Entre lieu singulier et lieux communs : l’exemple du Calvinium de Genève
p. 183-192
Texte intégral
1On connaît le rôle que le culte des grands hommes a joué en Europe au xixe siècle. Avant d’élever le monument qui célèbre ses réformateurs, Genève a connu d’autres tentations de ce genre. L’une d’elles fut la construction, en 1866-1867, de la « Salle de la Réformation », qui devait s’appeler, à l’origine, le Calvinium. Son initiateur est le pasteur Jean-Henri Merle d’Aubigné (1794-1872). Attiré par les doctrines du Réveil, membre éminent de l’Église libre, professeur à l’école libre de théologie de l’Oratoire, Merle d’Aubigné avait fréquenté l’université de Berlin avant d’être pasteur à Hambourg et à Bruxelles. En 1817, il avait assisté à la fête de la Wartburg, par laquelle les étudiants allemands entendaient commémorer les débuts de la Réforme luthérienne, mais surtout affirmer l’unité de la nation allemande. Sa vocation était encore indécise. La Wartburg lui donne une mission : il sera historien.
2Merle continue son voyage en direction de Berlin. Les gens qu’il y rencontre – notamment à l’université que vient de créer Humboldt – lui font entrevoir un monde intellectuel entièrement nouveau pour lui. Sa formation genevoise avait été d’une sécheresse désolante. À Berlin, il rencontre de vrais savants, de vrais professeurs. Il découvre la passion de la recherche, le bonheur de la connaissance, de la discussion, de la controverse. Il est confronté à ce grand mouvement romantique qui bouleverse la littérature mais aussi la théologie, la philosophie, l’histoire, toutes les sciences humaines. Il s’attache notamment à Neander, théologien d’origine juive. Encore tout ému par ses souvenirs de la Wartburg, il fait part à son maître de son désir d’écrire l’histoire de la Réforme – l’histoire de Luther. Neander fait la moue. Luther ? Mais il y a déjà des bibliothèques entières sur Luther. Vous êtes genevois : tournez-vous plutôt vers Calvin. Sur Calvin, il n’y a rien !
3Merle d’Aubigné ne peut s’empêcher d’écrire sur Luther (5 volumes), mais ensuite il se met à ce qui deviendra l’Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin (8 volumes). En Europe ! Avec un bel appétit, Merle d’Aubigné prétend retracer les étapes du mouvement en France, en Allemagne, en Angleterre, aux Pays-Bas… et en Suisse. Partout, il voit à l’œuvre la passion de la liberté, aux prises avec les funestes entreprises du despotisme (qui a partie liée avec Rome). Cet intérêt pour l’intervention de la liberté dans l’histoire, Merle d’Aubigné le doit peut-être à Schiller, dont il a traduit le Guillaume Tell en français (1818), mais surtout à sa petite patrie, Genève, dont il a à cœur de montrer comment, depuis le Moyen Âge, elle lutte vaillamment pour son indépendance. Dans un avant-propos, il présente comme un acte providentiel la rencontre de Calvin en train de redécouvrir l’Évangile et de Genève aspirant à donner forme à son destin. « C’est un mariage, n’hésite-t-il pas à écrire, qui aura une nombreuse et active postérité. » (Vol. 3 : VIII)
4S’adressant à un public français, Merle d’Aubigné éprouve quelque scrupule à insérer dans cette page d’histoire européenne tant de détails relatifs à sa ville natale. Il pressent les objections : « C’est une étrange idée, ont dit quelques-uns, que de nous occuper tant de Genève ! N’est-ce pas faire trop d’honneur à une petite ville de quelques milliers d’âmes ? » (Ibid.) Mais c’est que l’histoire de cette petite ville « est au fond une image de l’histoire de l’Europe » (ibid. : 11). Ce qu’a bien compris la Revue de Londres : « La goutte de rosée est assez grande pour réfléchir le ciel et la terre, et une cité soigneusement étudiée nous offre l’image d’un empire. » (Ibid. : x) Les Français méprisent Genève, alors que son destin leur donne une leçon. Ils ont fait leur révolution, et croient avoir acquis la liberté. Mais la liberté comporte deux faces : la liberté politique, extérieure, doit avoir pour corollaire la liberté intérieure, qui est d’inspiration évangélique. Avant de s’établir en France, l’idée de république a fleuri en Hollande, en Amérique… et à Genève.
5Ces quelques éléments nous montrent que Merle d’Aubigné, orateur autant qu’écrivain, s’entend à plaider la cause de la Réforme, qui se confond dans son esprit avec celle de Genève… et de Calvin. Mais il aimerait aussi la célébrer par un monument. Dans une lettre de 1861, il nous confie un souvenir : « Je rêvais… une haute colonne qui s’élèverait sur le bord du lac. En haut se trouvait la statue de Calvin, ayant en face le lac et les bateaux à vapeur couverts d’étrangers… On y monterait par un escalier tournant. » Élever un monument à Calvin serait d’autant plus légitime que l’autre grand homme de Genève, Rousseau, a le sien depuis 1834. Mais les objections sont nombreuses. En 1835, le comte de Sellon a fait graver un médaillon représentant le Réformateur de profil. Il l’a offert à la Ville, qui l’a refusé. Il l’a installé dans son jardin de la rue des Granges.
6En 1861, Merle d’Aubigné pense que le moment est venu d’honorer Calvin. On voit s’approcher un grand anniversaire, le troisième centenaire de sa mort (en 1864). En septembre, l’Alliance évangélique, ligue internationale de chrétiens soucieux d’affirmer les vérités essentielles du christianisme, se réunit à Genève. À l’une des séances, Merle d’Aubigné propose de commémorer de façon appropriée la mort de Calvin. Il fait adopter la « résolution » suivante :
[L’Alliance évangélique] demande s’il ne serait pas convenable de laisser un souvenir permanent de cette commémoration, et, écartant la pensée de l’érection d’une statue – entre autres raisons parce que ce ne serait pas en harmonie avec le caractère humble de Calvin – elle pense qu’on pourrait élever un édifice destiné à quelque institution utile, à l’usage des cultes des deux Églises, nationale et libre, édifice à l’érection duquel, très certainement, beaucoup de chrétiens se feraient une joie de contribuer. (Conférences de Genève 1861 : 390)
7Cette résolution ayant été votée, un comité de vingt membres est constitué. La diversité des participants donne à leurs échanges un caractère foisonnant, parfois contradictoire. Il y est question d’édifier un « Calvinium », un « mémorial », parfois même un monument. Certains souhaitent plutôt une bibliothèque. Merle d’Aubigné voudrait avant tout une grande salle destinée à rappeler le souvenir de Calvin et d’autres réformateurs du xvie siècle – Luther, Zwingli, Melanchton, Knox, Cranmer, Tyndale, Viret – qui y seraient représentés par des bustes et par des inscriptions tirées de leurs écrits. Mais il s’en faut qu’il parvienne à faire prévaloir ses vues.
8Dans un essai célèbre, publié en 1929, Robert de Traz opposait l’esprit de Genève, fait de largeur d’idées et d’ouverture sur le monde, et l’esprit genevois, qui s’apparente quelque peu à l’esprit de clocher. À l’intérieur même du protestantisme local, les vues les plus diverses s’opposaient, les évangéliques (ou orthodoxes), partisans d’une confession de foi explicite, étant combattus par les libéraux, qui souhaitaient que la doctrine chrétienne s’adapte à l’évolution de la pensée moderne. Le souci de ne heurter personne fit qu’aucune décision ne put être prise, et le comité prononça, après dix-huit mois de débats, sa propre dissolution.
9Pour autant, le projet n’était pas définitivement enterré. Indépendamment du comité issu de l’Alliance évangélique, un groupe beaucoup plus restreint envisageait la création d’une « salle d’évangélisation ». Il était dirigé par l’ancien banquier Alexandre Lombard (1810-1887), homme d’affaires pragmatique, admirateur de l’Angleterre et des États-Unis. Celui-ci, lors d’un voyage en Grande-Bretagne avait eu l’occasion d’apprécier l’organisation et l’efficacité des sociétés philanthropiques du royaume, en visitant le grand bâtiment londonien qui leur servait de port d’attache, Exeter Hall, comprenant une salle de conférences de cinq mille places. Dans les années 1850, plusieurs salles de réunion furent construites à Genève, notamment la salle de la rive droite, qui existe toujours (rue Pécolat). On y donnait des conférences exposant les grandes vérités de la foi, mais aussi l’histoire du christianisme et de la Réforme. Il faut dire qu’à l’époque, le protestantisme genevois était confronté à plusieurs défis. La révolution radicale de 1846 avait provoqué d’importants changements politiques, économiques, sociaux. La population du canton avait connu une croissance considérable, due à l’immigration d’une main-d’œuvre généralement catholique. La déchristianisation et les progrès de la libre pensée causaient bien des alarmes. Créer des « salles d’évangélisation » était donc une manière de répondre à cette nouvelle donne.
10Pour construire la salle qu’envisageait le comité Lombard, le financement local n’était pas suffisant. On fit donc appel à l’Angleterre, dont les sociétés missionnaires agissaient dans le monde entier, mais avaient aussi à cœur de lutter sur le continent européen contre l’influence de Rome. Un comité anglais fut créé, avec l’appui du député Arthur Kinnaird et de sa femme. Mais Lombard s’aperçut bien vite que ce comité récoltait des fonds pour un « Calvin Memorial Hall ». En d’autres termes, il était nécessaire de mentionner le nom de Calvin si l’on voulait des résultats. Lombard qui était un homme de contact et d’entregent, et qui était toujours resté en rapport avec Merle d’Aubigné, fit entrer ce dernier dans son comité, ainsi que deux autres pasteurs. Merle d’Aubigné fut chargé de rédiger le prospectus destiné à la propagande outre-Manche, ainsi qu’une belle inscription latine qui devait figurer dans le bâtiment, et qui rendait un hommage appuyé à Calvin. C’est à ce moment-là que fut arrêté le nom de l’édifice : la Salle de la Réformation (Reformation Hall en anglais).
11Le centenaire calvinien de 1864 et l’inauguration de la salle, en 1867, furent l’occasion d’accueillir à Genève de nombreuses délégations venues de toute l’Europe protestante. Et la salle commença sa carrière, accueillant de grandes conférences apologétiques, des congrès de sociétés philanthropiques, mais aussi des concerts. Le déclin du mouvement évangélique fit qu’elle perdit peu à peu de sa spécificité.
12Dans la première moitié du xxe siècle, son nom fut lié à l’essor de la Genève internationale. Tout d’abord, en 1915, un rassemblement en l’honneur de Jean Huss (mort en 1415) fut une des premières manifestations publiques de la renaissance de la nation tchèque. Surtout, en 1920, Genève étant devenu le siège de la Société des Nations, la Salle de la Réformation accueillit la première assemblée générale de l’organisation, ainsi que les assemblées annuelles jusqu’en 1929. On y entendit tous les grands orateurs de la période, Aristide Briand, Édouard Herriot, Nicolas Titulesco, Nicolas Politis, Edouard Benes. Dans L’esprit de Genève (1929), Robert de Traz montra que l’histoire de Genève la prédestinait à devenir la capitale des nations, lieu privilégié d’échanges pacifiques. Après la Deuxième Guerre mondiale, la salle accueillit plusieurs conférences organisées lors des Rencontres internationales, créées par Denis de Rougemont pour faire revivre l’esprit de Genève. Les derniers orateurs à s’y exprimer furent, en 1969, Herbert Marcuse et Raymond Aron.
13À cette date, le destin de la Salle de la Réformation était déjà scellé : elle avait été vendue à un promoteur qui la démolit et construisit à sa place un banal immeuble de bureaux. Pourquoi ce changement ? Dès ses origines, la salle était la propriété d’une société privée. Vers 1960, ses membres estimèrent que la Salle de la Réformation ne correspondait plus à sa vocation initiale, qu’elle était devenue une salle de spectacles comme les autres, particulièrement prisée par les vedettes de la chanson française. Ils décidèrent donc de la vendre pour la remplacer, dans le quartier de la Jonction, par un immeuble de logements HLM, comprenant également des salles de réunion et des locaux pour les activités protestantes. C’est ainsi qu’a disparu le « mémorial » qu’avait rêvé Merle d’Aubigné. Il est vrai qu’entre-temps, l’idée de rendre hommage à Calvin avait été relayée par une autre entreprise. Au début du xxe siècle avait été lancée l’idée d’ériger un véritable monument à la Réforme du xvie siècle. Ce sera le Mur des Réformateurs, inauguré en 1917 dans le parc des Bastions.
14Il semble bien que l’initiative en revienne au professeur Auguste Chantre qui, en 1902, avait écrit un article suggérant l’érection d’un tel monument à Genève. La proposition, prise en main par un comité présidé par Lucien Gautier, ancien professeur d’Ancien Testament à Lausanne, suivra, cette fois, un parcours sans fautes, de l’idée à la réalisation, en passant par plusieurs concours internationaux.
15Comment parvint-on à mettre sur pied le monument des Bastions, sachant que le Calvinium prévu par Merle d’Aubigné cinquante ans auparavant avait été un demi-échec ? Bien des raisons peuvent être invoquées, dont certaines tiennent au rapport que Merle d’Aubigné entretenait avec l’Histoire. Bien qu’il racontât un événement vieux de trois siècles, ce dernier avait peut-être trop le souci de faire revivre la doctrine de Calvin au xixe siècle. Son projet était en tout cas un manifeste évangélique, un clair défi à tous les courants de pensée contemporains, que ce soit le libéralisme religieux, la libre pensée, le catholicisme. Il eut l’art de fédérer contre lui toutes les oppositions, même au sein du conseil d’administration de la société civile.
16Pour leur part, les promoteurs du « Monument international de la Réformation » surent éviter habilement tous les écueils. D’abord, malgré la présidence de Lucien Gautier, ils n’avaient guère de liens avec l’Église libre. Celui qui fut la cheville ouvrière du projet, Charles Borgeaud, était avant tout un universitaire, professeur de droit et d’histoire nationale. Dans sa réponse à la lettre que lui avait adressée Auguste Chantre en 1902, il avait précisé que le monument envisagé devait être dédié à l’œuvre de Calvin :
Genève est aujourd’hui une ville où les catholiques sont à peu près aussi nombreux que les protestants. Pour qu’un monument public puisse être élevé par ceux-ci sur une de nos places ou dans une de nos promenades et y soit respecté de chacun, il faut qu’il rappelle un fait historique et non pas un homme. (Borgeaud 1934 : 356)
17Le fait historique qu’il importera d’illustrer, pour Borgeaud, est bien l’influence internationale de la Réforme calvinienne, mais l’historien qu’il invoque, dans la première réunion publique des promoteurs, le 24 juin 1905, est Michelet et non Merle d’Aubigné. Michelet qui dans un chapitre de son Histoire de France intitulé « L’Europe sauvée par Genève » présente la Réforme comme une épopée de la liberté. Historien des institutions, Borgeaud a étudié les origines de la démocratie américaine. Son monument – autour du groupe central de Calvin, Guillaume Farel, Théodore de Bèze et John Knox – expose les progrès d’une conception « constitutionnelle » de l’État moderne. C’est ce qui explique la présence, aux côtés des quatre réformateurs, de statues et de bas-reliefs liés à l’histoire des principaux pays sur lesquels le calvinisme exerça son influence. On observe ainsi la présence de Guillaume le Taciturne et d’une inscription reproduisant un passage de la Déclaration d’indépendance des Provinces-Unies (1581) largement inspiré d’une formule de Théodore de Bèze : « Le peuple n’est pas créé pour les magistrats, mais les magistrats pour le peuple. » Un bas-relief consacré à l’Angleterre célèbre le Bill of Rights, la Déclaration des droits des Anglais (1689), fondement de la monarchie constitutionnelle et du parlementarisme.

Fig. 25 : Vue latérale du « Monument international de la Réformation » élevé à Genève entre 1909 et 1917, qui illustre l’influence politique du calvinisme par des bas-reliefs (cachés sur la photo) et par des statues. Les bas-reliefs évoquent, outre la prédication de la Réforme à Genève (1534) et en Écosse (1565), différents événements considérés comme des contributions du protestantisme calviniste à la tolérance religieuse et à la liberté politique en Europe et en Amérique du Nord. Quant aux statues visibles, elles représentent, de droite à gauche : au premier plan, Istvan [Étienne] Bocskay, prince de Transylvanie ; Oliver Cromwell, protecteur de la République d’Angleterre ; Roger Williams, fondateur de la colonie de Providence en Amérique ; en arrière-plan : John Knox et Jean Calvin – Théodore de Bèze et Guillaume Farel sont cachés ; tout au fond, Gaspard de Coligny ; Guillaume Ier d’Orange, dit le Taciturne ; Frédéric-Guillaume de Brandebourg, dit le Grand Électeur. La date de 1559, gravée au pied du groupe central, évoque la date de fondation de l’Académie de Genève. Photographie de Jean Mohr.
18Un autre thème célébré par le monument est celui de la liberté de conscience. Il apparaît dans le bas-relief hongrois, qui rappelle la signature de la paix de Vienne (1605), par laquelle l’empereur concédait à ses sujets protestants hongrois le droit de pratiquer leur culte. Il est aussi présent dans l’évocation de l’épopée du Mayflower (1620), qu’accompagne la statue de Roger Williams, fondateur de la colonie de Providence, rédacteur d’une constitution contenant un article qui admet la liberté de conscience. La France n’est pas oubliée, avec un premier bas-relief qui rappelle la signature de l’édit de Nantes (1598), et un second qui évoque l’accueil des réfugiés huguenots par l’électeur de Brandebourg, à la suite de la révocation de cet édit (1685).
19Certes, l’idée que l’histoire de la Réforme était une épopée de la liberté était déjà présente chez Merle d’Aubigné. Mais elle prenait chez lui un tour apologétique et providentialiste qu’on ne retrouve plus dans l’argumentation de Borgeaud, élève à Paris de l’École libre des sciences politiques d’Émile Boutmy, dont le but essentiel était d’affermir les bases idéologiques de la IIIe République. On observera d’ailleurs qu’à la réunion du 24 juin 1905, on a convié l’historien Henri Fazy, président du gouvernement genevois, l’un des chefs les plus éminents du parti radical. Contrairement à ce qu’avaient fait les hommes de 1863, qui avec leur « société civile » voulaient se soustraire à tout contrôle politique, les promoteurs du monument entendent se déployer dans l’espace public, et leur projet sera soumis à l’approbation des autorités civiles.
20Pour préparer cette rencontre, une longue consultation avait été lancée. Elle ressemble, par certains côtés, aux délibérations qui avaient suivi la résolution de l’Alliance évangélique de 1861. On y prépare aussi un anniversaire, le jubilé calvinien de 1909 (Calvin étant né en 1509), et on se demande comment le célébrer. On pourrait envisager « la création d’une bibliothèque et d’un musée consacrés à l’histoire de la Réformation, la création et la dotation d’une chaire universitaire, etc. ». Finalement on se rallie à l’idée d’un monument considéré comme une forme populaire de commémoration. Il ne s’agit pas de s’adresser à une petite élite de la pensée, mais bien à tous, « habitants de Genève et visiteurs d’un jour ». L’invitation à la réunion du 24 juin 1905 contient cette phrase décisive : « Pour atteindre [ce but], il faut faire appel à l’intervention de l’artiste, dont l’œuvre s’adresse à la fois aux yeux du savant et de l’ignorant et qui frappe, d’une impression instantanée, celui qui passe, comme celui qui demeure. » (Borgeaud 1934 : 358)
21Cette mention du rôle éminent de l’artiste – faut-il dire qu’elle était nouvelle à Genève ? – était d’autant plus justifiée qu’en 1903, un sculpteur, Maurice Reymond, avait pris contact avec Auguste Chantre et Charles Borgeaud. Auteur des monuments de Pierre Viret et du major Davel à Lausanne, il proposait de réaliser une statue de Calvin ! Il fut associé à une première réunion qui se tint en 1904 chez Charles Borgeaud, où il présenta un avant-projet.
22Mais manifestement, il n’entrait pas dans les vues des promoteurs de commander à la sauvette une sculpture à un artiste local. L’importance du projet justifiait le lancement d’un concours international, et les propositions – fort nombreuses – des candidats furent également jugées par un jury issu des principaux pays européens. Les rapports avec les artistes locaux connurent des phases délicates. Il fallut toute la diplomatie de Charles Borgeaud pour rallier au projet les représentants des principales sociétés artistiques de la place. L’impartialité, en tout cas, fut totale, et à tout le moins il n’y eut aucun favoritisme interne. Maurice Reymond fut écarté, de même qu’un autre sculpteur helvétique, Rodo. Les lauréats du concours furent l’architecte Alphonse Laverrière et les sculpteurs français Henri Bouchard et Paul Landowski.
23L’arrivée en force des « artistes » marque une différence essentielle avec le Calvinium, où l’on avait estimé que l’esthétique était secondaire. L’objectif n’est plus le même. En 1861, il s’agissait de défendre une Genève protestante contre les assauts des allogènes… et des catholiques. En 1904, l’appel au « fait historique » montre qu’on a changé de plan. On ne dit plus : « Voici ce qui devrait être. » On dit simplement : « Cela a été. »
24Ce changement peut s’interpréter de plusieurs façons. Le monument s’élabore au moment où se prépare la loi de séparation de l’Église et de l’État. En 1907, Genève supprime le « budget des cultes ». Désormais, l’Église fondée par Calvin volera de ses propres ailes.
25On assistait là à la conclusion d’un long débat qui avait parcouru tout le xixe siècle. À la suite des traités de Vienne, qui avaient annexé au canton de Genève un territoire dont la population était catholique, il avait été convenu que l’État, désormais neutre, entretiendrait le culte catholique au même titre que le culte protestant. La querelle du Kulturkampf – vers 1870 – avait rompu cette solution équilibrée, le gouvernement radical ayant voulu imposer une sorte de « constitution civile du clergé », qui impliquait la création d’une Église catholique « nationale ». La plupart des catholiques ayant affirmé leur volonté de rester fidèle à Rome, il en résulta une situation embrouillée, dont on pensa sortir, à la fin du siècle, en supprimant le budget des cultes. Il fallut du temps pour arriver à cette solution. Si certains pensaient – à l’instar des membres des Églises libres – que le christianisme gagne à dissocier sa cause de celle des États, beaucoup de Genevois estimaient que l’Église protestante faisait partie du patrimoine national, et que pour la vieille cité, rompre avec l’Église revenait à perdre son âme. Amiel, par exemple, était de cet avis, et le refus d’une première proposition de séparation, en 1880, avait provoqué un moment de liesse populaire dont il se fait l’écho dans son Journal.
26Au début du xxe siècle, les esprits avaient évolué. On peut penser que les débats français, qui aboutirent en 1905 à la loi de séparation des Églises et de l’État, exercèrent une certaine influence sur le corps électoral genevois. Il reste qu’en optant définitivement, en 1907, pour la laïcité, le canton de Genève adoptait une position unique à l’intérieur de la Suisse : tous les autres cantons, à des degrés divers, continuèrent à intégrer l’entretien du culte dans leur budget.
27Séparer l’Église et l’État, préparer pour l’Église protestante une « constitution » qui affirme clairement son indépendance, célébrer le jubilé de Calvin, poser la première pierre du Monument international de la Réformation : tous ces événements sont contemporains. À cet égard, les statues et les scènes représentées sur le mur des Bastions peuvent apparaître comme la compensation, sur le plan symbolique, de ce qui a été perdu sur le plan politique. L’union de l’Église et de la patrie a vécu, mais la ville affichera en son cœur, comme un emblème inaliénable de son identité, la gloire de la Réforme.
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Références bibliographiques
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Borgeaud Charles. 1934. « Le monument international de la Réformation », dans Pages d’histoire nationale, Genève.
Conférences de Genève. 1861. Genève, D. Tissot.
Lombard, Alexandre. 1847. Souvenirs d’Angleterre et d’Écosse, Genève.
Merle d’Aubigné Jean-Henri. 1838-1847. Histoire de la Réformation du xvie siècle, Paris, Firmin-Didot, 5 vol.
– 1863-1878. Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin, Paris, Michel Lévy Frères ; C. Lévy, 8 vol.
Stepczinski Maitre Maryvonne. 2002. « L’esprit de Genève » de Robert de Traz, Genève, Slatkine.
10.2307/3015688 :Traz Robert de. 1995 [1929]. L’esprit de Genève, Lausanne, L’Âge d’homme (préface d’Alfred Dufour).
Weibel Luc (avec la collaboration d’Henri Nerfin). 2006. Croire à Genève : la Salle de la Réformation (xixe-xxe siècle), Genève, Labor et Fides.
– 1994. Le monument, Genève, Éditions Zoé.
Weiss Louise. 1979. Mémoires d’une Européenne, tome II, Combats pour l’Europe (1968), Paris, Albin Michel.
Auteur
École de traduction et d’interprétation de l’université de Genève
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