Chapitre premier. Les catholiques doivent-ils « jouer à la persécution » ?
p. 33-60
Texte intégral
1Le 1er janvier 19061, le régime du Concordat et des cultes reconnus n’existe plus : les Églises sont séparées de l’État, même si l’année 1906 constitue une année de transition. Dans les milieux catholiques, une plaisanterie circule : un paysan illettré signe d’une croix les pétitions du Bloc. Son député radical lui explique que cela ne va plus être possible. Le paysan rétorque : « Dans ce cas, je ne pourrais plus vous donner ma signature, je ne sais pas dessiner une guillotine. » Cette boutade apparaît révélatrice d’un état d’esprit, corroboré par d’autres anecdotes. Ainsi, selon un ouï-dire, le maire de Rennes, Eugène Pinault, recevant le personnel de l’enseignement primaire pour les vœux du jour de l’An, déclare : « Je prie Dieu de bénir votre œuvre… Sapristi ! j’oubliais que Dieu n’existe plus depuis le 1er janvier 1906 ! »
2Ces propos propagent l’idée que la séparation inaugure une ère de « persécution* légale », selon l’expression de l’évêque de Périgueux, Mgr Delamaire, et réduit les catholiques en « esclavage », comme l’indique l’archevêque de Rennes, Mgr Labouré. Des prélats, tels les archevêques de Bourges, Cambrai, Chambéry, Rennes, les évêques de Châlons, Montauban, Moulins, Saint-Brieuc, Sens, Troyes, etc., décrètent le 1er janvier 1906 « jour de deuil ». Ils invitent les fidèles à supprimer les « fêtes mondaines », comme ils le feraient en cas de décès familial, et à verser les économies réalisées aux futures caisses épiscopales pour l’entretien du culte (La Croix, 24 décembre). Des « caisses épiscopales » : tout en affirmant être privés par la loi de leur autorité, ces évêques comptent profiter de la séparation pour se réserver la répartition de l’argent, nerf de la guerre !
3Certains prélats, tels ceux de Coutances, du Mans, de Meaux, de Nantes, de Saint-Dié… suppriment le Domine salvam fac rempublicam, la prière pour la République. Néanmoins, d’autres, comme ceux d’Amiens, de Troyes ou Mgr Fuzet, archevêque de Rouen au républicanisme revendiqué, font toujours entonner ce chant. Il retentit à l’église Saint-Louis des Français à Rome, ce qui signifie que Pie X n’a pas souhaité l’abolir. En fait, écrit un juriste catholique, « la loi de 1905 nous a jetés en pleine nouveauté » (Saleilles 1906 : 848).
4Chacun avance dans l’inconnu, des tâtonnements apparaissent inévitables. Un règlement d’administration publique (RAP) doit d’ailleurs préciser l’application de la loi dans la métropole (article 43) et certains catholiques craignent une interprétation restrictive. Une commission extraparlementaire s’y attelle. Présidée par le ministre des Cultes, Bienvenu-Martin, assisté du vice-président du Conseil d’État, Georges Coulon, elle comprend les présidents et rapporteurs des commissions parlementaires (Buisson, Briand, Vallé, Lecomte) et l’ancien directeur des Cultes, Charles Dumay, très gallican. Violette Méjan (1959 : 212-248) a minutieusement étudié ses travaux. Le 28 décembre, les cinq cardinaux se réunissent à Paris et, s’ils n’indiquent pas le résultat de leurs réflexions, selon la presse, ils seraient plutôt d’avis de se conformer à la loi.
Gains de liberté, perte d’officialité
5La loi apporte un gain de liberté et induit une perte d’officialité. Son Titre premier proclame la liberté de conscience et le libre exercice des cultes (article premier), met fin au régime des « cultes reconnus » (le culte catholique, deux cultes protestants – luthérien et réformé – et le culte israélite2) et supprime le budget des cultes (article 2). Le 1er janvier, deux actes symbolisent ces changements.
6Le premier concerne le gain de liberté. L’archevêque de Paris, Mgr Richard, nomme l’abbé Féchoz curé de Sainte-Marguerite. Jusqu’alors, cette cure devait recevoir l’aval du pouvoir et un précédent candidat de l’archevêché n’avait pas pu être titularisé, faute d’un accord. Même le quotidien monarchiste Le Gaulois (1er janvier) salue cette « liberté nouvelle », tout en estimant que la séparation impliquera une « vie d’enfer » pour la pratique religieuse (19 décembre). Du côté des protestants, les réformés évangéliques tiennent un synode à Orléans (9 au 16 janvier 1906) et s’organisent de façon indépendante des réformés libéraux, avec lesquels des divergences théologiques les séparent. Cette désunion sonne le glas des espérances, un peu utopiques, de ceux pour qui le protestantisme allait recevoir l’apport de catholiques désireux de rompre avec Rome.
7Le second symbolise la perte d’officialité. Jusqu’à présent, lors de la cérémonie des vœux, le président de la République se trouvait entouré des cardinaux et il recevait les représentants des autres cultes reconnus. La fin de toute reconnaissance officielle de la religion se marque maintenant par l’absence de dignitaires religieux dans ce cérémonial républicain. Parfois, il faudra un certain temps pour mettre en œuvre cette privatisation de la religion : ainsi, en mai 1906, le clergé conservera un statut officiel lors la commémoration de Jeanne d’Arc à Orléans, qu’il perdra en 1907.
Des libertés nouvelles
8Pour la première fois, une loi française proclame : « La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes3 sous les seules restrictions édictées [par la loi elle-même] dans l’intérêt de l’ordre public. » Cet énoncé rompt avec la formulation individualiste restrictive de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leurs manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la loi4. » C’est une nouveauté : les projets de loi des gouvernements Combes et Rouvier n’invoquent pas la liberté de conscience. La Commission a dû mener un triple combat : mentionner la liberté de conscience, faire figurer dans la loi les verbes « assurer » et « garantir », indiquant un engagement de la République, et mettre cet article au début de la loi.
9Briand (1905 : 266) insiste sur ce dernier aspect : « Le juge saura, grâce à l’article placé en tête de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou de doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur. » Bienvenu-Martin confirme cette interprétation : le gouvernement se considère comme « impérieusement obligé à respecter la liberté de conscience de tous les citoyens, des fonctionnaires et des militaires comme de tous les autres » (Sénat, 20 novembre 1905 : JO S. 1414). Moins d’un an après « l’affaire des fiches », cette précision n’apparaît pas inutile !
10La loi tire les conséquences pratiques du « libre exercice des cultes » : elle abroge les articles organiques des cultes catholique et protestant, dont beaucoup de dispositions en constituaient des « entraves » (Réville & Armbruster 1906 : 35), et les articles du Code pénal impliquant les ministres du culte. Ainsi, une autorisation gouvernementale s’avérait nécessaire pour lire publiquement ou publier des documents provenant du Vatican ou d’un synode étranger ; désormais, « les ecclésiastiques pourront écrire et dire en chaire ce qu’ils voudront » (Dansette 1951 : 349 sq.). De même, se tiendront sans autorisation préalable des assemblées épiscopales (aucun gouvernement, même ceux considérés comme « cléricaux », ne les avait permises) ou des synodes (un seul autorisé pour l’Église réformée, en 1872). Les critiques à l’égard de l’autorité publique, dans des discours ou écrits pastoraux, ne constituent plus un délit ; il en est de même de la correspondance des ministres du culte avec les puissances étrangères. L’obligation de prier pour le gouvernement et le chef de l’État n’a plus court.
11Il ne faudra plus demander une autorisation administrative pour l’ouverture d’un local servant à un culte ou pour l’érection d’édifices consacrés au culte. Les « processions et autres manifestations extérieures » du culte catholique deviennent licites dans les villes où se trouvent des édifices d’autres cultes. L’incompatibilité du ministère ecclésiastique avec certaines fonctions, comme celle de juré, et l’inéligibilité à des mandats électifs5, disparaît.
12À la commission sur le règlement d’administration publique (RAP), Dumay plaide pour que le pouvoir se réserve un droit d’exequatur, d’opposition à la nomination des évêques. Mais, comme Briand l’avait annoncé (« L’État n’a pas à s’immiscer dans les affaires de l’Église et à lui imposer le choix de ses ministres » [JO Ch., 15 mai 1905 : 1712]), le gouvernement estime cette disposition contraire à la Séparation. En rupture avec des siècles de gallicanisme, la désignation des évêques relève désormais du ressort exclusif du pape. La Croix (28 janvier) exprime sa « satisfaction ». En revanche, selon Le Journal des débats (même jour), quotidien de centre droit, l’État se dépouille « d’une de ses plus précieuses attributions » avec une « imprudence aveugle ». En 1905, le leader progressiste Alexandre Ribot avait insisté sur un danger : les évêques, qui seront nommés demain par le pape, ne seront peut-être pas issus du « clergé français » (JO Ch. 1905 : 283). Il touchait là une corde sensible chez des députés de centre gauche gallicans et des radicaux anticléricaux. La mémoire collective a oublié l’importance de cette crainte républicaine alors largement partagée.
La liberté ne saurait être absolue
13Le culte public se tiendra dans des locaux appartenant ou mis à la disposition d’associations cultuelles, composées de sept à vingt-cinq personnes (hommes ou femmes) suivant la taille de la commune, et dont la loi précise le fonctionnement (le culte privé est totalement libre). Ces associations se verront transmettre les biens des EPC et auront la dévolution, pour une durée indéfinie, des édifices de leur culte qui « sont et demeurent » propriété publique (article 12 de la loi), soit 34 872 cathédrales, églises et chapelles, 493 temples et 9 synagogues (cf. Poulat 2003 : 175). Elles devront se conformer « aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice » (article 4). Cette clause constitue une garantie importante donnée aux ex-cultes reconnus (l’« organisation générale » est celle existant en 1905), et spécialement à l’Église catholique « romaine » (ce dernier adjectif fera florès dans les décisions des tribunaux) qui craint le développement de « schismes ». Selon l’article 8, le Conseil d’État tranchera en cas de conflit entre associations cultuelles concurrentes6.
14En outre, les nécessités de l’ordre public, les aspects propres à la profession de ministre du culte, la crainte d’un militantisme politique catholique et le souci d’une égale liberté de conscience induisent une « police des cultes ». Celle-ci interdit de tenir des « réunions politiques » dans des locaux servant à l’exercice public d’un culte, ou de faire élever ou apposer des emblèmes religieux sur les monuments publics. Les ministres du culte ne peuvent dispenser l’enseignement religieux aux enfants inscrits dans les écoles publiques pendant leurs heures de classe ; ils ne peuvent pas procéder à un mariage religieux avant le mariage civil ou recevoir des dons ou legs de malades qu’ils auraient assistés. Le droit commun s’applique si l’un d’eux se rend coupable de délits d’injure ou de diffamation. Cependant, si cette infraction se trouve commise dans les lieux où s’exerce le culte public, par dérogation à la règle générale, ce n’est pas la cour d’assises, mais le tribunal correctionnel qui devient compétent7. Le parquet poursuit la provocation directe d’un ministre du culte « à résister à l’exécution des lois », aux actes légaux de l’autorité civile ou « à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres ». En cas de condamnation, l’association sera « civilement responsable ».
15Sont punissables, enfin, les entraves à la liberté de conscience (pressions abusives à pratiquer ou à s’abstenir de pratiquer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais du culte) par voies de fait, violences ou menaces (concernant la perte d’un emploi ou le risque d’un dommage concernant une personne, sa famille ou sa fortune). De même, les entraves au libre exercice des cultes, « par des troubles ou des désordres causés dans le local servant à ces exercices », constituent un délit et cette disposition se révélera essentielle dans l’application de la loi.
La fin du « service public » des cultes
16La perte d’officialité des cultes découle de l’article 2, où il est mentionné : « La République ne reconnaît aucun culte. » Lors de la Commission, le député de l’ALP André Ballande estima cette formulation contraire à la garantie du libre exercice des cultes. Briand répliqua qu’il s’agissait seulement de mettre fin à tout « caractère officiel » des « cultes reconnus ». Il proposa d’expliciter cette formule en précisant : « ne reconnaît officiellement aucun culte ». Mais la discussion dévia et on oublia cet ajout. Lors des débats parlementaires, un député trouva l’énoncé « équivoque », pouvant faire croire à une « déclaration d’athéisme ». Bienvenu-Martin expliqua qu’il s’agissait de « la neutralité de l’État en matière confessionnelle » (JO Ch., 12 avril 1905 : 1354 sqq.). La formulation resta telle quelle.
17Cet énoncé peu clair pèse aujourd’hui sur la représentation sociale de la laïcité en France, aussi bien dans l’Hexagone qu’ailleurs. Outre l’ambiguïté de la formule, des acteurs, et même des historiens, utilisent l’expression de « séparation de l’Église et de l’État »8 : en substituant le singulier au pluriel, ils relèguent dans un angle mort l’existence d’un régime pluraliste de « cultes reconnus » avant 1905. Implicitement, ils modifient donc la signification du verbe « reconnaître » en lui enlevant son sens technique (abolition desdits « cultes reconnus ») au profit d’une acception plus large. Celle-ci propage l’idée, erronée, que la laïcité, en France, implique l’ignorance des religions. Or, si la puissance publique n’a plus de devoir envers la religion elle-même, elle se doit d’assurer la liberté de conscience (incluant la liberté religieuse).
18Diverses mesures laïcisatrices ont déjà été adoptées dans les années 1880 (laïcisation de l’école publique, des cimetières, rétablissement du divorce, suppression des prières publiques au début des sessions parlementaires…). La dénonciation du Concordat et l’abolition des articles organiques y ajoutent la fin du « service public des cultes » et la disparition, un an après la promulgation de la loi, des établissements publics du culte (EPC), remplacés par les associations cultuelles, de droit privé. Dans les diverses cérémonies publiques, les règles de préséance en faveur des ministres des cultes sont supprimées, tout comme des exemptions du droit commun en matière de procédure, d’impôts, de réquisition militaire (sauf dispenses), de franchise postale et d’exercice de la médecine. Le droit commun prévaut s‘il se produit des outrages contre les objets cultuels, des propos diffamatoires ou des violences contre les ministres du culte.
19Néanmoins, pas plus que la liberté, la non-officialité ne s’avère absolue. Une dérogation importante maintient « les dispositions légales aux jours actuellement fériés », incluant diverses fêtes catholiques. L’interdiction d’enlever les emblèmes religieux (calvaires…) existant déjà dans l’espace public va dans le même sens. Enfin, la formule du serment « devant Dieu et devant les hommes » que doit prêter un juré n’est pas abrogée.
La fin du financement public des cultes et ses dérogations
20Conséquence de la suppression de toute officialité religieuse, l’article 2 précise : « La République […] ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Les dépenses concernées sont principalement des traitements versés par l’État aux ministres des ex-cultes reconnus. Selon l’Église catholique, une indemnité est due à perpétuité au clergé catholique à cause de la mise « à la disposition de la Nation » des biens ecclésiastiques, par le décret du 2 novembre 1789. Les articles 13 (acceptation de l’aliénation de ces biens par le pape) et 14 (traitement du clergé catholique) du Concordat, considérés comme un tout indissociable, l’auraient consacrée (Crouzil 1904 : 44 sqq.). Les républicains, eux, rattachent ces salaires à l’instauration, en 1802, d’un « service public » des cultes (Leniaud 1988 : 27). Cette année-là, font-ils remarquer, les pasteurs ont eu également droit à un salaire, et la mesure fut étendue aux rabbins, en 1831. Outre la suppression des traitements, la loi interdit aux associations cultuelles de recevoir des subventions de l’État, des départements et des communes, sauf pour la réparation d’édifices classés.
21Cependant, des mesures transitoires de pensions et d’allocations amèneront à une diminution très progressive du financement de l’État. Les salaires des ministres des cultes reconnus s’élèvent, en 1905, à environ 37,5 millions de francs (sur un budget total d’environ 41,3 millions de francs). L’administration prévoit des dépenses d’environ 29,5 millions de francs en 1906, 15,5 millions en 1910, 7,5 millions en 1915, 6 millions en 1920, et 1,5 million en 1930 (Réville & Armbruster 1906 : 44). Les sommes rendues disponibles seront réparties entre les communes. Autre mesure transitoire, la gratuité des presbytères où logent des ministres des ex-cultes reconnus subsiste pendant cinq ans (deux ans pour les palais épiscopaux).
22Une restriction est faite au principe du non-financement : pour « assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons », des dépenses « pourront […] être inscrites » dans les budgets publics. Certes, le « pourront » indique une possibilité, non une obligation ; il n’empêche, la suprématie de l’article premier sur l’article 2 est énoncée, et le « tels que » signifie que la liste n’est pas limitative. Selon les explications données au Sénat, les écoles primaires publiques en sont exclues, mais la marine et les « armées en campagnes » peuvent s’y trouver incluses.
23Liberté et non-officialité constituent les deux faces d’une même médaille. En témoigne la décision concernant le port du costume ecclésiastique : l’article 259 du Code pénal ne s’applique plus à ceux qui s’en vêtiraient de façon usurpée aux yeux des autorités ecclésiales (voilà pour la perte d’officialité) ; cet habit peut être revêtu en tout lieu, aucune autorité (notamment un maire) ne pourra le proscrire, l’amendement demandant son interdiction hors des lieux de culte ayant été rejeté (voilà pour la liberté). En régime de séparation, indique Briand, le « costume [ecclésiastique] n’existe plus […] avec son caractère officiel », mais ce serait encourir les reproches « d’intolérance » et même de « ridicule » que « de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté […], imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements ». Pour l’État laïque, la soutane devient un « vêtement comme un autre » (JO Ch., 26 juin 1905 : 2480).
Des réactions diverses
24Les différents acteurs perçoivent ces dispositions de façon divergente. Pour certains, à gauche, la loi maintient des « privilèges » religieux ; pour d’autres, à droite, elle apparaît « injuste » et « spoliatrice ». Cependant, votée, elle s’impose à tous. D’une manière générale, les libres-penseurs en prennent leur parti, ne parlent plus de la « modifier », demandent seulement son application intégrale. Malgré leur accord majoritaire avec le principe de Séparation, protestants et israélites manifestent moins d’enthousiasme que ne le prétend le récit mémoriel légendaire. Certains redoutent la perte progressive d’une rétribution pour les pasteurs et les rabbins, souvent pères de nombreux enfants à une époque où les femmes se trouvent, en général, cantonnées à un travail domestique non rémunéré. D’autres craignent une patrimonialisation de la religion, avantageant de fait le catholicisme.
25Néanmoins, dans ces milieux-là, personne ne songe à désobéir à la loi. Ainsi, au sein du protestantisme, si beaucoup de réformés s’y montrent favorables, tel n’est pas le cas d’une majorité de luthériens, affaiblis par la perte de l’Alsace-Lorraine et à la théologie plus conservatrice. Pourtant leur Église anticipe, dès 1903, les conséquences du futur régime et, après le vote de la loi, elle s’y adapte de façon stricte. Bien des réformés saluent, eux, la date du 1er janvier 1906 comme « une aube qui annonce le grand jour » ; certains ajoutent, cependant, « [a]ucun renouvellement ne se fait sans dépouillement. Aucune naissance n’a lieu sans douleur » (La Vie nouvelle, 30 décembre, cf. Sabatier 1906 : 177).
26La séparation des Églises avec l’État est surtout perçue comme un « divorce » entre l’État et le catholicisme et chacun attend les réactions des catholiques. Rien n’est joué à l’avance et les raisons de la dénoncer comme celles de l’accepter ne manquent pas.
27Dénoncer la loi, car la Séparation apparaît comme une nouvelle étape de la radicalisation du conflit de deux France9. D’ailleurs, la lutte anticongréganiste reste toujours d’actualité : La Croix (26 janvier) proteste contre les expulsions de religieuses des Maisons centrales de Rennes et de Montpellier. Certes, depuis le départ de Combes, le rythme des fermetures se ralentit « très nettement » (Delpal 2005 : 76 sq.). Mais, remarquent les contemporains, celles-ci se poursuivent. En outre, une guérilla scolaire continue : ainsi, La Croix (27 janvier) s’indigne de « l’immoralité » d’un instituteur de l’école laïque qui, à Montertelot (Morbihan), met en péril « l’âme » des enfants en enlevant les cloisons séparant les classes des garçons et celles des filles10. Bref, un mur de méfiance (métaphore analogue à celle du plafond de verre) constitue une réalité pesante.
28Pourtant, Léon XIII n’a pas condamné la loi de 1882 laïcisant l’école publique et la plupart des ministres du culte catholique l’appliquent, en donnant le catéchisme en dehors des heures de classe. Or, la loi de séparation, quelle que soit la vigueur des critiques faites, n’étrangle pas l’Église catholique, et même (cela est reconnu du bout de la plume) lui confère certains « avantages ». Préparée par une commission où « blocards » et « anti-blocards » ont, le plus souvent, travaillé ensemble, elle a été adoptée par une majorité incluant des dissidents du combisme, voire quelques-uns de ses adversaires, comme le progressiste Paul Deschanel (Billard 2022). Lors de la séance finale du 3 juillet, ce dernier l’a louée tandis que des orateurs de gauche l’ont attaquée. Plus encore, plusieurs de ses dispositions ont été adoptées avec l’apport de voix de centre droit et de droite.
29Ceci s’est effectué de trois manières. Certains votes positifs sont issus d’une alliance entre l’opposition concordataire et la mouvance briandiste, allant de députés du centre gauche aux socialistes jauressiens en passant par une minorité de radicaux (l’ajout de l’article 4, l’échec de l’article 6 bis, le refus de l’amendement sur la soutane…) ; d’autres ont bénéficié d’une acceptation implicite de Briand, officiellement contre (proposition Flandin qui va induire l’article 13 portant sur la dévolution gratuite et indéfinie des édifices du culte, votée, finalement, par la très large majorité de 523 contre 37 voix, article 27 sur les processions…) ; d’autres, enfin, résultent de ce que j’ai appelé la « majorité Sibille », allant de la droite à des députés de centre gauche (ajout final de l’article 2, fin de l’article 4…).
30Au final, trois non possumus de l’Église catholique (ignorer totalement sa structure hiérarchique ; fixer un prix de location pour les églises et limiter à dix ans leur dévolution obligatoire ; continuer l’intervention de l’État dans la nomination des évêques) ont été respectés. Pourquoi ne pas continuer sur la lancée et effectuer une alliance implicite entre des séparatistes conciliateurs et des concordataires raisonnables pour que l’application de la loi soit « libérale », selon la promesse de Briand ?
31Que Rouvier, personnage rassurant pour l’opposition, soit le chef du gouvernement, et que Combes ait échoué à être élu membre de la Commission sénatoriale sur la séparation, vont dans ce sens. Bref, face au discours dominant de la « spoliation », il avait existé, en 1905, une petite musique rythmée par l’expression « améliorer la loi » et celle-ci pouvait être continuée par la formule « libéraliser son application », faire en sorte qu’elle concrétise les libertés nouvelles induites par la suppression des articles organiques (aussi « unilatéraux » que la loi de 1905) et ne reprenne pas d’une main (par le RAP) ce que la loi a concédé de l’autre. Le philosophe Georges Fonsegrive (La Quinzaine, 16 décembre) lance l’expression d’« essai loyal » de la séparation, formule reprise par l’hebdomadaire catholique libéral Demain (Sardella 2011 : 160). Sera-t-il entendu et suivi ?
Mun combat « l’essai loyal de l’apostasie »
32Inversement, le 17 décembre, Albert de Mun (Coquet 2019) prononce un vibrant discours au congrès de l’ALP (Mun 1906 : 290-295). D’après lui, la loi de 1905 s’avère « plus odieuse » encore que la Constitution civile du clergé de 1790 : « Celle-ci était le schisme, celle-là est l’apostasie11. » Contredisant Georges Fonsegrive, le comte refuse « l’essai loyal de l’apostasie ; […] de la haine contre Dieu ». La « prétendue séparation, ajoute-t-il, est fatalement destinée à sombrer dans la violence ». Après avoir attaqué Jaurès, qui « se rit d’avance de la papauté et de ses forces déclinantes », Mun affirme « regarder sans trembler » la perspective d’une « persécution » (consécutive au refus de la loi), car subir cette injustice peut devenir « une nécessité dans ces temps déshabitués des choses héroïques ».
33Ce discours, typique de propos tenus dans ce genre de manifestation, déclenche, selon le compte rendu, de « [l]ongs applaudissements : toute l’assistance est debout et frémissante ». L’emphase correspond bien au caractère de Mun mais ce dernier verse d’autant plus dans l’inflation discursive qu’il doit se dédouaner de son attitude passée (il a voté l’article 4). Plusieurs raisons expliquent son changement de stratégie. D’abord, tant que la loi n’était pas adoptée, toute concession se trouvait bonne à prendre. Ensuite, Mun a espéré faire échouer la Séparation, en profitant du dissensus entre « républicains ». Enfin, le congrès de l’ALP se situe dans l’optique des prochaines élections législatives, il s’avère donc important de galvaniser les troupes, de jouer le conflit frontal en un temps de pré-campagne électorale.
34Cependant, réagissant à sa mise en cause, Jaurès note une contradiction chez son collègue. Celui-ci, après avoir déclaré : ce n’est pas ce fallacieux « essai loyal […], soyez-en sûrs, que le pape nous demandera », a ajouté le mantra obligé des catholiques s’exprimant publiquement : « Mais qu’il nous ordonne d’ignorer la loi, […] ou qu’il nous commande de la subir, dès qu’il aura parlé, il sera obéi par tous les catholiques. » Le leader socialiste estime, non sans raison, que Mun adresse à Pie X « une sorte de sommation » et « tente de dicter la déclaration du pape », avant d’affirmer « s’incliner devant elle » (L’Humanité, 19 décembre).
Faire pression sur un pape silencieux
35Jaurès appuie là où cela fait mal. À l’aube de la nouvelle année, Pie X s’enfonce dans un mutisme qui embarrasse bien des catholiques12. Pourtant, le texte de la loi a été adopté dès le 3 juillet par la Chambre et la commission sénatoriale a annoncé ne rien y changer. Le Vatican sait donc depuis longtemps à quoi s’en tenir. L’ancien secrétaire du nonce, Mgr Montagnini, resté à Paris, l’informe régulièrement de l’évolution de la situation (Montagnini 1908). Or, la Commission romaine chargée de suivre les affaires de la France s’est réunie chaque semaine. N’a-t-elle proposé au pape aucun avis sur la question ?
36Selon la presse, le pontife attend la parution du RAP pour s’exprimer. Mais, observe le très concordataire Journal des débats (13 décembre), si « la loi lui avait paru […] irrémédiablement mauvaise, le Pape n’aurait pas remis ses déterminations à plus tard ». Les militants du refus craignent donc un verdict défavorable à leur cause, même si les supérieurs de congrégations, reçus à Rome, tel le père Bailly, incitent Pie X à ne rien céder – les évêques, selon L’Écho de Paris (12 décembre), se partageant « en nombre à peu près égal entre partisans de la résistance et de la soumission »13.
37Il s’avère donc essentiel, pour ces militants, de présenter la loi, entreprise par « Combes-Caïphe » et promulguée par « Loubet-Pilate », d’une manière telle que son acceptation apparaisse comme une trahison. Dans La Croix et les Croix de province, L’Univers, Le Gaulois, L’Écho de Paris…, des prises de position abondent dans ce sens. Faute de pouvoir s’appuyer sur une déclaration du pape, on rappelle la lettre envoyée au président de la République par les cardinaux français en mars 1905. Elle déclare la loi « schismatique », car celle-ci instaure des associations cultuelles autonomes à l’égard de la hiérarchie. Mais, en citant cette lettre, ces articles ne prennent pas en compte la modification de l’article 4, effectuée en avril, précisément pour calmer une telle inquiétude. Et, parfois, un autre son de cloche se fait lui aussi entendre : « L’Église » peut « prospérer sans aucun secours de l’État » si ce dernier lui « laisse la liberté ». La liberté ? « Nous l’aurons », sinon « [n]ous la prendrons » et [d]ans vingt ans sans doute nous bénirons Dieu d’avoir permis […] que, par un crime national devenu une faute heureuse – felix culpa –, on ait brisé nos chaînes concordataires » (La Croix, 12 décembre).
38Cependant, des intransigeants diffusent de fausses rumeurs (on va « fermer Lourdes »), et emploient des termes dégradants, comme celui de « soumissionnistes », censé qualifier des « successeurs des [faux] prêtres assermentés de la Révolution ». Ils interprètent des articles de la loi de façon divergente de l’état d’esprit qui a présidé à leur vote. Ainsi, selon l’article 13, les associations, auxquelles l’usage des églises va être dévolu gratuitement, devront y effectuer les réparations indispensables, et cette disposition devient le cheval de Troie permettant de parvenir au but réel de la loi : leur fermeture. Ne serait-ce qu’à Paris, il faudrait entreprendre pour un 1,3 million de francs de travaux. Si ce chiffre n’est sans doute pas faux14, il faut prendre en compte l’échelonnement des charges et le fait que les biens des EPC vont donner des revenus annuels évalués, suivant les sources, entre 7 et 18 millions de francs.
Des évêques : ignorons la loi
39Tout en affirmant leur soumission à la future décision pontificale, plusieurs prélats partagent la position de ces catholiques. Selon l’évêque de Marseille, Mgr Andrieu (nommé cardinal en 1907), les auteurs de la séparation ne « désarmeront pas » dans leur « haine contre la religion » (Le Figaro, 11 décembre). La loi est une « guillotine sèche », mettant en œuvre une stratégie décidée par un convent maçonnique de 1820, tournant le dos à la « guillotine active » de la Terreur car « le sang versé fructifiait ». Son application va se révéler persécutrice (les églises seront livrées à « un culte maçonnique »), il faut donc prendre les devants, thème récurrent de nombreux discours.
40À la question « Peut-on résister à une loi ? », Mgr Andrieu réplique : « On ne lui résiste pas, on l’ignore. » La loi fixe un délai d’un an pour la formation des associations cultuelles. Aucune ne doit être créée et, fin 1906, « toute formalité ayant été négligée, nous attendrons l’expulsion manu militari ». Le catholicisme sera plus fort lorsque des évêques se trouveront « en prison ». C’est d’ailleurs ainsi, ajoute le prélat, qu’en Allemagne la religion catholique l’a emporté lors du Kulturkampf. Ce précédent sera souvent invoqué et cette stratégie s’inscrit – dixit le prélat – dans une vision pessimiste de l’avenir de la France : « L’école sans Dieu, la mauvaise presse qui flatte les grossiers appétits et le suffrage universel, qui les introduits dans la nation, [y] auront supprimé toute autorité. »
41L’évêque de Quimper, Mgr Dubillard, développe une argumentation analogue : la loi votée réglemente les cultuelles, mais si, dans un an, il n’en existe pas, les portes de l’église seront scellées et le prêtre dira aux fidèles : « Le gouvernement […] vous empêche d’entendre la messe », on va s’« arranger au mieux » et il louera « une grange ». Le conseil municipal portera alors la responsabilité « d’avoir par la force empêché l’exercice normal du culte qui est celui de la majorité » (Le Gaulois, 19 décembre).
42Mgrs de Cabrière (Montpellier), Turinaz (Nancy), Delamaire (Périgueux), etc., tiennent des propos analogues. Évêque d’Angers, Mgr Rumeau envisage, dans une adresse au clergé, « les condamnations, les amendes, la prison, l’exil peut-être et même la mort [sic !] », car « tous ces excès deviennent possibles quand c’est l’esprit révolutionnaire qui prévaut chez un peuple » (cité par Le Siècle, 21 décembre). Dans La Semaine religieuse du diocèse de Cambrai, son propriétaire, Mgr Delassus, après avoir appelé de ses vœux un non possumus de Pie X, affirme qu’une « résistance passive pourrait être commencée légitimement avant que le Pape ne parle ». Cette perspective vise donc à influencer Pie X dans le sens d’un refus, à créer une situation où, face à une loi inappliquée, le pouvoir politique et l’autorité locale prendraient des mesures répressives. L’opinion serait alors prise à témoin et l’annonce de la « persécution » deviendrait une prophétie autoréalisatrice.
43Certains prélats eux-mêmes affirment donc, dès le vote de la loi, qu’il ne faut pas s’y conformer. Ils ne représentent sans doute pas un courant majoritaire au sein de l’épiscopat. Mais, comme le note Le Journal des débats (26 décembre) : « Parmi les évêques, les plus prudents se taisent, et les autres sont presque seuls à parler. » Une rumeur prétend que, comme lors de la signature du Concordat, Pie X va exiger des prélats une démission collective et renommera qui il voudra. Il est difficile de savoir si des membres de l’épiscopat l’ont prise au sérieux ; néanmoins, significativement, elle resurgira à diverses reprises.
La liberté de refuser les « avantages » de la loi
44En conséquence, l’expression « ignorer la loi » fait florès dans les milieux catholiques. L’Aurore (12 décembre) ironise : « J’ignore […] les lois qui interdisent l’abus de confiance, le vol ou l’escroquerie et je fais comme si elles n’existaient pas. » En revanche, dans L’Univers (28 décembre), le journaliste François Veuillot justifie la formule en citant son meilleur ennemi, le député socialiste Allard. Selon ce dernier, la loi conserve « tous ses privilèges » à l’Église catholique ; si tel est le cas, écrit l’éditorialiste, nous n’entrons pas en « rébellion » contre elle en refusant ce « cadeau ». La loi indique seulement : « Si vous voulez jouir de vos églises, […] si vous tenez à garder […] vos biens […], formez des associations cultuelles. C’est fort net. Si nous ne formons pas d’associations cultuelles, nous serons dépouillés de tout […]. Mais nous ne serons nullement des révoltés. » Veuillot ne le précise pas, mais cela ressort des propos de Mgr Dubillard, cette situation sera présentée comme la suite logique de la loi. On peut se demander alors si, dans une telle optique, une loi plus dure n’aurait pas été souhaitable. Pourquoi la droite a-t-elle rendu possible ces « avantages » qu’il faut maintenant refuser ?
45En fait, on espère qu’un rejet de la loi mettrait le gouvernement dans l’impossibilité de l’appliquer. Si la fermeture d’écoles congréganistes n’avait pas « ému l’opinion publique », celle des églises d’où il faudrait, par la force, « expulser […] [des] foules de fidèles, résolus à enfoncer les portes après l’expulsion et à rentrer de gré ou de force dans ces maisons de prières » rencontrerait un tout autre impact. Et, si les « établissements du culte catholique », refusant de « livrer à l’État les clefs de leurs immeubles et de leurs caisses », obligeaient le gouvernement à assurer, par des « cambriolages », le succès d’une opération prenant ainsi « toutes les apparences d’un vol », la colère éclaterait15. En rapportant, dans Le Gaulois (6 décembre), ces arguments des « partisans de la résistance », le journaliste catholique Julien de Narfon16 s’interroge sur leurs chances de succès : leur « point faible » consiste à supposer une « unanimité dont l’espoir semble chimérique ».
46Effectivement, un refus unanime paraît peu probable, en l’absence d’une consigne de Pie X en ce sens. La réplique consiste donc à prétendre que le pape s’y montre favorable : certes, sa fonction lui « interdit de conseiller la violence », mais il verrait « d’un très bon œil les catholiques organiser ouvertement un plan de résistance », assure La Croix (19 décembre). D’ailleurs, il va obliger les prélats conciliants, comme les archevêques de Rouen et d’Avignon, à démissionner (l’édition de La Liberté du 9 décembre rapporte ce racontar, en le déclarant faux).
La « persécution », aube d‘un « renouveau »
47Pour certains catholiques, le pire serait une « obéissance inutile ». En effet, L’Écho de Paris (12 décembre) émet les alternatives suivantes : soit les membres des associations cultuelles, « terrorisés […], seront les garde-chiourmes de l’Église prisonnière », soit, s’il se manifeste des velléités d’autonomie, « les catholiques républicains entreront dans les associations […] et le prêtre aura sans cesse en face de lui un adversaire qui le contraindra dans tous les actes de son ministère ». De plus, si cet ecclésiastique déplaît au maire, ce dernier créera une nouvelle association et le Conseil d’État enlèvera « au prêtre méritant l’église et l’exercice du culte. (Art. 4) ». Autrement dit, l’éditorialiste, par ignorance et/ou mauvaise foi, cite l’article 4 en place de l’article 8, par ailleurs mésinterprété17. Ainsi, il transforme la garantie donnée aux catholiques en menace.
48D’autres discours utilisent a posteriori l’article 8 pour ôter à l’article 4 son aspect pacificateur. Pourtant, le député juriste Léonce de Castelnau, président du groupe parlementaire de l’ALP, le reconnaît : si deux associations se forment, aux termes de l’article 4, celle « désignée à cet effet par l’évêque » pourra seule « continuer le culte catholique ». Malgré l’article 8, il n’existera pas « de conflit possible entre deux associations ». Ceux qui envisagent « l’hypothèse de deux associations concurrentes […] ne savent pas ce qu’ils disent » (L’Univers, 10 décembre).
Ou, au contraire, ils le savent très bien, et, surtout, ils savent pourquoi ils le disent !
49Ainsi, le vicomte Georges d’Avenel (L’Écho de Paris, 20 décembre) vante, auprès d’un moderne M. Homais, vénérable de loge, les bienfaits des différentes « persécutions » subies par l’Église catholique au cours de son histoire : la Révolution l’a débarrassé des « frelons » dévorant tout dans la « ruche sainte ». Elle a « brisé pour jamais » les anciens rapports entre « l’Église et l’État », car le « remariage » du Concordat s’effectua « sous le régime de la séparation de corps ». Aujourd’hui, les évêques sont les seuls hauts fonctionnaires souvent « issus du peuple » et les curés gagnent moins que les instituteurs, « bonne posture pour plonger dans la foule ». Les lois « spoliatrices » de la Troisième République ont été bénéfiques. Ainsi, celle autorisant le divorce (1884) a rehaussé le « prestige et l’autorité » du mariage religieux. L’Église catholique ne comporte plus de « faux dévots », la franc-maçonnerie attire de « pseudos incrédules » ; ceux-ci « pratiquent l’irréligion sans y croire ».
50Selon Avenel, seul un talon d’Achille restait au catholicisme français : les liens concordataires. Mais, ces chaînes brisées, l’Église catholique choisira ses pasteurs, « comme aux temps apostoliques ». Les nouveaux prélats ne disposeront plus du « jus gladii du magistrat ». Mais ils auront « juridiction sur les âmes ». Bref, les laïcisateurs s’imaginent « [les] prendre par la famine » (terme récurrent des écrits catholiques) ; pure illusion : croyant détruire les murs, ils en ont « simplement gratté la mousse et effacé la vétusté ».
51La « persécution » va engendrer un « renouveau de l’Église » : tel est également le sentiment du sénateur du Morbihan, Gustave de Lamarzelle, juriste monarchiste, professeur à l’Institut catholique de Paris, ou encore, l’opinion de Hyacinthe de Gailhard-Bancel, député royaliste de l’Ardèche, animateur du syndicalisme agricole. « Ces catholiques intransigeants n’attendent rien du maintien du concordat » (Mayeur 2005a : 45). Et certains d’entre eux se réjouissent de l’importance qu’ils pourront prendre dans une Église catholique dont ils vont devenir les bailleurs de fonds. On ne comprend pas le propos épiscopal, fustigeant l’importance de « l’élément laïque » dans les futures cultuelles, si on fait abstraction de cet aspect. L’article 4 instaure, certes, des garanties de conformité doctrinale ; mais qu’en sera-t-il dans la réalité empirique au fur et à mesure que disparaîtront les subsides de l’État, au risque de rendre le clergé dépendant des « riches », châtelains et patrons ?
La gauche n’assure guère le suivi de la loi
52Face à ces discours, ce n’est pas, paradoxalement, la gauche qui assure le suivi de la loi de 1905 (sauf exception18), mais bien davantage certains de ses anciens adversaires démocrates chrétiens et de grands laïcs catholiques, tel le comte d’Haussonville.
53Certes, des quotidiens, tels L’Aurore ou L’Humanité, s’en prennent aux partisans de l’opposition à la loi. « Que penser, écrit Jaurès dans ce dernier journal (19 décembre), de ces catholiques, de ces “patriotes” qui, au moment même où ils gémissent sur la gravité des périls extérieurs qui menacent la France, cherchent à déchaîner sur elle la guerre religieuse ? » Le leader socialiste ne croit pas au triomphe de leur entreprise : en cas de refus des églises et des biens, « le pays, même catholique, se soulèverait contre l’Église ». Selon lui, les intransigeants ne réussiront pas à faire passer les conséquences d’un rejet de la séparation comme étant l’application de celle-ci.
54D’autres membres de la gauche républicaine déplorent l’« excès de libéralisme » de la loi. Ainsi, l’éditorialiste de La Lanterne (22 décembre) la considère comme « pleine d’égards pour l’Église et pour ses prêtres ». D’autres encore se montrent surtout soucieux de justifier les mesures libérales auprès de leur propre camp. L’historien Alphonse Aulard réplique à l’ancien président du Conseil de centre droit Jules Méline qui, au Sénat, a accusé la loi de « désarmer l’État ». Certes, le pape nommera seul les évêques, mais ceux-ci ne pourront guère se montrer « plus hostiles » à la République qu’ils ne le sont déjà, et si jamais c’était le cas, « le peuple ne pourra que s’en dégoûter plus vite de l’Église romaine » (La Dépêche, 15 décembre).
55Le plus souvent, la Séparation semble à la gauche un fait accompli et d’autres sujets retiennent son attention : l’« affaire du Maroc », les tensions avec l’Allemagne qui en résultent (et aboutissent à la Conférence d’Algésiras), la situation révolutionnaire en Russie, et, surtout, l’échéance électorale des législatives. En vue de ce prochain rendez-vous, la « question sociale » doit passer au premier plan et une figure de centre gauche comme Louis Barthou (Mayeur 1997a : 89-109) affirme avec optimisme, dans Le Matin (14 décembre), que l’application « réciproquement loyale » de la séparation va permettre au parti républicain de « consacrer désormais ses efforts à l’œuvre sociale ».
56Curieusement, ce quotidien de gauche au fort tirage donne du grain à moudre aux adversaires de la loi. Le 14 janvier, il publie l’interview d’un « curé de campagne ». Selon ce dernier, Pie X ne s’émeut pas de la séparation car il compte remplacer les prêtres séculiers, « fils de paysans », par des réguliers « qui puiseront leur traitement dans les caisses de leurs ordres » (thème récurrent). Le pontife livrera les églises à « ces intrigants, assomptionnistes, capucins ou oblats, d’où vient tout le mal ». Les prêtres tels que lui ne trouveront pas, étant donné « le nouvel impôt*19 pour l’église et le presbytère, […] ne serait-ce que pendant trois années, des fidèles […] pour les héberger, les nourrir et les habiller » et ils devront rechercher, « sans respect humain, une place dans quelque métairie ».
57L’Église catholique serait-elle mise dans un dénuement absolu ? La loi assure pendant huit ans des allocations (certes, dégressives) aux prêtres des 28 000 communes rurales, elle attribue des pensions au clergé âgé de plus de quarante-cinq ans et elle permet une jouissance gratuite du presbytère pendant cinq ans. Ce curé, certainement sincère, n’a pas lu la loi… comme la plupart des lecteurs du Matin, voire le journaliste lui-même. Le 23 janvier, le journal rectifie un peu le tir en donnant la parole à un évêque (également anonyme) ; celui-ci déclare, au sujet de la séparation : « Je la bénis si, faisant naître parmi nous l’esprit de renoncement et de conciliation, elle nous élève de l’impopularité de fonctionnaires à la loyauté de citoyens. » Mais, de façon générale, à gauche, le travail pédagogique d’explicitation de la loi ne semble pas entrepris.
58Logiquement, les militants les plus anticléricaux, comme l’ex abbé Victor Charbonnel, tentent de dissuader les catholiques de participer au financement du culte : « La première année, le clergé demandera dix centimes, […] ce chiffre ridicule n’est que l’amorçage. Ça n’a l’air de rien. Mais l’engagement est pris par écrit et signé ; la seconde année, on doublera, la troisième on triplera. À mesure que la diminution des pensions ecclésiastiques suivra les règles déterminées par la loi, les cotisations devront fortement augmenter. Et si l’on est deux, trois, quatre souscripteurs dans la famille : le père, la mère, les enfants, calculez la progression ! » (La Raison, 18 décembre). Ce raisonnement veut faire croire que les futurs cotisants vont s’engager dans un processus inflationniste irréversible. Tel n’est pas le cas : il est, à tout moment, possible de cesser d’être membre de l’association cultuelle. La loi se trouve donc également tronquée par certains anticléricaux pour les besoins de leur cause.
La difficile réfutation de fausses nouvelles
59En revanche, d’anciens opposants à la loi expliquent son contenu et rectifient des informations erronées. Ainsi, le 5 novembre 1905, la revue des jésuites Études prétendait que les membres des associations cultuelles risqueraient « l’amende et la prison pour l’inobservation d’un texte obscur et compliqué, pour un délit que personnellement ils n’auront pas commis ». Cette affirmation, largement propagée, y compris par des évêques, se retrouve dans des tracts distribués à la sortie des messes. Sous le titre ironique « On demande des héros », le quotidien démocrate-chrétien L’Ouest-Éclair (26 décembre) réplique : en aucun cas les simples membres des cultuelles « n’encourent de responsabilité personnelle ». Les administrateurs peuvent être condamnés s’ils violent des articles de la loi, mais celle-ci n’est pas si complexe qu’un homme « d’instruction moyenne » soit exposé à y manquer malgré lui. Et, comme aucun nombre d’administrateurs n’est prévu, il pourra y avoir « un seul héros par association » ! Enfin, la cultuelle se trouvera seule victime de la « faute d’autrui » : elle s’acquittera de l’amende sur ses biens propres, et s’ils sont insuffisants, « le fisc perd ses droits ».
60Cette rectification ne met pas fin à la rumeur ! Son ampleur inquiète l’épiscopat car, si le pape demande de se « résigner » à la séparation, elle s’avérera contre-productive. C’est pourquoi l’évêque d’Orléans, Mgr Touchet, pourtant porté à une attitude intransigeante, tente également de combattre une « campagne de presse et d’affichage » susceptible d’« effrayer les catholiques ». Dans le cas où Pie X les autoriserait à appliquer la loi, il faut savoir, affirme le prélat, que « jamais […] les simples membres des associations cultuelles ne peuvent encourir [de] pénalité ». Les administrateurs éviteront tout problème en adoptant des statuts « préparés par l’autorité diocésaine » afin d’être canoniques, « revus par des jurisconsultes » afin d’être légaux, et en gérant comme « les anciennes fabriques » les biens de l’association (Semaine religieuse d’Orléans, citée par Le Siècle, 9 janvier).
61Ce correctif montre qu’à ce moment-là, certains évêques supposent que le pape va sans doute condamner doctrinalement la loi comme « thèse », mais, en revanche, « consentira » à la « subir », en pratique, comme « hypothèse » ; il faut donc siffler la fin de partie d’une opposition frontale. La rectification indique aussi que, malgré les accusations portées contre la loi d’être « schismatique » par essence, ces prélats estiment possible de former des cultuelles « canonico-légales »* (selon l’expression utilisée plus tard), et qu’un travail de rédaction de statuts se trouve envisagé. Pourtant, il s’avère difficile de contrer les désinformations propagées, y compris par certains d’entre eux. Ainsi, selon Mgr Dubillard, « la prison » guettera l’auteur de « toute démarche tentée dans le dessein d’amener un citoyen à participer à un culte » (Le Gaulois, 19 décembre) ! De même, on annonce la disparition de paroisses dans les communes rurales, faute de pouvoir subvenir à leurs besoins, comme si la loi rendait impossible une aide des cultuelles riches aux cultuelles pauvres.
Cette « loi de haine » nous donne des « libertés »
62Lorsqu’une querelle met aux prises deux camps (« bloc contre bloc » écrit-on alors), les discours antagoniques s’avèrent implicitement les plus légitimes et ils constituent ceux à partir desquels chacun doit prendre position. Gare aux personnes susceptibles d’être accusées de mollesse : elles se trouvent vite soupçonnées de faire le jeu de l’adversaire ! La partie n’apparaît donc pas égale entre les différentes opinions, d’autant plus que, nous venons de le voir, on diffuse allègrement de fausses informations. Les auteurs d’un discours nuancé, ou critique à l’égard des propos tenus par leur camp, doivent constamment se dédouaner. Et ils obtiennent plus difficilement un impact en pesant le pour et le contre qu’en tenant des paroles unilatérales.
63Ainsi l’abbé Gayraud (Laplanche 1996 : 271), député ALP de Brest, a voté contre la loi. Il lui reproche, comme le reste du clergé, l’absence de négociation préalable avec le pape et la suppression du budget des cultes. Il reprend les qualificatifs en vogue : c’est « une apostasie nationale […], un vol », une loi « schismatique […] anticonstitutionnelle et antidémocratique. […] [U]ne loi de haine. […] [U]ne loi de folie ». Mais, après ces jugements sans appel, il écrit : sous le régime concordataire, l’État « avait le droit de nommer les évêques et d’agréer les curés […], il était légalement interdit de communiquer avec le Saint-Siège, de publier les décrets de conciles généraux, de tenir aucun concile ou synode ni assemblée du clergé […], de créer des diocèses ou des paroisses, d’ouvrir des lieux de culte » ; l’État « instituait les organes d’administration et de gestion des biens ecclésiastiques » et il en « réglementait le fonctionnement » ; l’action « religieuse, politique et sociale de l’Église catholique était entravée de mille manières ». La séparation « rend toutes ces libertés » et donne à « l’Église » le droit d’établir les associations cultuelles « en conformité avec les règles générales de l’organisation du catholicisme » (L’Univers, 16 décembre). Drôle de loi de « haine » !
64Énonçant la même antienne, Gayraud, dans un autre article, ajoute que des curés du Finistère se montrent hostiles à un refus « livrant à l’ennemi tout ce qu’il ne nous prend pas » (Le Gaulois, 10 décembre). Correspondant du Gaulois, Gabriel de Maizière se fait, le 19 décembre, l’interprète de prêtres choqués par ce propos : l’abbé-député se propose, sans doute, aux prochaines élections, de « demander à la préfecture l’appui que le presbytère lui refusera ». Bel exemple des attaques auxquelles s’exposent les tenants d’un discours qui tente de faire la part des choses ! Et, pourtant, selon le quotidien nationaliste La Liberté (9 décembre), Gayraud ne serait « pas mal vu à Rome ». A fortiori un franc-tireur, comme l’abbé Lemire (Mayeur 1968), qui a également voté contre la loi mais pense qu’elle comporte « autre chose que des chausse-trappes », se trouvera régulièrement en butte à de violentes polémiques : il affirmera, très amer, « à certaines heures, quand on ne hurle pas avec les loups, ces loups deviennent des hyènes » (JO Ch. 1907 : 2015).
65Professeur à l’Institut catholique de Paris et catholique libéral, l’abbé Félix Klein s’oppose lui aussi au refus de la loi : avant son vote, « toutes les attitudes étaient compréhensibles », maintenant seule « est légitime » son acceptation. Le théologien rappelle que la séparation se trouve déjà établie au Brésil, aux États-Unis, en Irlande, au Mexique et elle est envisagée au Pays de Galles. Ailleurs, l’Espagne « relâche » les rapports Église-État20 et en Belgique, en Italie, ceux-ci sont moins étroits que dans la France concordataire. En outre, les « pays neufs », comme l’Afrique du Sud, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, « n’établissent pas de lien entre l’État et les Églises ».
66Il faut, ajoute Klein, substituer aux « lamentations sur le malheur des temps » un « joyeux esprit de conquête ! ». Séparée des pouvoirs publics, l’Église catholique en France est « plus dénuée de ressources matérielles » mais « plus dégagée des entraves morales » où un « État athée » avait la haute main sur le clergé. D’« excellentes études » l’ont montré : les associations cultuelles seront « sans danger pour la foi et pour la discipline ». Grâce aux libertés nouvelles, à Paris, telle « paroisse hypertrophiée » de cent vingt mille habitants se divisera en cinq ou six. La capitale et les grandes villes « ne seront plus [aussi] délaissées de secours religieux que le centre de la Chine ou de l’Afrique ». En revanche, dans des cantons « sans foi », d’autres paroisses fusionneront et de jeunes prêtres n’useront plus « leur patience », voire « leur vertu », parmi « trois cents campagnards dont pas un ne fait ses Pâques » (L’Ouest-Éclair, 22 décembre).
67Quatre jours plus tard, Klein y donne des extraits du Correspondant, publication voulant se « servir » de la loi (verbe souvent repris) pour « la sauvegarde de l’Église ». Mais cette revue où écrivirent Lacordaire et de Montalembert se croit obligée d’ajouter : les responsables de la loi en garderont, cependant, « tout l’odieux ». Ces propos montrent la nécessité d’user des mots convenus si on veut sortir du conformisme de son camp. D’autres s’en tiennent à des vues jugées réalistes, comme Pierre de Coubertin (Le Figaro, 18 décembre). Selon lui, la séparation pourrait, paradoxalement, favoriser à terme la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège : « plus question de Mgr Geay ni de Mgr Le Nordez, ni des évêchés vacants, ni des articles organiques, haies d’épines… » Or, il y va de l’intérêt de la France de ne pas se trouver en « infériorité » par rapport au « neutre Brésil » et à la « schismatique Russie », pays qui entretiennent des ambassades au Vatican.
68Un catholique orléaniste, le comte d’Haussonville (1906 : 18-31), se montre l’un des plus déterminés à accepter la loi. Son contenu est « moins mauvais qu’on ne pouvait le craindre », grâce au « courage » de Briand, qui a fait preuve « d’un certain respect […] des croyances religieuses ». D’une certaine manière, « et les adversaires de gauche [de la loi] […] n’ont pas manqué de le [dire,] […] elle reconstitue les biens d’église ». L’article 8 n’apparaît en rien comme une menace : « le Conseil d’État m’inspire plus de confiance que la juridiction civile », affirme même l’Académicien. Prévoir alors d’abandonner les lieux de culte revient à « se jeter à l’eau de peur de la pluie », et les « adversaires » du catholicisme pourront, avec quelques raisons, suggère-t-il, dire que les « catholiques belliqueux » sont « insatiables ! On leur avait laissé la jouissance de leurs églises », mais, en fait, ils voulaient « la domination de l’État par l’Église », et, peu désireux de « renoncer à cette ambition, ils ont préféré jouer à la persécution ». Cependant, in fine, le comte donne un argument qui se révélera boomerang : « Si les catholiques étaient […] aguerris et prêts à la lutte, on pourrait peut-être les entraîner à une offensive aussi hardie ; mais tel n’est pas le cas. »
Et si les évêques avaient déclaré… Ou si le pape avait accepté
69Auteur d’une Histoire de l’Église et l’État en France depuis le Concordat, le doyen de l’université de Clermont-Ferrand, Georges Desdevises-du-Dézert (1908 : 334), s’adonne à une histoire contrefactuelle. Après avoir analysé de façon très critique la loi de 1905, il imagine une attitude loyaliste des évêques affirmant que cette loi, « si dure qu’elle fût », n’a rien de « contraire à la foi ni aux mœurs », se réunissant à Notre-Dame afin de chanter « un Te Deum pour leur indépendance retrouvée », constituant « dans toutes les paroisses [des] associations cultuelles » et demandant au pape sa « bénédiction ». Alors, ils se seraient « placés très haut dans l’estime publique, et, parmi leurs adversaires, beaucoup auraient applaudi à leur attitude ». Mais « leur éducation ultramontaine ne leur aura pas permis de trancher eux-mêmes ce cas de conscience ; ils n’ont pensé qu’à le soumettre au pape et à attendre docilement sa décision ».
70Le professeur a raison d’estimer que cette attitude eût induit une autre Histoire et son raisonnement met un fait en évidence : suite aux refus de Pie X, la séparation qui s’est appliquée au catholicisme français n’est pas celle que prévoyait la loi de 1905. On ne le soulignera jamais assez car, aujourd’hui, presque toutes les allusions (politiques, médiatiques, voire parfois historiennes) présupposent le contraire, évoquent une Histoire jamais advenue. Cependant, son hypothèse s’avère très spéculative : un tel Te Deum aurait supposé non seulement des évêques plus gallicans, mais également presque unanimes. Il aurait fallu que l’archevêque de Paris possède une forte personnalité charismatique (une sorte de Briand catholique !) et utilise les cinq mois entre l’adoption par la Chambre et la promulgation de la loi pour convaincre ses collègues d’adopter cette attitude positive et offensive. Quelles que soient ses qualités, le cardinal Richard (Sévenet 2005 : 52-60) ne correspondait nullement à ce profil. Et les évêques pouvaient-ils ne pas réserver la question au pape ?
71Plus plausible, une autre histoire contrefactuelle postulerait que Pie X ait autorisé la formation de cultuelles. Le 23 décembre 1905, dans Le Gaulois, Lamarzelle se situe dans cette optique et prévoit une « lutte acharnée […] par la loi » : il s’agira de « prendre en main l’arme forgée par l’adversaire et [de] la retourner contre lui ». Si les Français ne pratiquent pas « de façon continue », ils veulent pouvoir se marier et être enterrés religieusement. Menacée « d’être privée du prêtre », la « grande masse du pays » va adhérer aux associations cultuelles et celles-ci constitueront une forte « organisation de résistance ». Moralité : les « défaites » passées étaient dues à « nos divisions » et « [n]os adversaires viennent […] de mettre entre nos mains la seule chose qui nous manquait pour leur résister efficacement ».
72Personne ne peut dire, naturellement, si les cultuelles catholiques auraient regroupé la majorité de la population. Mais il est intéressant de constater qu’un catholique influent conçoit et espère un tel scénario. Celui-ci est, d’ailleurs, craint à gauche et plusieurs interventions ont attiré l’attention sur ce « danger », lors des débats parlementaires. Des deux côtés, loin de la « mise au pas » de la religion catholique, propagée ensuite par la légende noire catholique et la légende dorée républicaine, la loi de 1905 se trouve perçue comme mettant entre les mains du catholicisme un instrument vigoureux.
73Cependant, cette perspective, énoncée par un laïc, n’apparaît pas unanimement partagée du côté catholique. En effet, des cultuelles « larges » pourraient échapper à l’autorité de la hiérarchie (la loi prévoit la tenue d’une « assemblée générale »). C’est pourquoi des cultuelles « étroites » auraient, selon certains, les faveurs du Vatican. Le correspondant à Rome du Gaulois (3 janvier 1906) croit savoir que « le Pape demandera aux fabriques […] de s’adjoindre le nombre de membres suffisant pour satisfaire aux exigences de la loi. Les fabriques deviendront dès lors des “associations cultuelles” ». Les évêques établiront des statuts prenant pour base « la loi de 1809 sur les fabriques ». Ces « associations seront les seules […] vraies, en communion avec les évêques » et elles seront « régulières dans les termes mêmes de l’article 4 ». L’application de la loi21 aurait impliqué, de la part des évêques, d’affirmer avec force qu’il n’est pas plus dangereux de faire partie d’une cultuelle que d’un conseil de fabrique (il faut savoir tenir des comptes !) et de s’inscrire en faux contre la campagne de désinformation, exagérant les responsabilités encourues. Elle aurait permis à l’Église catholique de conserver les biens des EPC et de bénéficier de mesures de transition favorables.
Notes de bas de page
1Dans ce chapitre, les références concernent le mois de décembre 1905 et l’année 1906.
2Les cultes catholiques « dissidents » (Petite Église, Vieux catholiques, Église catholique française), et certaines dénominations protestantes (Églises évangéliques libres, baptistes, mennonites, méthodistes…) étaient seulement tolérés. Ils sont désormais traités à égalité avec les anciens cultes reconnus.
3Briand l’indique : le terme de « culte » désigne la religion, dans le vocabulaire juridique français. Il s’agit donc des cultes comme ensembles collectifs organisés et présents dans l’espace public. D’ailleurs, le rapporteur précise : « La République ne saurait […] gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux » (Briand 1905 : 265).
4Cet article, considéré par le Conseil constitutionnel comme instaurant une pleine liberté de conscience, ne revêtait pas cette signification, car la proposition de Rabaut Saint-Étienne (« Nul homme ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses ni troublé dans l’exercice de sa religion ») avait été refusée. Il s’agit, d’ailleurs, du seul article de la Déclaration mentionnant « l’ordre public établi par la loi », or, quand il se trouve adopté, la loi ne reconnaît que le culte catholique (cf. Dupont 1989 ; Zuber 2014, 2017). En revanche, la loi de 1905 ne reconnaît aucun culte mais « garantit » le libre exercice de tous. Selon la Constitution actuelle (1958), la République est « laïque » et « respecte toutes les croyances ».
5Cependant, suite à la pression de députés radicaux, pendant huit ans (durée maximale des allocations), les ministres du culte restent « inéligibles au conseil municipal dans les communes où ils exercent leur ministère ».
6En 1906, certains catholiques justifient leur opposition à la loi en affirmant que cet article 8 (ex-article 6) supprimerait en bonne part la garantie apportée par l’article 4. Mais cet argument est surtout utilisé a posteriori : quand l’article est voté, les catholiques craignent avant tout un article 6 bis qui aurait fortement relativisé l’article 4. Jaurès et Briand font échouer son adoption (Baubérot 2021 : 252-257).
7Briand reconnaissait que cette disposition (prise par peur d’acquittements systématiques dans certaines régions) n’était guère libérale et il souhaitait qu’elle soit abrogée à terme.
8Cet emploi, fautif, du singulier se retrouve dans de très nombreux documents cités. J’invite le lecteur à s’y montrer attentif.
9Pour chaque camp, les torts se trouvent du côté de l’adversaire. Dans sa séance du 10 février 1905, la Chambre rend le Vatican responsable du processus de Séparation. Le Saint-Siège réplique par l’édition d’un livre blanc qui affirme l’inverse ([Anonyme] 1905).
10L’incident prend sens dans le contexte d’une réflexion effectuée au sein d’amicales d’instituteurs laïques sur la « cohabitation des sexes » et « l’éducation intersexuelle » (égalitaire entre garçons et filles et mixte), prônées par une pédagogue protestante, Emma Pieczynska. En 1908, des évêques feront campagne contre la mixité scolaire existant dans quelques écoles rurales.
11En réponse implicite à Mun, E. Jordan (L’Ouest-Éclair, 30 janvier) met en contraste la loi de 1905, dont aucune disposition ne place « dans l’alternative d’obéir à Dieu ou d’obéir aux hommes », et la Constitution civile du clergé, mesure « véritablement schismatique ».
12Ainsi, dans une lettre du 6 janvier 1906 à Merry del Val, Montagnini indique que l’évêque de Soissons Mgr Lerolle « et d’autres catholiques attendent la parole du pape ». Le Vatican se borne à réfuter l’accusation d’avoir, par son attitude, rendu la Séparation inévitable.
13M. Guilbaud (2005) repère, dans le clergé du diocèse de Versailles, trois groupes d’égale importance : les « intransigeants », partisans de repousser la loi en principe et en pratique dans l’espoir de provoquer un « revirement de l’opinion publique » ; les « pragmatiques », souhaitant un refus de principe et une acceptation pratique permettant, selon eux, de « garder les positions que l’ennemi nous laisse » ; et les « libéraux », pour qui une association cultuelle possèdera « plus de liberté » qu’un conseil de fabrique. On retrouve ailleurs ces trois camps.
14Pendant la décennie 1894-1904, la ville de Paris avait dépensé 820 000 francs pour les réparations des édifices du culte, soit les deux tiers des dépenses, le dernier tiers étant pris en charge par les fabriques.
15Dès ce moment-là, le vocabulaire qui légitimera la résistance aux inventaires se trouve utilisé dans la perspective d’un refus global de la séparation.
16Ce journaliste, à la fois favorable à l’Église catholique et partisan d’appliquer la loi de séparation, se montrera particulièrement bien informé. Étant donné sa position, il quittera rapidement Le Gaulois pour Le Figaro. Il sera souvent cité dans cette étude.
17Celui-ci indique qu’en cas de conflit entre associations cultuelles, le Conseil d’État tiendra compte de « toutes les circonstances de fait », la première restant la conformité à l’organisation générale du culte. En fait, l’article 8 aurait fragilisé l’article 4, surtout si un article 6bis avait été adopté, ce qui ne fut pas le cas (cf. supra).
18Ainsi, dans Le Siècle (31 décembre), l’adversaire du projet Combes R. Allier expose clairement ce que seront les associations cultuelles et démonte l’argumentation sur leurs « abominations » : les obligations de gestion financière constituent déjà « une règle de droit fabricien ». Petit rappel : les fabriques veillaient à l’administration au temporel de la paroisse. Le conseil était composé de laïcs, du curé et du maire. Elles devaient être remplacées, le 11 décembre 1906, par des associations cultuelles catholiques.
19Devoir assurer le traitement des prêtres et l’entretien du culte fut souvent considéré comme la création d’un « nouvel impôt » pour les paysans, déjà chargés de nombreuses contributions.
20Ce sera une des raisons principales de l’hostilité de Pie X et Merry del Val à la loi (cf. infra).
21Qui ressemble aux associations canonico-légales* avalisées par l’assemblée des évêques au tournant de mai et de juin 1906 (cf. infra). Il est très intéressant de constater que cette éventualité se trouve évoquée par le quotidien monarchiste peu après la promulgation de la loi.
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