Les lieux de science de l’Europe moderne
Texte intégral
1Notes portant sur l’auteur
Le lieu a-t-il quitté le lieu ?
Mahmoud Darwich2
2A priori, la science a une vocation universelle qui semble la rendre indépendante de tout lieu précis. Cette délocalisation apparaît même comme une condition préalable de sa prétention à constituer un discours objectif sur la nature. Toutefois, en attendant de prendre l’aspect « définitif » de lois et de formules, le savoir scientifique doit bien s’élaborer dans des centres ou sur des terrains identifiables, quel que soit le nombre de collaborations requises. Les chercheurs qui observent, expérimentent ou théorisent ont eux-mêmes des attaches sociales et géographiques multiples, ainsi que des affinités culturelles. Les unes et les autres contribuent à localiser des groupes plus ou moins spécifiques, au sein d’une communauté scientifique qui se reconnaît avant tout à travers des disciplines, c’est-à-dire des paradigmes partagés3.
3En dépit des apparences, la communauté scientifique globale est donc polarisée institutionnellement et géographiquement. S’il en allait différemment, c’est-à-dire si la réalité de la recherche coïncidait avec l’idéal d’une science parfaitement objective, élaborée au sein d’une communauté humaine aussi universelle que désintéressée, alors on pourrait mettre en doute l’intérêt même d’une histoire sociale et culturelle des sciences, et du même coup la possibilité de parler d’une science européenne. Le présent article entend précisément soutenir, dans une perspective européenne, la possibilité d’une histoire culturelle des sciences, en défendant une conception du lieu comme porteur de culture. Il se présente comme un aperçu historique de la constitution du champ scientifique, mettant en évidence ses polarités multiples, c’est-à-dire sa structuration autour de lieux aux fonctions et à l’importance inégales.
4S’il était une réalité parfaite au sens mathématique, le champ scientifique ne connaîtrait pas de lieux privilégiés, c’est-à-dire qu’il serait dépourvu de pôles de développement forts ou faibles, de centres et de périphéries, de capitales et de provinces. Une philosophie progressiste de l’histoire incite à penser que nous nous rapprochons d’une telle situation. Une philosophie pessimiste – rousseauiste si l’on veut – imagine au contraire que nous nous en éloignons. Elle postule que l’âge d’or de la science se situerait à l’origine, c’est-à-dire dans l’Antiquité ou à la Renaissance, époques où l’absence de structures rendait la recherche parfaitement libre. Historiquement, les deux thèses paraissent défendables, bien qu’elles ne recouvrent pas les mêmes réalités.
5Aujourd’hui, alors que la science moderne se développe sur l’ensemble du globe, on peut en effet avoir l’impression que le champ scientifique tend vers une homogénéité de plus en plus grande. Même si elle demeure inachevée, sa parfaite mondialisation paraît en bonne voie. La répartition des scientifiques, des centres de recherche et des crédits présente néanmoins, suivant les régions du globe, des disparités énormes, qui reproduisent en partie au moins les inégalités de l’accumulation capitaliste. Même au niveau des pratiques de recherche, l’uniformisation demeure imparfaite. Certains auteurs affirment ainsi que les Européens restent les plus efficaces dans les domaines des mathématiques, de la physique des particules, de la chimie et de l’agronomie, alors que les Américains et les Japonais – pour prendre ces exemples – excellent dans les biotechnologies, les sciences de l’information et les nanosciences (Papon 2001 : 122).
6Pour leur part, les tenants de l’âge d’or peuvent faire valoir le caractère individuel et désintéressé de la science des origines et les idéaux de libre collaboration associés à la notion de République des Lettres. Mais peut-on déjà parler de science, et par conséquent de champ scientifique, à la Renaissance ou même avant le début du xixe siècle ? Et en quoi une science aux finalités principalement culturelles, philosophiques ou religieuses serait-elle plus pure qu’une autre qui se donne pour but de transformer la condition de l’humanité ? Il est vrai qu’aujourd’hui la recherche purement scientifique n’est qu’une composante de la galaxie Research and Development (R & D), très largement dominée par le développement des applications techniques. Au niveau des investissements, celles-ci consomment en effet 90 % des crédits alloués à la recherche, toutes instances confondues, ce qui ne laisse pas grand-chose pour la recherche fondamentale, surtout si l’on sait qu’elle est elle-même dominée par la recherche appliquée, dans une proportion de 10 contre 1 ! Dans ces conditions, on peut se demander quelle est la part de culture qui subsiste au sein de l’entreprise scientifique contemporaine, et si l’on n’est pas condamné à se rabattre sur l’histoire pour découvrir des lieux de science porteurs de culture. Mais à l’inverse, on peut douter que ces lieux aient été plus visibles à l’origine, c’est-à-dire avant même que l’entreprise scientifique ne se soit manifestée comme une forme de culture spécifique, associée à certaines villes, à certains États, ou à l’histoire européenne dans son ensemble.
Un lieu mythique : la République des Lettres (xvie-xviie siècle)
7On peut faire remonter les origines de la science européenne au miracle grec ou à la Renaissance. Mais à ces deux époques, l’étude de la nature ne se fait pas selon des procédures analogues à celles de la science moderne, ne serait-ce que parce qu’elle se trouve intégrée à des finalités intellectuelles d’un autre ordre, qui sont en partie étrangères aux découpages épistémologiques modernes.
8Dans l’Antiquité, l’éclosion de la philosophie grecque procède d’une volonté de chercher des explications argumentées tirées des données d’expérience, par opposition aux croyances issues des mythes. Mais les cosmologies qui en résultent, façonnées depuis les Milésiens, et même les catégories conceptuelles plus élaborées de la philosophie aristotélicienne, n’ont guère de rapports avec la science moderne, sinon à travers une longue filiation historique. Quant à la séparation établie dès l’époque d’Aristote entre les sciences – encore au pluriel – et la philosophie, elle ne vaut que pour certaines disciplines comme les mathématiques, l’astronomie ou la médecine. Elle n’aboutit pas à constituer une science de la nature – au singulier – qui établirait ses connaissances méthodiquement, selon ses procédures propres (observation, expérimentation, calcul, raisonnement) et indépendamment de toute tradition philosophique ou religieuse4.
9À la Renaissance, la redécouverte et la réactualisation de l’héritage antique s’opèrent à travers les méthodes de l’érudition et de la philologie, qui conditionnent le développement des sciences de la nature, et même des mathématiques, aussi bien que celui de la critique sacrée, de l’histoire, de la jurisprudence ou de la médecine. La conception renaissante du savoir, celle de la somme érudite, préside à l’élaboration, dans l’Italie du xve siècle et bientôt dans toute la chrétienté latine, de la Respublica Letteraria. Cet idéal de collaboration libre et désintéressée entre humanistes et érudits de toutes spécialités, de tous pays ou classes sociales, répondait à la nécessité concrète, pour des chercheurs engagés dans une gigantesque œuvre de compilation du savoir, de s’échanger les informations et les ouvrages nécessaires à l’avancement de leurs travaux. C’est en effet d’abord par inventaires, par restitution et par collecte des opinions et des observations que procède la science renaissante. L’idéal de la République des Lettres permettait aussi aux savants, érudits et gens de lettres d’échapper, au moins en théorie, au contrôle de l’Église et des Universités. Cette nécessité ne sera pas moindre avec les développements de la Réforme et de la Contre-Réforme.
10À l’origine, l’espace de la République des Lettres paraît donc indifférencié, que ce soit méthodologiquement ou géographiquement. Méthodologiquement, la dépendance envers la philologie s’impose à tous les savants, ce qui facilite le passage d’un domaine d’études à l’autre : le savant humaniste est volontiers naturaliste, géographe, historien aussi bien que philologue, quand il n’est pas mathématicien de surcroît. Comme un lexicographe ou un grammairien, un naturaliste s’efforce en effet de corriger les erreurs des grands auteurs (Pline, Théophraste, Dioscoride) ou de leurs copistes : il observe plantes, minéraux et insectes pour faciliter la restitution des textes antiques et pour compléter les inventaires existants5. D’une manière tout à fait analogue, les dissections anatomiques servent d’abord à préciser et à corriger les textes hérités d’Hippocrate et de Galien. Les géographes eux-mêmes gardent l’habitude de se positionner par rapport à Ptolémée. En mathématiques enfin, la méthode philologique permet l’édition, à la fin du xvie siècle, des œuvres géométriques d’Euclide, d’Archimède et d’Apollonius de Perga. C’est à partir de ces fondements que Galilée et Kepler pourront élaborer les premières lois de la mécanique classique. Et c’est encore la redécouverte de l’atomisme antique (Démocrite, Épicure) qui permettra à Gassendi et à d’autres philosophes du début du xviie siècle de développer une vision mécaniste de l’Univers, véritable matrice philosophique de la science mathématisée.
11Matériellement, la République des Lettres est un espace dépourvu d’institutions. Elle concerne des individus géographiquement dispersés, parfois isolés, et dont certains proviennent d’endroits aussi reculés que les vallées alpines6. Les grands centres d’imprimerie (Francfort, Leipzig, Venise, Rome, Lyon, Paris, Strasbourg, Bâle, puis Amsterdam, Londres, Vienne) dessinent toutefois quelques pôles où viennent se fixer les grands humanistes. En s’installant à Bâle pour se rapprocher de ses éditeurs Amerbach et Froben, Érasme y attire à son tour d’autres savants (comme le cosmographe Sebastian Münster), que la seule université n’aurait peut-être pas suffi à faire venir. Après 1570 cependant, la faculté de médecine de l’université de Bâle, où enseignent Felix Platter, Theodor Zwinger et Caspar Bauhin, cristallise un premier embryon de communauté savante.
12Davantage que les centres d’imprimerie, ce sont en effet les facultés de médecine modernisées de quelques universités (Bologne, Padoue, Ferrare, Paris, Montpellier, voire Bâle) qui préfigurent, dès le milieu du xvie siècle, les premiers centres scientifiques du monde moderne. C’est en tout cas là que sont dispensés les premiers rudiments de formation scientifique, sous la forme de cours de logique, de philosophie naturelle, de mathématiques et parfois de botanique. Les étudiants du nord des Alpes (Allemands, Néerlandais, Suisses notamment) qui s’y pressent ne se destinent pas tous à devenir médecins (Ridder-Symoens 1989). Mais même dans ces universités prestigieuses, la faculté de médecine ne regroupe guère que 5 à 10 % des étudiants. Ces facultés hébergent pourtant les premières institutions scientifiques, notamment des jardins botaniques : Padoue et Pise ont le leur dès 1545 et 1546, Bologne dès 1567, Cassel dès 1569, Rome et Florence dès 1570 environ7. Les premiers théâtres anatomiques se créent peu de temps après : Montpellier a le sien dès 1554, Leyde en 1593, Padoue en 1594.
13À cette géographie proto-scientifique appartiennent également les grands cabinets de curiosités (Kunst-und Wunderkammer). Certains sont établis par des universités, d’autres par des princes ou de riches particuliers. Quelques souverains jouent déjà les mécènes scientifiques, comme le landgrave Guillaume IV de Hesse, qui établit à Cassel le premier observatoire – encore sans optique – d’Europe (1561), bientôt imité par le roi Frédéric II de Danemark à Uraniborg (1576). Au début du xviie siècle, l’empereur Rodolphe II fait venir Tycho Brahé et Kepler à Prague, tandis que les Médicis s’attachent successivement les services de Galilée, Torricelli et Redi. Le phénomène ne fera que s’amplifier par la suite8.
14C’est aussi dans l’Italie du milieu du xvie siècle qu’apparaît pour la première fois la figure du mathématicien ou du géomètre, qui réunit en général les compétences de l’ingénieur, du cartographe et de l’architecte. Cette relative spécialisation constitue déjà une nouveauté, une véritable profession. Comme les artistes, ces mathématiciens ne vont pas tarder à s’exporter au nord des Alpes, en attendant d’apparaître dans le reste de l’Europe occidentale.
15D’une manière générale, on peut donc considérer que c’est en Italie du Nord que se constituent, vers la fin du xvie siècle, les premiers foyers de la science moderne. C’est à Pise, puis à Padoue, enfin à Florence que Galilée, le plus célèbre de ces nouveaux mathématiciens qui se disent aussi « philosophes de la nature », jette les bases de la mécanique classique et propose une interprétation unifiée de la mécanique terrestre et céleste. Après avoir élargi les horizons de l’astronomie dans son Sidereus Nuncius (1610), il formule, dans Il Saggiatore (1623), l’idée fondamentale que le Livre de la Nature est écrit en caractères mathématiques. Dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), il menace de ruiner la cosmogonie tirée des Écritures en apportant son appui au système héliocentrique de Copernic. Sa condamnation par le Saint-Office (1633) n’empêchera pas Galilée de publier son fondamental Discours sur deux sciences nouvelles (1638), et moins encore le développement de la science moderne. Elle a paradoxalement la valeur d’un certificat de baptême.
16En Italie, la Contre-Réforme aura un impact assez négatif sur le développement des sciences de la nature. Mais l’intérêt des philosophes transalpins pour le néo-platonisme et pour les théories généralisantes propres à l’esprit baroque constitue un autre facteur de blocage, peut-être plus important encore. Il n’empêchera pourtant pas l’Accademia del Cimento (1657-1667), où se réunissent des disciples de Galilée, de jouer un rôle crucial dans le renouvellement de l’expérimentation.
Une première esquisse de « République des Sciences » (xviie siècle)
17Dans la seconde moitié du xviie siècle, de nouveaux foyers scientifiques vont peu à peu se constituer hors d’Italie et élargir d’autant l’espace de la science moderne. Londres, Paris et Leyde, qui constituaient déjà des centres importants de la République des Lettres, se préparent ainsi à abriter de véritables communautés de chercheurs. L’influence italienne, allemande aussi parfois, s’y fait d’ailleurs sentir par l’entremise de quelques réfugiés.
18En Allemagne, patrie de Kepler et d’Otto von Guericke, les terribles répercussions de la guerre de Trente Ans (1618-1648) entravent pour un temps la constitution de véritables centres de recherche : les principales villes universitaires, en particulier Heidelberg et Tübingen, ont d’ailleurs été ravagées au cours du conflit. En Saxe cependant, la fondation dès 1652 de la très baroque Académie des curieux de la nature, devenue Académie léopoldine en 1687, témoigne d’un intérêt soutenu pour la recherche scientifique. À la fin du siècle, la reconstitution du système universitaire fait peu à peu émerger la figure du professeur de médecine et du professeur de sciences. L’université de Leipzig, celle de Halle (fondée en 1694), plus tard aussi celle de Tübingen9, semblent alors prendre la tête de ce mouvement.
19En Angleterre, différents cercles de chercheurs apparaissent dans les années 1640 à Oxford et à Londres : College of Physicians, Gresham College, Oxford Club, etc. (Brioist 1998). Ces cénacles encore informels concrétisent en quelque sorte les anticipations de Francis Bacon, le chancelier du roi Jacques Ier. Après avoir publié le Novum Organum (1620), censé définir une nouvelle forme de logique scientifique fondée sur l’étude empirique et inductive des phénomènes, Bacon avait en effet imaginé, dans la New Atlantis (1627), les contours d’une communauté de chercheurs se consacrant à l’avancement du savoir par le moyen de l’observation et de l’expérimentation. Cette première utopie scientiste, représentée par l’« Atelier de Salomon », devait inspirer la fondation, en 1662, de la Royal Society de Londres, où se retrouvèrent une partie des membres des cénacles savants d’Oxford et de Londres. Cette société consacra d’emblée une bonne partie de ses travaux à l’avancement des sciences empiriques par la méthode expérimentale.
20Bien qu’instituée par une charte royale, cette académie n’était encore qu’une association de savants et d’érudits à caractère semi-privé : la qualité de Fellow, octroyée indistinctement à des régnicoles ou à des étrangers, à des spécialistes ou à des amateurs (et même fréquemment à des non-scientifiques), ne procurait en effet ni pension, ni privilèges. La Royal Society n’en devint pas moins le principal foyer de la science anglaise, et la plus importante institution scientifique d’Europe jusqu’à la fin du xviie siècle. À l’instigation de son secrétaire Oldenburg, elle se dota dès 1665 d’un périodique spécialisé : les Philosophical Transactions.
21Aux Pays-Bas, le développement scientifique bénéficia de la fondation, dès la fin du xvie siècle, d’établissements universitaires, nommés académies ou hautes écoles : Leyde eut la sienne dès 1575, Franeker en 1585, Groningue en 1614, Utrecht en 1636, Harderwijk en 1648. Dans tous ces établissements, qui recrutèrent un certain nombre de professeurs italiens, l’importance accordée aux arts mécaniques (navigation, géodésie, cartographie, fortification) et à la construction d’instruments permit d’établir des liens étroits entre savoirs théoriques et savoirs empiriques (Ridder-Symoens 1989). En 1675, la rénovation de l’université de Leyde, dotée d’une faculté de médecine et des arts où l’on enseignait les sciences de la nature, marqua le début d’un âge d’or de l’expérimentalisme néerlandais, que ce soit en physique (s’Gravesande, Musschenbroek), en chimie (Boerhaave) ou dans les sciences naturelles (Leeuwenhoek, Swammerdam).
22En France, et d’abord à Paris, on assista comme en Angleterre à une multiplication de cénacles savants informels : le Cabinet Dupuy, l’Académie de Mersenne, l’Académie Bourdelot, l’Académie de Montmor virent tour à tour le jour à partir des années 163010. À l’instigation de Colbert, Louis XIV décida en 1666 de réunir ces différents cercles sous l’autorité de l’État en fondant l’Académie des sciences. Celle-ci ne sera dotée de règlements fixes et d’un système de pensions qu’à partir de 1699, date à laquelle débute sa propre collection de Mémoires.
23À côté de la République des Lettres s’établissent ainsi de nouvelles structures scientifiques, sous la forme d’Académies, de jardins botaniques, mais aussi d’observatoires : Copenhague a le sien dès 1656, Paris dès 1672, Greenwich en 1675. Mais les transformations culturelles sont plus importantes encore. La métaphysique, l’érudition et les belles-lettres commencent ainsi à perdre du terrain au profit de la philosophie naturelle et sociale, de la science et des techniques. Le dernier tiers du xviie siècle marque la fin de l’âge classique de la République des Lettres. La notion persistera cependant jusqu’à la fin du xviiie siècle. Elle se renouvelle même à travers l’activité éditoriale des réfugiés de l’« internationale huguenote » (Bayle, Le Clerc, etc.), dont les recueils généralistes, souvent intitulés « Bibliothèque », fleurissent à partir de 1680. Ils domineront l’édition savante pendant près d’un siècle.
24Sur un plan méthodologique également, l’affirmation de la science moderne est une évidence. Même si l’appellation de « Révolution scientifique » paraît aujourd’hui largement exagérée11, les progrès de la mathématisation et de l’expérimentation sont évidents. Le paradigme mécaniste a d’abord fait reculer l’influence de l’hermétisme, de l’alchimie et de la tradition de Paracelse. Si nombre de théories demeurent trop ambitieuses, ou trop chargées de qualités occultes, pour se prêter à des vérifications de type empirique, les progrès du cartésianisme et de la rationalité géométrique ont cependant conduit à l’élaboration de théories plus « falsifiables » ou « réfutables », pour reprendre les catégories de Popper12. Cette plus grande modestie théorique – que le xviiie siècle amplifiera en refus général des « systèmes » – constitue une condition de base du développement de la science moderne.
25Les sciences descriptives et expérimentales font aussi quelques progrès. Longtemps en effet, les curiosités baroques, symbolisées par la vogue des Kunst- und Wunderkammer, sont restées trop désordonnées et trop sujettes au merveilleux pour imposer une vision rationnelle et ordonnée du monde. Il faudra donc du temps pour que l’on passe de la curiosité pour des phénomènes extraordinaires à la collecte systématique de spécimens ordonnés en séries, et pour que le cabinet naturaliste supplante définitivement la chambre des curiosités. Mais ce sera chose faite au premier tiers du xviiie siècle. À cette époque, le triomphe généralisé du newtonisme, développé dès 1687 dans les Principia, offrira aussi le modèle d’une science de la nature mathématisée, qui se posera comme référence pour tout champ de connaissance postulant au titre de science.
La géographie des grandes académies (xviiie siècle)
26Au xviiie siècle, la géographie de la « République des Sciences » se précise sous l’impulsion des grandes académies royales. Celles-ci dominent un champ scientifique qui n’a encore d’autre appellation que celle de République des Lettres, mais au sein duquel les finalités d’ordre pratique viennent concurrencer les intérêts culturels, religieux ou philosophiques traditionnels. L’importance de ces finalités techniques, manufacturières ou médicales justifie la montée en puissance des académies royales, qui dans le domaine scientifique fonctionnent comme des instances d’expertise des inventions et des découvertes. Elle explique aussi la multiplication des écoles techniques (mines, ponts et chaussées, marine, artillerie, génie, pharmacie) et des sociétés d’émulation, qui viennent s’ajouter aux facultés universitaires et aux sociétés savantes. D’où un paysage institutionnel de plus en plus complexe, qui réduit l’importance des réseaux traditionnels de la République des Lettres.
27Dans le même temps, le champ scientifique s’articule autour de centres qui sont autant de lieux plus ou moins spécifiques. Certains fonctionnent comme des capitales où se concentrent chercheurs et moyens, et qui rayonnent sur des bassins de recrutement d’importance variable. Deux villes – Paris et Londres – méritent plus que toute autre l’appellation de capitales scientifiques. Mais d’autres, en particulier Berlin, Saint-Pétersbourg, Stockholm et Bologne, deviennent également des lieux de référence dans un espace de toute évidence multipolaire.
28Avec son Académie des sciences, qui pensionne à partir de 1699 une cinquantaine de chercheurs répartis en six sections, et sa palette d’institutions spécialisées (Jardin du roi, Observatoire, Cabinet du roi, Collège royal), Paris offre un modèle d’organisation scientifique propre à éclipser la Royal Society de Londres. Aussi est-il devenu la référence pour tous les États absolutistes d’Europe.
29Dès 1700 s’établit à Berlin une Société brandebourgeoise des sciences, qui devient Académie en 1711 et qui est réorganisée en 1744 sur un plan plus vaste. Dès son avènement en 1740, Frédéric II s’efforce d’attirer en Prusse de grands savants et intellectuels, comme Euler, Maupertuis ou Voltaire, et d’illustrer ainsi son attachement à la modernité et aux Lumières. Le Grand Frédéric a été précédé dans cette voie par les héritiers et héritières de Pierre le Grand, pour qui l’Académie de Saint-Pétersbourg, fondée en 1725, devait guider la réforme de l’enseignement et de la culture dans l’Empire des tsars. Le recrutement très volontariste de ses membres, allemands et suisses notamment, montre la volonté d’Élisabeth et de Catherine II de rallier la Russie à l’Europe éclairée, au besoin à marche forcée.
30Encore quelques années plus tôt, Bologne, qui dépendait des États du pape, avait imaginé de pallier les carences de son université par l’établissement d’un Institut doté d’une Académie des sciences. Un legs du naturaliste Luigi Ferdinando Marsigli avait permis la concrétisation de ce projet (1714), qui devait faire de Bologne le principal centre scientifique d’Italie.
31Dans le nord de l’Europe enfin, la Suède de l’ère dite de la liberté marqua son attachement aux Lumières (Upplysning) par la création, à Stockholm, d’une académie conçue comme une instance d’expertise pour toutes sortes de questions scientifiques et techniques (1739).
32Les mêmes raisons pratiques, mais aussi de prestige, poussent à la création d’académies à Copenhague (1742), Turin (1757), Munich (1759), Mannheim (1765) et dans d’autres lieux encore. Toutes ou presque sont dotées d’un observatoire, d’un jardin botanique et d’un cabinet d’histoire naturelle. Toutes s’efforcent de publier un recueil de mémoires, d’organiser des concours et de nommer des correspondants. À l’exception de Paris, où la spécialisation est déjà consacrée, ces académies ont encore des sections de philosophie ou de belles-lettres destinées aux philosophes, aux économistes, aux philologues, aux historiens, aux juristes, aux théologiens. Mais au sein de la République des Lettres finissante, les sciences de la nature n’en ont pas moins acquis une position dominante, que les académies contribuent d’ailleurs à souligner.
33Face au modèle académique, quelques États non-absolutistes d’Europe (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suisse) ont adopté un modèle plus libéral d’organisation de la science, avec des sociétés savantes plus proches de la Royal Society de Londres. C’est le cas à Édimbourg, à Genève, à Zurich (1748), à Haarlem (1752) ou dans des villes qui n’ont pas statut de capitale comme Uppsala. Dans ces cités soucieuses de se présenter comme de nouvelles Athènes ou de nouvelles Florence, l’idéal de la République des Lettres reste plus vivace qu’ailleurs. Certaines verront se constituer des communautés de chercheurs durables, susceptibles de produire un patrimoine et des lieux de mémoire scientifiques13.
34Un troisième pôle d’organisation de la science, visible surtout dans les pays germaniques, est constitué par les facultés de philosophie et de médecine des universités, ainsi que par différentes écoles techniques. Pour l’enseignement des sciences, Halle, Göttingen (fondée en 1737), Uppsala et finalement Pavie, dans la Lombardie autrichienne, sont parmi les universités les plus dynamiques. Pour la médecine, Montpellier et Leyde représentent la grande tradition, tandis qu’Édimbourg (à partir de 1729) et Vienne (dès les années 1750) font figure de nouvelles venues. Mais on trouve des facultés modernes jusqu’à Moscou. Les écoles techniques concernent principalement les mines (Freiberg en Saxe, Schemnitz en Autriche, Paris), le génie civil (ponts et chaussées) et les armes techniques (marine, artillerie, génie). À un rang plus modeste viennent les écoles de pharmacie et les écoles vétérinaires.
35À l’époque des Lumières, la République des Sciences concerne donc une grande partie du continent européen, ainsi que la Russie et l’Amérique du Nord. En attendant une carte détaillée de ses institutions et de ses chercheurs, on peut en esquisser les contours à partir du témoignage de Jean III Bernoulli, qui a imaginé d’inventorier les quelque cinq cent cinq astronomes vivant en 1776. Cette « République astronomique », majoritairement européenne14, s’articule assez clairement à partir des villes d’académie mentionnées ci-dessus : Paris et Londres surtout, mais aussi Berlin, Saint-Pétersbourg, Stockholm et Bologne (fig. 12)15.

Fig. 12 : État de la « République astronomique » en 1776, selon Jean III Bernoulli, J.-C. Poggendorff et le Dictionary of Scientific Biography. Chacun des 854 astronomes mentionné par l’une de ces trois sources est situé d’après Bernoulli (les astronomes de marine français et britanniques sont localisés sur l’Océan).
36D’autres villes comme Copenhague, Uppsala, Oxford, Cambridge, Vienne, mais aussi Göttingen, Bâle, Genève ou Milan, se signalent comme centres de moyenne importance16. Des savants plus ou moins isolés se trouvent également hors de ces principaux centres, que ce soit en province ou dans des semi-périphéries comme la Hongrie, les pays baltes, la Finlande, la Pologne ou encore l’Espagne.
Un champ scientifique nationalisé,
spécialisé et mondialisé (xixe-xxe siècle)
37Jusqu’au xviiie siècle, l’organisation scientifique est essentiellement demeurée une affaire de villes, qui étaient le plus souvent des capitales. Les communautés nationales, dont plusieurs restaient intégrées à des États multiculturels (Bohême, Hongrie, Finlande, Norvège, pays baltes), ou étaient au contraire subdivisées en plusieurs États (Allemagne, Italie), émergeaient peu à peu, à mesure que les langues vernaculaires remplaçaient le latin. Du point de vue du nombre de chercheurs, la France venait assez largement en tête, devant la Grande-Bretagne et l’ensemble des pays allemands, puis les pays italiens, la Suède, l’Amérique du Nord, la Russie. Aussi est-ce en France qu’apparaîtra d’abord, la Révolution aidant, un véritable modèle national d’organisation de la science.
38Supprimée sous la Terreur, puis reconstituée en 1795 comme Première Classe de l’Institut de France, l’Académie des sciences de Paris redevient aussitôt le centre de la communauté scientifique française, désormais dotée d’un système renouvelé de grandes écoles (Polytechnique, Mines, Ponts et Chaussées, etc.). Ce système centralisé d’enseignement et de recherche assure une position plus dominante que jamais aux grands patrons parisiens, les Laplace, Berthollet, Cuvier et autres Chaptal, ainsi qu’à leurs protégés (voir Dhombres et Dhombres 1989). À partir de 1809 cependant, l’établissement d’une université organisée à l’échelle du pays va peu à peu étendre ce système scientifique aux villes de province17. Se met ainsi en place, aux alentours de 1830, une organisation dualiste de la recherche, fondée sur les grandes écoles et sur les facultés des sciences. Ce système durera environ un siècle. Il sera ensuite remplacé par une organisation de la recherche conçue comme un service national encadré par de grands programmes (Polanco 1989 : 177-234).
39Face à ce système national, l’Allemagne oppose un renouvellement de son système universitaire, dont la nouvelle université de Berlin offre dès 1810 le modèle. Très favorable aux sciences, encore enseignées dans des facultés de philosophie, ce système libéral décentralisé (et d’ailleurs pluri-étatique) fonctionne sur le principe de la liberté de recherche, d’enseignement et d’instruction. Permettant la circulation des professeurs et des étudiants d’un centre, et souvent d’un pays, à l’autre, il assurera à l’Allemagne du xixe siècle une véritable prééminence scientifique, qui durera jusque dans les années 1930.
40Sous l’impulsion de ces nouveaux leaderships scientifiques, les autres pays européens vont adapter leurs propres structures en développant des formules nationales plus ou moins originales. Le modèle anglais, fondé sur des associations volontaires de savants gentlemen évoluant au sein ou en marge des universités, se retrouve néanmoins, à quelques nuances près, en Écosse, en Italie, en Suisse et dans l’empire d’Autriche. En Italie et en Autriche, les savants religieux conservent par ailleurs une certaine importance jusqu’au milieu du xixe siècle. La Suède et la Russie ont pour leur part une organisation scientifique qui combine une Académie des sciences nationale avec plusieurs facultés de sciences ou de médecine. Ce n’est que dans la seconde moitié du xixe siècle, et particulièrement après 1870, que l’archétype du savant gentleman s’effacera véritablement devant le scientifique professionnel salarié par une université, par une haute école technique ou par des laboratoires industriels ou étatiques.
41Sur le plan méthodologique, la science, désormais autonome par rapport à tout contexte religieux, philosophique ou culturel, devient enfin un système de connaissances établies de façon méthodique, de manière à produire des vérités solidaires les unes des autres. Cette unification, jointe à l’augmentation du nombre de chercheurs, permet l’organisation des disciplines classiques (biologie, chimie, physique, géologie) dotées de programmes de recherche et de procédures mieux définis. Elles délimitent des communautés de spécialistes coordonnées à une échelle internationale.
42Pour leur part, les communautés nationales bénéficient d’un début de politique scientifique étatique destinée à maximiser les retombées économiques, militaires ou médicales de la recherche. À travers la création de musées, de lieux de mémoire et d’une historiographie propre, chaque État s’efforce aussi d’encourager les vocations scientifiques, tout en s’appropriant symboliquement un maximum de « découvertes » et de réalisations techniques.
43Une autre évolution caractéristique du xixe siècle est, nous l’avons dit, le renforcement des liens entre science, techniques et industrie, qui conduit au développement de la recherche appliquée. Après 1945, cette évolution aboutit à l’essor fulgurant de la Big Science, dominée par les États-Unis. Celle-ci est d’abord marquée par les bonds en avant de la physique nucléaire, de la biologie moléculaire et de l’astrophysique, puis des technologies de l’information et de la communication, ainsi que des biotechnologies.
44Parallèlement, l’aire de pratique de la science moderne n’aura cessé de s’élargir au-delà de l’Europe, en éliminant au passage les sciences arabo-musulmane, indienne, chinoise, japonaise ou andines. Elle est véritablement devenue une science universelle, une science-monde18. Ce phénomène de mondialisation est généralement conçu comme une ouverture sur l’espace planétaire, un dépassement des frontières, une abolition des lieux et de leurs spécificités culturelles, donc comme un triomphe de l’universalité, de la rationalité et de l’efficience, rendu possible par la standardisation des capacités et des potentialités humaines. À première vue, la mondialisation de la recherche produit en effet les mêmes conséquences que la mondialisation de l’économie : standardisation des structures et des modes de production, déterritorialisation des activités, et donc déculturation de celles-ci. Dans le cas de la science, cette déculturation se trouve déjà dans la nature même de l’entreprise de recherche19, mais elle est encore renforcée par la domination de plus en plus écrasante du développement technique et de la recherche appliquée. Certains auteurs font cependant valoir que mondialisation ne rime pas forcément avec science mondiale, étant donné qu’il subsiste des effets de domination de communautés scientifiques puissantes sur des communautés plus faibles ou en voie de constitution20. C’est pour ne pas masquer ces hiérarchies, qui continuent à structurer la « communauté scientifique internationale », qu’un Xavier Polanco préfère parler de science-monde plutôt que de science mondiale. En effet, explique-t-il, « la science-monde est une science bien localisée au niveau de la langue, des revues, des institutions, des pays et même des groupes scientifiques » (Polanco 1989 : 11).
45On remarquera qu’il n’est plus question ici de culture, ni même d’Europe.

Fig. 13 : Localisation des principaux centres de recherche scientifique et technique de l’Europe des quinze (1997). Source : Observatoire des sciences et des techniques, Indicateurs 2000, cité par Papon 2001 : 115-116.
L’Europe face à la (dé-)localisation de la science contemporaine
46Il n’entre pas dans notre propos d’esquisser une cartographie du champ scientifique contemporain, ni d’y situer la place de l’Europe. On peut cependant, afin de mieux préciser la notion de lieu scientifique, proposer une image des principaux centres de recherche de l’Union européenne. Parmi les statistiques régulièrement produites par les organismes compétents, celle de la production scientifique et technique, mesurée en nombre de publications et de brevets déposés, permet de localiser les principaux centres de recherche de l’Union (fig. 13).
47On remarque d’emblée que la plupart de ces centres s’échelonnent entre le sud de l’Angleterre et le nord de l’Italie, et dessinent, en prenant le Rhin pour épine dorsale, la fameuse « banane bleue » qui délimite la concentration des principaux centres économiques de l’Europe d’après guerre. C’est donc bien une logique économique qui semble présider à cette distribution des centres de recherche. La question de savoir si ces lieux peuvent avoir une signification culturelle demeure ouverte.
48Au niveau de la recherche, l’Union européenne a voulu se doter d’institutions scientifiques dès ses premiers balbutiements. Ses réalisations les plus spectaculaires ont été le CERN (à l’origine, Centre européen de recherche nucléaire) en 1952, l’ESO (European Southern Observatory) en 1962 et l’EMBL (European Molecular Biology Laboratory) en 1973. Il est d’ailleurs amusant de noter que la deuxième de ces institutions, l’ESO, n’est pas située sur territoire européen, mais au Chili21, ce qui symbolise bien le caractère conflictuel des liens que la science contemporaine entretient avec des lieux précis, fussent-ils définis à l’échelle d’un continent.
49Pour l’essentiel cependant, l’Europe des sciences n’a pas pris la forme d’institutions de recherche localisables, mais celle d’agences de coordination et d’expertise, de fonds de soutien et bien entendu de programmes de recherche communs. Ces agences et ces programmes ont pour but de concrétiser une politique scientifique dont l’objectif premier est de ne pas laisser le soin de financer la recherche, et donc de décider des orientations de celle-ci, aux seuls acteurs du marché, en particulier à des cartels économiques transnationaux obéissant à de pures logiques d’accumulation de capitaux. Cette politique scientifique répond cependant à des impératifs économiques et sociaux, voire à des enjeux symboliques et stratégiques, considérés comme importants ; elle n’a pas de finalité culturelle particulière. Il ne semble pas non plus qu’elle vise à corriger la géographie des centres de recherche, sinon de façon relativement marginale.
50En conclusion, on peut s’interroger sur l’avenir des lieux de science en tant que porteurs de culture. Globalement d’abord, il n’est pas certain que l’Europe, berceau historique de la science moderne, soit encore capable d’imprimer des orientations originales à la recherche contemporaine, en misant par exemple massivement sur les sciences de l’environnement. Cela supposerait une volonté politique constante, et un affranchissement des contraintes économiques immédiates, dont elle ne paraît guère capable. Tout au plus soutiendra-t-elle des programmes dont les retombées sociales ou économiques relèvent d’une politique à court et moyen terme, ou alors des recherches fondamentales à forte valeur symbolique (astronomie, physique des particules, génomique).
51Dans une compétition scientifique accrue, où la mobilité des chercheurs est devenue maximale, ces investissements permettront de retenir nombre de chercheurs sur le sol européen. Ils ne pourront en revanche guère inverser la tendance historique à l’affaiblissement des solidarités interpersonnelles et des écoles de recherche, ou au relâchement des logiques de groupes constitués, qui étaient autant de générateurs de cultures scientifiques plus ou moins localisables. Nous ne sommes plus en effet à l’époque où l’entreprise scientifique s’inscrivait classiquement dans une tension entre des institutions locales, qui assuraient la subsistance des chercheurs, et une communauté universelle, où s’opérait la reconnaissance des mérites. À une époque de Big Science, le recrutement des chercheurs est lui aussi devenu global. Les collaborations croisées que nécessite l’organisation scientifique contemporaine aboutissent paradoxalement à une plus grande fluidité des groupes constitués, voire à leur atomisation. Tout cela affaiblit les contraintes sociales productrices de culture.
52Malgré tout, le champ scientifique contemporain demeure polarisé, selon des logiques essentiellement financières et politiques. Sa configuration institutionnelle, linguistique et symbolique est marquée par le leadership américain et par les stratégies de grands groupes multinationaux. Si l’Europe entend corriger cette situation, elle devra investir massivement dans la recherche, et obtenir pour cela le feu vert de ses citoyens. Or ce soutien ne lui sera acquis qu’à travers une alphabétisation scientifique assez massive des populations européennes, de manière à permettre à l’ensemble des citoyens de se réapproprier symboliquement les découvertes financées par les différentes collectivités territoriales. L’histoire des sciences, et particulièrement la mise en évidence de lieux de mémoire scientifiques dans une perspective européenne, pourrait être l’une des voies de cette sensibilisation. Elle serait à tout prendre plus légitime que l’historiographie d’inspiration nationale qui s’est développée jusqu’à présent dans la plupart des pays.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
10.1126/science.156.3775.611 :Basalla George. 1987. « The spread on western science », Science, 156, p. 611-622.
Brioist Pascal. 1998. « Les origines de la Société royale de Londres », dans Association des historiens modernistes des universités, La science à l’époque moderne, Paris, Presses de la Sorbonne (Bulletin de l’Association des historiens modernistes, no 21), p. 91-122.
Buscaglia Marino. 1992. « La méthode dans les sciences de la vie à la Renaissance : essai d’interprétation », Archives des Sciences, 45/3, p. 297-349.
Dhombres Nicole et Jean Dhombres. 1989. Naissance d’un nouveau pouvoir : sciences et savants en France, 1793-1824, Paris, Payot.
Gillispie Charles C. (dir.). 1970-1980. Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribner’s sons (16 vol.).
Kuhn Thomas S. 1983 [1962]. La structure des révolutions scientifiques, trad. de l’américain (2e édition) par Laure Meyer, Paris, Flammarion.
Mazauric Simone. 1998. « Le mouvement académique parisien du premier xviie siècle et la constitution de la science moderne », dans Association des historiens modernistes des universités, La science à l’époque moderne, Paris, Presses de la Sorbonne (Bulletin de l’Association des historiens modernistes, no 21), p. 71-86.
Papon Pierre. 2001. L’Europe de la science et de la technologie, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
Poggendorff Johann Christian. 1863. Biographisch-literarisches Handwörterbuch zur Geschichte der exacten Wissenschaften, Leipzig, Barth (2 vol.).
Polanco Xavier (dir.). 1989. Naissance et développement de la science-monde. Production et reproduction des communautés scientifiques en Europe et en Amérique latine, Paris, La Découverte.
Ridder-Symoens Hilde de. 1989. « Italian and Dutch Universities in the 16th and 17th centuries », dans Cesare S. Maffioli et Lodewijk C. Palm (éds), Italian Scientists in the Low Countries in the xviith and xviiith Centuries, Amsterdam, Rodopi, p. 31-64.
Shapin Stevin. 1998 [1996]. La Révolution scientifique, trad. de l’anglais par Claire Larsonneur, Paris, Flammarion.
Simon Gérard. 2001. « La science grecque », dans Michel Blay et Efthymios Nicolaïdis (éds), L’Europe des sciences. Constitution d’un espace scientifique, Paris, Le Seuil, p. 17-35.
Notes de bas de page
2 Cité par Anouar Louca, dans un entretien accordé à la revue MARS (Le monde arabe dans la recherche scientifique), n° 10-11, 1999, p. 15.
3 Sur la notion classique de paradigme, voir Kuhn 1983.
4 Sur la science antique, voir la remarquable mise au point de Simon (2001). Cet auteur remarque fort justement (p. 18) que la définition moderne de la science ne remonte guère au-delà d’Auguste Comte, au xixe siècle.
5 Sur la méthode scientifique à la Renaissance, voir Buscaglia 1992.
6 En Suisse, on connaît le cas fameux de Thomas Platter, à l’origine berger du Haut-Valais, mais aussi celui de Glarean et des Tschoudi, du pays de Glaris.
7 Selon Conrad Gessner, il y avait déjà plus de cinquante jardins publics et privés en 1560, la plupart en Italie, en France, aux Pays-Bas et en Suisse. Parmi les fondations importantes, il faut encore signaler Bâle (1588), Montpellier (1597), Oxford (1621), Paris (1635), Uppsala (1657), Berlin (1679) et Amsterdam (1684).
8 Louis XIV s’en ira ainsi chercher Huyghens aux Pays-Bas et Cassini en Italie. George Ier d’Angleterre anoblira Newton avant de lui faire les honneurs de Westminster, Catherine II et Frédéric II recruteront de nombreux chercheurs étrangers pour leurs académies et se disputeront les faveurs d’Euler. Napoléon enfin (mais la liste est loin d’être exhaustive) intégrera de nombreux savants à la noblesse d’Empire et nommera Laplace ministre de l’Intérieur.
9 D’abord pour la médecine, et au xviiie siècle également pour les sciences.
10 Sur ces premiers cénacles, voir Mazauric 1998.
11 Pour un bilan de la question, voir Shapin 1998.
12 Le terme de « falsification », souvent utilisé en français, procède selon nous d’une mauvaise traduction.
13 À Genève, le thème de la floraison scientifique locale apparaît dès les années 1770. Il est aujourd’hui perpétué par des études et par des lieux de mémoire tels que bustes ou plaques de rues, et même par un musée d’Histoire des sciences.
14 455 des 505 astronomes répertoriés par Jean III Bernoulli vivaient en Europe. Sur les 50 qui se trouvent localisés outre-mer, plus de la moitié (27) vivent dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord, en particulier la Pennsylvanie.
15 Afin de ne pas donner la même importance à tous ces astronomes, nous avons compté une seconde fois les 274 astronomes également indiqués par Poggendorff en 1863, et une troisième fois les 75 astronomes encore répertoriés dans le Dictionary of Scientific Biography, Gillispie (dir.), 1970-1980.
16 La prise en compte d’une seule science entraîne naturellement des distorsions. La plus manifeste consiste dans une sous-estimation de l’importance d’Édimbourg.
17 Entre 1796 et 1802, le système des Écoles centrales préfigurait déjà cette organisation nationale de l’enseignement scientifique.
18 Sur cette notion, forgée par analogie avec le concept braudélien d’économie monde, voir Polanco 1989 : 11-17.
19 On peut en effet admettre qu’en tant que savoir objectif à valeur universelle, la science est par essence délocalisée. En d’autres termes, devient véritablement scientifique une production intellectuelle (expérience, démonstration) qu’il est possible de reproduire en tous lieux, autrement dit une vérité sur la nature que l’on a réussi à rendre indépendante de son lieu de production originel. Ce processus de reproduction universelle, qui dure un certain temps, peut être considéré comme un processus de déculturation.
20 Sur la possibilité – à vrai dire limitée – pour de nouveaux pays de développer des traditions de recherche indépendantes, voir Bassalla 1987.
21 Le CERN est localisé aux environs de Genève et l’EMBL à Heidelberg.
Auteurs
Département de sociologie de l’université de Genève
EHESS, Paris et Département d’histoire générale de l’université de Genève
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'Europe qui se fait
Regards croisés sur un parcours inachevé
Gérard Boismenu et Isabelle Petit (dir.)
2008
Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon
De l'histoire événementielle à l'anthropologie
Sébastien Darbon
2008
De l'un au multiple
Traduction du chinois vers les langues européennes. Translation from Chinese into European Languages
Viviane Alleton et Michael Lackner (dir.)
1999
Adam et l'Astragale
Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain
Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Thomas Golsenne et al. (dir.)
2009