Les frontières de l’Europe : réalités, imaginaire, idéologies
p. 95-105
Texte intégral
1L’Europe : ce mot semble exprimer un ensemble physique et humain nettement dessiné, avec un contour tracé d’une main sûre et une incontestable personnalité. C’est du moins ce que chacun de nous a appris à l’école, et ce que le général de Gaulle, qui avait le sens de la formule, a résumé dans une définition apparemment irréfutable : « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». En fait, les choses, comme toujours, sont beaucoup plus compliquées. S’agit-il d’une réalité ou d’une représentation ? Des deux à la fois ? Mais jamais une représentation n’est tout à fait identique à la chose qu’elle est censée exprimer. Les continents sont à la fois « réels » et construits d’une manière plus ou moins subjective. Il y a toujours dans l’élaboration de nos concepts un mélange – fluctuant et dynamique – entre réalités, imaginaire, idéologies… Existe-t-il une Asie ? Comment rassembler, sinon par l’imaginaire, le Japon et l’Arabie, l’Inde et la Sibérie ? Ou une Afrique ? De toute évidence, l’Afrique nord-saharienne présente des caractéristiques géographiques et humaines tout à fait différentes de celles de l’Afrique noire (et plus proches, en fait, de l’Europe méridionale et du Proche-Orient asiatique).
2Il est sans doute légitime d’affirmer que l’Europe manifeste plus de cohérence que les autres continents. Mais il serait exagéré de la considérer comme un bloc uniforme et nettement séparé des ensembles voisins. Avec un destin historique différent, elle serait restée peut-être une simple péninsule de l’Asie…
3Enfin, de quelle Europe parle-t-on : de l’Europe physique ou de l’Europe des hommes, des civilisations ? Des deux à la fois, évidemment, mais comment approcher le rapport entre ces dimensions différentes, sans ignorer la géographie, et sans tomber non plus dans le piège des interprétations déterministes et simplificatrices ? D’autre part, parle-t-on du passé (et de quel moment du passé), du présent ou de l’avenir ? L’Europe n’est pas une chose immobile, mais une synthèse vivante et variable.
4Ses limites maritimes semblent mieux marquées que les autres, voire tout à fait incontestables. Mais ce serait régler un peu rapidement le problème, sur lequel je reviendrai. Reste que la difficulté majeure est celle de tracer la frontière terrestre séparant l’Europe de l’Asie mais aussi les reliant. Pour les géographes de l’Antiquité, c’était le fleuve Tanaïs (aujourd’hui le Don) qui délimitait les deux continents (coupant ainsi en deux la plaine russe) ; cette limite s’est maintenue longtemps, et ce n’est qu’au xviiie siècle que la frontière s’est déplacée sensiblement vers l’est, pour se fixer durablement le long des monts Oural et du fleuve du même nom, suivant en cela peut-être moins les progrès de la géographie que, tout simplement, l’expansion russe vers l’Asie. En tout cas, du point de vue de la géographie physique une constatation s’impose : la Russie ressemble plus à la Sibérie occidentale qu’à l’Occident européen. La partie ouest de l’Europe est extrêmement fragmentée, présentant un relief varié, d’altitude moyenne assez élevée, et découpée de telle manière que la mer avance profondément à l’intérieur du continent. En revanche, l’Europe orientale (et l’espace russe en particulier, plus précisément l’espace ex-soviétique), se remarque par sa massivité, un relief peu marqué et presque uniforme – une vaste plaine – et son éloignement de l’Océan et des mers adjacentes (ce qui explique l’obsessionnelle politique maritime de la Russie – forcer la sortie vers l’Océan –, constante géopolitique à partir de Pierre le Grand). Les données climatiques s’inscrivent dans la même typologie : un climat continental accentué, qui jure avec le climat relativement doux de l’Occident, océanique ou méditerranéen, mais qui est bien proche (en plus clément, tout de même) du climat sibérien. En fin de compte, la chaîne de l’Oural apparaît bien conventionnelle par rapport à la continuité certaine reliant la plaine russe à la plaine sibérienne. D’autre part, il est évident qu’au-delà de ces données physiques, il y a aussi et surtout une dimension humaine et historique que l’on doit prendre en considération. Mais l’histoire aussi a forgé une Russie assez différente de l’Occident (et du reste de l’Europe en général). Ces particularités ont conforté certains auteurs dans l’opinion que la Russie serait plutôt asiatique qu’européenne, idée exprimée au xixe siècle, entre autres, par le marquis de Custine, dans ses fameuses Lettres sur la Russie en 1839, et par Élisée Reclus, dans sa monumentale Géographie universelle1. Le balancement de la Russie entre l’Europe et l’Asie est une question à la fois de géographie et d’idéologie, et encore plus d’idéologie que de géographie.
5Descendant vers le sud-est, nous rencontrons le détroit du Bosphore, lieu symbolique de rencontre entre l’Europe et l’Asie, mais qui se présente à son tour plutôt comme une « non-frontière ». De nos jours, son tracé s’inscrit tout simplement à l’intérieur de la Turquie, il ne sépare rien. Dans l’Antiquité, les cités grecques s’enchaînaient d’une part et de l’autre du détroit et de la mer Égée, sur le littoral européen et asiatique à la fois ; ensuite, dans toutes les phases de l’histoire – Empire romain, byzantin, ottoman, ou Turquie moderne –, aucune frontière n’est passée par là. La ville de Byzance, devenue Constantinopole et finalement Istanbul, serait-elle effectivement partagée entre deux continents, ou serait-elle plutôt l’expression de l’impossibilité d’un tel partage ?
6La Méditerranée pose un problème non moins compliqué. Cette mer sépare-t-elle les trois continents Europe, Afrique, Asie, ou, bien au contraire, les réunit-elle ? Elle a représenté en tout cas, et pendant longtemps, un ensemble géographique et humain beaucoup mieux dessiné que le concept initialement un peu vague de continent européen. La Grèce et Rome étaient de toute évidence plus proches, beaucoup plus proches, de la Syrie, de l’Égypte ou de la Tunisie que de l’Europe germanique et slave. La mission historique de l’Empire romain a été de réunir dans une construction politique cohérente un espace de civilisation commun. Si nous misons aujourd’hui sur l’Europe dans son ensemble, les Anciens ont misé plutôt sur la Méditerranée (un espace qui d’ailleurs a continué de présenter une certaine unité même après la chute de l’Empire et l’expansion islamique, ce que le livre de Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II a démontré d’une manière convaincante).
7Toutes ces « hésitations » soulèvent des difficultés non seulement d’ordre théorique et historique, mais aussi et surtout de nature pragmatique et politique d’une incontestable actualité. De quelle manière l’Union européenne devrait-elle se rapporter à la Turquie, à la Russie (et aux autres États successeurs de l’Union soviétique : Ukraine, Moldavie, Biélorussie), voire à l’Afrique du Nord ? Va-t-on faire l’Europe – ce qui sera un jour l’édifice complet et « définitif » – avec ou sans elles ? Avec la Turquie, jusqu’aux frontières de l’Irak, en Asie centrale ? Avec la Russie, jusqu’à Vladivostok, sur les rives du Pacifique ? (Parce que je doute que l’autorité posthume du général du Gaulle serait de nature à persuader les Russes de renoncer au territoire sibérien asiatique pour se limiter à l’Oural et devenir ainsi des Européens à 100 %.)
8L’Atlantique, de son côté, n’est plus une véritable frontière ; il ne définit pas, en tout cas, une frontière de civilisation. La civilisation occidentale s’est installée aussi sur l’autre bord de l’océan (sans parler des dépendances encore plus lointaines, comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande). Sous bien des aspects, la distance est plus grande entre l’Occident et la Russie, qu’entre l’Europe occidentale et les États-Unis : argument supplémentaire de nature à relativiser – surtout à notre époque de globalisation – l’image traditionnelle et quelque peu didactique d’une Europe enfermée entre ses frontières.
9Mais existe-t-il une Europe (au singulier), ou plutôt des Europes (au pluriel) ? En effet, si les frontières extérieures du continent sont loin d’être tracées d’une manière absolue, tout un réseau de frontières intérieures ne fait que compliquer encore plus sa physionomie.
10Il y a tout d’abord la distinction essentielle entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale, sur une ligne de partage elle aussi sujette aux interprétations, mais qui sépare pour l’essentiel, depuis un bon millénaire, une Europe catholique (ensuite catholique et protestante) d’une Europe orthodoxe. Frontière religieuse, évidemment, mais infiniment plus complexe qu’une simple fracture confessionnelle.
11D’une part, à l’ouest, une Europe dynamique, marquée d’un siècle à l’autre par un développement urbain, technologique et industriel de plus en plus accentué ; d’autre part, à l’est, une Europe beaucoup plus conservatrice. La civilisation qui a conquis la planète et a façonné le monde d’aujourd’hui n’est pas la civilisation européenne dans son ensemble, mais bel et bien la civilisation occidentale ; l’Europe orientale n’a fait qu’adopter à son tour à partir d’un certain moment (du xviiie au xxe siècle), avec plus ou moins du succès, le modèle occidental ; elle a été acculturée par l’Ouest, à l’instar des autres parties du monde. Le paradoxe tient au fait que l’ancienne ligne de démarcation entre les deux Europes (dans l’Antiquité et au début du Moyen Âge) distinguait, d’une manière tout à fait contraire aux rapports qui se sont imposés ensuite, un Orient sensiblement plus développé que l’Occident. Dans l’Empire romain, la partie la plus riche, la plus commerçante, la plus dynamique était la moitié orientale de l’ensemble, et le partage décidé en 395 traçait une frontière qui apparemment jouait en faveur de l’Est ; en effet, peu de temps après, l’Empire d’Occident tombait en ruine, tandis que l’Empire d’Orient (Byzance) s’est sauvé du désastre sans trop de dommages, pour développer pendant des siècles une civilisation brillante, en tout cas bien supérieure à celle de l’Occident.
12Vers l’an mil, l’Occident faisait toujours pâle figure par rapport aux civilisations phares de l’époque – Chine, Islam, Byzance – et un observateur qui aurait regardé de loin les évolutions terrestres n’aurait sans doute pas parié sur lui. Ce fut pourtant l’Occident qui finit par triompher. Les facteurs qui ont joué en sa faveur sont évidemment très complexes, mais on peut avancer l’hypothèse que la chute de l’Empire de l’Occident et l’état d’anarchie qui s’est installé ont offert la chance d’un recommencement, d’une réélaboration structurelle radicale. Ce fut un monde jeune, fragmenté, pluriel, instable, conflictuel, dynamique, conquérant, doué d’un esprit d’innovation et d’une mobilité jamais connus dans les civilisations traditionnelles. Le ferment religieux a été aussi essentiel : l’interprétation chrétienne de la destinée humaine supposait une histoire linéaire et ascendante (préfigurant l’idée moderne du progrès) et la nécessaire expansion universelle de la parole de Dieu, c’est-à-dire l’unification du monde autour de son noyau chrétien. Le dynamisme socioéconomique de l’Occident a permis la mise en œuvre de cette mission. Un avantage notable a été aussi l’effacement de la frontière qui séparait l’Empire romain et l’espace méditerranéen en général de l’espace nordique, principalement germanique. Le résultat fut une fusion des structures socioéconomiques, et en premier lieu une économie agricole d’une remarquable complexité qui joua son rôle dans l’essor de l’Occident. D’autre part, le déclin démographique des premiers siècles du Moyen Âge et la rareté de la main-d’œuvre ont encouragé l’innovation technologique2.
13À partir du xvie siècle, une nouvelle frontière se dessine, à l’intérieur de l’Occident même, entre une Europe catholique et une Europe protestante. D’une intreprétation à l’autre, l’importance de ce nouveau partage a été jugée de façon différente, tantôt fortement accentuée, tantôt plus ou moins contestée. Au cœur du débat se trouve le livre classique de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), ouvrage extrêmement influent, et extrêmement disputé. Il y a sans doute dans l’interprétation de Weber une part de vérité, mais la vérité entière est déjà un autre problème. Toute théorie historique d’une telle ampleur est fatalement unilatérale et sujette à une logique de simplification et d’exagération. Si Max Weber avait été orthodoxe ou chinois, sa théorie se serait présentée différemment, à coup sûr. Il écrivait au moment où le monde était dominé par l’Europe, mais principalement par l’Occident, et en premier lieu par l’Occident protestant. Reste le fait que le protestantisme a marqué un pas important dans la sécularisation de la société et a encouragé le libre arbitre et l’initiative individuelle, évolutions favorisant à leur tour le développement capitaliste de l’Occident ; en même temps, la lecture de la Bible, pièce centrale de l’éducation protestante, a déterminé un processus accentué d’alphabétisation (sensiblement supérieur à celui manifesté dans les pays catholiques). Mais les facteurs de l’évolution capitaliste à l’Ouest ont été certainement plus nombreux et plus diversifiés (en commençant avec l’éclosion du phénomène urbain au Moyen Âge). Ce que l’on constate, en tout cas, c’est le déplacement du noyau fort de la civilisation moderne vers le nord-ouest ; à l’opposition Est-Ouest s’ajoute ainsi une nouvelle fissure Nord-Sud, déjà frappante au xixe siècle. Les pays occidentaux méridionaux (tous catholiques : Italie, Espagne, Portugal) se trouvent au xixe siècle dans une situation de sous-développement, par rapport aux pays du Nord-Ouest, protestants en majorité, mais aussi catholiques, comme la France et la Belgique, ou partiellement catholiques, comme l’Allemagne et la Suisse. En fait, le moteur de la Révolution industrielle a été l’Angleterre – et dans son cas ont joué une variété de facteurs, religieux sans doute, mais aussi sociaux, politiques, géographiques, etc.
14L’espace occidental et chaque pays en particulier, tout en présentant des caractéristiques partagées (du moins par opposition à l’Est), étaient à leur tour extrêmement fragmentés ; une véritable mosaïque de régions plus ou moins développées, parcourue par tout un réseau de frontières intérieures. Le cas de la France est exemplaire. Vue de loin, elle présentait l’image d’un pays unifié (en tout cas plus unifié que les autres), autour de Paris et de sa monarchie absolue (et ensuite d’une République non moins centralisatrice). Mais l’unification politique et administrative cachait à peine des contrastes régionaux flagrants. Si l’on regarde la cartographie réalisée par Emmanuel Le Roy Ladurie et ses collaborateurs dans leur étude concernant l’anthropologie de la jeunesse masculine en France (relative à la période 1820-1830), on est frappé par l’image d’un pays littéralement éclaté, où les écarts régionaux (ainsi, le taux d’alpabétisation qui varie spectaculairement de moins de 10 % à plus de 80 %) sont souvent plus considérables que les différences entre la France dans son ensemble (image de synthèse) et le reste du monde (Le Roy Ladurie 1976). Ces multiples frontières intérieures ne se sont estompées (mais sans disparaître complètement) qu’à une époque très récente. La relative uniformisation de l’espace occidental s’est produite principalement dans la deuxième moitié du xxe siècle. Les contrastes intérieurs se sont sensiblement atténués (avec les exceptions de rigueur – la Lombardie et la Sicile sont encore loin de se ressembler – et aussi les décalages entre le Nord et le Sud et entre les différents pays. Si l’on regarde le PIB, l’Italie est arrivée vers 1980 au niveau de la Grande-Bretagne, ce qui était impensable vers 1900 (pour perdre ensuite quelques points) ; l’Irlande, à son tour, jadis le parent pauvre et méprisé de l’espace britannique, affiche depuis quelques dizaines d’années des performances impressionnantes. L’Espagne aussi s’est beaucoup développée. Ce sont des pays catholiques par surcroît, ce qui serait de nature à infliger un démenti à la thèse de Weber ; il est toutefois nécessaire de distinguer le poids des mentalités des comportements religieux aux xvie ou xviie siècles et à notre époque.
15Il existe aussi une Europe centrale : concept relativement récent et particulièrement élastique. Cette région se présente, en concordance avec son nom, comme un espace intermédiaire, une zone de transition entre la civilisation occidentale et l’Europe de l’Est. Au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, deux pays, alors très étendus, couvraient l’essentiel de la région : la Pologne (avec la Lituanie et une bonne partie de l’Ukraine) et la Hongrie (qui englobait aussi la Croatie, la Slovaquie et la Transylvanie), pays de confession majoritairement catholique et conséquemment de culture latine, ce qui les attachait tout à fait à l’Occident. Mais, d’autre part, le tissu socioéconomique présentait des similitudes avec l’Europe de l’Est, surtout par une physionomie rurale dominante et persistante, le poids massif des latifundia et le prolongement, voire l’aggravation, du servage en pleine époque moderne ; en revanche, le développement de la vie urbaine a été plus lent et plus limité qu’à l’Ouest, où les villes et la bourgeoisie se remarquent dès la fin du Moyen Âge comme les vecteurs d’une nouvelle configuration sociale et de nouvelles mentalités3. Les marges orientales de l’Empire germanique appartenaient à la même zone (mais ont connu ensuite un développement plus accentué).
16Cette interprétation structurelle est d’une tout autre nature que le concept purement politique de l’Europe centrale, qui s’est affirmé à partir de 1900, moment où ce nom commence à être utilisé. Ce fut à l’époque un concept géopolitique allemand (Mitteleuropa), regroupant essentiellement l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, dans l’espace compris entre l’Occident franco-britannique et l’Orient russe, et que l’Allemagne espérait structurer autour d’elle4. Cette construction s’est écroulée à la fin de la Première Guerre mondiale, ce qui a déterminé une réélaboration du concept ; entre les deux guerres, l’Europe centrale réunissait les pays résultant de la dissolution des Empires, et situés entre l’Allemagne et la Russie : Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Autriche… À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe centrale disparut tout à fait, engloutie par l’Armée rouge ; devenus communistes et annexes de l’Union soviétique, les pays de la région s’intégrèrent dans l’Europe de l’Est, et ainsi l’Est s’installa au beau milieu du continent, mordant même sur l’espace occidental. Prague, ville de facture tout à fait occidentale, devint ainsi une des capitales de l’Est (tout comme la moitié est de Berlin). Après la chute du communisme, le processus inverse s’est produit ; l’Europe centrale, réinventée, s’est élargie considérablement vers l’Est, englobant des pays qui traditionnellement appartenaient à l’Europe orientale (le mot « Est » étant totalement dévalorisé à cause du communisme et de la domination soviétique). Ainsi, Bucarest et Sofia sont devenues des villes de l’Europe centrale, situées plus à l’ouest, dirait-on, que Prague et Berlin-Est il y a une vingtaine d’années. Les frontières à un tel point variables de l’Europe centrale offrent un exemple éloquent de la dimension idéologique et imaginaire de ce genre de découpages5.
17Enfin, l’Europe orientale, l’Europe orthodoxe. On a imputé à l’orthodoxie une partie du moins de la responsabilité du retard historique de cette région. Tandis qu’à l’Ouest, les Églises se sont engagées activement dans la vie de la cité (représentant un contrepoids par rapport au pouvoir politique, et ce fut le début du pluralisme occidental), l’Église orientale, respectueuse, à Byzance comme en Russie, de l’autorité de l’État, s’est limitée à un message strictement religieux, et a fortement encouragé un complexe culturel traditionaliste. En adoptant la logique de Max Weber, on dirait qu’il n’y a rien de mieux – historiquement – que d’être protestant, et rien de pire que d’appartenir à l’Église orthodoxe. En fait, les particularités de l’histoire de l’Europe de l’Est ne se résument pas à sa physionomie religieuse ; tout comme dans le cas de l’opposition catholicisme-protestantisme, une variété de facteurs extra-religieux rend aléatoire tout jugement unilatéral. Une Angleterre déplacée dans les Balkans ou dans la plaine russe aurait connu sans doute un développement différent. À part sa spécificité religieuse (dont les conséquences politiques et culturelles sont incontestables), l’Est a connu bien d’autres évolutions divergentes par rapport à l’Ouest, et en tout premier lieu une extraordinaire instabilité politique et humaine (entretenue par des invasions prolongées, par l’expansion ottomane et celle des autres Empires, etc.), qui a contribué grandement au retard historique et a engendré aussi un mélange ethnique inextricable et une difficulté presque insurmontable à l’époque des nations de tracer des frontières réciproquement reconnues (cela à la différence de l’Ouest où les frontières linguistiques et ethniques sont généralement assez nettes). Les États-nations créés au xixe et au début du xxe siècle ont eu du mal à dessiner leurs frontières et se sont trouvés chargés d’un mélange parfois explosif de minorités ; le cas récent de laYougoslavie fournit à cet égard une illustration douloureuse.
18Longtemps en Europe, les frontières politiques ont été moins significatives que les frontières culturelles et de civilisation. Il y avait d’une part une sorte d’unité européenne (la République chrétienne du Moyen Âge, ou l’Europe « française » des Lumières), et d’autre part une fragmentation accentuée à l’intérieur de chaque État. En France, au xviiie siècle, la plupart des Français ne parlaient pas français ; en revanche, le français était la langue des élites européennes, « de l’Atlantique à l’Oural ». Tout change avec l’ère des nations. À partir du xixe siècle, les États se sont appliqués à unifier leur espace intérieur, ce qui a lourdement frappé les identités régionales et les minorités, et en même temps a creusé leurs frontières extérieures, dans une dialectique de plus en plus conflictuelle. Le modèle idéal devint celui d’un monde composé de nations parfaitement homogènes et parfaitement distinctes. L’Europe du xixe siècle présente deux images contrastées. Elle semble parler d’une seule voix par rapport au reste du monde : patrie de l’homme blanc, foyer de la civilisation, sa mission était de dominer la planète et d’imposer partout ses propres valeurs (face à la Chine par exemple, en 1900, lors de la « guerre des Boxers », les puissances européennes, déjà prêtes à se déchirer, se présentent unies : le prestige de l’Europe était en jeu ; quand la Russie est vaincue par le Japon, en 1905, un frisson parcourt le continent entier, la psychose du péril jaune…). Mais si l’on regarde à l’intérieur, cette belle unité imaginaire s’évanouit complètement : l’image est de plus en plus éclatée. Les critères de morcellement, réels ou fictifs, se multiplient dangereusement : frontières étatiques, linguistiques, nationales, ou grands groupes mythologiques latins, germaniques et slaves (et celtes, éventuellement), chaque ensemble investi d’une mission historique ; découpage racial de plus en plus sophistiqué (au xviiie siècle, il n’était question que d’une seule race blanche, vers 1900 les anthropologues dénombraient déjà une dizaine de races et sous-races européennes – et l’idée faisait son chemin qu’elles n’étaient pas de qualité tout à fait égale). Ces multiples lignes de fracture, réelles ou imaginaires, dramatisèrent jusqu’au paroxysme les rapports d’altérité, dans un climat généralisé de méfiance, conduisant tout droit aux conflits tragiques du xxe siècle6.
19De nos jours, l’unification du continent s’est imposée comme l’alternative raisonnable au morcellement conflictuel des derniers siècles. Le nouveau modèle n’exclut pas les frontières, dans la mesure où elles définissent des espaces nationaux et culturels que personne n’envisage de dissoudre dans un assemblage sans âme ; aux frontières existantes s’ajoutent les contours des identités régionales, locales, minoritaires, presque effacées à l’époque glorieuse de la nation. Le projet européen suppose toutefois une dématérialisation de ces limites, dont la vocation ne serait plus de séparer, mais de réunir : complémentarité, et non opposition. La réalisation de l’unité européenne passe ainsi par une rédéfinition radicale du concept de frontière : dans l’imaginaire en premier lieu, en tant que projet idéal, mais aussi, et de plus en plus, dans les nouvelles réalités du continent.
Bibliographie
Références bibliographiques
Boia Lucian. 1998. « L’imaginaire de l’Europe au xixe siècle. Unité ou éclatement ? », Iris, hors série « Imaginer l’Europe », p. 83-91.
– 2007. L’Occident. Une interprétation historique, Paris, Les Belles Lettres.
Custine Astolphe marquis de. 1843. La Russie en 1839, Paris, Amyot.
Droz Jacques. 1960. L’Europe centrale. Évolution historique de l’idée de « Mitteleuropa », Paris, Payot.
Garton Ash Timothy. 1999 [1989]. « Does Central Europe exist ? », dans The Uses of Adversity : Essays on the Fate of Central Europe, Londres, Penguin, p. 161-191.
Le Roy Ladurie Emmanuel (avec la collaboration de Paul Dumont et de Michel Demonet). 1976. « Anthropologie de la jeunesse masculine en France au niveau d’une cartographie cantonale (1819-1830) », Annales ESC, juillet-août ; repris dans Le territoire de l’historien, vol. II, Paris, 1978, p. 98-135.
Naumann Friedrich. 1916 [1915]. L’Europe centrale, trad. de l’allemand par l’Argus suisse de la presse à Genève, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé et Paris, Payot.
Partsch Joseph. 1903. Central Europe, Londres, Heinemann.
– 1904. Mitteleuropa, Gotha, Perthes.
Reclus Élisée. 1875. Nouvelle géographie universelle, vol. I, Paris, Hachette.
Szücs Jenö. 1985. Les trois Europes, Paris, L’Harmattan.
Notes de bas de page
1 Custine 1843, lettre onzième : « En dépit des prétentions inspirés aux Russes par Pierre le Grand, la Sibérie commence à la Vistule » ; lettre dix-neuvième : « Les Russes sont des Chinois déguisés » ; Reclus (1875 : 13) : la Russie serait « à demi asiatique par son climat extrême, par l’aspect de ses campagnes monotones et de ses interminables steppes ».
2 Pour une interprétation historique de l’Occident, voir Boia 2007.
3 Pour une définition structurelle et historique de l’Europe centrale, dans une perspective comparée avec l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est, voir l’analyse fondamentale de Jenö Szücs (1985).
4 Voir Partsch 1903, 1904 ; Naumann 1916. Une synthèse autour de ce concept : Droz 1960.
5 Sur l’évolution récente de l’Europe centrale, voir Garton Ash 1999.
6 Sur le morcellement de l’Europe à l’époque des nations, voir Boia 1998.
Auteur
Faculté d’histoire de l’université de Bucarest
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