché. Les initiés n’allant pas au-delà de ces expressions, il serait artificiel d’y chercher une théorie sophistiquée sur les causes efficientes ou occasionnelles. La pertinence de ces formulations tient au contraire à leur indétermination. En effet, l’une des caractéristiques saillantes du Bwete est justement qu’il reste partiellement indéterminé jusqu’au terme du parcours initiatique. Bien souvent, l’un ou l’autre des personnages que rencontre le banzi dans ses visions est réputé être le Bwete lui-même. Mais cela reste un personnage vague, une entité flottante qui peut s’incarner dans plusieurs protagonistes à la fois.

Triangle initiatique
49Par conséquent, dire que le Bwete est derrière les visions et les récits du banzi signifie que les instances de l’énonciation et de la perception visionnaires demeurent problématiques, puisqu’elles dépendent d’une entité elle-même problématique. Loin du Dieu de la troisième des Méditations métaphysiques de Descartes, point fixe qui met un terme définitif au doute et assure le sujet de son intégrité cognitive, le Bwete apparaît au contraire comme un génie en forme de point d’interrogation, un trickster instigateur d’ambiguïté et d’incertitude. Tout comme le Bwete dont il parle le langage, le banzi possède ainsi une voix flottante et indéterminable. La linguistique distingue dans toute énonciation le locuteur (la personne qui profère l’énoncé) et l’énonciateur (la personne à qui l’intentionnalité linguistique est attribuée). Or, dans le cas de l’énonciation visionnaire, le banzi en position de locuteur se distingue nettement de la figure énigmatique de l’énonciateur. La position du banzi dans la situation d’interlocution passe ainsi par la relation médiatrice au Bwete qui la complique. La situation initiatique repose en définitive sur une série de décalages ambigus entre le banzi et son double, la perception et l’énonciation, le locuteur et l’énonciateur. Cette ambiguïté, que l’on retrouvera tout au long du parcours rituel du Bwete Misɔkɔ, est constitutive d’un sujet initiatique complexe.
Notes de bas de page
1 Il arrive d’ailleurs que ce soient des parents de l’infortuné qui le contraignent à l’initiation (par exemple, une belle-famille menaçant un homme de reprendre son épouse s’il ne s’initie pas pour faire cesser l’affliction qui plane sur son foyer).
2 Cf. M. Augé, « Ordre biologique, ordre social : la maladie, forme élémentaire de l’événement », in Le Sens du mal, 1984, p. 35-91.
3 Les malheurs frappant des parents proches ajoutent en effet à sa propre infortune. Il n’est ainsi pas rare qu’une mère se fasse initier pour régler les problèmes de ses enfants en même temps que les siens.
4 Ce sentiment d’entrave décrit particulièrement bien le vécu de citadins scolarisés – population très présente dans les communautés initiatiques urbaines – dont les espoirs de réussite se heurtent à l’absence de perspectives réelles.
5 Si les rumeurs de sorcellerie – notamment dans la presse – évoquent souvent des contextes plus larges que le cadre lignager (sphère politique nationale, immigrés ouest-africains, etc.), l’infortune sorcellaire qui touche personnellement un individu implique cependant toujours des parents.
6 Sur l’ambivalence des processus d’individualisation dans l’Afrique contemporaine, cf. Marie 1997.
7 On consulte souvent différents devins avant toute prise de décision. Mettre ainsi les devins à l’épreuve du doute témoigne d’un pragmatisme fort éloigné de la croyance candide que l’on prête souvent aux infortunés en détresse. Selon Gollnhofer & Sillans (1973 : 553), le recours jusqu’à une dizaine de devins est même chose normale. Un patient peut en outre consulter d’autres devins que ceux du Misɔkɔ (devins de la sagaie, devineresses du Nyεmbε ou des sociétés de possession).
8 Le français local fait un usage transitif du verbe « consulter » : le devin consulte un patient. En revanche, on ne dira pas qu’un patient consulte un nganga.
9 Le nganga se contente le plus souvent de mentionner la responsabilité du matrilignage ou du patrilignage, sans identifier explicitement le coupable.
10 D’où le fait que l’échec d’un parcours thérapeutique conduise ordinairement à l’initiation : si le nganga n’a rien pu faire, il ne reste plus au malade qu’à aller lui-même chercher la solution dans l’initiation.
11 L’antinomie d’Épiménide le Crétois qui déclare « tous les Crétois sont des menteurs » est au fondement de la théorie des types logiques de Russell et de la distinction entre langage et métalangage de la sémantique de Tarski. Nous verrons que le Bwete est tout entier construit autour de la transgression délibérée d’une telle conception sémantique de la vérité.
12 Comme le dit en effet un proverbe, « de l’œil et du nganga, c’est l’œil qui l’emporte ».
13 Mais, lato sensu, l’initiation forme un cycle d’au moins trois cérémonies (veillée d’initiation proprement dite, veillée d’edika et veillée de remise de bwete). Tant qu’il n’a pas achevé ce premier cycle initiatique, l’initié reste un banzi, c’est-à-dire un novice en cours d’initiation.
14 Puisque l’arbre est une personne, ce prélèvement d’écorces constitue une véritable blessure. L’initié soigne donc la plaie du tronc à vif en la frottant d’un peu d’humus.
15 C’est le cas pour toute préparation rituelle. Avec les coquilles vides du nzingo, les initiés effectuent également un test divinatoire sur le modèle de l’épreuve du losange d’écorce (face interne au-dessus, oracle favorable).
16 Dans le mososo du Disumba, cette topologie est encore plus nette : le banzi plonge vers l’amont et passe entre un losange de branchages figurant le sexe maternel.
17 Ce sont les femmes qui râpent le tsingo, poudre rouge de bois de padouk associée au sang menstruel. Mélangé au kaolin pour en faire une boule compacte, il est alors appelé kaolin rouge. Sous sa forme pure, on l’attribue communément aux pygmées, même si toutes les populations bantu du Gabon en produisent également.
18 Pour cette raison, outre « bois sacré », l’eboga est aussi appelé « bois amer ».
19 Pour la pharmacologie de la plante et son histoire, cf. Goutarel & alii, 1992.
20 Lors des discours publics, les hommes doivent toujours brandir un chasse-mouches afin que leurs paroles portent.
21 Un autre procédé, moins usité, remplace le miroir par les flammes d’une torche.
22 De tels accidents, heureusement fort rares, sont toujours interprétés en termes sorcellaires, du moins par la famille du postulant qui accuse le père initiateur d’avoir empoisonné son parent.
23 Le champ thérapeutico-religieux gabonais est en effet structuré par un contraste très net entre vision masculine et possession féminine (Mary 1983a).
24 Les visions, citées ici pour leur représentativité, proviennent des multiples récits visionnaires recueillis pendant la nuit même de l’initiation.
25 Ce travail réflexif sur soi n’implique pourtant aucun solipsisme : au contraire, la plupart des visions mettent en scène des rencontres.
26 La distinction des trois niveaux de focalisation (externe, zéro, interne) est empruntée à Genette 1972. L’opposition entre vision du dehors et vision par-derrière provient de Pouillon 1946. Pour les deux auteurs, il s’agit de qualifier les rapports possibles d’un narrateur à son récit. Je transpose cela à la position du banzi vis-à-vis de ses visions.
27 La sorcellerie est quelque chose dont on parle quotidiennement mais que l’on ne voit jamais (ou dont on constate les effets douloureux sans pouvoir observer les causes).
28 Les homonymes sont légion, même si le kombo est censé refléter la personnalité de chaque initié. Dans le Disumba, le kombo appartient de toute façon à une liste close de noms disponibles.
29 Chaque nouvelle initiation, et souvent même les simples rêves des nganga, enrichissent donc la pharmacopée végétale, qui ne saurait donc être le répertoire clos et systématique que l’ethnomédecine décrit souvent.
30 S’il peut y avoir plusieurs sorciers complices, ils agissent ordinairement sous l’impulsion d’un sorcier en chef.
31 Et il n’y a pas besoin de faire l’hypothèse que le présumé sorcier sait réellement qu’il a été vu : il suffit que le banzi agisse de son côté comme si cela était le cas.
32 Narration intégrale puisque l’interprétation des visions est du seul ressort des initiateurs. L’initiation instaure ainsi une situation paradoxale où le banzi voit des choses invisibles pour des tiers qui sont pourtant les seuls capables in fine d’en évaluer le sens. L’expérience visionnaire, bien qu’individuelle, a donc pour conséquence directe l’assujettissement aux aînés du Bwete.
33 Opérant le passage du récit à la représentation dramatique, ces mimes sont également une façon de rendre un peu plus tangibles des scènes visionnaires sinon privées de toute réalité autre que narrative : le banzi donne ainsi à voir l’invisible à une assistance autrement aveugle.
34 Même si aucune expérience réelle ne saurait correspondre parfaitement au modèle, la fréquence d’occurrence des traits décisifs du scénario idéal-typique dans l’échantillon des récits recueillis sur le terrain prouve sa pertinence : scènes de décèlement de la sorcellerie dans 100 % des cas, scènes d’identification du sorcier dans plus de 75 %, scènes de riposte ou de délivrance dans plus de 60 %.
35 La perception est de toute façon déjà une action simulée, une anticipation de l’action – les réseaux neuronaux impliqués dans l’observation et dans l’exécution d’une action étant similaires (Berthoz 1997).
36 Les initiées mabundi disent plutôt « iya o, iya ο » (litt. « ô mère, ô mère »).
37 Pertinence au sens de Sperber & Wilson 1989 : un énoncé est d’autant plus pertinent dans un contexte qu’il y produit des effets contextuels importants. Dans le cadre du Bwete, ces effets contextuels consistent à insérer le banzi et son infortune dans l’horizon initiatique.
38 Pour une nuit en position de devin, le banzi acquiert également le pouvoir de « consulter » son entourage, se livrant à de véritables diagnostics avec étiologie sorcellaire et recommandations thérapeutiques. La description visionnaire laisse alors la place à une parole oraculaire.
39 Ce que la sociolinguistique appelle un indice de contextualisation (contextualization cue) : indice qui signale les cadres dans lesquels l’énoncé doit être interprété (Duranti & Goodwin 1992).
40 Pour une analyse de la réflexivité rituelle au niveau de l’énonciation, cf. Severi 2002.
41 Ce qui prouve qu’initiation et expérience visionnaire sont moins façonnées par des représentations symboliques abstraites et arbitraires que contraintes par les propriétés formelles du dispositif maté riel et relationnel de l’initiation. Sur les paradoxes perceptifs liés au miroir et à l’ombre, cf. Zazzo 1993.
42 Dans « Une théorie du jeu et du fantasme », à partir de la théorie des types logiques de Russell, G. Bateson analyse le jeu – mais mentionne au passage le rituel – en termes de cadre paradoxal où il y a simultanément distinction et identification entre ces niveaux (Bateson 1977). Nous verrons comment le Bwete repose fondamentalement sur toute une série de cadres paradoxaux.
43 Ce qui ne signifie nullement que l’initiation soit une possession comme c’est le cas pour les rites d’affliction féminins.
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