Chapitre 4. « Le joli mois de mai1 » : la victoire de la séparation libérale
p. 113-137
Texte intégral
1L’échéance des élections législatives (mai 1906) ne constitue pas seulement une des raisons de la crise des inventaires, puis de leur ajournement, elle joue un rôle primordial dans l’ensemble du processus de Séparation. Dès l’automne 1904, des inquiétudes se manifestent : les divergences internes de la gauche ne vont-elles pas empêcher l’adoption de la « grande réforme » avant la fin de la législature ? Au début de 1905, Jaurès semble en prendre son parti et, pour lui, la Séparation constituera un point essentiel du programme électoral de l’année suivante, mais d’autres s’en émeuvent. Selon Buisson, une Séparation en suspens permettrait aux adversaires du Bloc de propager le « fantôme » d’une séparation liberticide que refuserait le corps électoral. La cause séparatiste se trouverait alors perdue pour longtemps.
2Buisson (président de la Commission) et Briand (son rapporteur) gagnent la première « guerre » des séparations républicaines et un projet de loi est déposé en mars 1905. Lors des débats parlementaires, un second affrontement entre séparatistes éclate, où Briand et Buisson ne se trouvent plus du même côté. Si Briand met en avant un argument de fond (il faut réaliser une séparation « acceptable » par l’Église catholique), il invoque également la nécessité d’adopter la loi avant la fin de 1905. Cet objectif facilite le vote d’amendements conciliants par les députés et, ensuite, oblige la majorité sénatoriale à ne rien changer au texte, évitant une seconde lecture en période préélectorale. La fabrication de la loi de 1905 représente donc un exemple type de l’importance politique de la temporalité démocratique, de ses contraintes et de ses effets.
3En promulguant la loi cinq mois avant la tenue des élections, la gauche espère démontrer au « pays » que la séparation ne porte aucune atteinte à la liberté religieuse. Mais la temporalité démocratique, qui a favorisé l’adoption d’une réforme « libérale », joue maintenant en sens inverse : la précampagne électorale favorise la diffusion de rumeurs alarmistes, de désinformations. De plus, l’opposition souligne auprès d’électeurs d’une France à majorité paysanne, vivant dans une quasi-économie de subsistance, que la suppression du budget des cultes implique l’établissement d’un « impôt nouveau » pour assurer le traitement des curés2. Déjà, le 3 avril 1905, Ribot avait prédit que les promoteurs de la séparation recevraient un « cruel » désaveu lors des législatives (JO Ch. 1905 : 1188).
4La résistance aux inventaires surprend. Quelle leçon en retiendra le corps électoral ? Quotidien de gauche anticonformiste, Le Siècle (27 mars) estime cette situation bénéfique pour la démocratie : « Il n’est pas interdit de choisir des députés acceptant le mandat d’atténuer ou d’abroger la loi de séparation. […] Qu’on se donne donc rendez-vous autour des urnes […] et qu’on se compte encore une fois. » Un tel « rendez-vous » s’avère décisif pour l’avenir de la loi. La gauche le craint et ses adversaires l’espèrent. Privilégiant une optique d’histoire religieuse, l’historiographie fait le constat d’élections très favorables aux partisans de la séparation, sans donner d’autre explication. Or, il faut examiner les raisons d’un résultat très étonnant pour les contemporains.
Briand ministre du cabinet Sarrien
5L’approche des élections a précipité la chute du gouvernement Rouvier. Depuis sa constitution, le 27 janvier 1905, ce ministère se trouve un peu en porte-à-faux face à la gauche. Plutôt conservateur sur le plan social, prenant ses distances avec le combisme, il cherche à « élargir » sa majorité vers le centre et y réussit parfois. Ce contexte a facilité la fabrication de la loi de 1905 : l’adoption et le rejet de certains amendements ont été obtenus par des majorités divergentes. Mais Rouvier peut-il conduire le combat électoral ? Le doute a poussé certains radicaux à s’abstenir ou à voter contre le cabinet (les socialistes manifestant, de leur côté, leur opposition) le 7 mars 1906. Les députés ont ainsi renoué avec une pratique abandonnée depuis la chute du ministère Charles Dupuis, le 12 juin 1899. Et, fait unique dans les annales parlementaires, le discours d’un ministre (Dubief) mis en minorité se trouve ensuite affiché dans toutes les communes de France !
6Sous l’égide de Sarrien, ancien président de la Délégation des gauches, le nouveau gouvernement comporte de fortes personnalités de centre gauche – Poincaré (Finances), Barthou (Travaux publics) –, de la mouvance radicale – Bourgeois (Affaires étrangères), Clemenceau (Intérieur) – et le socialiste Briand (Instruction publique, beaux-arts et cultes), dont l’entrée dans un « ministère bourgeois » marque la rupture avec la SFIO. Selon le Conseil national du 11 mars, tout socialiste effectuant pareille démarche « se met lui-même hors du Parti ». Dans L’Humanité (12 mars), Jaurès le déplore : « Pourquoi faut-il que, pour exercer ses facultés de gouvernement », Briand « se soit séparé de ce grand parti socialiste, qui porte seul […] tout l’avenir du prolétariat ? » Propos assez étonnants : il aurait pu en être autrement si l’application de la « grande loi » avait conduit le Conseil à réitérer l’exception, acceptée en 1899, au principe de la non-participation gouvernementale. Or, seul Jaurès lui-même aurait eu l’autorité nécessaire pour la proposer et il s’est abstenu de le faire.
7Briand se trouve confronté à deux difficultés. D’abord, son passé le rattrape : si les parlementaires connaissent le rapporteur d’une « loi de liberté », acceptant le dialogue avec le centre et la droite, ils découvrent (par la presse d’opposition) l’ancien théoricien de la grève générale, flirtant avec des thèses antimilitaristes. Cela facilite des attaques. Ensuite, Briand devient également ministre de l’Instruction publique, or les syndicats de fonctionnaires, notamment d’instituteurs, sont tolérés mais non autorisés. Quelle attitude prendre ? Député du centre, Étienne Flandin interpelle le nouveau ministre. Briand affirme (JO Ch. 1906 : 1298) ne pas renier ses idées sans avoir, pour autant, « la volonté folle » de les imposer à ses collègues3. Sur la question syndicale, il défend le statu quo. Le problème se posera à nouveau lors du ministère Clemenceau.
8Sarrien obtient la confiance par 304 voix contre 1834. Cette majorité recoupe celle des 341 députés qui ont adopté la loi de séparation, amputée des socialistes SFIO et de quelques républicains modérés (Arago, Carnot, Deschanel, Flandin…) qui s’abstiennent. La gauche dispose désormais d’un gouvernement cohérent apte à affronter des élections, à l’issue douteuse.
9La donne a changé depuis 1902 et rend plus difficile l’union des gauches. Le parti socialiste constitue maintenant une force capable de rivaliser, en beaucoup de circonscriptions, avec le radicalisme. Sa phraséologie « collectiviste », son refus de condamner les partisans d’une désertion en cas de conflit armé, effrayent l’Alliance républicaine démocratique (ARD), formation de centre gauche. Celle-ci annonce, en février, refuser de s’allier avec des candidats contestant le « devoir militaire » : pour l’ARD, « le danger vient maintenant de l’extrême gauche, porteuse de lutte de classes et d’un pacifisme défaitiste », indique Rosemonde Sanson (2003 : 150). Mais, quelques semaines plus tard, la « politique de laïcité » devient « le point d’orgue » de la campagne de l’Alliance : la crise des inventaires a rebattu les cartes !
10En effet, elle permet aux gauches de relativiser leurs divergences sur les questions sociales et internationales. Selon Le Radical (13 avril), « La République a beaucoup de bonheur » car les « cléricaux » focalisent « la lutte électorale sur la question religieuse » et, s’il existe dans les rangs « républicains » des « divisions redoutables », la « fureur de l’attaque » concernant un domaine assez consensuel chez eux les force « à serrer les rangs ». En avril, il ne se produit plus d’affrontements à la porte des églises ; en revanche, des acquittements de militaires ayant désobéi aux ordres (les capitaines de Croy, Couderc de Fonlongue, de Larminat, les lieutenants Potiron de Boisfleury et de Rose) traduisent la « complaisance » des Conseils de guerre envers des actes vus par la gauche comme « pires » que les « théories antimilitaristes ». Là encore, les conséquences des inventaires permettent d’euphémiser des divergences internes, le temps d’une campagne électorale.
Le plaidoyer des « pères verts »
11Le 26 mars, Le Figaro publie une « Supplique » adressée par vingt-trois personnalités catholiques aux évêques dont on annonce la prochaine assemblée (Mayeur 1972). Rédigé par Ferdinand Brunetière, le texte est signé par d’autres Académiciens et des membres de l’Institut, et aussi, cela n’a pas été assez souligné, par quatre personnalités politiques (deux membres de l’ALP : Castelnau, président du groupe parlementaire, et Denys Cochin ; deux progressistes : le prince d’Arenberg et le comte de Caraman). L’aval de Castelnau apparaît particulièrement inopportun pour les adversaires de la loi et le député reconnaîtra, devant ses électeurs de l’Aveyron, s’être « trompé » (La Croix, 6 avril).
12Le document sera qualifié de « Lettre des cardinaux verts » (« verts de peur », selon leurs opposants), ou, par un jeu de mots hostile, des « pères verts »5. Les auteurs affirment n’avoir, sur la loi de 1905, « d’autre opinion » que celle de l’encyclique Vehementer. Cependant, ce texte n’a pas indiqué « les conséquences pratiques de [sa] condamnation solennelle » : la formation (ou non) d’associations cultuelles. Sans se « prononcer sur le fond de la question » (comme laïcs, ils estiment ne pas en avoir le droit), les signataires rappellent qu’une cultuelle catholique « sera légalement celle dont les membres seront “en communion” avec leur curé, ce curé avec son évêque, et l’évêque lui-même avec le souverain pontife » : en ce qui concerne « l’exercice du culte, c’est vous, Monseigneur, […] et vous seul », qui fixerez « la compétence des associations cultuelles […]. C’est vous qui leur déléguerez de votre pouvoir au temporel ce que vous voudrez leur en déléguer ». Leur action s’exercera « dans les limites que vous aurez décidées ».
13La supplique s’inquiète de la situation qui prévaudrait en l’absence de cultuelles. D’abord, le catholicisme serait réduit « à l’état de religion privée, l’exercice du culte à une pratique réservée […] aux seuls privilégiés de la fortune ». Ensuite, les inventaires « prendront toute leur signification », car la conséquence de ce refus « sera la confiscation des biens de l’Église par l’État6, […] [et] la maison de dieu transformée en grenier à foin ou en salle de danse ». Dans ce cas, « essayerons-nous de défendre nos cathédrales par la force ? ». Jusqu’où alors pousser « l’obéissance à la loi » ? Les signataires répondent : « Comme chrétiens, peut-être sommes-nous tenus de la pousser plus loin que d’autres », et « comme citoyens, nous devons non pas accepter, mais subir la loi, jusqu’au point où son application violerait […] les droits de notre conscience et les règles de notre religion. »
14Enfin, vient une longue phrase, dont on citera très souvent le passage mis entre parenthèses : « Mais, pour le moment (n’étant empêché par la loi de séparation ni de croire ce que nous voulons7, ni de pratiquer ce que nous croyons ; la hiérarchie subsistant tout entière et le droit de nos évêques à communiquer avec Rome s’exerçant librement ; les édifices du culte demeurant à la disposition d’associations formées et dirigées par l’évêque), nous estimons qu’il y a lieu de ne négliger aucun moyen légal de faire abroger ou modifier une loi », dont « nous devons profiter, si restrictives soient-elles, de toutes les possibilités d’organisation » et travailler ainsi « dans l’intérêt de la patrie et de la religion ».
15À six semaines des élections, ce texte embarrasse la droite, au vu de la qualité de ses signataires : Arthur Meyer (Le Gaulois, 27 mars) le reconnaît : beaucoup d’entre eux sont ses « maîtres ». L’éditorialiste craint les « répercussions politiques » du document, alors qu’il faut envoyer au Parlement « des députés résolus à l’entente avec le Saint-Siège pour élaborer un nouveau Concordat ». Avec sa fougue habituelle, Mun (1906 : 379-388, cf. La Croix, 28 mars) oppose « la magnifique explosion » de la « foi populaire » et le « courage » du peuple aux auteurs de la missive, intellectuels hors du terrain. Pie X, réaffirme le comte, « a condamné cette loi tout entière, sans restriction ». Il s’agit maintenant de « savoir si nous voulons, en facilitant l’application d’une loi d’haineuse perfidie, l’acclimater dans les mœurs et courber progressivement sous son joug la vie religieuse du pays, ou si, par une inflexible résistance, nous voulons l’empêcher de prendre pied sur le sol national ».
16L’article du député suscite l’envoi de plus d’une « centaine » de lettres d’approbation (La Croix, 30 et 31 mars). Parmi les soutiens, Jacques Piou, président de l’ALP (et candidat aux législatives), Jean Lerolle, président de l’ACJF, l’académicien René Bazin et le poète François Coppée. En revanche, Le Temps (29 et 30 mars) attaque la « politique du pire » : « En fomentant les passions cléricales », on attise par contrecoup « les passions jacobines », au risque de « déchaîner la guerre civile ». Et n’est-il pas contradictoire de « [convoquer] le peuple lorsqu’il s’agit de lutter et de s’exposer aux coups », en refusant de « lui confier un semblant […] de responsabilité » dans les cultuelles ? Mun (1906 : 388-392, cf. Le Temps, 31 mars) réfute une « confusion » faite entre « la constitution de l’Église catholique, basée sur la hiérarchie », et « celle des Églises protestantes ». Le quotidien (même jour) maintient sa critique : la présence des laïcs dans les cultuelles créerait « un état de choses inadmissible », selon le député, pourtant celui-ci les félicite de leur « résistance violente […] déconseillée par la plupart des pasteurs ». De fait, dans sa paroisse, le comte s’oppose à son curé, partisan de « participer à l’inventaire » (Coquet 2019 : 210).
17Cet échange éclaire les controverses portant sur ce que les catholiques qualifient de « laïcisme* » (Thiéry-Riboulot 2022 : 209-294), ou l’importance prise par les « laïques » (orthographiés ainsi) catholiques dans les affaires de leur Église. La loi de séparation se trouve accusée de favoriser le « laïcisme », dont la lettre des « cardinaux verts » montrerait le danger. Au contraire, pour les partisans du document, en soutenant des fidèles outrepassant les consignes du clergé par leur résistance violente, les intransigeants font preuve de « laïcisme ». En 1907, la publication des Papiers Montagnini8 révélera l’influence d’« éminences grises et laïques », supplantant celle des évêques auprès du Vatican. Raoul Allier (Le Siècle, 14 avril 1907) parlera alors de « laïcisme pontifical ».
La confiance de l’opposition, les craintes de la gauche
18L’opposition attend avec confiance le résultat des législatives, car les partisans du Bloc n’avaient obtenu que 200 000 voix d’avance au premier tour des élections de 1902, et l’élection de cent vingt de leurs députés s’était jouée avec moins de mille voix d’écart. Or, la situation a considérablement changé : les « méfaits » du combisme, en montrant le « véritable visage » de l’anticléricalisme, la crise des inventaires, en provoquant un « réveil des consciences », les inquiétudes liées à la situation internationale (coup de Tanger, démission de Delcassé…) et la montée de troubles sociaux, avec les grèves du Nord, du Pas-de-Calais et à l’arsenal de Toulon, ont « dessillé » les yeux de l’électeur. Même Le Journal des débats (16 avril) espère, maintenant, voir l’opposition favorisée par la crise des inventaires. A fortiori, Le Gaulois (5 avril) se réjouit à l’avance des futurs résultats : « Qu’il est doux de songer que nombre d’entre vous [députés du Bloc], enfin, vont disparaître. » La Patrie (1er avril) surenchérit : des députés de la majorité sont « atterrés » de l’accueil reçu dans leur circonscription. La Croix (3 avril) manifeste sa « foi dans le succès » : l’ex-ministre de l’Intérieur, Dubief, prévoirait une perte de soixante-quinze sièges.
19Il ne s’agit pas seulement de propos habituels en ce genre de circonstance, où l’on se donne du cœur au ventre. En effet, à gauche, on s’inquiète. Pour L’Aurore (1er et 4 avril), la « triste surprise » des inventaires prouve que le « mensonge » exerce encore une forte prise « sur une masse que l’on aimait à se figurer plus éclairée ». Certes, la résistance violente s’est avérée limitée, mais ce « serait péril de nier » que, « pour un qui s’échauffe au point de se saisir de sa fourche, […] d’autres, plus timides, […] sont aussi mécontents ». Tout cela se « traduira au scrutin ». Le rédacteur rappelle le précédent de 1885 où, au premier tour des législatives, « bon nombre de droitiers » devancèrent « les candidats républicains occupés à se déchirer ». Si l’union, au second tour, permit de conserver la majorité, « l’accroissement de la minorité antirépublicaine » favorisa « l’impuissance » du Parlement, et cela conduisit à « la crise du boulangisme ». Un tel précédent doit donner à « réfléchir » !
20Puisque les adversaires du Bloc ont choisi la séparation comme « machine d’attaque », la loi du 9 décembre doit devenir une « machine de défense » : L’Aurore propose que tous les députés l’ayant votée deviennent des candidats uniques de la gauche afin d’être réélus « en bloc ». Cette proposition se heurte à quelques cas épineux9. Surtout, elle contredit la volonté des socialistes de présenter des candidats partout où ils se trouvent en mesure de le faire, pour tenter de devancer les autres candidats de gauche, espoir plausible car la discipline est loin d’être la tasse de thé du radicalisme ! Dans nombre de circonscriptions, plusieurs candidats se réclament de cette mouvance, diminuant ainsi leurs chances d’arriver en tête au premier tour. Mais un socialiste pourra-t-il, ensuite, être rassembleur ? Ce n’est pas sûr et des personnalités de centre gauche, tel le docteur Deschamps à Riom, refusent à l’avance tout désistement en faveur d’un partisan de la « révolution sociale ».
21D’autre part, des catholiques sociaux (qui peuvent être des intransigeants) semblent s’apprêter à voter pour des socialistes et ceux-ci ne font rien pour les en décourager ! Dans La Lanterne (20 avril), le député radical-socialiste de la Nièvre, Alfred Massé, fustige cette attitude ambiguë, dénonçant le comportement de Marcel Cachin à Béziers : le candidat met en sourdine ses idées collectivistes au profit d’un « programme minimum » de réforme sociale, et prend ses distances avec l’anticléricalisme. Des socialistes prétendraient même que l’inventaire constitue une « mesure vexatoire » ! Enfin, certains d’entre eux ne veulent pas promettre de se retirer, au second tour, devant un candidat de gauche qui les devancerait. Dans cette conjoncture, la « claire notion du devoir républicain » risque d’être perdue (La Lanterne, 11 avril) et le radical-socialiste Camille Pelletan (Baquiast 1996) redoute qu’à maints endroits, les candidatures socialistes ne « donnent la victoire à l’ennemi commun » (La Dépêche, 23 avril). En octobre, au congrès de Lille du PRRRS (1906 : 3), Buisson reconnaîtra les craintes du parti radical justifiées, selon lui, par « des intrigues et des manœuvres
sans précédent ».
Atouts et difficultés de l’alliance des oppositions
22Si les partis de gauche vont désunis à la bataille, le centre droit et la droite, sauf rares exceptions, présentent, dès le premier tour, un candidat unique par circonscription, pour engranger un maximum de sièges. Un vaste front « anti-bloc » se constitue, avec trois forces principales : le centre droit de la Fédération républicaine (progressistes), l’Action libérale populaire des catholiques ralliés, et les nationalistes. La liberté de religion, les libertés individuelles, l’ordre social et le « culte de la patrie » se trouveraient en jeu. Il faut donner à l’électeur la possibilité de voter pour de « bons Français » et de se débarrasser, enfin !, des politiciens qui, depuis huit ans, se cramponnent à « l’assiette au beurre ».
23Bien sûr, cette unité de candidature pose parfois problème au niveau local. En certains endroits, le progressiste ne paraît pas « très sûr » aux électeurs de droite : on lui reproche des positions passées, on trouve « fâcheuse » sa tolérance à l’égard des opérations d’inventaires. Néanmoins, indique Pierre Veuillot (L’Univers, 8 avril), il ne s’agit pas de voter pour le meilleur représentant de chaque circonscription, mais de faire prévaloir l’enjeu national des législatives : mettre le Bloc en minorité. « Quand, au Seize-Mai, Gambetta lia le faisceau de toutes les gauches, il n’admit point une seule exclusion, rappelle-t-il. Aucune raison ne fut acceptée ; le principe d’intérêt général dominait tout10. »
24Pourtant critique à l’égard de la droite, L’Ouest-Éclair (18 avril) se réjouit de cette unité réalisée : « Nous ne nous attarderons pas à chercher noise à des candidats dont, peut-être, en temps ordinaire, […] les programmes électoraux nous eussent paru discutables sur certains points spéciaux. Nous nous demanderons seulement si ces candidats sont du Bloc ou s’ils n’en sont pas. » Et si « tous les bons citoyens nous imitent », un « cri de délivrance et d’allégresse » retentira « d’un bout à l’autre du territoire. Le Bloc est vaincu. Le combisme est mort : vive la République ! ».
25Comme L’Aurore, le quotidien démocrate-chrétien (11 avril) invoque le précédent de 1885, en en tirant, bien sûr, un tout autre enseignement : le second tour s’avéra un échec pour les adversaires de l’anticléricalisme, car le succès du premier apparut comme celui de « l’idée monarchique ». Moralité : aujourd’hui, « l’opposition […] sera victorieuse » si elle respecte les « institutions républicaines ». Ce vœu peut-il être compatible avec la « discipline aveugle » prônée par le journal ? Le rétablissement de la royauté n’apparaît certes pas d’actualité : Le Gaulois (15 avril) met en sourdine ses opinions monarchistes pour soutenir, à son tour, tous les adversaires du Bloc, ses « alliés naturels ». En Mayenne, aucun candidat « n’ose se dire monarchiste », la campagne se focalise sur la défense des « croyances » et des « libertés » (Denis 1977 : 493). Mais, mises dehors par la porte, les divergences rentrent dans la maison commune par la fenêtre et la question de la séparation divise profondément le front anti-bloc.
26Pour la droite catholique, nationaliste ou (de fait) monarchiste, l’objectif consiste à abroger la « funeste » loi de 1905, adoptée sans consultation préalable du « pays ». Les élections législatives constituent donc un « référendum », et cette « consultation […] écrasera » les députés du Bloc (La Croix, 14 avril). Afin d’atteindre cet objectif, on édite des affiches alarmistes : « Électeurs catholiques, vos églises seront fermées si vous ne changez pas les députés qui ont voté la loi de séparation11. » Les parquets s’en émeuvent et certains d’entre eux veulent engager des poursuites pour diffusion de « fausses nouvelles ». Des juristes catholiques conseillent alors l’impression d’une nouvelle affiche, juridiquement inattaquable. Celle-ci affirme : « Les catholiques ne pouvant accepter les associations cultuelles […] contraires à la doctrine de l’Église, les églises seront mises sous séquestre le 9 décembre prochain par application de l’article 8 de la loi de séparation. […] Catholiques, n’envoyez à la Chambre que des députés énergiquement décidés à abroger cette loi. »
27Outre que cette nouvelle version, moins incisive, montre l’existence d’un lien entre la fermeture des églises et le rejet de la loi, les progressistes se trouvent implicitement visés par le veto émis contre les députés refusant de l’abolir. C’est le cas de Ribot (1906) : dans un discours qui lance, à Roubaix, le 4 avril, la campagne électorale du centre droit, il critique, certes, les conditions dans lesquelles la séparation a été réalisée (« Beau résultat ! Sous prétexte de ne plus connaître le Saint-Siège, on en a fait l’arbitre de la paix religieuse dans notre pays »), mais il la considère maintenant comme irréversible. Il lui semble impossible, en effet, de retrouver « toutes les garanties du Concordat » : le pape ne renoncera pas « au libre choix des évêques qui lui a été […] abandonné » (cette mesure fut une raison de son opposition à une séparation immédiate). Le leader progressiste voit, « avec inquiétude, se dessiner, parmi les catholiques, un mouvement pour entraîner les évêques à la résistance ». Or, il serait très dangereux « de paraître jeter un défi à la société civile. On risquerait de mettre contre soi la masse du pays ». Ces propos ne vont guère dans le sens de l’union.
28Ribot a « horreur » de « la guerre religieuse » et, en conséquence, il ne demande pas l’abolition de la loi ; il souhaite (seulement) que le régime de séparation ne devienne pas « un piège ou une hypocrisie » en retirant « demain à l’Église quelques-unes des dispositions libérales qui lui ont été accordées ». Nous voilà loin de la position de l’ALP, pour qui la loi constitue structurellement une « hypocrisie » dont on ne peut rien attendre de bon12. Or, d’autres figures du parti progressiste demandent des modifications, sans pour autant abroger la loi : Édouard Aynard, député de Lyon, se propose de « tout faire » afin que les « dispositions raisonnables » de la loi du 9 décembre « aient leur plein et large effet », et que celles « empreintes d’un esprit policier […] disparaissent ». Il conclut en souhaitant « une immense bonne volonté de part et d’autre », évitant ainsi de voir l’application de la séparation dégénérer en un « dangereux conflit ». Ce discours se veut équilibré, or il laisse transparaître les divergences entre opposants au Bloc.
L’« apostolat électoral » catholique
29Beaucoup d’évêques s’engagent dans la campagne électorale sans forcément indiquer de consigne précise, même si certains désignent l’ALP comme un « admirable organisme » devant rallier tous les catholiques. En général, les lettres pastorales demandent de prier « pour le succès électoral ». Il faut s’unir « pour élire les hommes décidés à maintenir les droits de la société chrétienne », affirme le cardinal Richard, et donner ses suffrages « à des hommes étrangers à l’œuvre maçonnique des deux dernières législatures », ajoute Mgr Sagot du Vauroux (Agen). Même l’évêque de Tarentaise, le « libéral » Mgr Lacroix, invite les catholiques à balayer comme des « fétus de paille » les « législateurs sectaires et haineux », ramenant la France « aux temps troublés de la Révolution » (cité par Sorrel 2003b : 310). Parfois, les prélats cherchent à faire comprendre, à demi-mot, qu’un vote progressiste sera licite. Ainsi le cardinal Coullié propose de « mettre de côté les préférences personnelles », car « l’union, la discipline » constituent « la condition du succès ». Plusieurs évêques soulignent, en outre, que « mal voter » induit un état de « péché mortel ».
30La publication des « Papiers Montagnini » soulignera le rôle de certains prélats. À sa manière, Le Matin (6 avril 1907) synthétisera des informations contenues dans les documents saisis : l’évêque de Nice, « Mgr Chapon, négocie avec les progressistes. Celui d’Orléans, Mgr Touchet, a mission de faire échouer M. Rabier [député radical-
socialiste]. Celui de Nancy, Mgr Turinaz, doit s’occuper d’arranger des réunions avec les frères de Cassagnac [bonapartistes] ; le cardinal-
archevêque de Rennes doit s’occuper de la candidature de M. Piou [dirigeant de l’ALP] ; le cardinal-archevêque de Lyon, Mgr Couillé [sic], est chargé de convaincre la baronne de Saint-Laurent [présidente de la section lyonnaise de la Ligue des femmes françaises] que l’argent des royalistes doit aller à l’Action libérale ». En outre, Mgr Montagnini couvre d’éloge Mgr Delamaire, évêque de Périgueux, car, précise-t-il, celui-ci « a mené si victorieusement les rudes batailles […] qu’on prévoit en Dordogne la perte de trois sièges législatifs pour les adhérents de la secte impie ». Effectivement, le prélat a publié une brochure à fort tirage (65 000 exemplaires), intitulée Les catholiques et les élections de 1906. D’après lui, la France se trouve devant « le trou béant du collectivisme, vers lequel la haute Juiverie et les hauts gradés maçonniques […] la poussent pour la détrousser », et le clergé, « comme au temps des Sarrazins, des Huguenots et des Septembriseurs », va devenir, une nouvelle fois, le « sauveur de la Patrie » (cité par Déloye 2006 : 251).
31De divers côtés, des prêtres proposent d’offrir les messes célébrées en France le dimanche des élections au « succès de la bonne cause » (La Croix, 24 avril). Dans le Maine-et-Loire, par exemple, des curés organisent un grand jeûne pour les préparer. Ces initiatives relèvent d’un « apostolat électoral » assumé. Fin décembre, Briand prétendra même que des messes se seraient « terminées […] par la remise du bulletin de vote à des électeurs » (JO Ch. 1906 : 3406). Cependant, certains prêtres donnent l’absolution à leurs paroissiens, au confessionnal, sans leur avoir préalablement demandé comment ils vont voter (Le Matin, 4 mai : cela signifie, néanmoins, que d’autres posent la question !). La Bonne Presse s’engage clairement pour les candidats de l’ALP13. Et, dès le 30 mars, l’Osservatore Romano suggère aux « forces catholiques » de se grouper « sous la bannière que l’Action libérale populaire leur met […] à portée de la main » (cité par L’Univers, 8 avril).
Toute la gauche se veut « briandiste » !
32Deux jours après Ribot, Joseph Caillaux (1942), ancien ministre de Waldeck-Rousseau, entre à son tour dans l’arène à Paris. Il demande aux « ministériels » de revendiquer avec une « joyeuse fierté » la loi qui « libère les Églises et l’État laïque » et développe un véritable argumentaire pour la défendre. Le Radical (8 avril) attire l’attention de ses lecteurs sur l’intérêt de s’en saisir.
33Après avoir rappelé la « concession gratuite des édifices du culte » et l’attribution de pensions et d’allocations, l’ancien ministre note que l’Église catholique use de « la pleine liberté de nomination », et trouve logique que l’État ne rétribue plus un clergé qu’il ne désigne plus. Par ailleurs, le statut des associations cultuelles apparaît plus avantageux que le régime général des associations. Certes, les cultuelles impliquent l’intervention des laïcs dans « les choses d’Église », mais cet état de fait existe depuis trente ans Outre-Rhin, dans des conditions « bien plus dures ». Si Pie X refusait en France ce qu’il accepte en Allemagne, il ferait preuve d’un « esprit de parti » (et amènerait les catholiques à se montrer mauvais patriotes !). En réalité, ces associations prolongeront les conseils de fabrique. Conclusion : les adversaires de la loi utilisent « des mots de violence et de haine » destinés à masquer leur absence d’« arguments » de fond.
34La gauche, dont certains membres, en 1905, parlaient de la loi comme d’une « première étape » à « améliorer » (c’est-à-dire, à durcir), s’engouffre dans ce canevas, et les professions de foi de ses candidats abondent en ce sens. Mesure « éminemment libérale » (Chandioux, député de la Nièvre), la loi de 1905 « assure aux croyants les moyens les plus larges d’exercer le culte qui leur est cher » (Euzière, des Hautes-Alpes) et donne, en particulier, à l’Église catholique « une liberté sans limite » (Maruéjouls, ancien ministre de Combes, Aveyron). Elle doit être appliquée « dans l’esprit de libéralisme et de générosité où elle a été conçue » (Sabaterie, Puy-de-Dôme) donc avec « la plus large tolérance » (Donadeï, Alpes-Maritimes). D’ailleurs, « les églises sont mises gratuitement pour une durée illimitée à la disposition du culte » (Codet, Haute-Vienne) et « resteront ouvertes aussi longtemps que les fidèles le pourront désirer » (Mahieu, Manche). Enfin, les inventaires avaient été exigés comme « mesure conservatrice par les députés catholiques » (sic, Demellier, Deux-Sèvres). Bref, lors de la campagne électorale, toute la gauche devient « briandiste » et loue unanimement les dispositions pacificatrices de la loi : mieux vaut tard que jamais !
35Face à ces propos iréniques, des lecteurs de La Croix demandent à leur quotidien de « résumer en quelques lignes bien claires […] cette maudite loi », afin de pouvoir « faire comprendre aux électeurs pourquoi et en quoi elle est inacceptable » (17 avril), et cela montre que la démonstration, déjà maintes fois faite, n’en est pas encore totalement convaincante14 ! Les militants catholiques doivent, alors, redoubler d’efforts pour diffuser des brochures-tracts, comme L’Église libre, montrant « les iniquités et les perfidies » de la loi, ou comme L’Encyclique de Pie X et le devoir électoral : « La loi, condamnée en principe par le Pape, ne peut qu’être condamnée de nouveau pratiquement par lui. »
36À cela, la gauche rétorque que l’absence des consignes pratiques annoncées par l’encyclique signifie que le pape s’accommode de la séparation ; seulement, il « bluffe » et ne veut pas l’indiquer avant les élections, par « tactique politique ». Surtout, elle met en avant l’ambiguïté de la position des progressistes : voteront-ils, avec les « cléricaux », l’abrogation de la loi ou la considèrent-ils comme acquise ? Ce sont des hommes « à double face » et les électeurs ne peuvent pas leur faire confiance. Par ailleurs, la gauche résume, d’une manière tronquée et qui l’avantage, les discours de Lemire et de Ribot, dont l’affichage a été voté le 7 mars.
Un règlement d’administration publique « libéral » mais qui impose l’association cultuelle
37Les opposants à la loi ont prédit son « durcissement » par les règlements d’administration publique, tout comme Combes a aggravé l’application de la loi de 1901. Pour des personnalités centristes, le troisième RAP, de loin le plus important, constitue donc un test décisif : s’il apparaît « vexatoire », alors « la guerre religieuse […] dominera tout », rendant impossible de « défendre efficacement » les intérêts économiques et extérieurs de la France. Dans le cas contraire, « le pays, débarrassé de l’action sectaire des anticléricaux fanatiques, pourrait enfin jouir d’une paix intérieure durable et s’occuper […] de ses grands intérêts politiques » dont la guerre entre la Russie et le Japon a montré l’urgence (Chéradame 1906 : 553 sq.).
38Prêt au moment de la chute du gouvernement Rouvier, le texte paraît le 16 mars. Il « scelle l’interprétation libérale de la loi » (Poulat 2007 : 48), donc (pour la droite) « en épaissit encore l’obscurité voulue » (Le Gaulois, 27 mars) ! Comportant 53 articles, il porte sur l’attribution des biens, la jouissance des édifices du culte, les associations cultuelles et la police des cultes. Après débat au sein de la commission, le RAP n’oblige pas les cultuelles à correspondre aux circonscriptions des EPC pour recevoir leurs biens15. Un évêque pourra remanier l’étendue des paroisses de son diocèse et, à Paris, au moment même où l’on dénonce la loi « persécutrice », l’archevêché annonce la création de nouvelles paroisses, initiative pratiquement impossible lors de la période concordataire.
39En revanche, selon le rapport du vice-président du Conseil d’État Raymond Saisset-Schneider (dont Le Temps des 21 et 22 juillet donnera une publication intégrale), « la loi n’admet l’exercice [public] du culte que par l’association cultuelle ». Cette affirmation outrepasse l’article 13 de la loi, selon lequel les édifices cultuels, propriété publique, seront dévolus aux cultuelles, sans indiquer que celles-ci sont indispensables. Dès le 14 décembre 1905, Briand veut faire mettre cette exigence dans le RAP et indique : « Là où le prêtre veut rester seul, il n’y a pas de culte public possible », et même une association loi de 1901 « ne pourrait pratiquer l’exercice du culte qu’à titre privé ». Il réitère cette opinion le 29 janvier 1906 : « Sans association cultuelle il ne peut y avoir de culte public. » À cette même séance, le vice-président du Conseil d’État, Georges Coulon, émet, cependant, un avis opposé : « La loi ne dit pas qu’il doit toujours y avoir [une] association cultuelle. Donc si un individu veut célébrer le culte public en se conformant au droit commun, il le peut » (cité par Méjan 1959 : 224 sqq.).
40Le rapport de Saisset-Schneider modifie donc la position des juges du Palais-Royal et avalise la position de Briand, rendant la loi moins conciliatrice sur ce point. Ce changement semble plus politique que strictement juridique : il s’agit, sans doute, d’exercer une pression sur Pie X, afin que ses « instructions pratiques » n’interdisent pas la formation d’associations cultuelles. Néanmoins, le pari s’avère risqué : en cas de non possumus papal, une résistance plus forte encore que celle des inventaires apparaît prévisible car l’enjeu ne sera alors rien de moins que la possibilité de célébrer la messe dans les églises.
41Cependant, contrairement aux dires de Vehementer, pour le RAP, rien n’oblige les cultuelles à être composées exclusivement de laïcs, et peut-être croit-on ainsi rassurer le pape. Au contraire, celles-ci « se constituent, s’organisent et fonctionnent librement sous les seules restrictions résultant de la loi du 9 décembre 1905 » (article 30). Chaque confession religieuse édictera les statuts qui lui conviennent (démocratiques chez les protestants, autoritaires chez les catholiques) : « L’Église catholique, par des clauses insérées dans ses statuts, pourra maintenir l’autorité de la hiérarchie sur les fidèles. » En revanche, le contrôle financier des cultuelles apparaît un peu tatillon et leur gestion nécessite de s’initier aux règles de la comptabilité publique. La crainte que les fonds des cultuelles se trouvent détournés de leur but et servent à des opérations politiques reste présente, comme elle l’était lors des débats de 1905.
42Briand rédige deux circulaires dont Raoul Allier, l’auteur de la campagne contre le projet Combes, loue le « libéralisme » (Le Siècle, 1er avril). La Croix (6 avril) reconnaît implicitement cet aspect libéral en s’insurgeant contre le « petit jeu des interprétations moins jacobines de la loi ». La première circulaire rappelle, contre une interprétation préfectorale abusive de l’interdiction du financement public, que l’article 11 autorise les communes à verser des pensions aux ministres du culte. La seconde facilite la création d’associations cultuelles en maintenant la franchise postale jusqu’au 9 décembre 1906. Enfin, Briand soutient un amendement à la loi des finances : celui-ci exempte de perception, au profit du trésor, les biens affectés à l’exercice du culte qui n’appartiennent pas à des EPC16. Poulat (2010 : 81) y voit la première des nombreuses « retouches » à la loi de 1905. Outre ces mesures, début avril, vingt-deux mille membres du clergé ont sollicité des pensions ou des allocations et la gauche souligne la contradiction entre ces demandes et les virulentes polémiques contre la loi.
Le « Waterloo de l’opposition17 »
43La campagne électorale se déroule peu après la catastrophe de Courrières. Un mouvement unanime de solidarité avec les victimes se produit : la presse de toute tendance organise des souscriptions en leur faveur et l’ancien président de la République, Loubet, dirige le comité qui distribue les sommes recueillies. Mais la grève se propage et donne lieu à des violences. Si elle est dirigée contre la Compagnie des mines, elle met aux prises deux syndicats concurrents, un face-à-face entre ouvriers grévistes et non-grévistes et des affrontements avec la troupe (on déplore deux morts). Le 20 avril, « le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais est en état de siège : on compte près de 30 000 soldats pour 60 000 grévistes » (Hardy-Hémery & Le Maner 2006 : 103).
44En outre, la CGT, incitée à l’offensive par les troubles révolutionnaires de 1905 en Russie, veut faire du mot d’ordre « huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de sommeil » le point d’orgue de la journée du 1er mai. On annonce la « révolution sociale », certains emmagasinent des provisions, c’est la « Journée de la frousse » ! Cependant, après avoir fait effectuer des perquisitions et procéder à des arrestations (arbitraires) parmi la centrale syndicale et dans des milieux cléricaux monarchistes et bonapartistes, accusés de « complot », Clemenceau interdit les manifestations et rassure les esprits inquiets à moins d’une semaine de l’échéance électorale.
45La campagne électorale se clôt d’ailleurs par un discours du Tigre à Lyon, le 3 mai. Celui-ci donne un coup de chapeau aux idéaux de la gauche (saluant « l’espérance d’une paix sociale fondée sur la justice économique ») et estime « l’absolu de régression » réactionnaire plus dangereux que « l’absolu révolutionnaire » (« les factieux de Rome ont blessé plus d’officiers et de soldats que les grévistes »). Néanmoins, le ministre met la balle au centre et insiste sur la défense d’un ordre républicain, rempart contre la « guerre civile de droite avec les inventaires » et la « guerre civile de gauche avec les grèves et le premier mai » : « Nous avons arrêté l’effort de la réaction », tout en refusant d’être « les complices de la révolution ». Face à la « concordance des attaques de deux extrêmes, […] nous tenons la ligne droite entre deux aberrations ». Selon les progressistes, Clemenceau leur a volé leurs idées !
46Le 6 mai, jour de la consultation, l’opposition se montre toujours optimiste : la bataille électorale s’annonce « excellente » (La Croix, 6 mai) et le « succès […] ne peut plus [lui] échapper » (La Liberté, 7 mai, paru le 6). L’Écho de Paris (3 mai) prétend même tenir d’un haut fonctionnaire un « pointage » issu des milieux officiels, lequel serait « navrant » pour les candidats « ministériels ». Suit la liste d’une cinquantaine de députés dont la réélection serait « gravement compromise ». On y trouve les députés bretons ayant voté la séparation, le franc-maçon Lafferre (Hérault), le directeur du Radical Adolphe Maujan, et Buisson dans la Seine… À gauche, en revanche, l’éditorialiste de L’Aurore (6 mai) redoute de voir le radicalisme pris entre deux feux ; il pronostique « une légère oscillation vers la droite » (euphémisme ?) et une autre en faveur des socialistes, dont la campagne agressive a déstabilisé la gauche. Briand (JO Ch. 1906 : 2454) avouera, six mois plus tard, avoir connu « un moment de grave inquiétude ».
47Les résultats du premier tour de scrutin provoquent une grande surprise : l’unité de candidature du front « anti-Bloc » n’a pas attiré les voix espérées ou craintes. Au contraire, l’opposition a perdu environ 300 000 voix par rapport à 1902 (Le Béguec & Prévotat 2014 : 217) et on assiste à une victoire des partis de gauche. Sur 588 résultats18, l’ex-Bloc engrange déjà 264 sièges (33 socialistes unifiés, 11 socialistes indépendants, 165 radicaux et radicaux socialistes, 55 républicains de [centre] gauche). Les progressistes ont 56 élus et les différentes droites (nationalistes, ALP, droite bonapartiste ou monarchiste) 113, soit un total de 169 sièges. Cette défaite apparaît très sévère car la pluralité de candidatures à gauche fait en sorte que la grande majorité des ballottages lui sont, a priori, favorables. Cela n’empêche pas, le 11 mai, le collaborateur de La Croix dénommé « Cyr » de se situer dans un étrange déni : le scrutin a mis en évidence « l’imminence et la gravité du péril rouge » et les 154 scrutins de ballottages constituent autant de « victoires possibles » !
48Pour l’opposition, la seule chance de limiter les dégâts aurait consisté à récupérer nombre d’électeurs radicaux, inquiets des progrès socialistes. Mais ceux-ci ne revêtent pas une importance telle qu’ils changent, par un réflexe de peur, l’habitude ancienne d’accorder son vote, au second tour, au candidat de gauche arrivé en tête au premier. Et, si, à gauche, il se produit une dynamique de la victoire, des règlements de compte commencent entre le centre droit et la droite. Les résultats du second tour, le 20 mai, confirment la victoire de la gauche. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, portant sur 585 circonscriptions19, siégeront à la Chambre 54 députés socialistes unifiés (+ 13), 20 socialistes indépendants (+ 6), 132 radicaux-socialistes (+ 13), 115 radicaux (+ 12) et 90 républicains de [centre] gauche (+ 14), ce qui donne un ensemble de 411 élus et un gain de 58 sièges L’opposition comprendra 78 députés « réactionnaires » – droite et ALP confondus – (- 6), 30 nationalistes (- 23) et 66 progressistes (- 29), soit 174 élus. C’est un échec, et même une lourde défaite pour les nationalistes (malgré l’élection de Maurice Barrès à Paris) dont la mouvance « socialiste patriote » disparaît (Joly 2007 : 118) et pour les progressistes (ce qui n’étonne guère Ribot : cf. Schmidt 1974 : 96).
49Les ténors de la Chambre (Aynard, Barthou, Briand, Brisson, Buisson, Caillaux, Doumer, Flandin, Jaurès, Maujan, Millerand, Mun, Pelletan, Ribot, Sarrien…) conservent leurs sièges. La très grande majorité des députés séparatistes se présentant à nouveau est reconduite. Ainsi, à une exception près, la défaite annoncée des parlementaires bretons « ministériels » n’a pas eu lieu. En général, les députés séparatistes non réélus sont battus par d’autres candidats situés à leur gauche20. Véritables symboles, Jean Guyot de Villeneuve, l’homme de l’affaire des fiches, est battu et le franc-maçon Lafferre réélu. D’autre part, le socialiste Albert Willm, avocat de « l’antipatriote » Hervé, triomphe du rédacteur en chef de La Libre parole, Gaston Méry. Au centre droit, l’abbé Lemire (« indépendant »), qu’une cabale de catholiques avait tenté d’empêcher de se représenter, se trouve réélu. Petite consolation pour l’opposition, le président de l’ALP, Piou, redevient député.
50Trente-trois départements de la métropole n’ont élu que des parlementaires de gauche (Allier, Ain, Aube, Aude, Charente-Inférieure, Dordogne, Drome, Isère, Savoie, Seine-et-Marne, Haute-Vienne, Yonne…). En revanche, la Mayenne et l’Orne envoient uniquement à la Chambre des députés « anti-Bloc ». La gauche gagne au moins deux députés en Corse, Gironde, Indre, Lot-et-Garonne, Marne, Haute-Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nièvre, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Sarthe, Seine, Seine-Inférieure, Seine-et-Oise, Vienne et dans les Vosges.
51La victoire électorale rend Briand optimiste : « Les adversaires de la réforme réclamaient un référendum. Ils l’ont eu. » Le verdict donne une « autorité légitime » aux « catholiques raisonnables ». Selon le ministre, « Rome saura trouver une formule pour accepter ce qu’elle ne peut désormais éviter » et cela permettra « la fin des querelles religieuses » (L’Écho de Paris, 22 mai).
52Fait significatif : la presse rend compte du combat des suffragettes en Angleterre contre le « suffrage unisexuel » (une manifestation vient d’avoir lieu à Londres) sans se demander si le vote des femmes aurait induit un résultat différent ; certes, Le Matin (24 mai) s’y déclare favorable, mais Le Siècle (25 mai) l’estime inutile : « En réalité, la femme vote, puisqu’elle fait voter l’homme. » C’est donc presque le suffrage masculin qu’il faudrait revendiquer !
Pour l’opposition, comment rebondir ?
53Bien sûr, les modérés et la droite ne tirent pas la même leçon de leur revers. Dès les résultats du premier tour connus, le centre droit ne cache pas son amertume. Ainsi, en Mayenne, un de ses chefs, Amédée Renault-Morlière, se trouve battu par le maire de Montenay, royaliste inavoué et, dans le Nord, le maire progressiste de Roubaix, l’industriel Eugène Motte, donné facilement vainqueur, échoue face à Jules Guesde : le « parti catholique » est accusé d’avoir favorisé la victoire du leader révolutionnaire ; en effet, Motte a refusé de prendre la tête de la protestation contre les inventaires effectués dans sa ville, et on le lui aurait fait « payer ». L’affaire fait grand bruit et Motte doit démentir cette supposition, sans que cela calme le jeu.
54Un peu tardivement, Le Journal des débats tance ses alliés. Le nationalisme ? La « masse du pays […] a vu avec défiance un parti qui semblait s’arroger le monopole du patriotisme » (et, pourrait-on ajouter, la conférence d’Algésiras, en diminuant la tension intereuropéenne, a calmé des inquiétudes). Les hommes de l’ALP ? Le « pays ne croit ni à la sincérité de leur républicanisme, ni à la pureté de leur libéralisme ». À son avis, « certains défenseurs de la liberté de conscience ne pensent qu’à la liberté de leur propre conscience » (22 mai). De façon générale, l’« émotion » suscitée par les inventaires s’est avérée « beaucoup moins profonde » que ne l’affirmaient ceux qui s’en sont emparés avec une « maladroite précipitation » (23 mai).
55Le Temps (22 mai) partage ce point de vue : l’opposition a engagé la bataille électorale sur le terrain clérical et « [i]l n’y eut jamais tactique plus détestable, ni méconnaissance plus complète du pays ». De fait, sa campagne, centrée sur le thème de la « persécution », est apparue décalée dans un contexte où la presse annonçait une prochaine assemblée des évêques, une première depuis la Révolution française. Les effets des libertés nouvelles (comme la nomination de nouveaux évêques par le seul pape) se faisaient immédiatement sentir alors que ceux liés à la perte d’officialité allaient être progressifs (pensions et allocations dégressives, logement des ministres du culte gratuits pendant cinq ans…).
56Reste que la droite dure limite les dégâts et les progressistes apparaissent comme les grands vaincus du scrutin. Méfiante à l’égard de leur alliance avec les diverses composantes de cette droite, une partie de leurs électeurs a préféré voter radical. Inversement, le centre droit n’a pas réussi à faire le plein des voix de l’opposition. Ses alliés ont jugé sa position trop timorée, voire paradoxale puisque, hier opposé à la loi, il était devenu globalement favorable à son application. Pourtant, son attitude présente une indéniable logique. Ribot l’a résumée en affirmant son « horreur » de la « guerre religieuse ». En 1905, selon lui, les conditions dans lesquelles s’opérait la séparation risquaient de conduire à une telle « guerre ». Ses amis et lui-même s’opposèrent à la loi, tout en contribuant à la libéraliser. La loi adoptée, et appliquée sans être durcie, le risque de « guerre » devenait le fait des catholiques intransigeants et Ribot ne pouvait les approuver.
57Cette attitude cohérente a permis aux deux camps d’infléchir la position du leader centriste en leur faveur. En 1905, le camp catholique a abondamment cité sa formule du « mensonge historique » pour contrer les propos rendant Pie X responsable de la rupture entre la France et le Saint-Siège. En 1906, son discours du 7 mars, placardé dans toutes les communes de France, se trouve, au contraire, utilisé par la gauche lors de la campagne électorale et cela le met en porte à faux à l’égard de la droite.
58Cette dernière hésite quant à l’attitude à adopter face aux progressistes. Dès les résultats du premier tour, les choses semblent claires : « Les modérés sont battus, et ce n’est plus sur eux qu’il faut désormais tabler pour l’œuvre de salut à laquelle nous les avions conviés » (Le Gaulois, 7 mai). D’ailleurs, n’ont-ils pas, dans les années 1880, contribué à la laïcisation de l’école, « cause principale de notre déroute » ? Pourtant, on n’a pas vraiment envie de rompre l’alliance et, si l’expérience leur a « ouvert les yeux », alors il faudra oublier « les défaillances passées, les capitulations inexpiables » pour mener, dans une « union plus étroite », de nouveaux combats (idem, 22 mai). La Croix (23 mai) campe sur une position analogue, et propose de choisir dès maintenant ceux qui porteront « le drapeau [commun] dans quatre ans », afin que les futurs candidats puissent multiplier les contacts avec le peuple « par des visites, par des services rendus ».
59En attendant, il va falloir « subir » une Chambre où les « collectivistes » voudront faire la loi. Et si jamais les radicaux parviennent à marginaliser leurs encombrants alliés et à gouverner seuls, alors l’Assemblée se montrera « avant tout anticléricale », avec comme objectifs le « monopole exclusif de l’enseignement » et la « révision de l’article 4 » de la loi de séparation (L’Écho de Paris, 13 mai). Ce sera alors « l’athéisme triomphant » (La Patrie, 23 mai). Face à de si graves dangers, L’Univers (22 mai) propose un audacieux changement de stratégie : centrer le programme sur les « intérêts matériels » des électeurs et proposer « d’abondantes réformes sociales ». Une fois parvenus au pouvoir, « nous renouerons avec Rome, […] sans demander d’abord au pays s’il le veut ou non ». C’est ainsi que les « sectaires » ont procédé pour « rompre » avec le Saint-Siège, et les élections ont montré la « docilité du suffrage universel devant le fait accompli ».
Si les femmes avaient voté ou si la Séparation avait été repoussée à 1906…
60Proposer un changement de programme revient à reconnaître que celui adopté n’était pas le bon. Le centre droit et la droite ne se sont pas montrés capables de dépasser les blessures ressenties sous les gouvernements de Waldeck-Rousseau et (surtout) de Combes. Aveuglés par la résistance aux inventaires, ils ont cru encore se trouver dans le temps de la « République irréductible » (Bouchet 2018) et ils ont effectué une campagne agressive, très polémique. Celle-ci correspondait à la situation de 1903-1904, beaucoup moins à celle du printemps 1906 où Clemenceau, en plein recentrage, et Briand, auquel ils avaient dû eux-mêmes parfois rendre hommage, se trouvaient au pouvoir. Le nationaliste Jules Delahaye (L’Autorité, 2 avril) qualifie le premier de « sous-Dreyfus » et le second de « sous-Rouvier ». Manifestement, ils ont été sous-estimés.
61Face à ses opposants, la gauche a su modérer son anticléricalisme, exploiter la division entre catholiques transigeants et intransigeants, centre droit et droite, représenter le camp de l’apaisement. Son argumentation consistait à dire : la loi étant votée et la pratique religieuse pouvant continuer « tranquillement », la « question religieuse » doit être close ; le temps est venu des réformes sociales dont la catastrophe de Courrières et ses suites montrent l’urgence. Ce discours a été compris par la majeure partie de l’électorat, uniquement masculin.
62Une histoire des possibles envisagerait que les femmes aient voté. Les stratégies familiales, notamment celles des ruraux, conjuguent souvent proximité et distance avec « les curés » : proximité pour pouvoir bénéficier des rites de passage (du baptême à l’enterrement, en passant par la première communion et le mariage) ; distance pour garder son « quant à soi » (et notamment pratiquer « l’amour à semence perdue » et ne pas devoir partager entre trop d’enfants les petites propriétés). Il existe alors une répartition genrée des rôles : aux femmes de gérer la proximité, aux hommes de prendre de la distance. Dès 1902, des journaux conservateurs comme Le Figaro (31 mars) estimaient que le vote des femmes défavoriserait l’anticléricalisme. Mais, par ailleurs, il est souvent aussi fait allusion à « la force de persuasion des femmes auprès de leurs maris » (Dumons & Molinet 2005 : 83).
63S’il existe, indéniablement, un militantisme catholique féminin (Della Sudda 2007), celui-ci n’est pas forcément majoritaire. Certes, les femmes pratiquent plus que les hommes, mais le stéréotype des anticléricaux de la « femme soumise » au clergé manifeste un préjugé tenace qui conduira le Sénat à s’opposer, dans l’entre-deux-guerres, au vote des femmes (Berstein 2014 : 215-246). Quel aurait été le résultat des élections si le suffrage avait été universel ? Faute de pouvoir répondre à cette question, il faut au moins la poser.
64Une autre histoire des possibles postulerait que Combes se soit accroché au pouvoir rendant très difficile, voire impossible, le dépôt d’un projet de séparation en mars 1905, puisque le gouvernement et la Commission ne campaient pas sur les mêmes positions. La proposition, à laquelle Briand lui-même semblait se rallier, de mettre la Séparation au cœur du programme électoral de 1906 aurait complètement changé la donne. Ce n’était plus alors la caution du fait accompli, avec le pape nommant seul les évêques et ceux-ci s’apprêtant librement à s’assembler, ce n’était plus le clergé demandant pensions et allocations au moment même où une résistance violente ébranlait l’ordre et la loi, mais une « aventure », un passage dans « l’inconnu » (termes récurrents en 1905), redouté par certains députés du Bloc eux-mêmes, que la gauche aurait alors proposé aux électeurs. Le centre et la droite auraient donc eu toute latitude pour agiter, avec succès, un chiffon rouge. Selon toute vraisemblance, les résultats des élections se seraient avérés différents : non seulement l’histoire de la Séparation, mais l’histoire politique de la France du xxe siècle, n’auraient pas été l’Histoire advenue.
Notes de bas de page
1Expression de C. Pelletan, dans un article désenchanté (Le Matin, 26 juin), regrettant de voir l’alliance électorale, qui a permis la victoire de la gauche, ne pas se prolonger après les élections.
2La majorité parlementaire a cru y parer en adoptant l’article 41 qui, renonçant à la mesure emblématique de consacrer l’argent économisé à de futures retraites ouvrières, répartit cette somme entre les communes, selon un calcul complexe. Mais, même si Briand annonce opportunément son application, cette disposition rencontre peu d’écho dans l’opinion publique. Le reliquat à partager s’élève, en 1906, à 8 millions, au vu des pensions et allocations versées. Il augmente ensuite progressivement.
3Il aurait voulu que le nouveau gouvernement prenne une mesure d’amnistie qui aurait bénéficié aux catholiques condamnés lors des heurts des inventaires et aux militants de gauche condamnés pour écrits antimilitaristes. Il n’obtient pas satisfaction.
4Chiffres rectifiés (JO Ch. 1906 : 1303) ; 305/197 annoncé en séance.
5Le vert est la couleur de l’uniforme des membres de l’Académie. Outre les noms déjà mentionnés, on trouve parmi les signataires les Académiciens E. Rousse, P. Thureau-Dangin, A. Vandal, E.-M. de Vogüé (mais pas le comte d’Haussonville), les membres de l’Institut de France A. de Lapparent, A. Leroy-Beaulieu, G. Picot, É. Senart ainsi que l’écrivain G. Goyau et le juriste R. Saleilles.
6Façon discrète d’indiquer que, malgré les dires de certains manifestants, pour le moment, ce n’est pas le cas et la formation d’associations cultuelles éviterait que cela le devienne.
7« Croire ce que nous voulons » : cette formulation, marquée d’individualisme religieux, n’a pas dû plaire au Vatican !
8Voir le chapitre 8.
9Quelques nationalistes (Congy, Lepelletier, Roche, Tournade…) et des « dissidents » du Bloc (Bos, de Lanessan, Lockroy, Loque, Malizard, Maret…) ont voté la séparation et, excepté Lockroy, ils seront battus par des candidats de gauche. Inversement, quelques radicaux qui avaient voté contre la séparation (Clament en Gironde, Morel dans le Pas-de-Calais…) seront élus contre des candidats de droite (en revanche, dans le Tarn, le radical anti-séparatiste Compayré aura face à lui un candidat radical-
socialiste, et un candidat progressiste sera élu).
10L’ouvrage de J. Guiraud, La Séparation et les élections (1906), manifeste l’ambivalence des catholiques envers les progressistes : l’auteur les accuse de s’être montrés, à plusieurs reprises, les « complices de la majorité ministérielle » dans la fabrication de la séparation, mais il prône, cependant, l’union de la droite avec eux.
11Parfois, comme à Bordeaux, on placarde une affiche sur la porte de l’église indiquant : « Cette église sera fermée si… »
12Des catholiques se montrent partagés : ils veulent ménager un allié mais sans pouvoir soutenir ses positions. Ainsi F. Veuillot (L’Univers, 6 avril) loue le discours de Ribot, « parfait équilibre entre la critique et le programme », sauf sur la séparation où « l’excellent orateur […] manque un peu de clairvoyance et d’exactitude ». Propos euphémisés, mais clairs.
13Cet engagement va de pair avec le soutien à des candidats progressistes non catholiques : en effet, « dans la lutte engagée » face au Bloc, les caractéristiques personnelles des candidats « disparaissent presque pour laisser en présence les politiques si différentes qu’ils représentent » (La Croix, 19 avril). Mais la position du quotidien n’incite guère à accepter leur programme quant à la séparation.
14L’interprétation donnée par le quotidien tire la loi dans le sens le plus restrictif possible : ainsi les mesures de police des cultes annihileraient le principe de leur « libre exercice », la conformité des cultuelles avec les règles générales de leur culte serait supprimée par la nécessité d’assemblées générales de ces associations, les cas prévus de désaffectation des églises ne seraient pas l’exception mais deviendraient la règle, etc.
15Se montrant, sur ce point, gallican, Briand a défendu la position inverse : il voulait « permettre aux petites paroisses de subsister et [de] sauvegarder leur personnalité contre toute entreprise de l’évêque » (cité par Méjan 1959 : 225).
16Cela peut concerner des chapelles catholiques et des biens appartenant aux Églises protestantes déjà séparées de l’État, c’est pourquoi, sans surprise, on trouve des députés protestants de diverses tendances (Réville, Sibille, Siegfried…) parmi les auteurs de l’amendement.
17Cornilleau 1926 : 145.
18La Chambre comprenait 591 députés, mais le dépouillement en Guyane était retardé et les élections pour les 2 sièges de La Réunion se trouvaient reportées à la fin mai.
19Manquent : les résultats (disputés) des 3 circonscriptions de l’Aveyron, des Indes françaises, de la 2e circonscription de la Martinique et des 2 circonscriptions de La Réunion (cf. la note précédente).
20Ainsi, dans le Cantal, S. de Castellane, centriste, et C. Bos, radical « dissident », sont éliminés par des radicaux ; le centre gauche F. Jumel (Landes) doit s’incliner devant un radical-socialiste ; dans le Nord, le centre gauche F. Debève et les radicaux A. Castiau et F. Lepez cèdent leur place à des socialistes unifiés. En Lozère, où les heurts furent nombreux, un maire révoqué tente sa chance à Florac : en vain.
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