Chapitre XV. Le battage
Nécessité d’un battage immédiat, procédés annamites, techniques améliorées
p. 275-282
Texte intégral
NÉCESSITÉ D’UN BATTAGE IMMÉDIAT
1La récolte étant ramenée chaque soir à la ferme, sans dessiccation sur le champ, contient généralement trop d’eau pour être conservée en tas. Au cinquième mois, la récolte mouillée commence à fumer au bout de quelques heures, et les grains germent après vingt-quatre ou quarante-huit heures.
2Au dixième mois, quand la récolte est bien sèche, elle pourrait attendre quelque temps. Mais le cultivateur annamite n’a pas assez de place pour l’engranger et craint trop les vols pour la laisser dehors en meules. Aussi se hâte-t-il toujours de battre afin de rentrer chez lui le grain précieux.
3On est encore plus pressé au cinquième mois où la fermentation diminue très vite la qualité du grain. Mais certaines variétés de cette campagne, assez difficiles à égrener – les tàm xoan et surtout des nếp (nếp con, nếp mố) – sont quelquefois laissés systématiquement en tas (vingt-quatre heures par exemple), les panicules tournées au dehors pour réduire le plus possible l’altération des grains. La paille ayant un peu fermenté adhère moins, et le battage est plus aisé – ceci au détriment de la qualité du grain, qu’on ne peut entièrement préserver. Souvent les moissonneurs battent, le soir après dîner, ce qu’ils ont récolté et rapporté à la ferme dans la journée. C’est ainsi qu’opèrent les ouvriers payés à la tâche pour la moisson et le battage. Quand on embauche des journaliers moissonneurs, il est prévu un supplément de salaire si la récolte est battue le soir, ce qui demande deux ou trois heures (5 à 10 cents en 19301931 en plus d’un salaire moyen de 40 cents). D’autres fois, une partie de la famille ou des salariés restent à la ferme pour battre au fur et à mesure la récolte apportée des champs. Ce battage se fait dans un coin de l’aire de séchage, petite cour entourée par les paillotes servant d’habitation, d’étables, de grenier à paddy et les jardins.
4Si on doit récolter rapidement de grandes surfaces de rizières, déjà recouvertes d’eau et menacées de submersion totale, on y envoie tous les travailleurs disponibles ; la récolte mise en tas fermente si vite qu’au bout d’un ou deux jours, elle a presque l’aspect de fumier. Dans ce cas il sera bon, pour accroître la surface de refroidissement, de l’étaler le plus possible, sur l’aire de séchage et tous les espaces disponibles, même dans la maison.
5Il est regrettable que la crainte des vols au champ et le manque de place à la ferme ne permettent, par beau temps, de laisser les javelles commencer leur dessiccation soit en moyettes en rizières sèches, soit comme au Japon où elles sont suspendues, à proximité de la ferme, à des chevalets de bambous posés horizontalement à 1,50 m du sol. Ce séchage permettrait de parfaire la migration des éléments nutritifs de la paille vers le grain, qui serait plus lourd et de meilleure qualité. Il présenterait un grand intérêt dans le cas de récolte coupée un peu avant la maturité : les Japonais ont montré que le séchage en petites javelles diminue beaucoup la proportion des grains verts et permet d’obtenir un riz de grande qualité. La paille parfaitement séchée constituerait pour le bétail un aliment de plus grande valeur. Mais il ne paraît guère applicable qu’à de petits lots de riz de choix.
PROCÉDÉS ANNAMITES
Battage par percussion
6C’est le plus généralement employé dans le haut et le moyen delta. Avec une corde dont chaque extrémité porte une tige de bambou ou de bois (cái néo), de 50 cm de long sur deux de diamètre, on serre fortement une bottelette (hom) ; l’ouvrier la soulève par les deux tiges et la frappe violemment sur une planche très épaisse ou une grosse « pierre à battre » placée à une certaine hauteur1.
7Les gerbes battues sont déliées par des femmes qui secouent la paille faisant tomber les grains retenus à l’intérieur, puis les froissent au pied pour détacher les grains encore adhérents dont la proportion varie suivant la résistance de la variété à l’égrenage. Dans les grandes exploitations, on se contente de passer la herse sur un tas de ces gerbes déliées.
8Un tel battage exige environ le tiers du temps nécessaire à la moisson et au transport. Un homme assez fort bat ainsi 150 à 200 kg par jour, jusqu’à 250 kg avec un gros rendement en paddy et une variété qui s’égrène facilement. Mais il faut compter en outre le travail de l’aide (femme ou enfant) qui délie les gerbes et triture la paille aux pieds. Il faut au moins deux journées, et plus souvent trois et quatre si on compte le travail des aides, pour battre la récolte moyenne d’un mẫu de rizière (400 à 600 kg).
Dépiquage au pied ou « vò lùa »
9Ce procédé, plus répandu dans le bas delta, convient particulièrement aux variétés qui s’égrènent facilement. La paille est ici coupée très courte en dessous des épis apportés à la ferme en grosses gerbes dénouées sur le lieu du battage. Les ouvriers, appuyés à un mur, à un poteau, ou accoudés à un support en bambou, foulent et tournent sous leurs pieds les poignées de panicules. Le rendement journalier est assez élevé avec les variétés peu adhérentes : une femme peut dépiquer 150 à 200 kg de paddy, un homme 200 à 250 kg et même plus, sans aide puisque tout le travail est fait en une opération. La paille est ensuite rapidement séparée du grain et secouée. On peut battre ainsi en deux journées d’homme ou trois journées de femme le grain d’un mẫu de rizière. La paille ainsi froissée et foulée, sera mieux acceptée par le bétail2.
Dépiquage au rouleau et aux pieds des buffles
10Dans le bas delta (Ninh-Binh, Nam-Dinh, Thai-Binh, Kiên-An), on éparpille, en rond ou en anneau, les panicules sur l’aire de séchage et on passe un rouleau en pierre, de 20 à 25 cm de diamètre et 0,8 m à 1 m de long. Dans l’intervalle des passages, la paille est retournée et secouée par un enfant. Ce rouleau est traîné et poussé par deux ou trois hommes, rarement traîné par un bœuf ou un buffle (Hai-Duong), mode de traction à généraliser quand on dispose d’un animal. Il faut de deux à quatre journées d’homme (ou une journée d’homme et d’animal) aidés d’un enfant, pour battre la récolte d’un mẫu de paddy.
11Les cultivateurs Tho (notamment à Hûu-Lung et Son-Dông, Bac-Giang) font piétiner les gerbes, disposées sur l’aire en cercle de 2 à 3 m de diamètre, par deux ou trois buffles. La disposition en anneau est préférable, les animaux n’étant plus obligés de tourner trop court. Dans les rizières trop éloignées de la ferme, cette opération a lieu sur le champ même, au dixième mois. Ce dépiquage aux pieds avec deux ou trois buffles laisse trop de paddy dans la paille ; il est inférieur au rouleau de pierre qui, traîné par un seul animal, fait autant de travail tout en salissant moins grain et paille.
12Chaque fois qu’on emploie les animaux on évitera, dans la mesure du possible, qu’ils fassent leurs déjections sur la récolte, en les arrêtant de temps en temps hors du tas ou en recueillant les bouses pour les rejeter. Sinon, on obtient un paddy mal présenté, le riz a pris un goût désagréable et la paille n’est plus acceptée par les animaux. On ne peut égrener au pied des buffles plus de 150 à 200 kg de paddy par animal et par jour. Ce procédé, très répandu en Cochinchine, s’est un peu propagé ces dernières années dans la province de Vinh-Yên.
13Quand on doit traiter de grosses quantités de récolte, plutôt que de soulever la paille à la main dans les intervalles du dépiquage, il est préférable de passer la herse à traction animale ou humaine.
Battage au fléau et aux baguettes de bambou
14Avec certains riz à longue barbe (tels le hom râu, à Hai-Duong), les panicules, bien séchées au soleil, sont mises en tas et fortement frappées avec des bâtons ou les fléaux en bambou qui servent à briser les mottes de terre (figure 1) ; ainsi on les égrène et on brise les barbes, ce qui facilite les manipulations ultérieures, permet l’emmagasinement sous un plus faible volume et une meilleure conservation.
15Enfin, certains riz dont les grains adhèrent fortement aux panicules (riz gluants tels que les nếp tru’ởng tan, nếp cái, etc., ou riz parfumés de grande valeur marchande, tels les tám tho’m, dụ’, hom, surtout cultivés dans le bas delta), sont égrenés d’une façon très rudimentaire : on enserre chaque tige entre deux baguettes de bambou serrées, tenues dans la main droite, et on la tire brusquement de la main gauche pour faire tomber les grains ; ou on racle avec un bol les épis posés dans un panier ou sur une natte. La paille de ces variétés, assez raide, n’est pas abîmée et peut servir à la confection des balais, ce qui lui donne une plus grande valeur marchande. Ce travail est fait par des femmes et le rendement journalier est très faible : 20 à 25 kg de paddy par jour. Ces procédés seront avantageusement remplacés par le peigne japonais.
TECHNIQUES AMÉLIORÉES
Battage sur la rizière
16En Cochinchine, dans la Chine du Sud, et même dans la haute région du Tonkin, la récolte est souvent battue sur le champ même, soit par dépiquage au pied des buffles, soit par percussion. Dans la vallée du Si Kiang et en Cochinchine, on utilise un cuveau en bois ou en bambou (figure 33) surmonté d’une natte en forme de vaste hotte retenant les grains, avec une ouverture juste suffisante pour passer la gerbe.

Figure 33 - Auge (Haut-Tonkin) et cuveau (Chine du Sud) en bois surmontés de natte pour battage en rizière
17En Chine, on la frappe sur une échelette fixée au cuveau. Près de Cao-Bang, on bat dans une auge en bois surmontée de nattes sur trois côtés. Ce procédé devrait être répandu dans le delta tonkinois : il permettrait de rentrer le grain seul, puis la paille à son temps, après dessiccation. Il est d’autant plus avantageux que la rizière est plus éloignée. Il est aisément réalisable par beau temps à même le sol de la rizière, le récipient à paddy pouvant être établi en légère vannerie de bambou, facile à transporter.

Figure 34. - Peigne à battre japonais (24 x 27 cm) vu de face et de profil avec son support ; détail et section d’une dent
18Mais il rendra encore plus de services par pluies intermittentes au cinquième mois, l’économie de transport étant plus grande quand la paille est gorgée d’eau. Si l’on ne peut songer à battre sous la pluie ou en eau profonde, il est par contre très possible de le faire pendant une accalmie, même en rizière couverte de 5 ou 10 cm d’eau : il suffit de monter le récipient sur quatre pieds, d’environ 30 cm, pour éviter de mouiller le grain. L’ouvrier batteur pourra se mettre sur une petite plate-forme un peu au-dessus de l’eau. On peut aussi placer l’appareil bien calé sur la diguette quand elle est assez large, ou à proximité immédiate quand on y a porté la récolte à l’aide de civières.
19En rizière bien sèche, on pourra égrener sur place par d’autres procédés, tels que le dépiquage au pied, mais il est bon d’opérer sur des nattes en bambou pour ne pas ramasser de terre avec le grain, tout en allant plus vite. Cette précaution permettrait l’utilisation au champ des appareils japonais que nous allons étudier.
Peigne japonais
20C’est au Japon l’instrument primitif d’égrenage, encore utilisé aujourd’hui. Ce gros peigne ou inekoki (figure 34), composé d’une vingtaine de dents triangulaires laissant entre elles 2 mm d’intervalle, est maintenu oblique dans un étau. On y passe une poignée de tiges, étalées en éventail, et on les tire à soi : les grains retenus par les dents tombent. On ne brise pas les amandes, le paddy ainsi traité donne un beau riz. Cet appareil pourrait être établi à prix modique par les artisans du delta. Il rendrait de grands services pour les variétés à grains fortement adhérents, égrenées avec les baguettes ou les bols. On peut obtenir plus de 100 kg de paddy par journée de travail. Même les plus résistantes des variétés battues par percussion seraient ainsi avantageusement traitées.
Batteuse japonaise
21Dès que le développement économique le permettra, c’est par tous les petits instruments utilisant l’énergie humaine en lui donnant un meilleur rendement qu’il faudra commencer l’équipement agricole du Delta. La batteuse japonaise, trop coûteuse aujourd’hui, est appelée à se répandre dans un avenir meilleur.
22Elle se compose essentiellement (figure 35) d’un tambour cylindrique formé de dix-douze lattes de bois espacées et disposées suivant les génératrices, tambour qui tourne avec roulements à billes autour d’un axe horizontal. Un ensemble manivelle bielle et pédale (type meule de rémouleur) entraîne une grande roue dentée, engrenée à une petite, elle-même centrée sur l’axe du tambour qu’elle fait tourner rapidement. Sur les lattes de bois sont implantés des arceaux, grosses vertigelles de fer rond, en forme d’un U renversé. Pour battre, les bottelettes sont passées une à une par un aide (enfant ou femme) à l’opérateur qui a donné préalablement au tambour la vitesse qu’il juge la meilleure : il étale les panicules en éventail, amenant les grains au contact des arceaux, en retenant dans sa main l’extrémité des tiges. Il promène les panicules de droite à gauche et d’avant en arrière, retourne la javelle pour recommencer, puis rejette la paille et en prend une autre. Avec un ouvrier un peu exercé, qui déploie bien sa gerbe, il ne doit pas rester dans la paille plus de 0,5 % de grains3, même avec les variétés très résistantes à l’égrenage, justiciables au Tonkin des baguettes de bambou.

Figure 35. - Batteuse japonaise, vue de côté ; un élément batteur, petit modèle ; un bon mode de fixation des doigts batteurs
23Pour la commodité du travail, on coupera les tiges 5 cm plus bas que pour le battage par percussion et on liera la javelle tout à fait au bout. Avec cette batteuse, un ouvrier aidé d’un enfant peut égrener dans sa journée 400 à 500 kg de paddy moyennement adhérent, soit la récolte d’un mẫu ; à fatigue égale le rendement est le double du battage par percussion. Le coup de main est facile à attraper, mais il ne faut pas brutaliser la machine, la mise en route à la pédale doit être progressive, et la javelle mise peu à peu en contact avec le tambour.
24Les batteuses que nous avons utilisées, de provenance japonaise, sont trop chères et trop fragiles. Il faudra réduire le prix de revient en important seulement les roulements à billes, les pignons dentés, les bielles et les deux extrémités du tambour : le bâti et les lattes munies d’arceaux, en bois, peuvent être établis avec des bois bien secs par des artisans consciencieux du pays. Pour les lattes, on choisira un bois qui retienne énergiquement les arceaux, car dans le modèle japonais ils sautaient au bout d’un certain temps de battage4. Une fois le tambour construit, on vérifiera que le poids est également réparti sur toute la périphérie, qu’il est bien « centré » en le faisant tourner sur un axe horizontal. On corrigera les inégalités par adjonction en des points choisis de poids supplémentaires.
25Pour éviter que le bâti ne se déforme ultérieurement on le construira en bois très secs. Le modèle courant, avec tambour de 46 cm de long, convient pour un homme, mais deux peuvent battre ensemble avec un tambour long de 70 à 75 cm, plus commodément s’il a 1 à 1,2 mètre5. Il en existe même au Japon de plus grands modèles actionnés au moteur, mais ils ne présentent pas d’intérêt en ce moment, puisque nous visons une meilleure utilisation de l’énergie humaine.
26Dès à présent cette batteuse pourrait intéresser les riziculteurs exploitant plus de vingt mẫu, et particulièrement ceux qui cultivent des variétés résistantes à l’égrenage ; mais sa construction en série ne pourra être envisagée qu’en de meilleures conditions économiques : elle apporterait un réel soulagement à une période où, répétons-le, il n’y a pas trop de main-d’œuvre dans le Delta.
Notes de bas de page
1 C’est l’analogue du battage « au tonneau » du seigle dont on ne veut pas abîmer la paille destinée à des usages spéciaux.
2 Certains agriculteurs européens préfèrent de même les batteuses qui froissent bien la paille.
3 Les procédés annamites laissent souvent 2 à 5 % de grains dans la paille.
4 M. Jeannin a adopté un meilleur dispositif : il fixe les arceaux par deux clous cavaliers plantés à chaque extrémité (cf. figure 35). Le travail est plus commode quand le bâti plus haut que le modèle japonais relève le tambour de 5 à 10 cm.
5 Cf. la note précédente.
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