Chapitre 5. Le Gravissimo Officii de Pie X, un désaveu des évêques
p. 139-164
Texte intégral
1En pleine crise des inventaires, une assemblée des évêques (réunion, de fait, interdite pendant la période concordataire) doit statuer sur la séparation. Les dates du 13, puis du 20 mars 1906, sont annoncées. Une commission préparatoire se réunit au début de ce mois, mais l’assemblée se déroule, finalement, du 30 mai au 1er juin 1906. Le 10 mars, le Vatican a exigé un report. Si la nouvelle Chambre se montre favorable à une abolition de la loi, les cartes se trouveront rebattues. Ce n’est pas le cas quand les évêques se rassemblent et, malgré le secret des délibérations, des fuites permettent à la presse d’annoncer que les prélats ont adopté, à une large majorité, une solution compatible avec la loi.
2Certes, chacun le sait, le dernier mot reviendra au pape et certains s’inquiètent de son silence persistant ; pourtant, le gouvernement et la majeure partie de l’opinion publique se montrent persuadés que la loi s’appliquera sans grande difficulté à l’échéance du 11 décembre 1906. Les élections ont démontré que la grande majorité du « pays » (en fait des hommes) acceptent, voire approuvent, la séparation et l’attitude accommodante de l’épiscopat constitue une nouvelle preuve du réalisme permettant à l’Église catholique de perdurer à travers les siècles. Sans revenir sur sa condamnation doctrinale, Pie X va donner les « instructions pratiques » annoncées, et celles-ci faciliteront un modus vivendi. Après tout, les articles organiques de 1802, sorte de « camisole de force » (Larkin 2004 : 59), ne correspondaient pas non plus aux « principes et [aux] maximes de l’Église » ! Ils ont, pourtant, duré un siècle. Or, en pleine trêve estivale, à quatre mois de l’échéance, l’encyclique Gravissimo Officii relance le conflit.
Des associations « canonico légales »
3Maurice Larkin (ibid. : 208) a établi que l’évêque de Nice, Mgr Chapon, avait obtenu de Merry del Val, à la fin de 1905, la tenue d’une assemblée des évêques de France pour débattre de la séparation. L’évêque suggéra que l’archevêque de Besançon, Mgr Fulbert Petit, en soit le vice-président (et le dirigeant effectif). La commission préparatoire de cette assemblée se tient à Paris du 3 au 10 mars. Ses membres sont officieusement avertis que le RAP « n’aggravera pas » la loi. Mgr Petit1 rédige un projet de statuts et le soumet à la discussion. Si jamais Pie X interdit les cultuelles, il servira de base à des associations loi de 1901, qui, selon Le Figaro (4 mars), organiseraient alors « tant bien que mal le culte privé » ; en effet, le culte public serait, commente le quotidien, supprimé ou transféré à des associations indépendantes de la hiérarchie auxquelles le groupe dissident des Vieux-catholiques, actif notamment en Suisse, fournirait des prêtres.
4Le Siècle (du 23 au 26 août) publie le Rapport de Mgr Petit et son projet (censés rester secrets) après la parution de l’encyclique Gravissimo. Habilement, le prélat déduit de la résistance aux inventaires la preuve que les « vrais catholiques » veulent conserver leurs églises. Le pape peut, certes, demander aux catholiques français d’agir « comme si la loi n’existait pas », au risque de « l’effusion de sang » ou du repli sur « des assemblées privées » (deux solutions à éviter !), mais le souverain pontife peut également autoriser une organisation dont les pouvoirs publics seraient « obligés de reconnaître le caractère légal », évitant ainsi la « confiscation totale » des édifices et des biens. La formulation présente comme une victoire de l’Église catholique la constitution d’associations dont l’archevêque s’est assuré la compatibilité des statuts avec la loi de 1905 (Méjan 1959 : 281). Cette façon conciliante du politique de considérer l’association cultuelle est sans doute favorisée par la résistance aux inventaires qui se manifeste au même moment.
5Le prélat défend son initiative : « Il ne serait pas admissible que Sa Sainteté invitât officiellement les évêques de France à se réunir en assemblée plénière afin de lui faire connaître leur avis […] si, déjà, il avait arrêté sa décision définitive. Il serait inconvenant d’insister. » Pourtant, Pie X leur a transmis les instructions très strictes données aux nouveaux évêques, lors de leur sacre : les prélats doivent se « souvenir que nous sommes nés pour la guerre » et garder présent à l’esprit « le jugement […] du monde qui […] nous jugera sévèrement si nous oublions la dignité de notre mission. » Selon le souverain pontife, il faut se méfier d’un gouvernement pratiquant « la ruse quand il ne peut user de la violence »2. De tels propos ne vont guère dans le sens d’un compromis. Cependant, Mgr Amette, évêque coadjuteur de Paris, a vu le pape et ce dernier lui aurait affirmé ne vouloir en « aucune façon » peser sur le choix de l’épiscopat. Les évêques ont donc cru disposer d’une certaine latitude.
6Les statuts (cf. Andler 1909 : 75-92), élaborés avec l’aide de jurisconsultes, veulent « baptiser » l’association cultuelle, afin de ne pas « compromettre » les « légitimes exigences de l’Église ». D’abord, elle s’appellera « association fabricienne de la paroisse catholique de… » (évitant le terme honni de « cultuelle »). Ensuite, son but consistera à gérer « suivant les lois canoniques » les biens de l’ancienne fabrique et à assurer l’exercice du culte « en se conformant aux lois de l’Église romaine ». Enfin, ses membres s’engageront à se conformer aux « règles et prescription de l’Église » (une liste en est donnée) et à se soumettre aux décisions des autorités ecclésiales ; le curé la présidera « pendant la durée canonique de ses fonctions ecclésiastiques » (donc il en est exclu en cas de conflit avec son évêque). Ultime verrou, un règlement intérieur (cf. ibid. : 92-98) imposera à ses membres une discipline étroite (n’émettre aucun vote contraire à une décision de l’autorité épiscopale…).
7Des unions diocésaines (cf. ibid. : 98-105), autorisées par la loi, seront dirigées par un vicaire général nommé par l’évêque ; elles administreront une caisse centrale afin de pourvoir au traitement du clergé et de venir en aide aux paroisses pauvres. Le clergé recevra donc son traitement de l’évêque (et non de sa paroisse). Cette mesure détruit l’espoir de certains curés de voir rétablies les garanties du droit canon (un prêtre suspendu par son évêque peut se pourvoir à Rome) : sous le Concordat, le gouvernement exécutait immédiatement la décision du prélat et, maintenant, cette sujétion politique va se trouver remplacée par une dépendance économique.
8L’épiscopat contrôlera plus étroitement la nouvelle association que l’ancien conseil de fabrique* dont le maire de la commune était membre de droit, qui se trouvait sous la tutelle préfectorale, et où seul le baptême catholique était exigé pour pouvoir en faire partie. Mais un tel projet ne témoigne-t-il pas de quelque impertinence ? En effet, en s’affirmant « légal »3, il contredit implicitement les propos de Vehementer sur la suprématie des « personnes laïques » dans les cultuelles.
9La commission décide de soumettre ces statuts à l’assemblée des évêques, considérée alors comme imminente. Plusieurs raisons peuvent avoir joué un rôle dans cette manifestation d’autonomie : l’impression que le pape hésite encore, la peur que la crise des inventaires ne dégénère en véritable « guerre religieuse » (fait important : les heurts violents en Haute-Loire et le mort de Boeschèpe se produisent au moment de cette réunion), un certain loyalisme de prélats anciennement concordataires, l’espoir que la future Chambre glisse vers le centre et accentue les dispositions libérales de la loi, sans forcément l’abolir.
L’assemblée épiscopale : une discussion « âpre »
10L’assemblée épiscopale se réunit, le 30 mai, après l’échéance électorale. Chacun le sait alors : la loi ne sera ni abrogée ni modifiée4. Les prélats vont-ils ratifier les propositions de la commission ? Ce n’est pas sûr. La séparation apparaît foncièrement « néfaste » et le rapport de Fulbert Petit lui-même dénonce ses doctrines « attentatoires au droit divin, au droit naturel, au droit ecclésiastique et au droit des gens ». Le terme convenu de « persécution », inlassablement répété, influence l’état d’esprit épiscopal. Néanmoins, les prises de position de Ribot et la supplique des « cardinaux verts » donnent matière à réflexion. Les jeux apparaissent donc ouverts et la pluralité du corps épiscopal se manifeste jusque dans ses vêtements. Certains évêques viennent à l’assemblée habillés en simples prêtres, d’autres y ajoutent des gants violets, signe discret de leur fonction. En contraste, d’autres prélats portent une soutane violette, arborent la croix pectorale et l’anneau d’améthyste passé sur leurs gants.
11Des évêques déclarent aux journalistes que Pie X conformera ses « instructions pratiques » à la décision de l’assemblée, sauf si l’écart des voix s’avérait « insignifiant » ou si la majorité ne comprenait ni archevêque ni cardinal. Leur attitude prouvera leur sincérité. En fait, ils vivent une contradiction interne, puisqu’une très « mauvaise loi » leur permet d’éprouver la « joie » de se trouver ensemble pour la première fois. La limitation de leur liberté nouvelle ne provient pas de l’État laïque mais du pape imposant le secret des délibérations. Cependant, ce serait mal connaître les journalistes que de les croire incapables d’obtenir des fuites et, dès ce moment-là, ils publient les informations essentielles. De même, des extraits du « mémoire confidentiel » non signé (écrit par Mgr Fuzet) intitulé Les Associations cultuelles en Allemagne (en fait sur la Prusse, la législation religieuse étant du domaine des Länder) se trouvent édités dans Le Figaro le 1er juin (d’autres passages dans Le Siècle, 27 et 28 août). Par ailleurs, Le Temps (24 et 25 août) reproduira (sans nom d’auteur, bien sûr) les notes de séances de Mgr Lacroix (Sorrel 2003b : 318).
12Les organisateurs de l’assemblée remettent aux évêques, pour éclairer leur choix, le rapport de Mgr Petit, le projet de statuts, le « mémoire confidentiel »… et le texte de la loi du 9 décembre ! Le premier vote porte sur une question de pure forme : « Peut-on accepter pratiquement les associations cultuelles telles qu’elles sont établies par la loi de séparation ? » L’affirmer désavouerait l’encyclique. Deux évêques osent le faire (sans doute Mgr de Briey, de Meaux, et Mgr Lacroix, de Tarentaise), les 72 autres donnent la réponse attendue.
13La deuxième question représente le véritable enjeu du débat : « Est-il possible d’instituer des associations cultuelles à la fois canoniques et légales ? » Selon les notes de séance publiées en août par Le Temps, les « prélats intransigeants défendirent le sentiment qu’ils avaient toujours soutenu publiquement […] : ces associations étaient dangereuses, schismatiques, absolument contraires à la doctrine catholique. La discussion devint âpre, houleuse, et la séance se termina dans une grande confusion d’idées ». Dès le 7 juin, Mgr Énard, évêque d’Auch, le reconnaîtra : les discutants auraient été « des anges » s’il ne s’était échangé, lors de l’assemblée, « aucune parole un peu vive, aucune répartie un peu heurtée » (cité par Méjan 1959 : 283 sq.).
La victoire des transigeants
14Cette disputatio n’est guère surprenante car le projet de cultuelles « canonico-légales » va à l’encontre de la doxa dominante. Nous l’avons vu, les intransigeants étaient maîtres de la sémantique et il fallait d’abord émettre un désaveu global et virulent de la loi pour pouvoir concéder ensuite qu’elle accordait de « maigres avantages ». Cependant, le mémoire de Mgr Fuzet (1913, I : 49-109) l’indique, en Prusse, l’Église catholique s’accommode d’une situation plus difficile que celle résultant de la loi de 1905. En effet, là, les biens ecclésiastiques sont administrés par des associations qui ressemblent aux cultuelles, mais comportent deux « circonstances aggravantes » : leurs membres sont « élus par tous les habitants catholiques de la commune » et, en cas de conflit entre ces associations et l’évêque, l’autorité politique tranche. Or, après avoir protesté contre une loi plaçant « “l’autorité religieuse sous la dépendance d’associations laïques et du pouvoir civil”, les évêques allemands s’y soumirent, avec l’autorisation du Souverain Pontife » (Léon XIII) et, depuis lors, cela ne les empêche pas de « remplir admirablement leur devoir »5.
15L’archevêque de Rouen combat, de façon un peu téméraire, l’idée que les cultuelles « devraient être composées de laïques à l’exclusion des membres du clergé ». Il leur est, au contraire, « loisible de réserver à l’élément ecclésiastique […] la place qui leur convient ». Selon lui, quand le Saint-Siège aura « approuvé et imposé uniformément » les statuts, le caractère canonique des cultuelles sera assuré « bien plus et bien mieux » qu’avec les conseils de fabrique. Un refus entraînerait, au contraire, des conséquences catastrophiques pour l’Église catholique en France.
16Le lendemain, 31 mai, la discussion reprend. Mgr Touchet (Orléans) s’oppose à tout accommodement – or, il sera la principale source d’information de Pie X. En revanche, des membres de la commission préparatoire justifient ses décisions. Mgr Mignot insiste sur la possibilité d’imposer aux membres des associations une « très stricte soumission ». Mgr Petit souligne le qualificatif de « fabriciennes » donné aux associations canonico-légales : ce serait « un système parallèle » à celui des législateurs, et non « le même ». Le prélat fait sensation en affirmant que Mun lui a indiqué regretter son « article [sic] retentissant où il s’opposait, de façon virulente, à l’essai d’une “loi d’apostasie” »6. En outre, Mgr Amette soutient la solution conciliatrice.
17Ces arguments portent. L’assemblée se prononce en faveur d’associations canonico-légales par 48 voix contre 26, les nomme ensuite « associations fabriciennes » (49/25) et valide enfin le projet de statuts par 59 voix contre 17. Si les délibérations restent alors confidentielles, la presse non catholique mentionne l’acceptation de la loi par l’épiscopat, et précise que la différence a été de 22 voix. Le Matin (2 juin) trouve d’ailleurs « comique ce secret violé de tous côtés » par les évêques eux-mêmes. En revanche, d’après l’agence Havas, le pape aurait « manifesté une grande indignation » en apprenant cette « indiscrétion » (« Jamais […] ses familiers ne virent Pie X dans un pareil état ») et le Vatican « dément énergiquement » l’information. Après Gravissimo, évêques, hommes politiques et publicistes catholiques contesteront la véracité des chiffres donnés arguant du secret des délibérations. Quand cette attitude ne s’avérera plus tenable, certains prétendront alors que les 48 évêques n’avaient pas voulu agréer au principe d’associations canonico-légales, mais seulement avertir le Vatican de sa possibilité.
18Selon Joseph Paul-Boncour (L’Aurore, 3 juin), l’épiscopat a acquis une nouvelle « liberté » à l’égard de l’État et du Vatican. Certes. D’ailleurs, l’assemblée prévoit une commission permanente où les dix-sept provinces ecclésiastiques se trouveront représentées. Sans doute les prélats croient-ils que, désormais, « l’Église de France » prend sa destinée en main. Or, toute marque de gallicanisme n’est guère appréciée par le Saint-Siège et, sur la séparation, le pape s’est réservé le dernier mot !
La politique sociale, préoccupation dominante
19L’application de la loi ne constitue plus alors une question d’actualité. Celle-ci se concentre sur la révision du procès d’Alfred Dreyfus (déclaré innocent le 12 juillet 1906, cf. Garrigues 2006 : 163-168) et sur la politique sociale, marquée par une joute oratoire entre Jaurès (2019 : 197-266) et Clemenceau (cf. Candar & Valls [2010]). Le duel donne lieu à des paroles véhémentes, et la Chambre vote l’affichage du discours du Tigre (refusant celui du député du Tarn). En conséquence, se réjouit Le Journal des débats (21 juin), la « première manifestation de la majorité nouvelle a été contre le socialisme ». Au contraire, dans Le Matin, (26 juin), l’ancien ministre de Combes, Pelletan, se désole : cinq semaines après d’excellents reports de voix entre les forces de gauche, les électeurs apprennent, stupéfaits, que « le ministre radical a terrassé le collectivisme » et que, pour les collectivistes, « les radicaux sont des réactionnaires mal déguisés ». De fait, le mariage des gauches lors du second tour de scrutin conduisait à un divorce, dès la nette victoire assurée. Et l’ampleur même du succès le rendait possible ; bel exemple de paradoxe des conséquences !
20À la deuxième échéance du versement des pensions et allocations aux ministres des ex-cultes reconnus, plus de 34 000 demandes ont été faites et seulement 4 000 membres du clergé catholique n’ont pas rempli de dossiers, attendant sans doute le verdict de Pie X. Ils ont, d’ailleurs, jusqu’en décembre pour se mettre en règle. Nouveau signe de détente, le gouvernement étend les pensions aux vicaires généraux auxquels, en stricte légalité, il ne doit rien : ceux-ci ne sont pas mentionnés dans le Concordat, et si une législation ultérieure leur a attribué des fonds, les gouvernements s’en sont servis comme d’un moyen de pression, les supprimant à la moindre incartade.
21Tenant compte des décisions des évêques, dont le journal prétend ne rien savoir, La Croix modère ses propos : « Cette séparation soulève de graves et difficiles problèmes. La part laissée à l’Église par le législateur est si minime qu’il est bien difficile de voir quel parti on peut en tirer », écrit Cyr le 7 juin. Un mois plus tôt, le « parti » à prendre était, à l’évidence, un refus absolu. Selon Mgr de Cabrière (Montpellier), il faut rechercher un « nouveau Concordat », cette fois entre « l’Église et le peuple ». Et si on attend le feu vert du Vatican pour former des cultuelles en vue de « l’exercice du culte », on prévoit déjà leur organisation pour les séminaires : lors des débats parlementaires de 1907, Briand montrera aux députés des certificats destinés aux élèves ecclésiastiques, imprimés à l’archevêché de Paris ; ils portent en tête : « loi du 9 décembre 1905 », et en marge « Bureau d’administration des séminaires de Paris ou de l’association cultuelle de Paris » (JO Ch. 1907 : 1996).
22En revanche, une tentative de Denys Cochin en vue d’amorcer une négociation entre Paris et Rome, pour permettre qu’au moins la dénonciation du Concordat soit effectuée dans les règles diplomatiques, se heurte à un refus. D’après les dires de l’intéressé, quinze ans plus tard, le ministre des Affaires étrangères, Bourgeois, lui aurait affirmé ne pas souhaiter avoir la main prise dans un « engrenage », et Clemenceau aurait ajouté : « Il est vrai que nous nous conduisons comme des goujats. » Le député aurait néanmoins voulu persister, mais le Vatican lui aurait demandé de cesser sa démarche (Méjan 1959 : 303).
23Pour le gouvernement, la partie est jouée. L’application de la séparation rencontre peu de difficultés, seuls quelques élus locaux cherchent à contourner ses dispositions. Ainsi les conseils municipaux de Louroux-Béconnais (Maine-et-Loire) et de Saint-Cyr-des-Gâts (Vendée) nomment leur curé « aumônier » de l’école communale et lui versent, à ce titre, une allocation régulière. C’est une interprétation abusive de la possibilité du financement public d’aumôneries, prévue à l’article 2 de la loi de 1905. À cette initiative « cléricale » répondent des « facéties anticléricales » (Le Figaro, 16 juillet) : deux ou trois maires poursuivent des prêtres pour « délits de mendicité », au prétexte qu’ils recueillent des souscriptions pour l’exercice du culte, or cela est (bien sûr) tout à fait licite.
24Les rares incidents montrent, a contrario, le calme régnant dans l’ensemble du pays. Seul problème : le mutisme de Pie X. En effet, si des associations cultuelles protestantes et israélites se créent pour recevoir leurs biens à l’échéance du 11 décembre, il n’en est pas de même pour le catholicisme, en l’absence de directives pontificales. Or, dans les campagnes, le temps des moissons approche ; il laissera peu de loisirs pour organiser les cultuelles, sauf si celles-ci consistent en un simple élargissement des fabriques actuelles. En attendant, le pape nomme huit nouveaux évêques (le 13 juillet et le 7 août), et, en l’honneur du 14 juillet, une loi d’amnistie annule les délits liés aux lois anticongréganistes et à la loi de 1905, donc à la résistance aux inventaires (JO 1906 : 4833).
Le poids de la péninsule Ibérique et de l’Amérique latine
25Si, à Paris, on se dit persuadé d’un futur modus vivendi, les correspondants des quotidiens à Rome se montrent moins affirmatifs. Naturellement, c’est le cas de la presse de droite, opposée à la séparation. Mais pas seulement ; ainsi, le 4 juin, le correspondant du Matin insiste sur le poids des considérations internationales dans la prochaine décision pontificale : plusieurs nations se demandent, en effet, « s’il ne leur conviendrait pas de suivre l’exemple de la France » et des « concessions » pourraient avoir, du point de vue papal, des « conséquences fâcheuses ». Prêtre dissident, Hyacinthe Loyson, en séjour à Rome au début de 1906, avait déjà expliqué les « angoisses » du pontife par sa crainte, « s’il accepte notre loi, de lui voir faire en moins de dix ans le tour […] de ce qui reste en Europe d’États catholiques, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Bavière, l’Autriche, la Belgique. L’exemple de la France a toujours été contagieux » (Le Siècle, 22 janvier). La presse rend d’ailleurs régulièrement compte de tensions entre le Saint-Siège et l’Espagne, où les libéraux se trouvent au pouvoir.
26Le 3 juillet, Le Temps rapporte la conversation d’un de ses journalistes avec un ecclésiastique, revenant du Vatican. Selon ce dernier, Pie X va refuser les cultuelles pour trois raisons. D’abord, il ne veut pas désavouer la résistance aux inventaires. Ensuite, motif principal, si « les dispositions de la loi française en elles-mêmes peuvent être acceptées », le pape craint que, « s’il s’y résigne, les autres États catholiques ne lui en fassent subir de semblables. Ce serait la ruine du pouvoir politique de la papauté ». Enfin, Pie X pense que la loi sera aggravée ultérieurement. « L’Église entrerait alors en pleine persécution […], affaiblie par ses concessions. Mieux vaut tenter un suprême effort libérateur, maintenant que l’Église se trouve encore en possession de ses temples, de ses biens, et que les fidèles ne sont pas accoutumés à un régime plus indépendant de la hiérarchie7. »
27Ce propos montre l’importance de la politique internationale dans l’attitude du Saint-Siège (bien mise en valeur par Larkin 2004 : 198-201). « [U]n des évêques les plus militants » (dans le refus de la loi) déclarera à Narfon (1912 : 165 ; Le Figaro, 21 mai 1908) que Pie X a traité les catholiques français comme des soldats envoyés « se faire tuer pour sauver le gros de l’armée ». Mais, bien sûr, la résistance aux inventaires, et les espoirs qu’elle a fait naître, jouent également un rôle ; et la troisième raison signifie que le pape n’a peut-être pas totalement conscience des conséquences d’un refus (perte des biens, dévolution des édifices devenus hypothétique…) ou n’y accorde pas l’intérêt que croit le gouvernement français.
28En fait, le pontife semble mû par une double logique : celle de la « persécution » à venir (antienne de Mun du nœud coulant devant inexorablement se resserrer) et celle du « laïcisme » découlant forcément de la loi : la latitude laissée aux statuts des cultuelles par le RAP a rassuré les évêques, mais, pour le Vatican, le gouvernement pourrait autoriser des statuts d’associations « canonico-légales » récusés ensuite par des tribunaux.
Le débat au sein de la Sacrée Congrégation
29La Sacrée Congrégation pour les affaires ecclésiastiques extraordinaires, chargée du dossier français, comprend cinq Italiens (Di Pietro, Ferrata, Rampolla, Serafino Vannutelli et Vincenzo Vannutelli), deux Espagnols (Merry del Val et Vives y Tudo), un Autrichien (Steinhüber) et,
souligne-t-on dans les milieux républicains de l’Hexagone, un seul Français, le cardinal Mathieu (qui vient d’être élu à l’Académie française). Larkin (2004 : 220 sq.) indique que, lors des séances du 12 et du 19 juillet de la Sacrée Congrégation, Merry del Val et Rampolla s’affrontent à propos du risque de contagion à d’autres pays. Pour le prélat espagnol, accepter les cultuelles (donc la « rupture unilatérale » du Concordat) constituerait une « terrible blessure pour l’Église universelle » ; en effet, des « projets de loi » changeant des statuts ecclésiastiques sans consultation préalable du Saint-Siège se préparent en Espagne, au Portugal, en Hongrie et dans plusieurs républiques américaines (Bolivie, Équateur, Venezuela). Or, ces initiatives invoquent « l’exemple de la France comme un modèle de progrès ». Rampolla réplique : un rejet de la séparation amènerait un affaiblissement durable de l’Église catholique en France, et ce déclin constituerait un encouragement à agir pour les forces anticléricales d’autres nations.
30D’après Poulat (2007 : 76), trois cardinaux (Merry del Val, président, Vives y Tudo et Serafino Vannutelli) se prononcent pour un refus. Ferrata, nonce à Paris sous Léon XIII, Mathieu, Steinhüber et, avec un doute, Di Pietro, soutiennent Rampolla : certes, « la loi est condamnable et “il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes” », mais déposer des statuts « d’associations catholiques » permettrait de mettre le gouvernement français face à ses responsabilités. S’il rejetait cette solution, ce serait sa faute, non celle de « l’Église ». Cependant, pour Merry del Val, si les catholiques n’appliquent pas la loi, le gouvernement devra ouvrir des négociations avec le Vatican. Sans doute, sa position correspond à celle de Pie X : le pape, apprenant les votes de l’assemblée des évêques, aurait déclaré, furieux : « Ils ont voté contre moi… Ils ont voté comme des Français. » La décision pontificale va cependant surprendre : le 13 août, selon L’Écho de Paris, le Vatican va autoriser « la formation d’associations ».
Le pape transforme l’acceptation des évêques en refus
31Datée du 10 août (publiée par La Croix le 14, la veille du jour de l’Assomption et lue, ce jour-là, dans les églises8), l’encyclique Gravissimo Officii (Andler 1909 : 106-112) s’adresse aux « archevêques et évêques de France ». Sans comporter d’instructions pratiques elle prononce, selon son propre terme, un « verdict » : la « loi inique » de séparation9 rend impossible « d’organiser la vie religieuse en France de façon à mettre hors d’atteinte les principes sacrés sur lesquels repose la Sainte Église ».
32Suit un passage d’une parfaite ambiguïté, où Pie X déclare aux évêques : « Nous devons pleinement confirmer de Notre autorité la délibération presque unanime de votre assemblée. » Fin de paragraphe, et le paragraphe suivant enchaîne : « C’est pourquoi, relativement aux associations cultuelles, telles que la loi les impose [formulation de la première question posée à l’assemblée de mai et juin], Nous décrétons qu’elles ne peuvent absolument pas être formées sans violer les droits sacrés qui tiennent à la vie même de l’Église. » Ensuite, le pape examine « s’il est licite d’essayer, à leur place, quelque autre genre d’association à la fois légal et canonique, et préserver ainsi les catholiques de France des graves complications qui les menacent ». La réponse est négative, tant que « cet autre genre d’association […] ne constera pas, d’une façon certaine et légale, que la divine constitution de l’Église, les droits immuables du Pontife romain et des évêques […] seront irrévocablement, […] en pleine sécurité ».
33Pie X justifie donc son refus par une allusion au premier vote de l’assemblée (vote de principe, ignoré par la presse) et se réfère à ce scrutin comme si les prélats n’avaient pas voté ensuite, précisément, sur « un autre genre d’association à la fois légal et canonique » : « On pouvait [donc] s’attendre, écrit Larkin (2004 : 225), à ce que la majorité des lecteurs suppose que l’interdit des associations “à la fois légales et canoniques” venait simplement confirmer la “délibération presque unanime des évêques”. »
34Jean-Louis de Lanessan (Le Siècle, 16 août), directeur du quotidien ayant guerroyé contre le projet Combes, lit l’encyclique de cette façon, d’où sa fureur envers l’épiscopat français ; ses membres ont complaisamment « laissé dire qu’ils s’étaient prononcés à une forte majorité » pour des associations canonico-légales, or le pape nous apprend que cette information est « absolument fausse ». Lanessan ne met pas en doute la parole pontificale, jusqu’à ce qu’il reçoive et (nous l’avons vu) divulgue le rapport et le projet de statut de Mgr Petit.
35Pourtant, Merry del Val s’enferre dans le déni10, et tente d’obtenir un démenti de l’ancien secrétaire du nonce, Mgr Montagnini, resté à Paris. Celui-ci refuse. Peu après, la publication des délibérations de l’assemblée des évêques par Le Temps (24 et 25 août) met en pleine lumière le dissensus entre Pie X et l’épiscopat ; ce compte rendu trouble l’opinion publique et rend crédible l’accusation d’un pape « antifrançais ». Une histoire contrefactuelle envisagerait le cas de figure où le secret des débats épiscopaux aurait été respecté. Dans cette hypothèse, la réception en France de Gravissimo se serait sans doute avérée moins défavorable. Après tout, un non possumus pontifical constituait une épée de Damoclès suspendue sur la loi.
36Revenons à l’encyclique : après avoir exprimé son rejet de la loi de séparation, le pape indique aux évêques : « Il vous reste donc à vous, Vénérables Frères, de vous mettre à l’œuvre et de prendre tous les moyens que le droit reconnaît à tous les citoyens pour disposer et organiser le culte religieux. » Cette phrase, très commentée, semblera présenter la voie à un futur compromis, pour peu que le gouvernement français renonce à imposer des cultuelles et accepte l’organisation du culte catholique selon, traduit-on (à tort, nous le verrons), le
« droit commun ».
37Enfin, Pie X délégitime à l’avance les « récriminations des ennemis de l’Église » : le Saint-Siège n’a nul « dessein étranger à la religion », il ne trouve pas « odieuse » la « forme de République en France » et ne refuse pas aux Français ce qu’il a « accordé à d’autres ». Le mémoire de Mgr Fuzet est implicitement mais clairement désavoué : « l’Église » s’est montrée « ailleurs qu’en France plus accommodante » parce que « toutes différentes étaient les situations » (dans cet autre cas, les « divines attributions de la Hiérarchie étaient, dans une certaine mesure, sauvegardées »). Les catholiques de France doivent donc lutter « avec persévérance et énergie, sans agir toutefois d’une façon séditieuse et violente ». Là encore, le propos sera relevé.
38Un appel à l’union clôt l’encyclique : « Quels qu’aient été jusqu’à présent, durant la discussion, les avis des uns et des autres, que nul ne se permette […] de blesser qui que ce soit sous prétexte que sa manière de voir était la meilleure. » C’est demander aux intransigeants d’avoir la victoire généreuse, pour retrouver l’unité du catholicisme français, dans la « soumission » et le « dévouement » au Saint-Père. In fine, celui-ci, « en témoignage de [sa] paternelle bienveillance », accorde « de grand cœur » aux évêques, et « à toute la nation française, la bénédiction apostolique ».
L’« unanimité admirable » (La Croix, 17 août) des catholiques dans la soumission
39La Croix (17 août) compare Pie X à ses illustres prédécesseurs : C’est « Pie VI condamnant la constitution civile du clergé », c’est « le grand Pie IX réprouvant les principes de la Révolution ». L’encyclique « restera glorieuse dans l’histoire ». Les prélats l’approuvent11, parfois de façon grandiloquente, remerciant le Seigneur de leur avoir donné « pareil guide » (Mgr de Bonfils, Le Mans), saluant « la bonté du Saint-Père [qui] dépasse toute mesure » (Mgr Renou, Tours), et devant laquelle « tout Français doit s’incliner » (Mgr Lecœur, Saint-Flour). Certains affirment être prêts à tout, la « misère », la « prison » et même « l’échafaud » (Mgr Carsalade du Pont, Perpignan ; Mgr Labeuche, Belley). Plusieurs évêques reprennent la formule : « Nous blâmons tout ce que Votre Sainteté blâme, nous condamnons tout ce qu’elle condamne » (Mgr Latti, Châlons ; Mgr de Beauséjour, Carcassonne…). D’autres avertissent leurs fidèles : « dès le 11 décembre, l’accès de vos églises vous sera interdit » (Mgr Foucault, Saint-Dié), mais « nous vaincrons » (Mgr Desanti, Ajaccio). Opportunément, la rumeur d’une démission collective de l’épiscopat refait surface. Un bruit court : des réguliers vont progressivement remplacer le clergé séculier ; les jésuites se réservant le nord de la France et les assomptionnistes le Midi. La partie modérée de l’épiscopat se raccroche à l’absence d’instructions pratiques : « Le Pape a encore quelque espoir d’entente relative » et il « ne veut pas précipiter les événements » (L’Ouest-Éclair, 17 août).
40Contrairement au Ralliement, les catholiques semblent unanimes. Les transigeants s’inclinent : « Vive Pie X ! », s’exclame l’abbé Gayraud, et L’Ouest-Éclair, le 17 août, annonce une « soumission facile […], confiante et joyeuse » envers une décision, pourtant, contraire « à la solution conciliatrice vers laquelle nous inclinions ». Signataire de la supplique des « cardinaux verts », le député Denys Cochin justifie le refus pontifical : la loi de 1886 (loi Goblet) avait signifié aux catholiques : « Plus d’école officielle, mais […] à vos frais des écoles libres. » De même, la loi de 1905 leur déclare : « Plus de temple officiel, mais il vous est loisible d’entretenir vos églises librement. » Et le député de conclure dans Le Figaro (19 août) : « Comment avoir confiance en de telles promesses ? Une autre loi fermera les églises libres, comme il en a été des écoles libres12. » Le directeur de ce quotidien, Calmette, s’affirme « soumissionniste […] à la décision pontificale » : la « porte reste ouverte à […] une entente entre les deux pouvoirs », du moins si le ministère fait preuve « d’un peu de bonne volonté » (Le Figaro, 16 août). Une dépêche de l’agence Havas, provenant de Rome, affirme d’ailleurs que « sous forme secrète », des « instructions pratiques » accommodantes vont être adressées aux prélats.
41Non sans justesse, et avec son vocabulaire propre, La Croix (17 août) insiste sur l’écart culturel séparant les deux France : les laïques se sont montrés persuadés que « l’Église » s’accommoderait de la loi pour ne pas se voir « réduite à la pauvreté », car « ils ne peuvent comprendre un tel renoncement ». Or, « [n]ous, les catholiques […], nous comprenons mieux ce que notre foi a de surnaturel et de divin » quand, « pour la vivre, il faut lui sacrifier tout généreusement ». Effectivement, un mantra séparatiste consistait à affirmer que jamais l’Église catholique ne se résoudrait à abandonner les 400 millions de biens dont les cultuelles devaient hériter. Le quotidien catholique parle alors de « grandeur ». Significativement, Clemenceau reprend ce mot et se déclare « surpris » par « l’ampleur inattendue » de ce « geste […] qui ne va pas sans quelque grandeur » (Le Gaulois, 8 septembre). Briand utilisera également ce terme à la Chambre en novembre. Le camp laïque a sous-estimé l’importance des structures symboliques. Des catholiques se montraient prêts au sacrifice des biens et des édifices du culte, forts de deux convictions : « On veut nous faire payer l’église de pierre de la ruine totale de l’Église spirituelle » (La Croix, 19 août) et « Dieu sait tirer le bien du mal. L’épreuve a ses avantages, elle est parfois nécessaire pour vivifier la foi » (La Croix, 5 juin).
Les réactions de la droite et l’opinion publique comme enjeu
42La droite jubile : en se montrant irréductible, « le Pape peut obtenir les concessions nécessaires à la pacification des esprits » (Le Gaulois, 16 août). Et si la « guerre » religieuse éclate, « nous la soutiendrons hardiment, avec la certitude d’en sortir vainqueurs » (idem, 22 août), face à un gouvernement qui va « [raser] les églises et [emprisonner] les prêtres » (idem, 31 août). À son habitude, Drumont (La Libre Parole, 15 août) ajoute : « Les francs-maçons vont ameuter leurs loges, les juifs vont déchaîner leur presse de blasphème et d’outrage », mais « l’Église en a bien vu d’autres ».
43En l’absence de voix catholiques dissidentes, les intransigeants réservent leurs piques aux auteurs de la séparation (où soi-disant tels : L’Écho de Paris du 15 août fait de Combes « l’artisan de cette loi néfaste »). « C’est l’entente ou la persécution », affirme Pierre Veuillot (L’Univers, 15 août). L’entente nécessiterait de rendre la loi « conforme aux principes de la théologie catholique ». La persécution s’avère donc probable : « Que les Combes, les Clemenceau, les Briand […] fassent leur œuvre. Qu’ils ferment les églises […][,] ouvrent les prisons […][,] affament nos prêtres, qu’ils rétablissent (nous le disons presque sans ironie) [la] guillotine […]. Les voici acculés à donner leur mesure » (idem, 16 août). Pour Léon Daudet (Le Gaulois, 25 août), « la grange légendaire » (où la messe serait célébrée, à défaut de culte public) constitue une métaphore de la « conscience individuelle » résistant aux diktats du « suffrage universel », incompétent en matière religieuse comme en matière scientifique.
44Cependant, convaincre l’opinion publique n’a rien d’évident, les élections l’ont prouvé. C’est pourquoi La Bonne Presse édite une nouvelle brochure (L’Ermite 1906). Un paroissien s’étonne de voir le clergé refuser une loi lui laissant l’usage des églises ; son curé rétorque : « Que penserais-tu, toi, de tes enfants, s’ils acceptaient […] un champ à la seule condition de ne plus reconnaître ton autorité paternelle ? de te renier ? » Or, avec la loi, le pape et l’évêque se trouvent « exclus de la direction des associations cultuelles » ; celle-ci revient au Conseil d’État, « composé d’hommes politiques » dont certains sont « protestants ou francs-
maçons ». C’est comme si un soldat déclarait à son colonel : « Mon chef […], c’est le pékin qui, là-bas, […] m’offre cent-sous et le livre d’Hervé [l’antimilitariste]. » Ils vont « tout vous prendre », s’inquiète alors le paroissien, et le prêtre réplique : « C’est possible ! Mais ils seront […] des voleurs devant la France entière ; et cette fois le peuple verra clair. »
Les réactions du gouvernement et de la gauche…
45Briand se trouvant en vacances en Bretagne, son chef de Cabinet, Théodore Tissier, donne une première réaction gouvernementale. L’affaire est grave : le Vatican demande aux catholiques de ne pas « tenir compte, eux Français, d’une loi votée par le Parlement ». Cependant, le maître des requêtes au Conseil d’État cite la phrase du document pontifical sur « les moyens que le droit reconnaît » pour estimer, « finalement », qu’une « entente [reste] très possible ». Il n’est pas le seul de cet avis : ainsi, le quotidien socialiste indépendant La Petite République (15 août) dénonce le texte, mais pense qu’il « laisse la porte ouverte à tel ou tel accommodement éventuel ».
46Briand rentre à Paris. Lors d’entretiens avec la presse, il souffle le chaud et le froid, selon ses interlocuteurs : au Figaro (17 août), il affirme : il n’y aura pas lieu « d’en venir […] à la fermeture des églises », la plupart appartiennent aux communes et celles-ci pourront « en disposer » (ce qui peut signifier des attitudes diversifiées selon les localités). À L’Humanité (même jour), il déclare au contraire : « L’exercice du culte étant impossible [en dehors des cultuelles], les églises seront fermées13. » Interviewé par Le Matin (même jour), il aborde le problème sous un autre angle : le pape a parlé « pour l’éternité » ; il reste maintenant le « terre à terre » où l’encyclique ne saurait être son « dernier mot ». D’ailleurs, Pie X demande aux évêques de continuer à pratiquer le culte « selon les moyens que leur confère le droit […]. Mais en l’espèce […] le droit, c’est la loi de séparation ». On peut donc espérer l’envoi d’« instructions pratiques » moins intransigeantes. Effectivement, il se propage la rumeur de semblables consignes.
47Le ministre donne une conférence de presse, suivie par de nombreux journalistes français et étrangers, durant laquelle, à la question « Vous fermerez les églises ? », il répond à deux reprises : « Je ne dis pas cela. » Selon lui, la loi restera ce qu’elle est, sans modification. Le Cabinet ne doit pas régler sa conduite en fonction d’un texte pontifical, seule compte l’attitude du clergé français. « À la place des évêques, je serai embarrassé », lâche-t-il, et, par ce propos empathique, tente de mettre la perplexité du côté de l’épiscopat.
48Clemenceau ne se sent pas obligé d’interrompre sa villégiature à Karlsbad (Allemagne), où il soigne son hépatite. Sans concertation avec ses collègues, il accorde un entretien au New York Herald. Selon lui, le refus de Pie X « crée un ordre des choses entièrement nouveau » ; se différenciant de Briand, il déclare : « Une nouvelle situation demande une nouvelle loi. » Si aucune association cultuelle n’est fondée, l’Église catholique devra trouver « un autre moyen de concilier la loi avec l’exercice de la religion ». C’est son affaire ; celle du gouvernement consiste à éviter que les églises se trouvent « consacrées à d’autres usages » en devenant un « théâtre, [un] marché couvert, [une] salle de bal, suivant la fantaisie du maire » (cité par Le Figaro, 19 août). Le propos paraît conciliant.
49Des catholiques y voient un effet heureux de la fermeté pontificale. C’est confondre (comme ils le faisaient souvent) anticléricalisme et antireligion. Anticlérical, certes le Tigre l’était, mais il a toujours accordé beaucoup d’importance à la liberté religieuse. En 1903, en franc-tireur, il prônait déjà une séparation telle « qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe » ne se trouve « dans l’impossibilité de le faire ». En 1905, il s’est prononcé pour l’amendement Sibille permettant le financement public d’aumôneries dans les lieux fermés (Baubérot 2019 : 145 ; 2021 : 154 sqq.). D’autre part, l’encyclique rend obsolète la transmission des biens aux cultuelles catholiques « romaines », prévue par l’article 4, et cela ne peut que lui plaire.
50Gravissimo permet à Combes (qualifié par Le Matin du 16 août de « promoteur de la loi » : la légende est en marche !) d’émettre son avis. Il affirme ne pas être surpris : le pape devait forcément « rejeter la loi de séparation » (diagnostic dont La Croix s’empare en isolant le propos). Cette attitude, typique d’un désir de « suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel », sonnera « le glas funèbre de l’Église catholique » : en refusant les cultuelles, Pie X « porte à l’Église un coup funeste ».
51Selon Jaurès (L’Humanité, 18 août), la République va, de toute façon, être gagnante et le pape défait. Si les communes mettent les églises à la disposition des curés et si ceux-ci continuent à y célébrer la messe, par ce fait même ils reconnaîtront « indirectement » la loi. Le refus pontifical aura donc abouti « à l’appliquer dans les conditions les plus défavorables au clergé et aux catholiques ». Dans le cas contraire, il se produira une « suspension du culte », difficile à organiser « immédiatement » d’une autre manière et, alors, Pie X lui-même « interrompt le culte ». Le leader socialiste conclut : le « clergé de France mesurera bientôt la profondeur de l’abîme où son chef romain l’a jeté ».
52Naturellement, les milieux les plus anticléricaux s’insurgent. Henry Bérenger dénonce, dans L’Action (17 août), l’attitude « insurrectionnelle » du Vatican. La Lanterne (16 août) titre « C’est la guerre » et affirme : « Puisque l’Église nous attaque de front, […] finissons-en avec elle une fois pour toutes en la frappant à mort. » Pour le quotidien, le culte ne peut pas « s’exercer en dehors des règles légales. Ce serait un abominable scandale si, seuls de tous les Français, les sorciers catholiques et les faibles d’esprits qui les suivent pouvaient agir au mépris de la loi ».
… et la supplique de catholiques
53Un peu plus tard, l’unanimité catholique est brisée. Le 2 septembre, en effet, Le Temps publie une « Supplique d’un groupe de catholiques français au pape Pie X » ([Anonyme] : 1906), qui aurait recueilli « plusieurs centaines de signatures ». Rédigée par l’abbé Jean-Marie Grosjean, curé de Saint-Racho (Saône-et-Loire), elle a été relue par Mgr Lacroix et l’abbé Albert Houtin, historien et journaliste (Sorrel 2003b : 318). L’historiographie ne la mentionne guère. Pourtant, cette « douche de vérités » (Le Radical, 8 septembre) suscite maintes réactions en déclarant affirmer « tout haut » ce que « des milliers des catholiques se demandent entre eux tout bas ». Bien sûr, les auteurs du texte n’imaginent pas pouvoir influencer le pape ; ils veulent prendre date pour « l’histoire » (mentionnée à deux reprises) : elle tranchera entre eux et les « catholiques brouillons dont l’aveuglement […] a conduit aux abîmes » ainsi que les « catholiques complaisants » au « langage toujours flatteur ».
54La supplique présente un condensé des arguments hostiles à l’encyclique. Gravissimo a suscité une « angoisse patriotique et religieuse » dans les « milieux éclairés » du catholicisme et a, au contraire, réjoui « les fauteurs de violence, de haine, de discorde, […] tenants affichés du royalisme, de l’impérialisme et de l’antisémitisme ». L’opinion publique fera payer cher au catholicisme sa « solidarité » avec les « pires ennemis de la République ». Si la condamnation doctrinale de Vehementer était justifiée, la loi comporte, cependant, de « réels avantages » (liberté des nominations, dévolution des églises, transmission des biens, pensions et allocations…) et le « peuple » ne peut donc la considérer comme « absolument hostile à la religion ». D’ailleurs, précisent les signataires, « nous-même [l’avions] implicitement acceptée », en usant des « articles qui nous sont favorables ». Son rejet va conduire à une « véritable guerre civile » et à des « ruines […] étendues ».
55La crainte que « le régime démocratique n’envahisse l’Église » apparaît infondée. En effet, « accorder les droits de la loi et de la hiérarchie n’était […] pas bien difficile » et les évêques avaient réussi à le faire après « deux jours de délibération […] à une importante majorité »14. Toutefois, « les volontés […] d’une commission de prélats allemands15, italiens ou espagnols » ont prévalu sur celles de l’épiscopat français. En définitive, Pie X se montre « moins tolérant pour la France que Léon XIII n’a été bon pour l’Allemagne ». Quant à obtenir des négociations de la part du gouvernement : « Il est trop tard ou il est trop tôt. »
56Tout en publiant un extrait de la supplique, Pierre Jay, rédacteur en chef de l’hebdomadaire catholique libéral Demain (7 septembre), estime, en revanche, que les catholiques doivent désormais s’organiser sur de « nouvelles bases » compatibles avec la parole du pape (Sardella 2011 : 167).
Les évêques : rester dans les églises
57Les évêques se réunissent à nouveau, du 4 au 7 septembre, dans un climat d’incertitude. Le recours à la loi de 1901 (non condamnée par le Vatican) s’avère impossible : se référant au rapport du Conseil d’État joint au RAP de mars, Briand a précisé, dans sa circulaire du 31 août, que toute association, dont l’« objet direct ou indirect » concerne « l’exercice public d’un culte, ses frais ou son entretien », constitue une cultuelle.
58Le Vatican manifeste son emprise sur l’assemblée16 en retardant jusqu’au 2 septembre la réunion de la commission permanente, créée par la session précédente, et en imposant aux prélats de voter à main levée (et non par bulletins anonymes), s’assurant ainsi de leur docilité. D’autre part, l’épiscopat voulait jouer la transparence en créant un Bureau de presse, or un silence absolu lui est, une nouvelle fois, imposé.
59Cela n’empêche nullement La Libre Parole (5 septembre) de rapporter le déroulement de la première journée. Mgr Petit aurait suggéré de demander une modification de la loi afin d’établir clairement la légalité des associations canoniques. Mgr Touchet l’aurait approuvé, espérant ainsi renouer, par l’intermédiaire des évêques, des « relations officieuses » entre Paris et le Vatican. La distance entre les exigences du pape et la loi, aurait-il ajouté, est « moins grande qu’il ne paraît17 ». L’assemblée serait, alors, devenue « houleuse ». Le lendemain, l’évêque d’Orléans se rend dans les locaux du journal pour démentir, mais le prélat à l’origine de la fuite confirme l’exactitude des faits. Briand se déclare prêt à recevoir les évêques, cependant la rencontre n’aura pas lieu. Leur donner un rôle d’intermédiaire avait, de toute façon, peu de chance d’aboutir.
60Selon Le Figaro (7 septembre), les prélats décident de ne pas « abandonner spontanément les églises » et d’opposer la « force d’inertie » à « la force armée », sans recourir à la violence condamnée par l’encyclique, au risque de se voir, une nouvelle fois, débordés par certains fidèles (« rien n’est inflammable comme le sentiment religieux des foules », prévient le cardinal Lecot, dans Le Matin du 2 septembre). Mais cette épée de Damoclès reste leur seule carte pour peser sur les décisions ministérielles18. L’assemblée adresse aux catholiques une Lettre, lue dans les églises le 23 septembre, après l’accord de Pie X. Elle insiste sur la soumission à la décision du pape : « Si l’on tentait d’établir […] des associations qui ne pourraient avoir de catholiques que le nom, nul de vous, sous quelque prétexte que ce fût, ne consentirait à s’y enrôler. Vos pasteurs sont résolus à subir les spoliations et la pauvreté plutôt que de trahir leur devoir. »
Ce qui aurait pu arriver après le 11 décembre 1906
61À trois mois de l’échéance, personne ne peut préjuger de l’avenir. Certains craignent le pire, tels les auteurs de la supplique à Pie X : « l’Église de France » va se trouver dans une « situation terrible mais légale » où « 50 000 cathédrales, églises et chapelles feront retour à l’État ou aux communes, qui pourront en disposer à leur gré ». Le culte catholique sera « réduit à être strictement privé, suspect au pouvoir politique », dans un pays « où l’État dispose d’une force d’intimidation presque sans limite ».
62Ce recours au « culte collectif privé » apparaît comme la « solution libératrice » à l’auteur d’une brochure très commentée, Gabriel Aubray (1906). On aménagerait « une ancienne chapelle, une école, une usine, un magasin, une remise, un hangar », on fabriquerait « à peu de frais » des bâtiments « qui se démontent et se transportent à volonté, se plient à tous les usages ». Ce serait un « culte chez soi […] admirablement souple […], qui s’efface et s’enferme dans le temps de la persécution, qui s’étire et se risque un peu plus si le ciel se débrouille ». Il serait célébré par une Église assumant sa « faiblesse numérique » et s’appuyant sur les « meilleurs », sans devoir « [s’]encombrer de tous les figurants, des traînards et des traîtres ». L’Église catholique renoncerait alors à être une Église de multitude, elle adopterait une stratégie d’enfouissement, et rayonnerait grâce à ses militants.
63Certains partagent ces vues, mais d’autres redoutent la difficulté de trouver des locaux, les ressources pour les louer (en plus d’assurer le traitement du clergé) et les pourvoir des objets cultuels indispensables au déroulement de la messe. On risque fort de voir l’action des prêtres « réduite à quelques rares visites et à l’administration des sacrements au domicile des fidèles ». En outre, il faudra veiller à ce que les chapelles des châteaux ne deviennent pas « le rendez-vous fermé de coteries trop portées à faire d’un culte proscrit une aristocratique élégance » (L’Ouest-Éclair, 7 septembre). Et, même si le pape demande de ne pas agir d’une « façon séditieuse », la fermeture des églises ne va-t-elle pas s’accompagner d’affrontements plus violents encore que ceux qui se sont déroulés lors de la crise des inventaires ?
64C’est pourquoi le gouvernement maintiendra peut-être le culte public. Mais, alors, les cérémonies cultuelles se dérouleront sous le régime de la loi de 1881 concernant les réunions publiques où la liberté de discussion est possible. En 1903, déjà, des militants libres-penseurs avaient interrompu des prêches de religieux sécularisés à Paris et perturbé le déroulement des offices. Quelques « vauriens » interrompront donc bruyamment le prêtre, chanteront l’Internationale et le commissaire de police, comme dans toute réunion « trop tumultueuse », prononcera la « dissolution » de l’assemblée. Ces « manifestations scandaleuses » se produiront plusieurs dimanches de suite et « le prêtre renoncera de lui-même » à célébrer la messe, ou des fidèles riposteront, fournissant ainsi un « prétexte pour fermer l’église » (Le Gaulois, 27 octobre)19. Le gouvernement justifiera cette mesure « par la faute des curés, qui n’avaient, pour éviter cette extrémité, qu’à se soumettre à la loi » (Le Figaro, 7 septembre). De façon politiquement plus habile, l’Église catholique se retrouvera quand même réduite au culte privé.
65À gauche, ceux qui se veulent rassurants ne le sont qu’à moitié. Ainsi le député SFIO du Puy-de-Dôme, Alexandre Varenne, interviewé par L’Écho de Paris (8 septembre), expose « le plan de Briand ». D’après lui, il consisterait à fermer, à partir du 11 décembre, « quelques églises dans les villes, et […] dans les pays où on est sûr de l’esprit de la population ». Ailleurs, on se contenterait « de constater la contravention, d’exercer quelques poursuites judiciaires », attendant « des temps meilleurs ». C’est prévoir l’adoption d’une stratégie assez analogue à celle de la proposition Pressensé, en 1903, en prenant des mesures différenciées suivant la situation socioreligieuse des territoires : appliquer fermement la loi et désaffecter les églises là où l’on ne rencontrera guère d’opposition (les lieux où la résistance aux inventaires a été inexistante), se montrer (temporairement) plus souple dans les localités et les campagnes où existe un catholicisme militant. Effectuer donc un processus de laïcisation sécularisante, au rythme différent suivant les régions. Perspective assez réaliste pour les laïques mais vraiment peu réjouissante pour l’Église catholique ! Et, dans La Lanterne (2 septembre), le même Varenne se montre plus offensif : « Si les curés se mettent dans le cas d’être chassés des églises, qu’on les chasse. S’ils prétendent ignorer la loi, qu’on la leur fasse connaître dans toute sa force et dans toute sa rigueur. » Ce serait, en effet, une grave erreur d’épargner l’Église catholique « à l’heure où elle va, par la folie de son chef, nous fournir l’occasion de briser à tout jamais sa puissance ».
Notes de bas de page
1En collaboration avec l’évêque de Luçon, Mgr Catteau. Outre ces deux prélats, la commission comprend les cardinaux Richard (Paris), Lecot (Bordeaux) et Coullié (Lyon), l’archevêque d’Albi Mgr Mignot (Sardella 2004), auteur d’un rapport favorable à l’acceptation de la séparation, secrétaire, et l’évêque de Soissons, Mgr Deramecourt.
2Le cardinal Merry del Val demande, le 27 février, à C. Montagnini d’indiquer au cardinal Richard que « si la majorité des évêques est d’avis de subir la loi, en pratique il sera difficile que le pape puisse leur commander d’agir contrairement à leur conviction […]. Mais il est très faux que le pape ne soit pas prêt à proclamer la résistance s’il est appuyé par un bon nombre d’évêques » (Montagnini 1908 : 179 sq.).
3C’était le cas : le nombre de membres de l’association correspondait à celui exigé par la loi et celle-ci laissait toute latitude aux organisations ecclésiastiques pour définir leurs statuts. Briand l’avait affirmé le 20 avril 1905 : « Que fera l’Église catholique au moment où elle constituera ces associations ? Elle leur donnera […] un statut uniforme dans la France entière. […] En cas de procès ces statuts seront évidemment le principal élément d’appréciation pour le tribunal » (JO Ch. 1905 : 1608).
4Cela peut jouer dans le sens d’un refus (au moment du scrutin, le conseiller de Pie X, le cardinal Merry del Val, indique à Emmanuel Bailly : « Plus les élections sont mauvaises, plus l’attitude ferme à propos de la loi et des cultuelles s’impose » [cité par Larkin 2004 : 217]) ou dans celui d’un accommodement (la loi sort renforcée des élections).
5La Croix (2 juin) juge la comparaison impossible pour quatre raisons : « ce qui a été concédé en Prusse l’a été en pays de Concordat » ; la « France […] reste un pays catholique […]. La Prusse est à majorité protestante » ; le « texte de la loi allemande n’a pas été fait en vue de la destruction de l’Église » ; enfin « [l’]autorité épiscopale est formellement reconnue en Allemagne ». Mgr Fuzet, lui, cite un juriste catholique, R. Saleilles (Rolland 2016) : la loi prussienne, comme la loi de 1809 sur les fabriques, « reconnaît officiellement l’évêque, mais c’est pour le soumettre au préfet, ou à ce qui, en Prusse, représente le préfet. La loi de 1905 ne parle pas de l’évêque, mais c’est pour lui accorder la liberté […], et l’évêque ne subira aucun contrôle, ni celui d’une assemblée de laïcs ni celui d’un préfet ».
6Quand Le Temps, le 25 août, se fait l’écho de cette déclaration, Mun envoie un démenti (publié le 26). Selon le quotidien, l’auteur du compte rendu maintient sa version. À partir du dépouillement des « écrits intimes » du comte de Mun, Coquet (2019 : 225-230) confirme l’entrevue entre les deux hommes et une évolution de la position de Mun, que l’intervention de Mgr Petit majore peut-être, et que le député n’a jamais rendue publique.
7Après la parution de Gravissimo, le correspondant du Temps à Rome enquête pour savoir qui a influencé Pie X. Il cite des laïcs (les députés H.-C. Groussau et A. de Mun, G. Théry, conseil de l’archevêque de Cambrai, l’ancien directeur des Cultes É. Flourens…). Viennent ensuite les « évêques royalistes » (Mgr de Cabrières…) et les religieux, comme « les deux frères Bailly », qui espèrent des difficultés de recrutement du clergé séculier (résultant de la fermeture des séminaires) nécessitant de faire appel à des réguliers, formés dans des noviciats situés près de la frontière française (7 septembre). Les Papiers Montagnini montreront l’influence de laïcs (É. Ollivier, C.-A. Costa de Beauregard et surtout H.-C. Groussau…) dans les décisions du Vatican, et G. Fonsegrive (L’Éveil démocratique, 10 mai 1907) en conclura qu’un « laïque agréable aux influences occultes » possède, dans l’Église catholique, « une autorité plus grande que celle des évêques assemblés ».
8Sans craindre la contradiction, Le Gaulois (16 août) écrit qu’en ces temps de « persécutions religieuses », les processions avaient été très suivies, les « églises regorgeaient de fidèles », et, à leur porte, « on s’arrachait l’encyclique que vendait des camelots ».
9Dans d’autres régimes de séparation, l’État a « agi injustement » mais sans faire
« à l’Église une situation entièrement intolérable ». Du point de vue du Vatican, ce propos constitue une ouverture en signifiant que certaines formes de séparation pourraient être tolérées. Le cardinal V. Vannutelli déclare au Temps (23 août) qu’un « nouveau Concordat » n’est pas nécessaire ; « Au Brésil, où la séparation fut prononcée brutalement mais appliquée avec un certain libéralisme, peu à peu d’excellents rapports se sont établis entre le gouvernement et le Saint-Siège. Il pourrait en être ainsi de la France ».
10Larkin (2004 : 227) estime « possible que Pie X, dont la connaissance du français était limitée, ait compté sur Merry del Val pour lui traduire les minutes ». Des délibérations essentielles de l’assemblée des évêques auraient alors été cachées au pape. Cela semble peu plausible. Le déni, en tout cas, est relayé par La Croix (26 août), dénonçant les « petits papiers » diffusés par « le gouvernement » au sujet d’un « prétendu vote » sur un « projet d’associations cultuelles catholiques ».
11Mgr Fuzet, cependant, fait lire l’encyclique par son vicaire général et Mgr Petit s’abstient de la commenter avant d’effectuer une sorte d’auto-désaveu, dénonçant « la publication […] de documents inexacts et de comptes rendus erronés relatifs à l’assemblée plénière des évêques français ».
12En fait, ce ne sont pas la totalité des écoles libres dont la loi du 7 juillet 1904 a programmé la fermeture (la tentative d'instaurer un monopole de l’enseignement laïque ayant échoué), mais les écoles tenues par des congréganistes.
13Briand affirmera ultérieurement n’avoir jamais voulu fermer les églises mais s’être servi de la presse pour « tâter l’opinion catholique », la pousser à réclamer le « droit commun » qu’il était prêt à lui donner (JO Ch. 1906 : 2459). Propos invérifiables.
14Une pique est lancée à Pie X : « Ce n’est pas vous […] Très Saint Père, qui nous l’avez appris. Le texte […] de votre encyclique risquait même de nous laisser ignorer la vérité. »
15La commission ne comportait pas de cardinal allemand, seulement un cardinal autrichien.
16Les évêques adressent, à « sa Sainteté » le pape, « leur profonde reconnaissance pour les directions si lumineuses qu’Elle a daigné leur communiquer dans l’encyclique ». Plusieurs journaux relèvent l’ironie involontaire du propos. D’autre part, un incident pénible se produit : se croyant autorisé par Pie X (après une entrevue à Rome), Mgr Le Camus (La Rochelle) avait rendu le denier du culte obligatoire pour l’obtention des sacrements ; le cardinal Richard lit en séance un télégramme du Vatican le désavouant de façon sévère.
17Mgr Touchet avait publié (Le Gaulois, 3 septembre) un long commentaire de l’encyclique : Pie X n’a pas voulu « approuver, sans y voir clair, des statuts incomplètement canoniques et probablement illégaux », mais s’il « recevait les certitudes dont il a besoin sur la valeur légale des associations », peut-être les accepterait-il.
18Le 11 décembre, Le Siècle publie les résolutions prises par les évêques lors de cette assemblée. Outre l’achat d’églises par des particuliers ou l’éventuelle location de celles-ci « à un prix minime », les deux solutions indiquées dans le paragraphe suivant (« Ce qui aurait pu arriver ») sont envisagées : s’appuyer sur la loi de 1881 sur les réunions publiques ou organiser le culte privé.
19Pour J. Caillaux (Le Matin, 7 septembre), le refus des cultuelles met le culte catholique sous l’égide de la loi de 1881 et le commissaire de police devra dissoudre la cérémonie si des « perturbateurs » troublent l’office. De fait, pour le député socialiste du Cher J.-L. Breton, « chacun pourra manifester comme bon lui semble et demander la parole [lors d’une messe] pour démontrer l’inanité des pratiques religieuses » (Le Matin, 6 octobre). De tels propos risquent d’inciter certains à venir, effectivement, perturber les cérémonies.
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